Alioum Fantouré
L'homme du troupeau du Sahel
Paris. Présence Africaine, 1992, 295 pages.
VII. — Une Faute
Des milliers de têtes du Troupeau du Sahel approchaient de la frontière libéro-guinéenne au bout de la première journée de déplacement. Depuis l'aube, hommes et bêtes avaient quitté Yéképa pour ce long voyage qui allait les mener à Kankan, gare terminus des chemins de fer Conakry-Niger.
Lors de la réunion qui avait précédé le départ, les responsables des bergers sahéliens avaient demandé au nouveau responsable des opérations de les laisser le plus libres possible de leurs mouvements.
— Surtout, toubab-kê, ne vous inquiétez pas, ne donnez pas d'ordre à vos soldats d'intervenir si jamais un mouvement de folie s'empare de temps en temps du troupeau, les animaux ont besoin de se défouler parfois. Il s'agit de savoir les contrôler le plus rapidement possible. En cas de brusquerie de la part de vos hommes armés, des centaines d'animaux risqueront de s'enfoncer dans la forêt en s'éloignant à tout jamais du chemin.
Le délégué civil avait promis de tenir ses troupes au courant de la consigne. A l'aube de cette première journée de marche, ce ne fut pas facile de dompter le troupeau. On assista tout d'abord à une demi-journée de flottements pendant laquelle il fallut tourner en rond, endiguer les mouvements anarchiques des animaux, mettre la corde au cou des plus difficiles, dompter les leaders, calmer les plus nerveux en s'en occupant plus spécialement. Une telle préparation du bétail au long voyage de plus de cinq cents kilomètres n'allait pas être inutile, car le problème était de créer une réaction conditionnée du voyage au lever de chaque jour. Pour cela, il était entendu que chaque jour, jusqu'à l'arrivée à destination, le départ se ferait à l'aube, bien avant le lever du soleil.
Une fois le démarrage fait, les animaux bien canalisés par les Sahéliens ne devaient plus subir d'arrêts. Afin d'empêcher toute interruption dans l'allure continue imposée au bétail, les Sahéliens avaient décidé de se relayer de quatre heures en quatre heures, à raison de deux groupes de travail. Un déplacement quotidien de seize heures, proposé par les bergers aux responsables, était accepté.
Le délégué civil du gouvernement et le commandant militaire de la Haute-Guinée, qui avaient succédé au commandant Henri et aux autres, étaient absolument satisfaits de la bonne volonté et de l'efficace coopération des Sahéliens. Le chef civil des opérations l'était à un tel point qu'il avait décidé de prendre des initiatives encourageantes. Non seulement, il avait décidé de distribuer des vivres au départ de chaque journée de déplacement, mais il avait demandé au commandant militaire de la Haute-Guinée de mettre deux camions à sa disposition afin de transporter en toute sécurité les groupes qui devraient se relayer à une période précise.
Au lieu de deux camions, ce fut un seul véhicule que l'officier accepta de mettre en circulation pour la caravane du Troupeau du Sahel. Il avait pris soin de préciser qu'en aucun cas il n'était décidé « à donner de mauvaises habitudes aux nègres ». Puis d'être plus catégorique :
— Comment pourriez-vous concevoir l'idée de payer ces Africains, de leur donner un moyen de transport et de les traiter comme des citoyens métropolitains ! Ces êtres-là ne sont pas comme nous !
Le délégué civil avait regardé bien en face le vieux militaire colonial, puis avait rétorqué :
— J'ai commis souvent des erreurs dans ma vie, notamment dans nos colonies, mais ce que vous ne ferez jamais de moi, c'est un raciste, car vous êtes d'un racisme qui fabrique des SS, des fascistes ou des nazis ! Vous êtes un homme dangereux, commandant. Au nom du gouvernement fédéral de l'Afrique Occidentale, éloignez-vous de moi avant que je ne m'oublie à tout jamais !
— Oubliez-vous toujours, oubliez-vous… Pauvre type, avait dit clairement le commandant militaire de la Haute-Guinée qui ne s'était pas éloigné.
Du haut de son auto-satisfaction de défenseur de l'Empire colonial, il avait dit tout haut :
— Le patriote, c'est moi ! La civilisation, c'est moi ! Le bienfaiteur, c'est moi ! Le défenseur de l'Occident contre le communisme, c'est moi ! Et moi je dis qu'en attendant, les nègres de notre Empire ne sont pas près d'accéder au droit de recevoir un salaire ! Je refuse que l'argent pourrisse nos Africains ! Jusqu'à présent, ils ont bien servi sous le régime des travaux forcés, ils sont contents de leur sort, nos nègres ! Je ne vous laisserai pas la possibilité de leur donner un mauvais exemple qui nous fera perdre notre empire ! Croyez ou ne croyez pas, c'est moi qui travaille pour notre patrie en ces confins perdus d'Afrique ! Notre tâche est difficile, nous devons savoir être durs, injustes, car pour nos sujets colonisés, notre dureté, notre injustice à leur égard ne peuvent être qu'une source de respect pour le pouvoir que nous représentons !
Le délégué civil avait eu du mal à se retenir contre la montée de la colère et du dégoût d'avoir à supporter son interlocuteur. Cependant avant de s'éloigner, il avait dit comme un avertissement :
— Un jour, ce continent nous sautera à la figure, et ce sont des gens comme vous qui l'auront préparé à l'explosion. Vous êtes indigne de respect, commandant. Vous déshonorez l'uniforme que vous portez !
Décidément, ce civil n'avait pas eu de chance depuis le début des opérations du Troupeau du Sahel.
***
Comme il convient dans un tel cas, le délégué, à la fin du premier jour de voyage vers Kankan, avait réuni les Sahéliens et les indigènes qui participaient au transfert des animaux vers la gare ferroviaire. D'une voix émue, il les avait félicités de leur bonne coopération et de leur courage. Puis avait confirmé que le contrat serait respecté, que deux dollars par tête de troupeau livrée à la gare ferroviaire de Kankan leur seraient versés.
— Je vous le promets ici que vous ne serez pas privés de votre droit et que tant que je serai l'un des deux responsables des opérations du Troupeau du Sahel, au nom de mes amis Henri, Lancelot, Jim, de vos compatriotes Mainguai, Sassi, Lamine-Dérété, Kollê, Grand-Nègre, Samb, Koffi, Ansoumani, votre salaire vous sera versé, et que les travaux forcés ne vous seront pas imposés pour les opérations du Troupeau du Sahel. Nous devons nous tenir les mains pour former une chaîne de solidarité, un front commun de résistance qui nous mènera au succès et nous permettra de vaincre toutes les forces contraires qu'on pourrait nous opposer. Je compte sur vous, comme vous devez compter sur moi. Cependant, sachez que c'est de vous que dépendra désormais le succès de notre mission. Dormez bien, demain à l'aube nous passerons la frontière et pénètrerons sur le territoire de la Guinée française. Jour après jour, nous progresserons vers Kankan. Je suis certain que le succès nous attend. Dans trois semaines au plus tard, le Troupeau du Sahel, abattu à Conakry, sera embarqué sur un bateau frigorifique en partance pour les zones libérées d'Europe. Que Dieu nous aide et veille sur nous. Inch'Allah.
Dans cette voix quelque peu empathique, il y avait une certaine angoisse. Les Sahéliens qui vivaient au coeur de la désespérance s'en étaient aperçus. Cela arrive parfois aux maîtres de n'être plus sûrs de rien.
En ce mois de juin 1944, l'intolérance sécrétait alors son venin à travers le monde. On aurait pensé qu'en Afrique les maîtres dominés chez eux seraient plus cléments, plus charitables avec les indigènes de leurs colonies. n n'en était rien. Car l'intolérance sécrète une nouvelle forme d'intolérance, aucun conflit armé n'est à l'honneur de l'humaine condition, on ne sert pas l'homme en le détruisant.
Pendant les jours qui allaient suivre, dans ce coin perdu d'Afrique, jamais désespoir n'allait être plus profond chez les Sahéliens. Un homme en uniforme avait décidé d'agir au nom de sa vérité, en ignorant le droit à la justice de ses victimes. Il avait ignoré la leçon de l'histoire, comme tout nourricier de l'intolérance de tout pays, de toute époque. Il est vrai qu'en Afrique, la réalité dépasse souvent la fiction. Cependant, un fait demeure possible sur notre terre natale, rien n'est définitivement acquis, ni la liberté, encore moins l'éternité des forces dominatrices, intérieures ou extérieures. Il suffit d'un rien pour que tout se perde, tout s'écroule…
La réunion du nouvel état-major des opérations du Troupeau du Sahel allait se terminer, lorsque le commandant militaire de la Haute-Guinée annonça soudain :
— Aucune troupe libérienne ne pénètrera sur un de nos territoires. Pour être plus clair, je ne permettrai à aucun nègre d'exercer un quelconque
commandement dans une de nos possessions d'Afrique ou d'ailleurs.
— Et pourtant, Félix Eboué fut l'un des premiers ralliés aux FFL en 1940. Il était noir et gouverneur du Tchad, dit le délégué civil.
— Je ne veux pas le savoir !
— Que voudriez-vous donc imposer comme décision ?
— Je ne veux pas de forces étrangères sur un de nos territoires !
— Suis-je concerné par votre propos, commandant ? demanda enfin l'officier libérien.
— Je crois que j'ai été assez clair, commandant libérien !
Il avait appuyé sur le terme “libérien” en menaçant du regard.
— Up to you, Sir… Puisque vous ne voulez pas d'officier nègre parmi vous, vous n'en aurez plus.
L'officier africain s'était levé en disant :
— Je n'ai donc plus rien à faire dans les opérations du Troupeau du Sahel. Dans une demi-heure au plus tard, je donnerai l'ordre à mes troupes de rejoindre notre base nationale au Libéria. Je vous souhaite bonne chance. Rassurez-vous, vos propos ne me blessent pas, leur origine est trop basse, trop sale pour être prise en considération.
Il était parti de la réunion sans plus perdre de temps. A peine le Libérien eut-il quitté la réunion que déjà le délégué protestait :
— Vous n'avez pas le droit, commandant !
— Où se trouve le droit en temps de guerre ? répondit le militaire.
— D'autres l'ont dit avant vous en nous occupant sur notre terre natale… Il n'empêche que la libération a commencé.
— Nous sommes en Afrique, ici, les données sont différentes !
— Il n'y a pas de différence entre deux occupations étrangères.
— Vous êtes un intellectuel et un rêveur, monsieur le délégué civil, vous êtes un danger pour notre présence en Afrique !
— Croyez-vous?… En attendant, je voudrais bien savoir ce que vous comptez faire avec les Sahéliens chargés du transfert du troupeau à la gare ferroviaire de Kankan… Avant d'agir inconsidérément, je vous prie de ne pas oublier que de la frontière guinéenne du Mont-Nimba au terminus des chemins de fer Conakry-Niger, il y a un parcours de presque cinq cents kilomètres à travers la forêt. Au nom de la patrie, réfléchissez avant d'agir d'une manière regrettable !
— Je ne compte rien faire contre les Sahéliens. Comme d'habitude, ils seront simplement soumis à un ordre de réquisition applicable à tous les indigènes…
— Vous ne comptez rien faire contre eux, mais les soumettez tout de même aux travaux forcés ? Si je comprends bien ?
— Cela va de soi… Aux travaux forcés, comme d'habitude dans nos colonies, dit encore le commandant militaire d'une manière décidée.
— Un contrat existe entre nous et les Sahéliens, il doit être respecté, commandant.
— Voilà ce que j'en fais, de ce contrat !
Il venait de déchirer le document promettant deux dollars par tête de Troupeau du Sahel.
— Votre geste est non seulement contraire à la loi, mais porte préjudice à la parole d'honneur des officiers Henri, Jim et Lancelot, qui s'étaient engagés personnellement à payer les Sahéliens de leurs efforts. Je porterai cette affaire devant la cour fédérale de Dakar !… Je demanderai que la loi martiale vous soit applicable !
— Croyez-vous, monsieur le délégué général ?
— Oui, commandant ! Je quitterai dans une heure au plus tard cette région pour me rendre à Conakry d'où je prendrai l'avion pour Dakar. Cette question ne sera jamais classée, comme il en a été le cas pour plusieurs autres !
— Vous ne quitterez pas le territoire de la Guinée française !… Jusqu'à nouvel ordre, vous êtes en état d'arrestation.
— Comment ?
— Vous êtes en état d'arrestation, monsieur le délégué.
— Moi ?… Arrêté ?
— Oui… Emmenez-le !
— Je proteste !
— Eh bien, protestez toujours, si cela vous chante.
Il venait de donner un ordre catégorique à deux tirailleurs africains qui s'étaient saisis du délégué civil.
Ainsi par sa farouche volonté et sa haute stupidité, le commandant militaire de la Haute-Guinée devenait le seul maître de la phase finale des opérations du Troupeau du Sahel.
Au milieu de la journée, la caravane du Troupeau du Sahel avait pénétré sur le territoire guinéen. Jusque-là, aucun Sahélien n'était averti de tous les changements, à l'exception du départ des Libériens et de leur officier supérieur. Ce fut donc une totale surprise lorsque le commandant militaire leur annonça qu'aucun salaire ne serait payé à aucun travailleur indigène, y compris les Sahéliens.
— Les travaux forcés sont désormais de rigueur dans les opérations du Troupeau du Sahel ! martela-t-il.
Un homme dans la foule, après une discussion avec ses camarades, s'était sacrifié pour être le délégué et porte-parole des centaines de Sahéliens. Il s'était détaché de la masse. Hésitant, le document original du contrat de paiement de deux dollars par tête de troupeau dans la main, il s'était avancé vers le commandant.
— Pourrais-je voir ce papier ?
Timidement, il avait tendu le contrat à l'homme en uniforme qui avait sorti un briquet,… et avait brûlé le document. Puis, pour toute réponse, il s'était mis à battre le porte-parole des Sahéliens. Quand il fut satisfait de son geste, il annonça :
— A partir d'aujourd'hui, toute la grande région administrative s'étendant de la frontière libérienne du Mont-Nimba à la zone de la Haute-Guinée où se situe la gare ferroviaire est considérée comme un terrain opérationnel militaire, cela veut dire que tous les Africains vivant dans ce rayon seront soumis aux travaux forcés…
Le porte-parole, qui saignait et dont la figure était couverte de sang, avait eu le courage de dire :
— Commandant, de la frontière libérienne à la gare de Kankan, il faudra deux ou trois semaines de déplacement semé d'obstacles difficilement
franchissables, notamment la forêt dense. Sans notre aide et notre bonne volonté, vous aurez beaucoup de difficultés…
— Arrêtez-moi ce nègre ! interrompit violemment le commandant militaire, hors de lui.
Au moment où le porte-parole allait être saisi par les tirailleurs, un énorme vacarme s'était soudain propagé à travers la foule. Des battements de tam-tams, des cris de tous les côtés. De minute en minute l'ordre allait être rompu, l'anarchie s'installait. De tous les côtés, les bêtes s'éparpillaient… pendant que des Sahéliens libéraient leur porte-parole des griffes du commandant militaire.
Les autorités libériennes mises au courant de l'événement avaient averti la base de Robertsfield. Pendant ce temps, pris au dépourvu par l'insurrection des Sahéliens, le responsable militaire avait fait appel aux notables coutumiers de la région du Mont-Nimba pour fournir la main-d'oeuvre corvéable. Tous avaient répondu à l'appel du commandant. Parmi eux se trouvait le chef Guéavogui…
Quelques semaines plus tard, des dizaines d'hommes fatigués et désespérés essayaient de rattraper les dernières têtes d'un bétail perdu. Un après-midi, alors que la journée approchait de sa fin, un groupe d'hommes avait réussi à rattraper le dernier mouton qui restait des milliers d'animaux égarés dans la forêt. C'était une victoire arrachée au terme d'une longue poursuite. Le bêlement ininterrompu de l'animal dérangeait les hommes épuisés. Quelqu'un, dans le groupe, ne cessait de regarder le mouton. Soudain, il avait murmuré à ses camarades :
— N'avez-vous pas faim ?
Des regards affamés s'orientèrent dans la direction de l'unique rescapé du Troupeau du Sahel.
— Pourquoi pas ? répondirent les autres en choeur.
Il y eut un énorme éclat de rire dans la clairière… Dans le ciel insondable dans son immensité, s'élevaient doucement des volutes blanchâtres, une fumée qui parfumait la nature et qui sentait le mouton grillé.