Alioum Fantouré
L'homme du troupeau du Sahel
Paris. Présence Africaine, 1992, 295 pages.
V. — Sassi
La réunion d'état-major avait commencé à l'heure. Sans revenir sur les détails de cette rencontre, il pourrait être opportun pour le lecteur de savoir qu'à l'issue du rapport de l'Unité Tsé-tsé et après les différentes questions qui leur furent posées et les réponses qui en résultèrent, les officiers d'état-major avaient abouti à la conclusion selon laquelle les six mille têtes du Troupeau du Sahel se trouvaient bel et bien dans la zone du Mont-Nimba. Plus aucun doute ne semblait possible. Il fallait agir immédiatement, car d'après les données fournies par les dix suspects employés par différents planteurs ou colons de la région, il était désormais plausible de supposer que plusieurs points de concentration étaient établis dans la région. En se gardant de tout commentaire, Mainguai avait transmis cinq noms de colons qui pouvaient être à la tête du trafic dans la région du Mont-Nimba. Il avait tout de même cru devoir dire que peut-être, en faisant des descentes chez les suspects en question, on y découvrirait des ranches où transite discrètement le Troupeau du Sahel en attendant le passage au Libéria.
En effet, contrairement à ce que l'Unité Tsé-tsé avait cru découvrir au début des recherches, aucun lot important de bétail n'avait encore pénétré en territoire libérien. Ce fait était confirmé par le résultat des explorations de Lamine-Dérété et de ses amis frontaliers guinéens et libériens. Une telle constatation prouvait peut-être une existence d'association de malfaiteurs dans la région, dont l'organisateur indigène serait le chef Guéavogui. Comme pour attirer l'attention des officiers de l'état-major sur les colons et planteurs en question, il avait cru devoir insister en déclarant que les patrons des dix suspects avaient donné leur accord pour leur mission de sabotage des opérations de l'Unité Tsé-tsé. Puis de dire :
— Nous n'avons découvert aucune trace de troupeau en territoire libérien, ce qui suppose encore sa présence dans la zone du Mont-Nimba. En outre, la population indigène locale nous a informés que les cinq ou six colons concernés ont déjà eu des histoires de contrebandes avec les autorités provinciales libériennes. En outre, on raconte que les trafiquants se méfient terriblement de leurs clients, car au début de la guerre, au moment où commençait le trafic du Troupeau du Sahel à travers l'Afrique Occidentale, des bergers Mandingues et Peuls, pourchassés par les autorités coloniales françaises, avaient eu le privilège et le bonheur de voir les frontières libériennes s'ouvrir devant eux comme terre d'asile. Une fois installés aux environs du village de Zorzor avec leurs têtes d'ovins et de bovins, le gouvernement provincial avait confisqué leurs biens avant de les livrer à l'administration impériale française. Depuis cet incident, les contrebandiers ont pris l'habitude de prendre des précautions pour déjouer les mauvais tours. Ils exigent d'être payés comptant avant de laisser pénétrer les marchandises au Libéria. C'est seulement lorsque l'argent est encaissé qu'ils livrent la marchandise. Il est même arrivé déjà que des têtes de bétail soient abattues par les trafiquants après qu'ils aient échoué dans des négociations avec leurs clients.
Mainguai avait fini de parler. Il espérait avoir convaincu ses interlocuteurs et supérieurs hiérarchiques. Pendant quelques minutes, le capitaine Henri, le Group Captain Lancelot et le Captain Jim, comme s'ils n'avaient rien saisi de la teneur des informations fournies par Mainguai et ses compagnons, discutèrent de différentes possibilités de contrer l'action des trafiquants.
A chaque hypothèse, la même conclusion s'imposait : payer la somme convenue aux trafiquants, au risque de voir tout le Troupeau du Sahel abattu par les malfaiteurs. Situation sans issue, car si l'état-major était sûr de l'existence de plus ou moins six mille têtes de bétail dans la zone du Mont-Nimba, c'est à peine si le tiers de ce chiffre était localisable.
Le capitaine Henri avait observé un silence. Son regard passait de Jim à Lancelot, puis au commandant militaire de la Haute-Guinée, pour s'arrêter sur le groupe de l'Unité Tsé-tsé et jeter un coup d'oeil attentif sur Lamine-Dérété qui, fait exceptionnel, était le seul membre de la réunion d'état-major à ne pas avoir participé depuis le début aux opérations du Troupeau du Sahel et qui en moins de deux jours avait apporté une assistance efficace aux efforts de tous les responsables des opérations.
Le chef d'état-major des opérations du Troupeau du Sahel avait frotté doucement ses yeux pendant un court instant. Soudain, relevant la tête, il s'était mis à parler des données géographiques de la région en question :
— Il y a un gros problème,… et pas des moindres,… il s'agit de la zone sud-ouest du Mont-Nimba qui nous intéresse. Comme vous devez le savoir, il s'agit d'une superficie de plus ou moins six mille kilomètres carrés de forêt dense, de vallées profondes et de chaines de montagnes, ce n'est pas une petite affaire… J'en ai assez, du Troupeau du Sahel… Il y a six semaines, avant d'être nommé pour deux semaines à la tête de cette affaire, j'étais envoyé en Afrique Occidentale pour recruter l'équivalent de deux régiments supplémentaires de tirailleurs africains aux Sénégal, Guinée française, Côte-d'Ivoire, Haute-Volta, Dahomey, Niger, Tchad et Togo. Aujourd'hui, mes conscrits voguent vers la Méditerranée pendant que je me débats dans une situation sans issue… Ce Troupeau du Sahel ruine tous mes projets… Pendant mes années de combats, tout mon espoir était d'être parmi les premiers soldats alliés qui poseraient les pieds sur le sol natal…
Après un court silence, le capitaine Henri avait dit sur un ton rageur :
— Décidément, j'aurai toutes les malchances en cette année décisive. J'avais participé aux combats d'Italie pendant tout l'hiver… Au moment où nous allions gagner la bataille du Mont-Cassin, en mars dernier, j'ai été blessé lors d'une attaque d'un front ennemi. Après ma convalescence, on m'a mis dans l'obligation de me rendre en Afrique Noire pour recruter de nouveaux renforts. Et voilà que je suis bloqué ici… Bloqué pour une affaire de troupeau fantomatique !
Il semblait que le capitaine Henri avait parlé uniquement pour Jim et Lancelot. Peu de temps après, il demandait aux membres de l'Unité Tsé-tsé et à Lamine-Dérété de quitter la réunion qui allait se poursuivre sans eux, car des décisions importantes et confidentielles concernant le Troupeau du Sahel allaient être prises. Mainguai avait laissé sortir ses camarades avant de confier aux membres de l'état-major, et notamment au chef des opérations :
— Je vous en prie, mon capitaine, n'oubliez pas que les colons et planteurs suspects ont des milliers d'hectares de prairies, de brousse, de forêt, de plantations qui leur appartiennent. Peut-être que le noeud du problème s'y trouve. Ce serait un tort de négliger cet indice lors des grandes décisions que vous allez prendre maintenant… Voilà,… voilà… C'est tout ce que j'avais à dire.
Il n'eut aucune réaction de la part des officiers.
Lorsque la porte se referma sur les délibérations de l'état-major, Mainguai ne put empêcher un serrement de coeur. Il avait l'impression d'avoir été exclu de la table du festin qu'il avait lui-même préparé. Sans amertume, il ne s'attarda pas sur cette question d'amour-propre :
— L'essentiel, se dit-il, c'est d'avoir fait notre devoir… S'ils ne suivent pas les traces que nous avons découvertes, tant pis pour eux !
La réaction était à son honneur.
Pendant que les membres de l'Unité Tsé-tsé, Ansoumani, Kollê, Samb et Koffi auxquels s'était joint Lamine-Dérété, attendaient patiemment la fin de la réunion d'état-major, Mainguai se remémorait les dernières semaines de l'Unité Tsé-tsé. Il avait pris conscience de la réussite de la toile d'araignée qu'il avait tissée autour du complice indigène du trafic du Troupeau du Sahel. Sa stratégie s'était avérée efficace. Et pourtant, reconnaissait-il, seul le hasard l'avait servi dans sa découverte du rôle joué par le chef Guéavogui dans cette affaire. En effet, un mois auparavant, il se trouvait à Diéké sur la trace d'un contrebandier du nom de Cessé. Ce dernier avait trouvé refuge en territoire libérien pour échapper à l'Unité Tsé-tsé et pour le temps d'un oubli des autorités coloniales françaises qui le recherchaient pour trafic de cigarettes. La femme du suspect avait parlé des difficultés de son mari à Mainguai. A tout moment, elle ne cessait de répéter comme dernier recours :
— Il n'y a que le chef Guéavogui qui aurait pu l'aider, mais ce dernier n'aide personne. Et pourtant, il a le pouvoir d'intervention, il n'y a que lui qui pourrait sauver mon mari, car c'est lui le responsable de nos malheurs.
Mainguai, qui entendait pour la première fois le nom du chef Guéavogui, avait demandé où habitait ce dernier. Comme pour pousser la femme à parler, il avait dit :
— Ce chef Guéavogui, n'habiterait-il pas à Ganta, au Libéria ?
La femme s'était exclamée :
— Mais non ! Il n'habite pas du tout à Ganta, comme vous le croyez. Il y possède des propriétés. Son domicile est ailleurs. Je sais qu'il est puissant, riche, possède des maisons, des champs, des boutiques au Libéria, mais il habite N'Zérékoré.
Comme pour être certain du domicile du notable en question, Mainguai avait cru bon de demander encore à la femme du contrebandier :
— Etes-vous réellement certaine de ce que le chef Guéavogui habiterait N'Zérékoré ?
La femme confirma son information d'une façon véhémente :
— Comment voudriez-vous que j'invente tout ce que je vous ai dit, si les faits réels n'en étaient pas la base… En outre, vous voyez bien que nous ne sommes pas du coin. Ni mon mari, ni mes deux enfants, encore moins moi-même ne parlons correctement une des langues de cette région. Nous venons du village de Bougouni, au Soudan français, mais nous avons également des parents à Beyla, en Guinée française. Pendant des années, mon mari était colporteur, avec de temps en temps un voyage au Libéria pour acheter clandestinement des marchandises. Nous avions peu de moyens, mais nous étions heureux ainsi… Tout allait tant bien que mal jusqu'au jour où, venant du Libéria avec des marchandises qu'il n'avait pas déclarées à la douane des autorités coloniales françaises, le chef Guéavogui l'a surpris à Diéké et exigé de lui le paiement de vingt pour cent de la valeur des marchandises de la contrebande. Mon mari a tout d'abord refusé, mais très vite il a compris que des douaniers coopéraient avec le chef Guéavogui, qui a installé une véritable police parallèle des frontières sur l'ensemble de cette zone du Mont-Nimba. Comme il se trouvait au bord du précipice, avec des ennuis insurmontables, mon mari a accepté de payer. Il se croyait libéré du chef Guéavogui, mais c'était mal connaître cet homme, car à peine avait-il cru être à même de disparaître à tout jamais de la vue du maître-chanteur que déjà ce dernier l'obligeait à travailler pour lui en le menaçant de le remettre à la police libérienne. Mon mari n'avait plus qu'à suivre, comme des dizaines d'autres hommes qu'il exploite actuellement dans des affaires louches… C'est un cheytane, ce chef Guéavogui. Comme je vous l'ai déjà dit, non seulement il fait payer un contrebandier pris dans son filet, mais après, sous le chantage permanent de le livrer à la justice des Blancs ou des Libériens, il le fait travailler comme contrebandier à son compte en lui imposant la loi du silence en cas d'arrestation. Ceux qui se font arrêter au
Libéria n'ont généralement rien à craindre, le chef Guéavogui y a des amis bien placés.
Mainguai avait fait attention à chaque mot de son informatrice involontaire, uniquement préoccupée de la vie de son mari.
Pendant la nuit qui devait suivre, après avoir obtenu l'autorisation du capitaine Henri, Mainguai et Ansoumani se rendirent à Ganta, en territoire libérien, pour se saisir du contrebandier, puis l'enlever de son refuge. Ils avaient pour objectif essentiel de le faire parler. Par chance, le contrebandier Cessé, surpris dans son sommeil dans un coin perdu du village de Ganta, ne se fit pas violence pour parler et révéler tout ce qu'il savait des agissements du chef Guéavogui.
Rassuré de savoir sa femme à l'abri de tout danger, il avait avoué presque de bon coeur, comme pour manifester sa gratitude. Le suspect extirpé de sa planque libérienne fut une bonne source d'informations pour Mainguai, en ce qui concerne le Troupeau du Sahel. En effet, grâce à cet inconnu, l'Unité Tsé-tsé n'avait plus aucun doute — le noeud du problème de la recherche du bétail n'était pas du côté de la frontière ivoirienne, mais bien dans la région du Mont-Nimba, en Guinée française.
Ce n'était qu'une hypothèse, une parmi une dizaine d'autres, qu'il fallait prouver par des faits. Ce qui n'allait pas être facile, car le déplacement du Troupeau du Sahel par les trafiquants avait atteint une telle rapidité de mouvements d'une zone à une autre qu'il devenait de plus en plus hasardeux de consacrer ses efforts sur un seul territoire. Pendant de longues journées encore, le problème allait être loin d'une quelconque issue favorable.
Quant au prisonnier, il fut libéré non seulement de l'esclavage du chef Guéavogui, mais grâcié du délit de contrebande par l'administration coloniale. Il avait l'autorisation inespérée de quitter à tout jamais la région frontalière du Libéria. Au moment des adieux, Mainguai avait demandé au colporteur Cessé ce qu'il allait faire. L'homme, certain de ce qu'il n'allait plus faire et allait devoir accomplir, avait répondu :
— Je retourne à mon village natal de Bougouni, avec ma femme et mes enfants… Qu'Allah le Miséricordieux et Mahomet son prophète nous protègent désormais de ce diable de chef Guéavogui, et que l'enfer lui soit offert comme récompense, car si mon sort à moi est désormais lumineux, celui de quelques dizaines de Sahéliens qui errent en ce moment au pied du Mont-Nimba à la recherche de leur troupeau n'est certainement pas des plus enviables, et d'autres victimes se jetteront malgré eux dans la gueule de ce fauve à visage d'homme.
Mainguai n'allait pas oublier ce dernier propos du colporteur Cessé. Il avait souhaité bon voyage et, d'une manière prosaïque, avait ajouté :
— Au revoir, si jamais je passais un jour par le village de Bougouni, je ne manquerais pas de vous rendre une petite visite.
Dans les recoupements des divers propos émis par le colporteur, Mainguai n'allait pas cesser d'analyser celui qu'il prononçait sur un ton des plus pessimistes :
— Mainguai, si vous saviez tout ce qui se prépare comme passages de troupeau au Libéria, vous ne seriez pas surpris de ma joie de sortir du pétrin. Ces gens-là sont implacables avec de pauvres types comme nous.
Le chef de l'Unité Tsé-tsé en savait désormais plus qu'il n'eût espéré. Cependant, comme d'habitude, il ne confia son secret à personne, car procédant très souvent par déduction, d'un fait à un autre, en essayant d'établir le plus de rapports possible de cause à effet, Mainguai ne se permettait jamais d'attacher trop d'importance à ses découvertes. Au contraire, il se méfiait de ses propres conclusions pour être certain d'aller plus loin dans ses recherches…
Ainsi, pendant qu'ils attendaient au dehors et que le capitaine Henri, Captain Jim, Group Captain Lancelot et le commandant militaire de la région de la Haute-Guinée tenaient leur réunion d'état-major sur la dernière phase de l'opération du Troupeau du Sahel, Mainguai pensait à sa chance,… celle d'avoir eu, comme membres de son Unité Tsé-tsé, Ansoumani, le compagnon qu'il avait le plus détesté au début des opérations, celui-là même qui avait failli lui faire perdre le commandement de la patrouille mais auquel il n'en voulait plus. En effet, Ansoumani, de tous les membres de l'équipe, était celui qui avait le plus souvent fait preuve d'esprit d'initiatives et de flair dans les recherches du troupeau… Il pensait également au courage tranquille de Samb dans ses opérations solitaires en pirogue sur les fleuves Cavally, Saint-John, Saint-Paul, et surtout sur la rivière Tchess, dont il avait été le premier à faire découvrir la source à l'Unité Tsé-tsé en y relevant en même temps la trace de passage d'un grand nombre de bétail… Il n'oubliait pas non plus la persévérance tranquille et pondérée de Koffi, le plus sage du groupe, qui calmait toujours les esprits lorsqu'une querelle éclatait ou qu'un problème se posait à l'improviste… Enfin, il considérait Kollê, dans son efficace modestie, toujours présent là où il fallait et au moment où il fallait, le meilleur pisteur de bétail dans la forêt et pourtant aussi silencieux sur ses secrets que le Mont-Nimba sur ses trésors cachés. De tous les membres de l'Unité Tsé-tsé, c'était Kollê que Mainguai admirait le plus comme compagnon. Et pourtant, il était le plus effacé, bien qu'il donnât l'impression de symboliser la présence du soleil de l'hivernage que personne ne voit et qui est pourtant présent, car sans lui, point de jour. Kollê n'avait jamais failli dans ses analyses de passages d'animaux. Il était arrivé parfois jusqu'à donner, à une dizaine de têtes près, le chiffre de passage d'un troupeau d'ovins ou de bovins. Il ne s'en glorifiait pas pour autant, il restait lui-même, le tranquiIle et persévérant paysan sahélien qui rêvait souvent du jour de son retour vers les siens, aux confins des grands espaces sahéliens, là-bas, encore plus loin que Tombouctou… Il y avait aussi les autres qui s'étaient joints en cours de route à l'Unité Tsé-tsé. Il s'agissait de cet adolescent de quatorze ans, Grand-Nègre, qui avait trouvé sa première aventure « d'homme adulte » dans les opérations du Troupeau du Sahel et que Mainguai avait fini par considérer comme son jeune frère à force de s'entendre appeler « Frère Mainguai ».
Grand-Nègre avait les yeux ouverts sur toutes les opérations du Troupeau du Sahel. Il les avait orientés vers les officiers d'état-major, sur les membres de l'Unité Tsé-tsé et sur les autres acteurs de l'affaire. Rien ne lui échappait, même s'il ne comprenait rien aux événements qui se déroulaient. En acteur inconscient ou observateur attentif, il se laissait baigner par les faits en pensant parfois à ce qu'en auraient dit ou pensé son père, ou sa maman, ou la grand-mère et aussi le grand-papa, car il ne cessait de se murmurer à tout moment :
— Si mes parents me voyaient, ou ils seraient fiers de moi, ou de concert me donneraient une bonne leçon, comme ils disent.
Il ne tenait pas cependant à ce que quiconque de sa famiIle sache qu'il avait participé aux opérations du Troupeau du Sahel…
Mainguai avait jeté un coup d'oeil sur Grand-Nègre, puis avait dit :
— Pas fatigué, jeune homme ?
L'intéressé, qui jouait avec des caiIloux, avait répondu :
— Moi, jamais !
C'est alors qu'intervient Lamine-Dérété en souriant :
— Grand-Nègre le serait-il, il n'en dirait pas un mot.
Puis sur un ton ironique, il avait ajouté en faisant un clin d'oeil complice à Mainguai :
— Il y va de son honneur d'homme de quatorze ans “en pleine possession de ses moyens”… N'est-ce pas, Monsieur Chef ?
L'adolescent se laissa prendre au jeu, car il se dépêcha d'approuver :
— C'est vrai, comme le dit ma grand-mère, un homme comme moi se doit de cacher sa fatigue. Par exemple, j'ai sommeil maintenant et j'ai aussi faim, mais je ne dirai jamais que j'ai envie de dormir et de manger, question d'honneur !
Mainguai et les autres avaient souri pendant que Lamine-Dérété disait :
— C'est très bien, jeune homme, je te félicite, et tu as dix-huit sur vingt de conduite.
En entendant « dix-huit sur vingt » de conduite, Grand-Nègre se montra tout fier. Il se répétait avec bonheur les mots de l'adulte…
Pendant que l'adolescent baignait dans le contentement de soi, Mainguai lui avait ordonné sur un ton plaisant :
— Et si le héros allait se coucher, maintenant, ne serait-il pas mieux en forme demain pour la grande aventure, hein?… Qu'en penses-tu, Monsieur Chef ?
Sans plus se faire prier, Grand-Nègre se leva en disant « Bonne nuit » à chacun des compagnons présents, puis alla se coucher.
A peine l'adolescent avait-il quitté le groupe que Mainguai demandait déjà à Lamine-Dérété :
— Comme tu es de K., tu dois sûrement connaître les parents de ce jeune Grand-Nègre ?
— Naturellement. Il est de la famille Moriah-Forécat… C'était déjà une famille très puissante avant l'arrivée des toubabs. C'est même un des ancêtres de Moriah-Forécat, qui a négocié le rattachement d'une grande région du Sahel maritime aux territoires français d'Afrique Occidentale. Sans les Moriah-Forécat, il est bien possible qu'une certaine partie du Sahel maritime serait aujourd'hui une possession anglaise… Cela n'aurait évidemment rien changé dans la vie des colonisés que nous sommes.
— Ho la la, c'est intéressant… Nous avons donc de la chance de connaître ce jeune homme, s'exclama Mainguai.
— Cela dépend. Je t'avertis que les Moriah-Forécat forment un solide clan ; pas bêtes pour un sou, ces types-là. Ils sont très riches et leur région est fertile et pleine de ressources. En outre, leur partie du Sahel maritime n'a jamais été religieusement conquise par les missionnaires catholiques qui n'ont jamais réussi à s'y installer. Et pourtant, ils étaient ouverts au monde extérieur, il y a bien longtemps… même bien avant la colonisation… Ce sont des grosses têtes, ces types-là. Ils sont d'une arrogance insupportable, d'un orgueil et d'une fierté incroyables, même avec les colons et leur administration coloniale…
Lamine-Dérété s'était arrêté de parler. Il ne semblait pas porter les Moriah-Forécat dans son coeur.
Après avoir regardé attentivement Mainguai, il fit remarquer son étonnement de l'ignorance de Mainguai au sujet de cette famille pourtant bien connue au Sahel maritime.
— Crois-tu ? Je ne suis pas aussi ignorant que tu pourrais le croire. Pour mieux savoir, il est utile de se montrer à la hauteur de son ignorance. Il est vrai que j'ai quitté très jeune notre territoire natal pour aller au Sahel central avant d'être envoyé à Dakar pour suivre mes études secondaires… Dans le cas des Moriah-,Forécat, que je connaissais déjà pour avoir été dans la même école primaire que quelques-uns de leurs enfants, j'avais surtout besoin de plus de renseignements sur leur mentalité… On ne sait jamais, car un clan qui a des milliers d'hectares de plantations de cocotiers, de palmeraies de bananes et d'ananas, qui a des boutiques, des bateaux fluviaux, sans oublier des rizières et même des hameaux d'esclaves qui travaillent pour lui en cette ère coloniale,… un tel clan vaut la peine d'être bien connu, mieux analysé. Car en ce temps de travaux forcés, même l'administration impériale épargne les Moriah-Forécat qui ont des grands lettrés, aussi bien dans l'éducation coranique que dans le domaine de la formation européenne ; beaucoup parmi eux sont également médecins, fonctionnaires, dont un actuellement administrateur des colonies. Quelle idée ! Il est vrai que ce clan a donné presque les premiers universitaires aux territoires du Sahel… D'ailleurs, ils sont un peu réactionnaires sans le savoir. lls se multiplient d'ailleurs pour ne rien négliger…
Lamine-Dérété avait sifflé d'admiration, puis avait apprécié :
— Dis-donc, tu ne dis rien, mais tu en as là-dedans !… Pourquoi ce grand intérêt pour les Moriah-Forécat ?
Mainguai avait souri, puis avait répondu :
— Un révolutionnaire se doit d'avoir un terrain solide où enfoncer ses racines pour mieux combattre un régime réactionnaire et esclavagiste comme le système colonial… Le tonton Marx n'a pu survivre matériellement à Londres que par l'aide, il est vrai infime souvent, de ses grands oncles Philips de Hollande pourtant pas des moins conservateurs comme grande bourgeoisie… Il est vrai qu'il y avait Engels, son fraternel ami qui, grâce à sa fortune, lui a été toujours d'un grand secours…
Après une courte interruption, Mainguai avait poursuivi sur sa lancée :
— En outre, tu dois savoir aussi que même Lénine a dû transiger en 1917 avec les autorités combattantes pour traverser, par exemple, le territoire allemand alors en guerre contre la Russie…
— Ecoute, vieux, je ne sais pas qui est Marx, qui est Lénine ou Engels, mais ce dont je suis certain, c'est que l'Afrique n'a rien à voir avec ces gens-là.
Mainguai regardait Lamine-Dérété comme s'il manquait d'arguments, car la réaction du cheminot l'avait saisi au dépourvu.
— Tu ne m'as toujours pas répondu. Pourquoi les Moriah-Forécat t'intéressent-ils autant ? insista Lamine-Dérété.
— Le jeune Grand-Nègre pourrait être notre Cheval de Troie pour entrer dans la forteresse des Moriah-Forécat ?
— Mon Dieu, parle en Africain, qui est « Cheval de Troie » ?… Je n'ai que ma formation d'ouvrier et ma vie africaine comme expérience. Ton langage n'a rien de chez nous. Comment peux-tu imaginer avoir un quelconque dialogue avec les ouvriers et paysans africains, avec ton langage bizarre et étranger ?… Ecoute, Mainguai, n'oublie jamais que le fait de vivre dans l'eau ne fera jamais de toi un caïman ou un poisson, à moins que tu ne te pares de la peau d'un crocodile pour impressionner… Pour te faire comprendre de tes frères, parle-leur le langage simple de chaque jour. Quand bien même tu aurais eu l'éducation d'un toubab, le meilleur de toi-même est de rester d'abord toi-même et non de singer Marx, Lénine et compagnie. Comme cheminot, permets-moi de te dire que je ne conçois notre lutte qu'en fonction de l'octroi de meilleures conditions de travail. Après la guerre, nous ne voudrons plus travailler comme des éléphants pour recevoir des salaires de souris… Tu ne sais pas ce que c'est que de travailler douze à quinze heures par jour pendant sept jours de la semaine et d'être obligé de se contenter d'un salaire de stricte subsistance, dont le seul avantage est de te faire espérer la prochaine date de paie dès le jour de paie. Atroce !
Pendant que Lamine-Dérété parlait, Mainguai ne cessait de hocher la tête de haut en bas, comme pour approuver chaque mot de son compagnon. Il avait à tout jamais oublié ses références d'intellectuels révolutionnaires de salon qui citent Marx, Lénine, Engels, Bakounine, Mao, comme seuls moyens de prouver leur dévouement à la lutte prolétarienne. Stupides prétentions paternalistes de ceux qui ne comprennent rien à la lutte des désespérés de la terre.
Un long silence s'était établi. Le regard de Mainguai ne quittait pas la case où se trouvaient réunis les officiers d'état-major. En reportant son regard sur Lamine-Dérété, il lui murmura :
— Merci pour tout, je n'oublierai jamais tes propos… Tu peux compter sur moi à la fin de la guerre. Si nous survivons aux massacres, je participerai à la lutte des travailleurs africains… pour une meilleure condition de vie… avec les moyens et les idées propres à l'univers africain.
Comme pour en finir avec ce problème, Lamine-Dérété avait annoncé :
— J'ai déjà écrit aux camarades des Chemins de Fer de l'Atlantique-Sahel pour leur annoncer notre rencontre et notre projet de coopération future. Ils vont être très heureux de cette nouvelle, car je suis certain que nous réussirons ensemble dans notre lutte. Tu n'es pas un envahisseur intérieur, car crois-moi ou ne me crois pas, il n'y aurait pas pire enfer pour les Africains que de se voir libérés un jour du joug colonial par des compatriotes qui se transformeraient en nouveaux maîtres.
Ces derniers seront pires que les colons, car ils ne pourront pas être exclus du pays. Cependant, ils s'offriront toujours le luxe cruel de chasser les enfants du pays de leurs ancêtres, afin de les exposer au désespoir des hommes sans attaches et sans sève nourricière.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Ansoumani, Samb, Kollê et Koffi, qui avaient suivi la conversation, avaient répété comme dans un élan irrésisnble :
— Il n'y a pas pire enfer pour un peuple que de se voir libérés puis dirigés par des envahisseurs intérieurs.
Tous les membres de l'Unité Tsé-tsé avaient répété ces mots de Lamine-Dérété, tous,… sauf Mainguai. Peut-être n'avait-il pas entendu ?… Ou n'avait-il écouté que ce qu'il voulait bien entendre des propos du cheminot africain ?
Toujours est-il que le chef de l'Unité Tsé-tsé avait demandé soudain à Ansoumani, puis successivement à Kollê, Samb et Koffi :
— Où se trouve Moustique ?
Aucun parmi eux ne savait où se trouvait ce dernier. Il n'avait pas assisté à la réunion d'état-major, mais avait été témoin des interrogatoires des dix surveillants de frontières déjà envoyés dans la caserne de Man par le capitaine Henri pour raison de sécurité. Moustique, après un court entretien avec les officiers, s'était éclipsé au début de l'après-midi, croyait-on savoir. Il n'y avait donc aucune raison précise de s'inquiéter, car Maître Sassi, alias Moustique, ne dépendait que du Captain Jim dans cette affaire du Troupeau du Sahel. Il n'empêche que Mainguai, à mesure qu'avançait la nuit, était de plus en plus préoccupé par l'absent, qu'il suspectait de toutes les mauvaises intentions. Il était à tel point obsédé que des doutes s'emparèrent encore de lui. Et puis, comme par hasard, il pensa à l'incident qui avait eu lieu à N'Zérékoré. Comme pour aiguiser le bien-fondé de ses soupçons, il revoyait, comme dans un cauchemar, une lame brillante bien aiguisée, juste sous sa gorge, qui marquait son impact sur la peau sensible du cou… Mainguai sursauta comme pour échapper à l'angoisse.
— Au fait, que sais-tu de Moustique ? demanda-t-il à Lamine-Dérété.
Lamine-Dérété avait souri, mais n'avait pas répondu. Mainguai, persévérant dans son investigation, était revenu à la charge en souriant à son tour et en disant :
— Ecoute, je ne suis pas un gamin pour ne pas avoir remarqué la réaction des plus violentes du camarade Moustique dans le camion. Je suis absolument certain que tu es au courant d'un moment peu reluisant de sa vie qu'il ne voudrait pas voir exposer au grand jour après avoir
essayé de l'enterrer à tout jamais… S'il en est ainsi, qu'a-t-il donc bien pu commettre comme crime ? Car il en est bien capable, il est corrompu au dernier degré, ce type…
— Pourquoi devrait-il avoir commis un crime ? s'étonna Lamine-Dérété du sous-entendu de son interlocuteur.
Juste à ce moment précis, la porte s'ouvrit pour laisser entrer le capitaine Henri. Sans perdre une minute, il annonça aux membres de l'Unité Tsé-tsé qu'ils pouvaient rejoindre leur campement.
— Demain, ajouta-t-il, à quatre heures du matin, présentez-vous ici au quartier général.
La porte se referma de nouveau sur le secret des délibérations de l'état-major.
Au moment où le groupe allait lever le camp pour quitter le quartier général, une voix inattendue troubla le silence. Elle disait sur un ton ironique :
— Bonne nuit, les amis.
C'était Moustique qui venait de se manifester. Puis s'adressant à Lamine-Dérété, il dit :
— Tu peux tout lui raconter, je n'ai rien à cacher à personne, même pas au chef de l'Unité Tsé-tsé.
S'adressant à Mainguai, Moustique lui murmura à l'oreille :
— Petit malin, tu penses réellement que je suis un tueur, n'est-ce pas ?… Je n'ai pas encore fini de t'emmerder… Nous n'avons pas la même conception de la vie, mais avons la même terre… Autant se tolérer. En tout cas, moi je me fous royalement de la gloire et ne veux pas être un héros africain, encore moins celui de l'empire colonial que tu sers si bien à la tête de l'Unité Tsé-tsé…
— Va te faire foutre, lui murmura à son tour Mainguai.
— A demain, à quatre heures du matin, lui dit tout haut Moustique, avant de disparaître dans la nuit.
Sassi faisait toujours cavalier seul. Personne n'avait réussi à se faire une idée nette de ce qu'il faisait dans cette histoire de Troupeau du Sahel, à part qu'il était supposé être un collaborateur de Jim… Avec Moustique, on ne savait jamais, car il faisait toujours ce qu'il fallait pour brouiller les pistes, notamment il aimait toujours donner plusieurs versions de ses faits et gestes… Il était impossible de savoir s'il était sérieux ou s'il racontait des histoires pour se moquer des autres. C'était sa façon de vivre, une manière peu admissible, aux yeux de Mainguai. Pour le chef de l'Unité Tsé-tsé, Moustique était un énigmatique aventurier sahélien qu'il fallait démasquer avant qu'il ne soit trop tard. Question d'opinion.
En effet, difficile était l'approche de Maître Sassi dont le titre de « maître » n'avait rien à voir avec la profession d'avocat.
Il était médecin vétérinaire sorti de l'Ecole William Ponty, section vétérinaire de Bamako. Cet établissement formait alors la plupart des futurs fonctionnaires indigènes du Sahel, aussi bien pour le secteur de l'administration publique que pour celui de la santé publique, et bien d'autres domaines, tels que celui de la médecine vétérinaire choisie par notre personnage.
Parmi les anciens de William Ponty, beaucoup allaient jouer plus tard un rôle déterminant dans les mouvements de libération d'Afrique Noire.
Quant à Sassi, il terminait ses études lorsqu'éclata la Deuxième Guerre mondiale. Une bonne partie de ses camarades de promotion devaient être envoyés immédiatement sur les fronts de bataille d'Europe, beaucoup parmi eux ne devaient plus revenir, morts au champ d'honneur. D'autres peuples victimes avaient payé pour cette folle, cruelle et stupide aventure de l'espèce humaine qui allait coûter quarante-sept millions de morts à l'humanité. Le personnage qui nous intéresse n'avait pas participé aux grandes batailles, et très peu aux petites, mais sa participation, bien qu'elle ne soit qu'une goutte d'eau dans l'Océan Pacifique, ne pouvait être négligeable. Pour ainsi dire, il était resté en Afrique. Il était d'abord bien en sécurité dans un coin perdu de cet immense continent, car au commencement de la guerre, il avait été réformé.
Sassi, qu'on surnommait alors le « Porc-épic » et qui n'était encore ni « Maître », ni « Moustique », était bel et bien considéré comme inapte à « aller-en-guerre » pour la « mère-patrie ».
Il était jugé dans un état de délabrement physique tel qu'on l'aurait cru au seuil de la mort. Il fallait de solides gars pour l'ogresse. Sassi, lui, qui était très solide et très baraqué trois mois avant d'être appelé sous le drapeau, savait bien que l'armée n'allait pas le louper au passage. Mais il n'oubliait pas non plus que les manchots, les unijambistes, les borgnes, les malades du coeur, les sourds, les impotents, les malades des reins ou des poumons, et bien d'autres, étaient réformés. Joli terme qui chantait alors dans son coeur.
C'est ainsi qu'il se mit en quête d'un handicap. Il essaya vainement le jeu de la surdité. Echec. Après maintes hypothèses, il envisagea de se couper deux doigts, puis un doigt. Rien à faire.
Il n'alla pas au bout de son intention. Il s'essaya alors à la démarche du canard en se dandinant d'une manière absolument ridicule. Rien n'y fit, car dès qu'il se mettait à courir, il mettait le subterfuge en plein jour ; plus de canard courant, mais Jesse Owens aux Jeux Olympiques de Berlin.
Que faire ? Alors, il eut l'idée saugrenue de se déplacer sur ses fesses. Ne plus utiliser ses jambes. Les rendre inutilisables. Bloquer les articulations. Nouer ses genoux. Réussi ! Non, au bout de quatre jours de marche sur son train arrière, il n'en pouvait plus. Il se remit sur ses jambes. Dans sa tête résonnait désormais : « Bravo, bon pour le service. » Un vilain, masochiste, sadique, satanique, mégalomane, paranoïaque, cynique, tueur, destructeur, nécrophile petit monsieur à petite moustache en forme de ridicules traits parallèles sur la lèvre supérieure lui gueulait hystériquement à tout moment : « Heil Heil pan pan Diensttauglich ! »
Sassi, après quelques semaines d'entraînement pour être impropre au service militaire, se retrouvait toujours en première ligne dans ses cauchemars… Pauvre Sassi.
Ainsi, à près de deux mois de l'appel sous le drapeau, il se fit une solide promesse par une exclamation des plus insolite :
— Torpille-le, même s'il le faut ! Coupe-le, mais pas de service militaire, compris ?
Il parlait de son coeur. Il était décidé à le rendre fragile, à en faire un coeur malade à en crever. Mais comment allait-il donc s'y prendre, à deux mois de l'appel, lui qui était un solide athlète champion du Sahel de course de fond ?
Ce ne fut pas chose facile. Il y a des santés fragiles qui se courbent dès le premier obstacle et transforment leur homme en misérable malade. Il y a de ces santés solides qui résistent à toute attaque de virus, de bactéries et d'attaques en tout genre. Ainsi donc, à deux mois de l'appel sous le drapeau pour défendre la liberté de la « mère-patrie », alors que ses camarades de promotion, tous résignés à leur sort, se préparaient à répondre « présent » et à chanter « C'est nous les Africains qui viennent de loin » en allant sur le front de bataille, Sassi, le champion sportif, se disait :
— T'iras nulle part, tes ancêtres n'ont ni les yeux verts, ni les cheveux blonds, ils ont les cheveux crépus, les yeux marrons foncés ou noirs, les lèvres pas minces du tout et plutôt lippues… Et puis il fait froid là-bas, avec leurs quatre saisons qui se mêlent d'un mois à l'autre à tel point que plus personne ne sait où se trouve le printemps, où est passé l'automne, à moins que ce ne soit l'hiver qui se substitue à l'été au grand désarroi des vacanciers de juillet et d'août… Et s'il faut se battre, comme à Verdun, installés dans des tranchées remplies de boues et de détritus de la déchéance humaine ! T'as qu'à t'arranger pour bien utiliser ces dix prochaines semaines pour te ratatiner à vue d'oeil. Quand le recruteur te verra venir, il aura l'impression que tu t'éloignes, tu n'auras ni face, ni dos. Il aura un tel choc de ton état de demi-mort qu'il te dira : « File donc, la Mort, te faire enterrer ailleurs. » Je jure que si avec ta maigreur criarde le recruteur ne désespère pas de te voir, ou s'il ne te chasse pas de sa vue, c'est qu'il sera un dur des durs et un habitué d'enrôlement forcé des colonisés, passé maître en dépisteur de trucs en tout genre sous les tropiques des dominés à militariser… Il faut que tu réussisses à berner le médecin militaire et l'officier recruteur. Il va sans dire que ton truc sera tout nouveau dans les annales des grands planqués de cette guerre. Ça ne devra pas être du réchauffé. »
Il fallait donc de l'imagination à Sassi, « le Porc-épic », pour ne pas faire du réchauffé dans un domaine où tout a été tenté depuis la guerre des Gaules.
Le fier athlète d'un mètre soixante-douze et de soixante-dix kilos qu'était alors Moustique se proposait de battre le record d'amaigrissement en quelques semaines de performance en ne pesant plus que cinquante-deux kilogrammes au maximum.
A mesure qu'il lisait les journaux qui relataient le début des grands massacres sur les fronts de bataille, la panique grandissait en lui. Depuis quelques jours, il avait pour objectif d'entrer dans l'intimité de toutes les filles disponibles de la région, car se disait-il, « chaque expérience amoureuse qui succèderait à une autre, dans des périodes les plus rapprochées possibles, me donnera l'impression d'escalader à pas rapides le Kilimandjaro ».
A ce rythme éreintant, il épuisa en quelques jours sa petite amie et se lança sur la trace de ses anciennes amies, puis sur des nouvelles. Afin de tenir sa vitesse de croisière d'étalon improvisé, il se ravitaillait à tout moment en substances aphrodisiaques
auprès d'un spécialiste réputé du Sahel. Chaque fois qu'il découvrait une nouvelle aventure, il se disait : « Vas-y, mon gars, éreinte-toi, dépense-toi, surpasse-toi, bats tes records, fatigue le coeur, claque-le, bousille-le, comme tu vois, tu maigris à vue d'oeil ! »
Et la ronde infernale de la bête à deux dos, à deux têtes, à quatre pattes, à quatre bras enlacés se poursuivit pendant des semaines avec d'appréciables résultats.
Malheureusement, une telle vie ne répondit pas à ses souhaits, car sa santé inquiéta ses parents qui se demandaient pourquoi leur enfant chéri flétrissait à vue d'oeil et pourquoi ils ne le voyaient plus. Ils prièrent un ami médecin de la famille de visiter leur fils, qui d'ailleurs était tombé malade entre-temps. Le docteur, qui dès la première seconde du diagnostic avait découvert la cause de la maladie et constatait à sa grande déception que le jeune homme de grande valeur, comme Docteur Jekyll devenant Mr. Hyde, s'était transformé en quelques semaines en un inquiétant obsédé sexuel sous une apparence paisible. Sur un ton sérieux, il avait dit dans le secret de la confidence du médecin à son malade :
— Jeune homme, n'oublie pas que tu as à peine vingt-deux ans… Pour l'amour de Dieu, baise moins, d'accord ? Sinon ton coeur va claquer… Pour commencer, arrête tes multiples chevauchées amoureuses pendant les semaines à venir. Ensuite, ne fume pas, ne bois pas, dors bien, ne mange pas de cola, elle t'empêcherait de dormir, ne marche pas trop sous le soleil, pas de courses de demi-fond, et surtout, mon gars, ne bois pas de café, pas une goutte de café… Imagine-toi qu'en quelques semaines tu es descendu de soixante-dix kilos à soixante.
— C'est tout ! s'écria Sassi, tout déçu, bien que le docteur n'eût pas compris la signification de cette exclamation.
Avant de partir, il avait donné des tas de prescriptions, des médicaments, et avait recommandé également des plantes médicinales des forêts africaines. A peine le médecin eût-il pris congé que Sassi déchirait déjà les prescriptions, jetait les médicaments et passait par la fenêtre de la maison pour ne plus revenir chez ses parents.
Il se dirigea tout droit vers une boutique du quartier pour s'acheter plusieurs kilos de café moulu, puis se dirigea vers un autre magasin où il se ravitailla en tabac, cigarettes et pipes. Il avait pris un de ces forts tabacs sahéliens qui ferait pousser du “jodel tyrolien” à un Africain qui n'aurait jamais mis les pieds à Innsbrück. Puis après, il alla chez un marchand de cola, se procura de belles noix bien dures et bien amères susceptibles de lui couper le sommeil à tout jamais. Ensuite, il sortit de la ville pour aller s'installer dans un hameau situé dans un endroit désertique ravagé par la sécheresse et la chaleur torride.
Il n'y a que l'alcool auquel il n'allait pas goûter, car se disait-il :
— L'alcool, c'est dangereux pour la santé ! No comments.
A deux semaines du conseil de révision, Sassi commença la dernière période de son opération contre la santé. Au lever du jour, il buvait ses six à sept bols de café bien fort et bien noir, mangeait de la cola, chiquait du tabac, puis allumait une cigarette avant la pipe. Ensuite, il faisait un peu de course à pied, pas beaucoup, juste un petit trois mille mètres pour s'échauffer un peu les muscles anémiques et faire travailler le coeur endormi. Lorsque, vers dix heures du matin, il voyait le diable à la queue fourchue danser la rumba entre les rayons du soleil, il disait en transpirant et haletant : « Il est temps de se nourrir. » Il buvait ses bols de café, mangeait ses noix de cola, chiquait son tabac et fumait sa pipe, puis tombait dans un sommeil plein d'hallucinations.
A son réveil, au milieu de l'après-midi, il reprenait ses esprits en buvant ses bols de café, en mangeant de la cola et en fumant et chiquant son tabac pour se tenir sur ses jambes, puis se disait : « Tu dois manger, car maigrir, c'est mauvais pour la santé. » C'est alors qu'il avalait des fruits, des légumes et du riz, mais pas de viande, elle rend trop fort, la viande. Et quand il avait pris son seul repas de la journée, il faisait sa promenade digestive : une petite course de demi-food. Il courait n'importe comment. C'est à peine s'il arrivait parfois à mettre un pied devant l'autre. Au début, il faisait la course de fond, puis ce fut le demi-fond, ensuite la marche sur une courte distance.
Pour finir, il se traînait littéralement à genoux, à quatre pattes, et parlait tout haut comme un toqué. Il voyait s'abattre sur lui tous les monstres et démiurges africains, le diable dansait la valse sous ses yeux pendant qu'il se voyait assis sur l'Arc-deTriomphe et tirait à la mitraillette sur des ennemis qui lui gueulaient à tout moment Heil, Heil, Diensttauglich ! Il était temps qu'il arrête le massacre, car il ne pouvait plus se tenir debout. Une promenade d'une centaine de mètres devenait un calvaire, car le coeur affaibli au dernier degré de résistance lui donnait l'impression d'éclater. Il mangeait toujours de la cola, fumait, chiquait son tabac et buvait du café.
A trois jours de l'appel sous le drapeau, il prit la sage décision de s'alimenter normalement. Manger tout juste ce qu'il fallait pour se tenir en équilibre sur ses jambes au moment de se présenter au camp militaire. Cependant, deux jours avant le rendez-vous, Sassi s'arrêta brusquement de fumer et de chiquer. Evidemment, il trouva tout de même le moyen d'augmenter la dose de café noir qu'il buvait de plus en plus fort. L'accoutumance au tabac, soudain perturbée, allait faire un effet terrible sur sa victime volontaire, car l'envie de fumer n'allait plus quitter Sassi pendant une seule seconde des quarante-huit heures précédant l'appel sous le drapeau. Il tremblait du matin au soir. Comme
il était déjà rabougri, recroquevillé comme un vieillard, il faisait pitié à en pleurer pour ceux qui ignoraient tout de la cause de sa trop soudaine décrépitude. Sassi, pendant ce temps, avait d'autres angoisses, non pas celle de crever pour avoir trop défié sa santé, mais de se voir enrôlé tout de même dans l'armée.
Au jour J de l'appel, Sassi avait pris soin de ne pas manger le matin. Il n'avait pas bu son fort café noir habituel. Aussi, ce jour-là, il réussit à cumuler les affres du manque de café et de tabac. Il était moins qu'une loque.
Tant bien que mal, il se rendit à pied à la caserne où d'autres jeunes gens, des centaines de jeunes Africains, se trouvaient déjà. Quand il se pointa à l'entrée de la caserne, aucun de ses camarades de promotion ne le reconnut. Quelques gars l'appelèrent en riant :
— Grand-père, on va faire sa fête à l'Afrika Korps !
Il souriait intérieurement de son succès. Le problème, pour son entourage, c'est qu'il sentait mauvais, le grand-père. Comme il tremblait comme une feuille morte et transpirait sans arrêt, il avait fini par mettre mal à l'aise tout le monde. Lorsqu'enfin la porte s'ouvrit et que le médecin militaire et l'officier recruteur apparurent, son coeur se mit à battre. Il lui fallut s'appuyer contre le mur. Comme il était nu comme un ver, on pouvait compter le nombre des os de son squelette. L'officier recruteur s'était dirigé vers Sassi, qui tremblait en le voyant venir, puis lui avait dit sur un ton sec qui ne supposait aucune contestation :
— Toi, tu vas me faire le plaisir d'aller te laver. Tu empestes.
Il lui montra le chemin des douches. A cet endroit, il y avait même du savon. Il fut obligé de se débarrasser de sa mauvaise odeur et revint vers le groupe des appelés avec une meilleure apparence. Il entendit son nom. Tremblant, il se présenta.
Le médecin militaire auscultait avec attention ses muscles, les articulations, les réactions de Sassi. Tout allait bien. Puis se mit à écouter les battements de coeur du futur conscrit. Soudain, il sursauta. Le coeur de Sassi changeait de rythme à tout moment, s'élançait dans une course folle, ralentissait, faisait des râtés comme une vieille voiture mal réparée. Quant au bruit de sa respiration, on l'entendait de loin, c'était encore plus inquiétant. Le son émis par Sassi dans sa chasse à l'oxygène faisait penser à une machine à vapeur essoufflée au pied de la chaine des montagnes du Fouta-Djallon. Le médecin militaire ne pouvait le croire. Il demanda à Sassi de tendre les bras et de maintenir immobiles ses mains. Catastrophe ! Les dix doigts tremblaient comme des feuilles au vent. Regardant l'officier recruteur, le médecin militaire déclara sur un ton sec
:
— Ce nègre est en décomposition totale. Irrattrapable. C'est un être à état de charogne vivante. C'est préférable qu'il s'en aille crever dans un
sous-bois, mais pas sous le drapeau de l'Empire !
Réformé. C'était un mot, un petit mot, un seul mot, rien qu'un terme.
Réformé ! Sassi réformé, reconnu impropre pour le service militaire ! Quand il entendit ce mot, il faillit éclater de joie, danser, taper du tam-tam. Au lieu de cela, il eut envie de vomir. Il était resté debout sur place devant l'officier recruteur et le médecin militaire comme pour avoir confirmation de ce qu'il venait d'entendre. Il interrogeait du regard.
— Qu'attends-tu encore, disparais ! lui lança l'officier recruteur sur un ton plein de répulsion.
— Pardon?
— L'armée ne veut pas de toi, compris ?
— Je suis désolé, mon général.
— Je suis lieutenant, rectifia l'officier recruteur qui disait déjà « Au suivant ! ».
Que fit Sassi pendant les semaines qui avaient suivi son rejet par l'armée ? Il profita de la vie. Il quitta la ville pour aller se réfugier quelque part au bord de l'Océan Atlantique. Il voulait dormir, il dormit beaucoup ; voulait bien manger, mangea bien. Récupéra normalement. Il ne tarda pas à reprendre ses soixante-dix kilos. Cessa de fumer. Diminua sa dose de café jusqu'à ne plus prendre qu'une tasse par jour, puis à la remplacer par le quinquéliba. Le souffle revenait. Le bruit de la respiration s'estompait jour après jour, puis devint tout discret. La tension était au beau fixe. Bref, son médecin était content de lui. La santé était parfaite,… enfin, à peu près.
C'est ainsi que le coeur tranquille, il renoua avec les beaux jours. Il connut de nouveau ses doux ébats amoureux, non pas comme un étalon, mais simplement en homme qui aime les femmes comme une des grandes sources de bonheur. Un semestre s'écoula, tout allait bien avec sa santé. Il sortait depuis des mois avec une jeune fille, une splendide créature, belle et intelligente. Elle avait été, pendant un moment, fiancée à un de ses camarades de promotion, mais ils avaient rompu les fiançailles parce que le garçon en avait préféré une autre. C'était un tort, car cette jeune fille valait beaucoup mieux que toute autre. Disponible, Sassi accéléra la procédure du mariage, ceci plusieurs semaines après avoir été réformé comme un être en “pleine décomposition physique”.
Il n'éprouvait aucun regret, au contraire, il baignait dans son bonheur.
— Ce type n'a pas de morale, avait dit quelqu'un.
Sassi lui avait répondu :
— C'est toi qui le dis et c'est ton droit.
Pendant le premier trimestre de son mariage, alors qu'il savourait la vie feutrée d'un beau et heureux couple, il acheta par hasard pour la première fois depuis des mois un journal local. Il y était question de la guerre. On parlait des Ardennes, de la Meuse, de Dunkerque, des stukas, des panzers, des destructions, d'exodes et de défaites. On pleurait les victimes. Des millions de morts. Parmi ceux tombés sur le champ d'honneur, Sassi avait relevé les noms de quelques-uns. Des morts parmi des amis d'enfance. Des morts parmi les camarades de promotion. On parlait d'un hiver infernal avec ses convois de déportés vers les camps de concentration. Parmi eux, beaucoup d'Africains d'origine sahélienne. A travers le Sahel, beaucoup de familles pleuraient leurs fils.
Sassi lisait et relisait les noms, quand sa femme s'approcha de lui pour jeter un coup d'oeil sur les colonnes. Il se dépêcha de froisser le journal. Elle avait ri et son sourire avait paru amer, presque méprisant. Sans rien dire, elle s'était enfermée dans la chambre. Sassi avait eu soudain honte de lui-même. Honte de sa lâcheté. Il aurait voulu s'engager immédiatement pour se racheter, mais le temps n'était plus à l'enrôlement. En Europe, à l'exception de l'Angleterre, les armées vaincues démobilisaient. Il avait honte d'avoir réussi ce qu'il avait tenté. Il se donna le courage d'expliquer toute son histoire à sa femme. D'une voix douce, elle lui avait murmuré en essayant de ne pas lui faire mal :
— Je le savais, mon ami. Dans le pays, beaucoup de familles racontent que tu t'es sauvé de l'armée. Sans jamais l'avouer, tes parents ont eu honte de toi. Quant aux miens, ils étaient réticents pour notre mariage à cause de cette affaire de déshonneur. Mais moi, je t'aime malgré tout.
Ce “malgré tout”, ajouté en dernière seconde, avait blessé profondément la fierté d'homme de Sassi.
Cependant, notre personnage n'eut pas de mal à s'asseoir très rapidement sur sa fierté et son orgueil. D'abord, il cessa de lire les journaux. Evitant tout sous-entendu de la part de ses proches pour être à l'abri du mépris que lui témoignaient de plus en plus certains anciens combattants africains de la Guerre 14-18, Sassi ne s'en sortait pas si mal. Avec la pénurie de jeunes cadres indigènes qui se trouvaient sur le front, lui et d'autres de sa catégorie n'allaient pas tarder à se faire d'énormes places au soleil. Lui et ses camarades réformés avaient eu le toupet de fonder le « Club des discriminés militaires » qui avait pour but d'expliquer à la population les raisons de leur rejet de l'armée. Bien sûr, les raisons énoncées n'étaient jamais les vraies. Les membres du club s'étaient arrangés pour se créer des arguments contre la guerre, contre le gaspillage du sang neuf des enfants africains sur les fronts de bataille européens et d'ailleurs.
De plus en plus retors, afin de se couvrir contre la colère des autorités coloniales, après avoir vilipendé le fait de l'armée impériale composée de jeunes Africains dominés envoyés en première ligne sur les fronts de bataille, ils terminaient leur raisonnement par :
— Mais, nous étions prêts, de tout coeur, à aller combattre pour la mère-patrie. Malheureusement, comme des individus douteux, indignes d'être de loyaux et courageux tirailleurs africains au service de la métropole, nous avons été rejetés par l'armée comme des êtres en pleine décomposition physique (sic).
Il est facile de voir dans ce propos la marque de l'ami Sassi. Un jour, à l'entendre intervenir au nom de ses acolytes planqués, un colon indigné avait constaté avec juste raison :
— Ce petit salaud pourrait faire un bon politicien remueur de boue fétide des bas-fonds du colonialisme.
En effet, peu à peu, Sassi s'était fait une réputation de bon orateur. D'une manière paradoxale, sur un continent qui n'avait presque connu que des enrôlements forcés de petits colonisés dans l'armée coloniale, une légende allait apparaître peu à peu autour du nom de Sassi et de ses camarades. On les considérait presque comme des héros, car on entendait dans le pays :
— Sassi et ses camarades du club sont de véritables discriminés qui n'avaient eu à coeur que de se faire tirailleurs, mais auxquels l'armée coloniale avait refusé sa confiance pour des raisons peu avouables. “Peu avouables”, c'était bien le cas de le dire. Cependant, Sassi, comme dans tout cercle vicieux d'une mystification de ce genre, s'était laissé prendre à son propre jeu en même temps qu'il profitait de sa réputation dans la ville pour se faire confier, grâce au soutien des notables du Sahel Maritime, la direction des abattoirs de K. et de sa grande agglomération de plus de deux cents mille habitants. A vingt-trois ans, comme jeune médecin vétérinaire, que pouvait-il espérer de plus ? Justement, il espérait toujours plus, en voulait toujours plus, en arrachait toujours plus. Il n'aidait personne, sans voir ses propres intérêts.
En outre, de plus en plus, il avait de nouvelles ambitions, dont une était notamment de parler au nom de la population du Sahel Maritime pour la suppression des travaux forcés. Sa femme, qui était déjà dépassée par les événements et de plus en plus déçue par le manque de scrupules de son mari, lui avait conseillé ardemment de ne pas se mêler d'un tel problème qui risquerait de fâcher les autorités. Il avait réagi par :
— Le gouvernement territorial ne changera rien à sa politique, encore moins pour entrevoir la suppression des travaux forcés et des impôts forcés. Mon but est d'apparaître comme le seul défenseur des intérêts de la masse africaine.
Démagogue en herbe, aurait pu penser sa femme. Au lieu de cela, dans sa candeur amoureuse, elle demanda :
— Es-tu sincère, mon chéri ? Ah que je suis heureuse que tu me parles ainsi. Pour la première fois depuis notre mariage, je suis fière de toi, mon coeur.
Sassi avait éclaté d'un rire cynique, puis avait dit :
— Mais oui, mais oui, tu le seras encore plus quand je convaincrai le conseil des notables de m'élire comme un de leurs membres… Ils sont payés, les notables, pour ne rien faire… Tu comprends, chérie, non seulement comme chef des abattoirs, je serai payé et serai à même de contrôler toutes les transactions de la viande du Sahel Maritime, mais tu comprends, je m'arrangerai pour avoir des participations financières dans les boucheries…
Pendant qu'il parlait, sa femme le regardait bouche bée, avant de dire d'une voix presque tremblante :
— J'ai l'impression que nous n'avons pas le même rêve concernant le bonheur… Je ne veux ni d'un riche boucher ou vétérinaire, encore moins d'un notable parasite, pour notre enfant qui va naître. Je veux simplement l'homme que j'aime, mon Sassi.
Pendant une seconde, un immense bouquet de joie avait éclaté sur la figure de Sassi. Il avait entouré le corps de sa femme de ses bras, puis avait embrassé son ventre en disant :
— Je t'adore, mon coeur, désormais, je sais pour qui je travaille… pour celui
qui va venir.
— Tu devrais tout de même avoir à l'esprit qu'un enfant peut aussi avoir honte d'un père indigne, même notable ou riche vétérinaire, murmura la future mère.
Sassi avait fait semblant d'ignorer cette dernière pointe acérée de sa femme en se dépêchant d'annoncer :
— Dans une heure, en compagnie de trois des notables les plus influents du Sahel Maritime, je parlerai au gouverneur territorial au nom de notre
population contre les travaux forcés et les impôts forcés. Je ne me fais aucune illusion. Contrairement aux notables, je sais que le gouvernement territorial ne tiendra même pas compte de nos doléances, les choses resteront telles qu'elles sont. II est vrai que comme porte-parole des notables, je ne pourrai que gagner un bon tremplin pour ma carrière future.
Quelques minutes plus tard, non sans avoir cajolé un peu sa femme par de douces paroles et de gentilles caresses, il se préparait à partir. Beaucoup plus inquiète que d'habitude, elle lui avait dit pour le mettre en garde :
— Mon coeur, pour l'amour de Dieu, n'oublie pas tout de même ce que tu as fait pour être réformé.
Et lui de lancer fièrement :
— Je me flatte d'avoir réussi là où beaucoup d'autres ont échoué, car, crois-moi, au Sahel ou ailleurs sur ce continent, il n'y a que les imbéciles qui acceptent d'aller se battre de bon coeur sur les fronts de bataille en se parant d'uniformes que leur impose le colonialisme en vue de causes qui ne les concernent pas. Ne me parle plus de cette affaire, intima-t-il avant de sortir de la maison.
***
D'une manière très simple, et contrairement au protocole habituel, le gouverneur avait reçu les trois délégués des notables coutumiers du Sahel Maritime en compagnie de Sassi. Le chef du territoire parla d'une manière posée des problèmes de l'Empire et demanda aux notables d'informer leurs amis et collègues des sacrifices que la métropole allait encore devoir demander aux Sahéliens et autres territoires d'Afrique pour la défense de la mère-patrie menacée par la tyrannie et la barbarie. Il annonça également son départ très prochain du Sahel Maritime et son remplacement par un gouverneur qui pourrait être un collaborateur des envahisseurs de la métropole. Il ne s'attarda pas sur ce sujet, mais les notables sentaient bien que quelque chose avait changé dans la situation de la mère-patrie et que les choses n'allaient plus être comme auparavant. D'emblée, Sassi, qui ne voulait rien entendre, ni deviner les intentions du gouverneur territorial, se lança dans des diatribes contre les travaux forcés et les impôts forcés subis depuis plus d'un demi-siècle par l'Afrique Noire. Les notables étaient saisis de panique. Ils essayaient en vain d'interrompre Sassi qui prétendait parler en leur nom et au nom de la population laborieuse du Sahel.
Le gouverneur avait écouté sans l'interrompre. Quand il se tut, le toubab, d'une voix qui avait su garder son calme malgré la fureur qui marquait son regard avait demandé :
— Vous avez fini, monsieur Sassi ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
Le gouverneur avait pincé les lèvres, des plis profonds encadraient sa bouche. Il avait les joues un peu rouges comme s'il avait fourni un effort terrible pour empêcher le sang de monter à sa tête. Toujours aussi calmement, bien que ses doigts cachaient mal sa nervosité, il ouvrit un des tiroirs, sortit un dossier sur lequel était inscrit à l'encre violette : “Cas Sassi.”
En voyant son nom, Sassi se mit à trembler de tout son être. Le gouverneur le regardait fixement, puis toujours aussi tranquillement,
mais d'un ton ferme, il lui dit :
— Nous savons tout… Tout et encore plus que vous ne croyez. Les bols de café,… les cigarettes,… les chevauchées amoureuses,… les spéculations avec les bouchers indigènes,… la corruption des notables et bien d'autres choses encore… Enfin, puis-je vous informer que d'après les nouveaux éléments du dossier, vous êtes désormais considéré comme un « réformé temporaire ». A tout moment, le conseil de révision peut vous rappeler…
— Pourrais-je vous parler, mon gouverneur, intervint précipitamment Sassi.
— Je vous écoute.
— En tête-à-tête, mon gouverneur, si cela ne vous dérange pas.
— Si vous y tenez.
Le chef du territoire demanda aux notables de se retirer pour quelques secondes. Ces derniers, perplexes, ne sachant plus à quoi s'en tenir avec Sassi, quittèrent le bureau du gouverneur pour patienter dans la salle d'attente.
L'entretien accordé par le gouverneur à Sassi devait durer presque une heure. Quand la porte s'ouvrit, Sassi était souriant. Le chef du territoire annonça aux notables que leur jeune délégué allait leur dire quelque chose. Sassi se leva, prit son mouchoir, s'essuya le visage et fit face aux notables coutumiers. Sur un ton emphatique, il déclara :
« Chers notables et compagnons de combats pour nos libertés… Comme vous savez, la mère-patrie est en danger, la menace qui plane sur elle nous concerne également. J'ai donc pris la décision de m'engager volontairement pour le combat de la libération… »
C'était un discours démagogique et non patriotique. C'était au lendemain
du 18 juin 1940, date à laquelle avait éclaté dans la nuit des désespoirs l'appel de Londres. Sassi ne se sentait pas concerné, mais il avait le dos au mur, car le gouverneur territorial, qui avait rendu sa démission de chef de territoire aux nouveaux dirigeants de son pays, allait quitter le Sahel Maritime pour entreprendre le long combat qui allait le mener des bords du lac Tchad aux rives du Rhin en Alsace. Une seule raison, peut-être, avait conduit le gouverneur à accepter l'enrôlement de
Sassi : « Peut-être, avait-il dû se dire, Sassi était-il de ces êtres qu'il valait mieux ne pas laisser sur les lignes arrières en temps de guerre. » Il ne se faisait donc aucune illusion sur la sincérité de ce résistant bien particulier.
Sassi croyait lointaine l'échéance de son départ du Sahel Maritime. Il faisait des projets pour mettre en ordre ses affaires pendant les semaines à venir. Il ignorait que les événements pressaient, car deux jours plus tard, des gardes venaient le voir à la tombée de la nuit pour lui annoncer que la colonne du gouverneur, forte d'une vingtaine de personnes, allait partir la nuit même et qu'il devait se préparer à se rendre sur le lieu de rassemblement.
— A quelle heure partons-nous ?
— A minuit, les camions démarrent…
— Je me joindrai à vous à vingt-trois heures.
— Nous vous attendons… vous n'avez plus qu'une heure pour dire adieu à votre femme.
Sassi parut désemparé, car il était à peine dix-neuf heures. A son grand désespoir, il vit ses deux cerbères s'installer devant la porte de sa maison. Plus moyen d'y échapper.
C'est ainsi que Sassi quitta par une nuit d'hivernage le Sahel Maritime. Il ne laissait qu'une désespérée derrière lui, sa femme. Mais il avait dit à son épouse en l'embrassant et la pressant contre son coeur :
— Sois forte, je te promets d'être courageux pour que notre enfant que tu portes soit fier de moi… Cependant, sache que quoiqu'il arrive, je reviendrai.
Il avait jeté un regard sur tout ce qu'il allait laisser derrière lui, il eut un serrement de coeur, puis d'une voix sèche, il dit aux gardes :
— Allons-y, les gars.
Pendant plus de deux années, Sassi allait être un simple tirailleur africain comme un autre. Au moment de son entrée dans l'armée par la force des choses et non par conviction propre, il s'était promis d'être un bon soldat avec l'ambition bien arrêtée d'être plus qu'un simple bidasse colonisé. Ainsi, non seulement il allait passer une excellente période d'instruction militaire, mais il allait devenir un tirailleur exemplaire, bien noté et bien considéré par ses officiers du cantonnement de Fort-Lamy. A cette période de sa vie, contrairement à ses habitudes, Sassi ne faisait rien pour s'attirer une quelconque faveur.
C'était même un paradoxe de le voir si désintéressé. Lui qui exigeait toujours la meilleure part des choses au détriment parfois des intérêts légitimes des autres, s'était soudain avéré altruiste, avec un réel sens « peut-être bien affecté » du sacrifice. Un incident avait révélé à cette époque le changement de Sassi. Il était question de nommer un sous-officier pour un poste très intéressant au palais du gouvernement. Il devait participer aux opérations d'inventaire de tout le matériel roulant existant sur le territoire tchadien. Naturellement, il fut proposé. Sassi trouva le moyen de décliner adroitement la faveur qu'on lui accordait pour proposer le nom d'un de ses obscurs compatriotes sahéliens du cantonnement du Fort Archambault, « qui serait mieux qualifié que moi pour faire un tel travail », avait-il dit. A la satisfaction de l'état-major, le candidat suggéré par Sassi était réellement
très compétent.
Les semaines s'écoulaient paisiblement jusqu'au jour où il reçut son ordre de transfert en zone opérationnelle, à l'extrême nord du Tchad, dans la région du Tibesti et du Fezzan libyen. Point n'est besoin de signaler que Sassi venait d'être ainsi intégré aux troupes d'élite de la colonne du Général Leclerc, alors cantonnée dans la région de l'oasis de Zouar, au coeur du massif saharien du Tibesti. Pendant des mois, Sassi allait participer activement aux incursions de sabotage des avant-postes italiens et de l'Afrika Korps installés dans le Fezzan. A partir du moment où il était choisi pour une expédition de commandos très souvent dangereux, il ne reculait plus devant aucune tentative d'attaque. Loin d'être casse-cou, chaque fois il se jurait de ne pas y laisser sa vie. Simple défi à la mort ou modeste prière du croyant, nul ne le sait.
Toujours est-il qu'un jour de décembre 1942, alors que la colonne avait franchi de nouveau la frontière libyenne pour livrer un violent combat contre des adversaires bien supérieurs en nombre, Sassi fut grièvement blessé dans l'attaque du poste italien d'Uig El-Kébir.
Ce fut une des premières victoires célèbres de la colonne Leclerc qui allait devenir plus tard la remarquable Deuxième Division Blindée, toujours sous le commandement du même chef, son créateur.
La blessure de Sassi était plus grave que ne l'avait cru le médecin militaire. Son transfert à Fort-Lamy fut donc décidé. Promu adjudant sur le champ de bataille, c'est avec regrets que Sassi devait dire « au revoir » à ses camarades. A la veille de son départ d'Uig El-Kébir, un de ses officiers supérieurs était venu lui rendre visite sur son lit de blessé. D'un ton amical de vieux compagnons de lutte, il lui avait demandé :
— Alors, Sassi, tu nous quittes?… Tu vas nous manquer sûrement.
— J'en suis désolé, mon gouverneur, avait-il murmuré.
Voyant le sourire de son interlocuteur qu'il avait cru ironique, il ajouta en essayant de justifier de sa bonne foi :
— Je vous jure, mon gouverneur, que ce n'est pas à cause de mon dossier que je vous parle ainsi, je regrette réellement de ne plus
pouvoir participer aux opérations.
Celui qui fut le gouverneur territorial du Sahel Maritime et qui n'était plus qu'un officier de la résistance, comme tout autre de sa valeur, avait parlé pendant près d'une heure avec le sujet colonisé qu'il avait obligé à s'engager. Au fur et à mesure de leur conversation, il s'était rendu compte que Sassi était réellement sincère, bien que manquant de cette foi combattante pour la victoire finale qui animait toute la colonne. Au moment de prendre congé, l'ancien gouverneur du Sahel Maritime avait sorti de son sac de toile un dossier sur lequel était inscrit à l'encre violette : « Cas Sassi ». Il le tendit au blessé, en disant pour le rassurer :
— Aucune copie n'existe, à part ce document original… Ainsi, un certain passé se trouve oublié pour toujours.
Surpris, Sassi ne put s'empêcher de lancer :
— Mais, mon gouverneur, je ne me suis pas battu pour empêcher une quelconque diffusion de ce dossier ou pour l'avoir en retour…
— Je m'en suis rendu compte, crois-moi… Ce dossier est tout de même mieux en sécurité dans tes mains. Tu peux le détruire si tu veux.
Sassi regardait toujours le dossier. Il n'avait pas pris le document, ne voulait pas lire le contenu. Il transpirait comme si l'émotion avait été trop forte en lui. Incapable de dominer ses douleurs, ses blessures lui faisaient mal. Sa tête lui faisait mal. Son coeur battait de plus en plus fort. Il ferma les yeux pour empêcher les larmes de couler, car une telle eau, dans son état n'aurait pu être que celle des désillusions. Il répéta de nouveau, presque désespéré de ne pas pouvoir convaincre :
— Je ne me suis pas battu pour cela, mon colonel… Je ne me ferai jamais passer pour un idéaliste, mais ma conviction propre est que si je m'en sors, je me battrai encore pour la libération de la métropole et non pour un dossier… Vous savez, même en le détruisant, la mémoire des bommes le reconstituera ou l'inventera tout de même… Alors, j'avais décidé depuis longtemps de laisser les gens s'exprimer en fonction de ce qui les arrange… De toute façon, je n'ai aucune ambition d'empêcher qui que ce soit de parler de mon histoire de “réformé”.
L'ancien gouverneur du Sahel Maritime avait hoché la tête, puis s'était levé. Comme par respect pour le blessé de guerre, il avait fait un salut militaire, puis avait dit :
— A bientôt, adjudant Sassi.
Le tirailleur avait souri puis répondu :
— A bientôt, mon colonel, et que Dieu vous garde.
La nuit venait de tomber. Sassi avait suivi du regard son colonel qui s'éloignait, le dossier sous le bras. Au dehors, il avait vu l'ancien gouverneur du Sahel Maritime allumer un briquet, puis ouvrir le dossier et brûler l'un après l'autre les papiers du document.
Sassi s'était tourné vers le mur pour essayer de dormir, mais ses blessures lui faisaient de plus en plus mal. Et pourtant, cette nuit-là, le mal le plus insupportable fut celui de la morsure à l'âme. Il se répéta encore : « Quoique vous puissiez en penser, je n'ai pas combattu pour mon dossier, mais pour une certaine dignité de l'homme, bien que cet honneur me soit refusé… Je ne serai tout de même jamais un écorché vif… Après tout, j'aurais bien pu crever et je vis… Mon Dieu, si j'étais mort, mon ancien gouverneur, mes camarades de combats et plus tard bien d'autres témoins auraient dit que j'ai crevé pour un dossier. La seule décoration que j'aurais eue, aurait été un grand éclat de rire… pour le nègre colonisé que je suis… Peut-être suis-je trop désespéré aujourd'hui pour tenir un tel raisonnement. Essayons donc de dormir… si possible. »
Sassi n'allait plus retourner sur un champ de bataille. Soigné pendant une longue période à Fort-Lamy, après sa guérison, il fut mis dans le corps de réserve, puis affecté dans la zone des grands espaces sahéliens comme médecin vétérinaire indigène chargé du contrôle du bétail et d'aide aux nomades. Pendant près de deux ans, Sassi allait vivre la vie des Sahéliens. Son territoire d'affectation s'étendait du Tibesti à Siguiri, en Guinée française. Il couvrait plusieurs millions de kilomètres carrés. Avec les nomades, il allait passer d'oasis en oasis, lutter contre la sécheresse et assurer le ravitaillement en viande des populations citadines du Sahel.
Lorsque les territoires du Sahel Occidental passèrent sous le contrôle des autorités de Londres, Sassi se trouvait alors à Agadès dans la région des falaises de Tiguidit au Niger, où les nomades sahéliens avaient installé pour un temps leur village. Sassi, en dehors de ses responsabilités de médecin vétérinaire chargé en même temps du contrôle du troupeau, avait profité d'un long séjour pour ouvrir une école primaire dans le campement. Il enseignait lui-même aux enfants. Lors d'un passage à Agadès, il eut la surprise de se voir transféré à Zinder, où six mois après son arrivée survint l'événement relaté par Lamine-Dérété au début de sa rencontre avec Sassi.
Au risque de décevoir les adversaires de Sassi, il importe de mettre en garde sur le fait que l'événement de Zinder n'avait rien d'un grand scandale susceptible de mettre à tout jamais Sassi hors du chemin des honnêtes gens. Il en fallait plus à ce personnage. Le procès qui lui était fait se rapportait à la mort d'un agent local nommé « Baibakam ». Ce dernier et son acolyte-chef, un administrateur de cercle toubab un peu dingue d'ailleurs, avaient tous les deux profité de la guerre pour semer la terreur rouge dans un coin paisible du Sahel. Ils torturaient, emprisonnaient des dizaines de notables dans des cachots couverts de taule, durant de torrides journées de saison sèche où la température dépassait les cinquante degrés. Non seulement, en ouvrant les portes des prisons, ces deux criminels s'amusaient à compter les notables morts, mais ils jouaient aussi à départager les survivants par des courses à pieds devant la population. Le plus atroce sentiment, dans cette affaire, est que la plupart des victimes avaient souvent dépassé la cinquantaine et que les humiliations leur étaient infligées sous le regard de leurs familles. Il est facile d'imaginer l'état d'âme d'alors de la population à laquelle il était demandé de participer aux efforts de guerre.
« Les efforts de guerre », pour ces deux abominables individus, consistaient à obliger les indigènes à leur donner toutes leurs récoltes, leurs bestiaux ou le peu de biens qu'ils possédaient.
Dès son transfert à Zinder, Sassi avait signalé l'affaire au gouvernement territorial. Préoccupées par des problèmes plus urgents, les autorités ne firent rien pour arrêter les exactions des deux individus. Alors, il eut une idée… Et quelle idée !…
Sachant bien que l'éducation coranique était très forte dans les régions du Sahel, en prenant comme exemple la guerre sainte contre les païens, Sassi s'était arrangé pour acheter en bloc chez les commerçants Syriens, Libanais, Grecs et autres, des dizaines de reproductions montrant un calife avec son sabre fendant en deux et de part en part un infidèle. Sur chaque reproduction, il avait inscrit au niveau de la tête du mécréant, soit le nom de Baibakarn, soit celui de l'administrateur sanguinaire des colonies, du nom de Monsieur Fumié.
La sentence n'allait pas tarder. On retrouva, deux jours après la diffusion des reproductions, le cadavre de l'agent local Baibakam sur la place d'un village des environs de Zinder, la tête fendue en deux. Quant à l'administrateur Fumié, c'est gravement blessé, avec un bras et une jambe écharpés qu'on le retrouva sous son lit. On eut juste le temps de le sauver. Par manque de médecin dans ce village retiré, ce fut Sassi, médecin vétérinaire, qui fut désigné d'office par un officier de police pour le secourir. Il devait lui couper la jambe et le bras pour éviter la gangrène généralisée. Un trimestre plus tard, sauvé de la mort, l'administrateur Fumié accusa Sassi d'avoir exécuté Baibakam. La population avait soutenu Sassi en revendiquant la mort de l'agent. Rien n'y fit, le transfert de Sassi dans une des capitales du Sahel ne tarda pas à se réaliser. Il allait être jugé. La population organisa une petite manifestation. A cette époque, un tel fait ne pouvait qu'être un crime de lèse-majesté. On tira donc sur la foule. Il y eut des morts, des « morts de rien », pour calmer les esprits… Il ne faut pas donner de problèmes au maître, quand il est en train de défendre son pouvoir contre l'ennemi, avait dit quelqu'un un jour. Sassi, quant à lui, avait tout nié. ll nia même avoir acheté des reproductions de tableaux religieux dans une boutique. Et puis, il n'était pas à Zinder quand mourut Baibakam, le petit tyran minable et sanguinaire comme peut en produire parfois le continent africain.
Il était bien établi que Sassi se trouvait en tournée chez des nomades qui campaient ce jour-là dans la région du Damergou. Vérification faite, son alibi était bien justifié, car des centaines de témoins, parfois venant de très loin, s'étaient présentés pour proclamer qu'ils avaient vu Sassi ce jour-là, bien que parmi eux, beaucoup ne le connaissaient que de renommée.
En Afrique, la renommée peut assassiner un individu, car à l'instant même où elle naît, elle grandit comme un mythe. Il vaut mieux l'avoir dans le bon sens, sinon gare ! Pour Sassi, ce fut l'ange de la renommée qui le sauva. Au niveau de l'administration impériale, qu'aurait-on bien pu faire d'autre, sinon le libérer ? C'est ce que firent les autorités, qui avaient d'ailleurs besoin de lui.
En effet, au moment du passage de Sassi en jugement, on venait de relever au Sahel beaucoup de disparitions de têtes d'ovins et de bovins. Le bétail et leurs voleurs se dirigeaient, croyait-on, vers les frontières libériennes de la Côte-d'Ivoire et de la Guinée française ou de Sierra Léone. A Dakar, les autorités fédérales étaient préoccupées par ce problème qui constituait un réel danger pour l'économie de toute la région occidentale d'Afrique. Leur objectif immédiat était de mettre fin au trafic du Troupeau du Sahel avant l'opération « Overlord », ou « de l'Enclume ». Pour constituer la petite unité qui allait être le fer de lance de l'Opération du Troupeau du Sahel, des centaines de dossiers de tirailleurs africains ou de fonctionnaires indigènes furent analysés. On mena des enquêtes sur les candidats susceptibles d'être retenus. Les autorités ne voulaient prendre aucun risque pouvant aboutir à un échec. C'est ainsi que parmi d'autres s'imposa le nom de Mainguai, fiché comme « communiste » et se trouvant dans un camp disciplinaire de l'Afrique Equatoriale. Sassi fut choisi pour sa grande connaissance des nomades et des bergers sahéliens et son métier de vétérinaire.
Il allait servir comme auxiliaire sous un officier américain stationnant à Monrovia, plus précisément à la base de Robertsfield. Sassi allait avoir pour mission de contrôler les mouvements des nomades sahéliens à la recherche de leur bétail… En aucun moment et jusqu'à nouvel ordre, Sassi n'avait l'autorisation d'entrer en contact avec l'Unité Tsé-tsé de Mainguai. Ce fut donc par hasard qu'il devait rencontrer Mainguai à N'Zérékoré.
Il y était venu pour une seule nuit, dans l'intention de s'entretenir avec les Sahéliens perdus dans la région forestière et de les convaincre, si possible, de retourner dans leurs communautés d'origine. Sassi ignorait alors jusqu'à l'existence de l'Unité Tsétsé. Comme pour découvrir ce qui se cachait derrière l'entreprise de recrutement de Mainguai, qu'il soupçonnait lui aussi d'être un des agents recruteurs des trafiquants, Sassi avait alors improvisé son rôle de composition de tueur à la recherche de sa victime. Tout ce qu'il avait dit ou tenté de faire n'était qu'une simple mystification pour mieux impressionner Mainguai, dont il était parvenu tout de même à découvrir assez rapidement le rôle et l'identité dans l'affaire du Troupeau du Sahel. Ainsi, le cercle, à l'intérieur duquel allait se retrouver désormais Soldat Tsé-tsé, Moustique et les autres, était fermé. Pour en sortir, il leur fallait découvrir le Troupeau du Sahel.
***
Cette nuit-là, à l'heure du rendez-vous de quatre heures du matin fixée par le capitaine Henri, toute l'Unité Tsé-tsé était au complet devant le quartier général des opérations.
Lamine-Dérété était également présent et attendait fiévreusement la confirmation de la nouvelle concernant son transfert définitif au sein de l'Unité Tsé-tsé. N'y était pas Grand-Nègre, car personne ne l'avait averti. En outre, consigne était donnée à la famille à laquelle Mainguai l'avait confié depuis son arrivée à Nzo de ne jamais le laisser sortir avant le lever du jour. Toujours solitaire, énigmatique, Sassi lui aussi, était présent au rendez-vous de quatre heures. Il ne cessait de toucher son front, il avait une petite bosse qui le dérangeait un peu. En effet, une demi-heure avant, alors qu'il se dirigeait vers la rivière pour plonger sa tête dans l'eau froide, il avait heurté violemment Mainguai au tournant d'un chemin. Leurs têtes s'étaient cognées l'une contre l'autre à un tel point que tous deux en restèrent « groggy », pendant quelques secondes.
— Espèce de con, quand voudras-tu foutre le camp de mon chemin, sale réactionnaire ! lui gueula Mainguai.
— Tu te découvres, mon vieux, dans la colère… Et puis, où veux-tu que je sois sinon chez moi au Sahel ?
— Partout ailleurs, mais pas sur mon chemin !
— Quand l'affaire du Troupeau du Sahel se terminera, je souhaite que tu reviennes à de meilleurs sentiments. Après tout, ni toi, ni moi, ni les autres n'avons été à la traîne des événements, pour une fois… Alors, on se serre la main pour faire une chaîne de solidarité en vue d'un même combat présent ou futur ?
Sassi gardait la main tendue. Mainguai hésitait, soupesant comme toujours le pour et le contre de ses opinions, puis il répéta à son tour :
— Qu'à cela ne tienne, chaîne de solidarité pour un même combat… présent.
Les deux Sahéliens allaient se quitter, lorsque Sassi revint en courant vers Mainguai pour lui dire de but en blanc :
— Tu sais, des centaines de bergers sahéliens sont dans la région. Ils ont
perdu leurs biens et n'osent plus retourner chez eux… Il suffit d'un rien pour qu'ils récupèrent un peu de leur patrimoine. Toi, Mainguai, chef de l'Unité Tsé-tsé, tu peux faire quelque chose pour eux…
— Tu es mieux placé que moi pour les aider, puisque tu les connais, du moins pour la plupart.
— Je ne puis rien pour eux. Je peux simplement leur dire que s'ils coopèrent avec nous, je veux dire avec le capitaine Henri, le Group Captain Lancelot et l'ami Jim, ils auront des chances de se voir remboursés de la perte de leur élevage.
— T'es dingue, non ?… Tu sais bien que l'état-major ne marchera pas dans une telle combine…
— Tu peux tout de même leur en parler.
— Je ne marche pas !
— Eh bien, ne marche pas… Pour quelqu'un qui prétend servir son peuple, tu sers plutôt les colons.
— Pendant que tu y es, conseille-moi donc de faire distribuer les six mille têtes du Troupeau du Sahel aux Sahéliens…
— Je n'ai pas dis cela… Mais un peu d'indemnisation des pertes subies par les victimes ne ferait de mal à aucun portefeuille… Je sais que le Captain Jim est venu avec des milliers de dollars…
— Quel pourcentage te réservent-ils, tes clients sahéliens ? lança Mainguai.
— Pour une fois, rien. Il m'arrive même de ne pas profiter financièrement d'une situation comme celle-ci, répondit Sassi sur un ton conciliant.
— Je ne puis te cacher ma surprise à l'écoute d'une telle nouvelle d'un Sassi philanthrope.
— Que veux-tu, l'homme n'est pas toujours aussi prévisible dans ses réactions que tu le crois ; et puis… tu oublies qu'à chaque circonstance, ses mobiles particuliers… Tant que je serai dans l'armée, je ne ferai rien pour m'enrichir. Après tout, les colons tirent bien leur argent de quelque part, dans nos pays.
— Tu as dit : les colons, ce qui explique tout. Mais toi, tu es un Africain, c'est un scandale de t'entendre faire des projets de ce genre !
— De m'enrichir après la guerre ?
— Oui, au détriment du peuple !
— Tu souhaites donc que je me croise les bras du matin au soir en attendant l'ange généreux qui me remplirait le ventre, me donnerait une maison, des affaires prospères et un bon compte en banque ?… Hein ?
— Je souhaite que tu te mettes au service du peuple contre les colons…
— En attendant, c'est moi qui défends le peuple contre les colons, monsieur le marxiste-léniniste colonisé qui s'est fait mettre bêtement à la porte du collège de Dakar alors qu'il avait toutes les chances de devenir un brillant universitaire, avocat, ingénieur, médecin ou autre… Au lieu de cela, un vagabond ramassé quelque part en Afrique pour être jeté tête la première et à coups de pieds dans l'armée coloniale, dont il espère être un héros par son action concernant le Troupeau du Sahel… Pendant que six mille têtes de bétail iront nourrir des armées coloniales et impériales alliées en quête de leur liberté perdue, des millions de Sahéliens crèveront de faim pour avoir été
frustrés de leur troupeau… Ces pauvres Sahéliens, eux, n'auront aucune compensation de qui que ce soit… L'ambition t'empêche donc de penser à ton prétendu peuple à défendre… Pour servir ce peuple, commence donc d'abord par lui permettre de récupérer son patrimoine.
Mainguai était silencieux. Chaque propos de Sassi lui avait fendu le coeur et martelé la tête. Il pensait à tous ses efforts et à ceux de l'Unité Tsé-tsé. Sans plus rien dire, il avait continué son chemin en disant d'une voix basse :
— J'en ai déjà trop supporté depuis le début de cette affaire pour tolérer une quelconque leçon de toi… Sassi-le-réformé !
***
A quatre heures du matin, Sassi était de retour sur le lieu du rendez-vous. Il était complètement réveillé pour avoir pris un bon bain dans la rivière. Mainguai lui avait tourné le dos, il ne voulait plus lui parler.
La porte du quartier général venait de s'ouvrir. Le capitaine Henri avait demandé au cuisinier de servir du café aux membres de l'Unité Tsé-tsé et à Lamine-Dérété qui venaient de se présenter devant lui. Dehors, Sassi faisait toujours cavalier seul en attendant l'arrivée de Jim. Assis sur des bancs, silencieux, Ansoumani, Kollê, Koffi, Samb, Lamine-Dérété et Mainguai, habités par l'angoisse de la dernière période d'un combat décisif, concentraient leur attention sur les faits et gestes du capitaine Henri. Ce dernier semblait calme, mais ne cessait de regarder la porte d'entrée. Les autres membres de l'état-major n'allaient plus tarder à se présenter. Doucement, il se mit à fredonner « le Chant des partisans ».