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Alioum Fantouré
L'homme du troupeau du Sahel

Paris. Présence Africaine, 1992, 295 pages.



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Prologue du livre des Cités du Termite

I. — Le Livre interdit


Jusqu'à dix-sept ans, Mainguai n'était qu'un adolescent africain parmi d'autres. Il était réputé pour son calme et sa gentillesse, à tel point que pendant les premières années de sa scolarité, ses camarades prirent l'habitude de lui offrir le prix annuel du « Coco d'or » qui couronnait le « bon copain le plus formidable » du collège. En une époque où l'établissement scolaire de Dakar était fréquenté surtout par une majorité de jeunes Européens et quelques enfants privilégiés des territoires d'Afrique noire, il est facile de mesurer le degré de sympathie dont bénéficiait Mainguai. En fait, il ne faisait rien pour forcer une quelconque bienveillance. Il restait lui-même.
Originaire du territoire du Sahel-Atlantique, dès son plus jeune âge, par mesure exceptionnelle accordée par le Gouverneur général des territoires d'Afrique Occidentale, après avoir passé un concours, il était admis à suivre l'enseignement secondaire. Il fut envoyé à Dakar pour faire ses études. A cette période de sa vie, tout semblait bien tracé, bien dessiné pour assurer son avenir. Sa famille rêvait d'en faire « un professeur de quelque chose ». Elle le voyait déjà en éminent spécialiste des humanités gréco-latines. Toutefois, il est probable que dès cette époque, Mainguai ne se soit pas senti à l'aise dans l'enveloppe d'un prototype du Nègre gréco-latin. Toujours est-il qu'il rêvait bien d'une autre profession. Il voulait être avocat défenseur, puisqu'il fallait bien « être quelqu'un » dans un corps de métier respectable.
Lorsque nécessité lui prit de révéler pour la première fois son secret, c'était pendant un cours de mathématiques. La révélation était d'autant plus inattendue que la plupart de ses camarades avaient prétendu vouloir devenir « mathématiciens ». Le candide opportunisme de l'enfance avantageait ainsi le professeur de mathématiques pour une heure de cours. En réalité, comme tout professeur qui se respecte, ce dernier savait bien que s'il avait été professeur de « sciences naturelles », pour lui faire plaisir, les élèves auraient répondu : « Je voudrais être professeur de sciences naturelles. » C'est une règle de jeu auquel les enseignants ne se laissent pas toujours prendre.
Cependant, le professeur n'avait pas négligé la réponse du « tranquille » Mainguai. A la fin du cours, il lui avait fait signe de l'attendre.
— Pourquoi, monsieur ? avait demandé Mainguai, suspicieux.
— Nous allons discuter un peu… si cela ne te dérange pas.
— Pas du tout, mais je ne tiens pas à ce que les camarades me traitent de « manche-à-balle ».
— Ce n'est vraiment pas ton genre.
— Mais il suffit que l'un d'eux le prétende…
Le professeur, oubliant les problèmes d'amour-propre du collégien, se dépêcha de poser une question :
— Pourquoi veux-tu être avocat ?
— N'en ai-je pas le droit, monsieur ?
— Si, bien sûr, mais il y a toujours une motivation…
— Je n'aime pas l'injustice, dit-il d'une voix nette, presque cassante.
— Personne ne l'admet non plus, Mainguai.
— Le régime colonial est un fait basé sur l'injustice…
Le professeur sursauta. « Ne lirait-il pas de la mauvaise littérature ? » se demanda-t-il, avant de rétorquer :
— En devenant avocat, tu serviras tout de même au sein de ce régime. Le droit que tu exerceras et dont tu te serviras sera également la résultante de ce fait colonial que tu contestes, espèce d'agressif.
— Je ne suis pas agressif, mais avouez que vous voulez me chercher des histoires, alors que je ne souhaite que la paix.
Mainguai s'était de nouveau tu. Il n'ouvrait plus la bouche. Il faisait oui et non de la tête. Au bout d'un quart d'heure de monologue du professeur, il murmura :
— Je peux m'en aller maintenant, monsieur ?
— Pas encore ! Mais pour qui tu te prends, sale petit né…
— … nègre, enchaîna Mainguai comme pour aider le professeur à mettre au clair son idée.
— J'avais voulu dire « petit néfaste individu », rectifia l'autre.
— Vous avez voulu dire « petit nègre » !
— Je ne suis pas raciste, quoi que tu puisses en penser.
— Vous l'êtes tous, dans les colonies. Fichez-moi la paix ! cria soudain Mainguai.
En l'espace de quelques secondes, le professeur avait perdu de son contrôle, s'était abattu sur l'adolescent pour lui faire entendre raison et pour le faire taire. Mainguai n'avait pas poussé un seul cri, il s'était laissé battre. ll saignait du nez. Quand les coups s'arrêtèrent de tomber sur lui, il avait murmuré avant de sortir de la classe :
— Vous n'avez aucune crainte à vous faire, il n'y aura pas de plainte contre vous de la part des miens. Vous venez de me donner une leçon d'injustice et de lâcheté.
Mainguai était sorti de la salle de classe.
Tête baissée, il avait pris la direction de la cour de récréation. Quelques-uns de ses camarades le suivaient à distance. De temps en temps, ils tentaient de lui poser des questions auxquelles il ne répondait que par la même excuse polie :
— S'il vous plaît, soyez gentils, laissez-moi seul, si cela ne vous dérange pas trop.
De son côté, le professeur, soudain dans l'embarras, ne cessait de répéter à tous ses collègues :
— Je n'avais aucune mauvaise intention à l'égard de cet élève. Pour moi, c'est un enfant comme un autre, je voulais bavarder un peu avec lui et non le frapper… Je vous jure… Il a été si agressif. Je regrette…
— Tu n'as rien à regretter. Avec ces gens-là, il n'y a que la chicotte qui marche, avait dit quelqu'un.
— La chicotte ? Le croyez-vous vraiment ? Ce dont moi je suis de plus en plus certain, c'est que nous n'avons jamais adopté le langage qu'il fallait avec les Africains…
— Eh bien, arrangez-vous pour créer un nouveau… Vous leur donnerez la main, ils vous arracheront le bras, lança le censeur de l'établissement.
Ainsi était clos l'incident. Seul, le professeur avait éprouvé une certaine mauvaise conscience à l'égard de l'adolescent. A plusieurs reprises, il avait essayé de renouer le dialogue avec Mainguai, mais ce dernier, silencieux, s'était toujours arrangé pour esquiver tout échange de mots en dehors de la classe.
L'année avait passé et le professeur avait demandé son transfert pour le Maroc. Le jour de son départ, Mainguai était venu comme par hasard au port de Dakar. Il attendait l'embarquement des passagers. A aucun moment, il ne s'était montré au professeur et à sa famille. Lorsqu'ils furent sur le pont du navire, au moment où le bateau allait quitter le quai, Mainguai était sorti de sa cachette pour se montrer en plein soleil, bien en vue des voyageurs. Le professeur n'avait pas osé faire signe, il regardait cet élève dans les yeux duquel il n'avait cru déceler que haine pendant tout son séjour à Dakar… Discrètement, du doigt, il avait montré Mainguai à sa femme. Celle-ci tenait un mouchoir à la main ; elle avait souri puis fait un petit signe au jeune Africain en agitant le morceau d'étoffe. Comme s'il n'attendait que cela, le Sahélien avait répondu au geste amical. Le paquebot, peu à peu, était sorti du port. Au loin, sur le pont, deux mouchoirs flottaient dans l'espace, dernier signe du professeur.
Comme pour être sûr de son propre jugement, Mainguai avait murmuré : « Vous n'étiez tout de même pas un mauvais type, bonne chance, monsieur le professeur. »

Pendant tout le reste des années d'études qu'il allait passer au collège, Mainguai n'allait plus jamais répondre à aucune question d'un quelconque professeur concernant ses rêves d'adolescence ou ses grandes espérances dans le futur. Il ne réagissait à aucune agression verbale. Seul parfois son regard, qu'il savait faire aussi dur que les réalités de sa terre, parlait pour lui. Cependant, s'il ne disait jamais rien, il n'en pensait pas moins. Il était toujours cité au tableau d'honneur avec souvent à l'appui des prix d'excellence, mais n'en manifestait aucune fierté.
Un jour, alors qu'il avait fait une bonne collection de notes qui faisait honneur à toute promotion d'élèves, ses camarades, pour organiser un petit chahut, l'avaient obligé à tenir un discours sur la manière d'avoir les meilleures notes. A la surprise de tout le monde, car aucun parmi eux n'espérait lui faire prononcer une seule phrase, Mainguai avait accepté tout de même de parler. Et voilà quelques extraits du discours qu'il tint devant ses camarades :

« … Je mène un combat contre moi-même. Mes notes, je ne les compare jamais aux vôtres, car les vôtres ne m'intéressent pas. Vous n'êtes pas un problème pour moi, ni un obstacle, puisque quoique nous puissions faire sur les bancs d'écoles, nous n'aurons jamais le même destin… Moi, je n'en ai pas. Pour en avoir un brillant, il aurait fallu que je ne sois pas colonisé, il aurait fallu que je sois libre d'être moi-même.
Mais là n'est pas le cas… Puis-je le dire, mon destin, en attendant, c'est de libérer ma terre, sans haine de qui que ce soit, me libérer… Le reste est une question de temps. Avec le futur, tout est possible, même la fin du règne toubab sur l'Afrique… Alors, laissez-moi en paix avec vos félicitations concernant mes notes…
A partir de cette année, s'il vous plait, oubliez-moi aussi pour votre prix du “Coco d'or”, je ne veux rien de personne… »

— Cet imbécile de Mainguai est doué pour semer le froid dans n'importe quelle assemblée de naïfs de bonne volonté, dit tout haut un élève.
Mainguai avait tendu l'oreille. Il se dépêcha de s'informer :
— Moi, imbécile ?
— Oui, tu es même stupide, à ta manière…
— Moi, stupide ? C'est bien la première fois que quelqu'un profère un tel jugement à mon sujet…
— Eh bien, j'ouvre la caravane des chiens qui vont aboyer contre toi…
— Tu es un métropolitain, tu peux te le permettre.
— Tu te noies dans tes complexes !
— Moi, me noyer dans mes complexes ?
— Oui, tu les collectionnes… colonisé, africain, sahélien, nègre, noir, négro, etc.
— Ecoute, mon vieux, je m'en fous d'être nègre, noir, négro, sahélien, africain, mais je suis à tout jamais révolté contre l'oligarchie coloniale toubab dont tu fais partie.
Pour toute réponse, l'élève toubab métropolitain, qui s'appelait Dujardin, se tourna brusquement et lui expédia un direct dans le ventre, un coup qui aurait ravi Joe Louis en personne. Mainguai avait répondu par un retour aussi fulgurant à l'envoyeur. Les deux s'étaient courbés presque en même temps pour se tenir le ventre. Tous deux soufflaient de douleur.
— Eh bien, mon colonisé de Noir, t'es pas une poule mouillée…
— Toi non plus, mon colon de Blanc.
Tous les deux éclatèrent de rire en même temps.
— Qu'est-ce que nous sommes bêtes, dit Mainguai.
— Enfin ! s'écria Dujardin, un peu d'humour dans la tête du colonisé Mainguai.
Puis d'ajouter à l'intention de son camarade :
— Ecoute bien, le mieux que tu as à faire avant de t'engager dans les pires des ennuis, c'est de savoir faire un peu la part des choses. Je te vois souvent réagir contre le régime colonial. Tout en comprenant ta position, je ne te reproche qu'une chose, ta maladie commune avec les colons qui exploitent les Nègres en Afrique et ailleurs.
— Ma maladie commune avec les colons ? dit Mainguai, de plus en plus perplexe.
— Bien sûr, tu mets tous les Blancs dans le même sac à l'instant même où ils posent les pieds sur le continent africain. Pour toi, ils deviennent des colons qui traitent tous les Africains de sales Nègres paresseux, voleurs, etc. Je ne conteste pas qu'il y ait beaucoup d'exploiteurs parmi les Blancs vivant dans les colonies, mais tous les Blancs ne sont pas tous les mêmes, comme tu le crois.
— Ils sont tous les mêmes, tous des exploiteurs… Et puis il n'y a pas de colonialisme innocent, mon vieux, trancha Mainguai.
— Et moi ? Suis-je un sale colon ? demanda soudain Dujardin.
— Ton cas est différent.
— Comment, différent ?… Et ma famille, … de sales exploiteurs également, selon ton critère de jugement ?
— Vous n'êtes pas comme les autres.
— On est toujours comme les autres, simplement on a parfois plus de tolérance que les autres. La leçon pourrait être valable pour toi aussi.
Dujardin avait tendu la main à Mainguai en disant :
— Frères et amis, d'accord ?
La main était toujours tendue, Mainguai la regardait comme s'il faisait encore la part des choses. Un sourire furtif avait parcouru son visage, puis il avait tendu la main à son tour en murmurant :
— Frères et amis… Cependant, Dujardin, n'espère pas trop me transformer en Nègre-Blanc.
— Ce n'est vraiment pas ton genre, quand bien même tu passerais toute ta vie parmi les Blancs.
— Avec vous, on ne sait jamais… Il faut toujours se tenir sur ses gardes, de vrais diables, ironisa Mainguai.
— Avec les Nègres, on ne sait jamais… ll faut toujours se méfier… Comme tu vois, les préjugés sont parfois comme des reflets dans un miroir.
Les deux camarades éclatèrent d'un grand rire comme pour se moquer de la stupidité des préjugés.

***

D'année en année, Mainguai progressait régulièrement dans ses études. Il avait réussi sa première partie du baccalauréat « avec mention ». A l'exception de Dujardin, lorsque ses camarades étaient venus le féliciter pour son succès, il n'avait eu qu'une réaction : « Je m'en fous. » Ce « je m'en foutiste » qui n'en avait pas l'air avait décidé de s'inscrire en classe de philosophie. Quand on lui avait demandé d'expliquer la raison de son choix, il avait regardé dans le vide, puis avait dit d'une voix nette et calme comme par défi : « Pour comprendre le sens des idées qui régissent votre monde. »
— Que désires-tu faire, après ? lui demanda-t-on.
— Rien… Dans tous les cas, pour des gens comme nous, toutes les voies sont fermées dans ce système.
— Quel système ?
— Puis-je être inscrit en classe de philosophie ?
— Bien sûr, mais sois plus poli, avait dit l'employé.
— Je suis toujours poli.
Sans rien dire de plus, il avait quitté le bureau en murmurant un « merci » entre les dents. Les six mois de philosophie de Mainguai firent de lui l'un des plus brillants éléments qu'ait jamais connus le collège de Dakar.
A cette inoubliable période de sa vie scolaire, à part sa nouvelle manie de se faire justice, Mainguai n'était toujours qu'un adolescent comme un autre, pas plus intraitable, pas plus calme que tout autre de sa génération. Mais voilà soudain, tout se bouleversa dans sa croisée des chemins par un incident regrettable de ce lendemain des vacances de Pâques. Peut-être que sans cet épisode il aurait évolué tant bien que mal vers l'existence d'un adulte plus ou moins bien rangé, qui aurait été un petit Africain bien docile, étouffant en lui tout sentiment susceptible de déranger fondamentalement l'ordre établi. Plus tard, après l'indépendance de son continent natal, il aurait fait une acceptable carrière de citoyen adaptable à toutes les sauces oligarchiques, aussi bien fascistes que capitalistes, militaires ou communistes…
Peu lui aurait importé les couleurs dirigeantes, il se serait arrangé avec l'atmosphère environnante, pourvu que sa promotion y trouve son compte. Sans cet incident, … il est vrai qu'avec des « si » on peut mettre l'Afrique en vente aux enchères sur le marché des pouvoirs. Disons tout de même cependant qu'en temps normal, dans un pays normal, l'accroc n'aurait eu aucune espèce d'importance, il n'y aurait certainement pas eu de quoi faire pleurer un agneau.
Mais voilà, c'était dans une période où le paternalisme civilisateur s'alliait aux travaux forcés dans les colonies et au mépris de l'indigène, à la satisfaction d'une bonne conscience et à la quiétude des lendemains qui chantent, à l'assimilation du monde noir et à la peur du réveil du colonisé. Il ne fallait donc pas déranger le père bienfaiteur malgré quelques erreurs commises au fil des jours… Et voilà qu'un petit freluquet de nègre sans passé reconnu, sans passé écrit, sans monuments historiques ni champs de batailles grandioses à millions de morts surmontés par de multiples croix de bois et autres signes de croyances, un petit sauvage prétendument descendu des arbres sans l'y avoir trouvé auparavant, se permettait de lire, par un bel après-midi de vendredi en Afrique, un livre interdit, en guise de préparation à son deuxième « bac philo ». Il lisait dans un coin de la cour de récréation un « immonde » bouquin qu'auraient dû ignorer tous les colonisés de cette époque.
Il y était plongé comme Icare dans sa naïveté de vouloir voler comme un oiseau. Il lisait et n'avait aucune crainte de casser son nez aplati dans les pages ouvertes du livre. Le pion qui l'avait surpris n'avait d'abord rien soupçonné, jusqu'à l'instant même de la découverte du pot aux abeilles. Tout de bonne foi, ce garde-chiourme pour collégien était persuadé que l'élève Mainguai lisait les oeuvres de Kant, ou Alain, ou Spinoza, ou un autre grand penseur digne de ce nom, il en était convaincu au moment même où il avait pris à l'improviste de la main du lecteur le livre en question, avait regardé la couverture, avait poussé un « bobooob » satisfait. Alors, tout haut, il avait dit en lisant la couverture : « Bien, très bien, tu lis La Critique de la raison pure, de Kant… parfait. »
Ce n'était pas parfait du tout pour Mainguai, car visiblement, il tremblait dans sa culotte, il avait le regard rivé sur le livre, transpirait comme si soudain on l'avait fourré tête en avant dans un sauna finlandais. Avant qu'il ne fût trop tard, il avait voulu reprendre rapidement son livre. Catastrophe, le surveillant était déjà piqué au vif, devenait pourpre, puis tomate, passait par toutes les teintures dont le marron, tête-de-nègre, vert olive, jaune bilieux… et enfin rouge écarlate, au moment où presque au bord de l'apoplexie, il gueulait du haut de son mépris pour le petit nègre : « Bolchevik ! »
Tremblant de tout son être, Mainguai, comme abasourdi, matraqué par le cri du garde-chiourme laissa sortir sur un ton des plus nasillards :
— Eh ben, autant me traiter de moujik ou de cosaque. Et pourtant, avec la gueule que j'ai, il faut vraiment le faire exprès.
— Tu te défends et ironises, en plus !
— Non, je ne me défends pas du tout, monsieur, pas du tout, mais je ne vois pas où est le crime. Dans tous les cas, il ne faut jamais chercher les puces dans les cheveux d'un nègre, y'aurait du mal à les attraper… Je ne vous ai jamais dit que je lisais Kant, j'avais utilisé uniquement la couverture pour couvrir les pages d'un autre bouquin qui n'en avait pas.
— Qu'est-ce que tu me racontes, espèce de salaud de petit ingrat.
— Ben rien… Je crois que je dois dire « adieu » à mon deuxième bachot… Je ne vois tout de même pas où se trouve l'ingratitude dans cette affaire.
— Tu as intérêt à la boucler, petit salaud de nègre communiste.
— Ne confondons pas, monsieur, la couleur politique qu'on choisit et la pigmentation de la peau… Et puis, je lisais ce livre comme je l'aurais fait pour Alain ou Bachelard…
Pendant que le pion « mouchard » courait déjà vers le bureau du censeur, Mainguai galopait vers la sortie du collège où on l'empêcha d'ailleurs de franchir librement le seuil, car on lui barra l'issue de secours. Il devait être jugé. II ne faut jamais laisser crever un condamné à mort de mort naturelle, autrement cela laisserait des doutes sur l'objectivité et le fondement de la justice humaine à l'image des sociétés honorables. Ainsi, comme il se devait, le surveillant « fort de son droit et de son devoir » avait traîné d'abord le moujik noir chez le surveillant général, du surveillant général chez le censeur, puis chez le proviseur. Il était gentil, le proviseur. Il portait des lunettes à la Schubert ou à la Marx.
Il est vrai qu'on ne voit jamais ce dernier avec des lunettes, mais avec une énorme barbe, une moustache touffue, des cheveux denses. Il portait des lunettes, pourtant, tonton Marx, ce fils de bourgeois respectables et mari d'une aristocrate. Le tonton Marx, si écoeuré des abus de sa société d'origine, passait tout son temps dans les bibliothèques, il ne faisait que lire, analyser son époque, écrire et puis, plus il lisait, analysait, écrivait, plus il devenait myope. A force d'être myope, il s'était habitué à sa propre myopie et la société capitaliste ne se rendait plus compte que ce gentil et tranquille rat de bibliothèque regardait à travers elle et voyait si bien en elle qu'il avait décidé de passer toute sa vie à mijoter la bombe Capital. Mainguai, lui, n'avait rien trouvé de mieux que de se nourrir de Marx — entendons-nous bien, Mainguai n'était pas cannibale, il ignorait jusqu'à l'existence du cannibalisme ; c'est lorsqu'on l'avait traité de tel qu'il avait découvert l'adjectif ; alors lui qui n'avait jamais bouffé personne, avait découvert jusqu'à quel point peut aller la bêtise des préjugés raciaux. Disons donc que Mainguai, qui n'avait, par contre, rien trouvé de mieux que de lire Le Manifeste communiste, dans la série du Capital, avait été traîné chez le proviseur, puis devant le Conseil de discipline, une belle assemblée d'hommes et de femmes respectables emmitouflés dans leurs principes bienfaiteurs pour peuples arriérés à exploiter.
En bons professeurs et efficaces éducateurs, les membres du conseil de discipline avaient raisonné, sermonné Mainguai, avant de lui signifier de déguerpir du collège malgré l'intervention de quelques-uns parmi eux en faveur du coupable. Mainguai sentait mauvais pour la morale du collège. Sa présence était dangereuse pour tout esprit sain, il se devait de disparaître rapidement du cercle de l'enseignement secondaire où on distribuait si généreusement les principes fondamentaux de la civilisation des peuples forts de leurs droits à dicter la loi au monde. Ainsi fut chassé le diablotin Mainguai du paradis de l'éducation des gentils petits anges noirs.

***

Quand Mainguai se retrouva dans la rue par une belle matinée de saison sèche, une angoisse soudaine l'envahit. Il n'était pas question pour lui de retourner chez lui au Sahel-Atlantique. Il ne voulait pas s'exposer aux reproches, aux réprimandes de sa famille qui n'aurait pas compris qu'un enfant de bonne famille si intelligent puisse se faire mettre à la porte d'un établissement scolaire. C'est ainsi qu'il décida de vivre une nouvelle vie. Comme toujours dans un tel cas, pas plus qu'un autre, Mainguai ne savait pas encore ce qu'il allait devoir faire dans l'immédiat. Il ignorait tout de l'avenir. En attendant de voir clair dans le futur assombri, et aussi dans le but de se décharger d'un surplus de bagages encombrants pour ses libres mouvements, il avait emprunté une pirogue à un pêcheur de Dakar, chargé pêle-mêle livres et cahiers scolaires, puis emporté toute cette masse jusqu'à l'Ile de Gorée où il devait accoster prudemment au niveau de l'embarcadère de la maison des esclaves.
Après avoir fait le tour du lieu, il avait déchargé la pirogue, fait un tas des papiers (noircis par des centaines d'heures de cours) et livres fabriqués au nom de l'éducation de la jeunesse, les avait arrosés d'essence et avait craqué une allumette. Pendant que le feu prenait corps, Mainguai eut un serrement de coeur. Tant d'années d'efforts perdues. Tant d'espoir réduit en fumée. L'avenir devenant incertitude. Les cendres de son matériel scolaire prenaient soudain l'apparence des illusions qui se réduiraient en cendres. Il luttait contre le désespoir, mais ne put s'empêcher de pleurer. Soudain, il dit tout haut comme pour se tenir une promesse :
— Vous me le paierez, je vous le jure.

***

Pendant une ou deux semaines encore, comme un malheureux chien perdu, Mainguai vint traîner autour de son ancien établissement scolaire. Il ne renonçait pas encore complètement aux études. Il parlait avec ses camarades, s'informait de l'évolution du programme. Pendant quelques jours, il avait même nourri l'espoir de passer son examen en candidat libre. On lui avait fait savoir qu'une telle éventualité était à exclure de ses rêves.
A cette époque de sa désespérance, un de ses camarades européens avait plaidé sa cause auprès de ses parents. Il leur avait expliqué les circonstances du licenciement de Mainguai en leur demandant d'intervenir en sa faveur auprès du gouverneur général. Chaque jour, Mainguai venait aux nouvelles, il attendait impatiemment l'arrivée de son bienfaiteur. Pendant une dizaine de jours, on le fit patienter par le même terme maintes fois répété, qui d'espoir au coeur, lui devint une véritable épée de Damoclès. « Le gouverneur réfléchit sur la décision finale à prendre », disait chaque fois Dujardin.
Alors, chaque jour, Mainguai qui n'avait jamais prié de sa vie d'adolescent s'était soudain découvert un penchant mystique. Il allait régulièrement à la grande mosquée de Dakar, faisait des sacrifices. Avec l'argent de poche que ses parents venaient de lui faire parvenir, il avait même fait immoler un mouton, comme le veut le rite musulman, puis avait distribué la viande aux plus miséreux de la ville. Il nourrissait l'illusion que Dieu tout-puissant, dans sa justice, ouvrirait les yeux du gouverneur sur la profondeur de sa détresse. Mais comme toujours, quand il s'agit de la détresse de ceux qui aspirent à la clémence et à l'espoir, celui qui fait la miséricorde, le Miséricordieux, ne fut malheureusement pas au rendez-vous du désespéré. Peut-être Dieu dort-il trop parfois sous les tropiques pour ne jamais entendre les appels des hommes perdus dans le tunnel des existences précaires.

***

Toujours est-il que Mainguai, ce matin-là encore, avait couru devant la maison des Dujardin. Il avait surveillé fiévreusement la sortie en récitant des prières. Quand il vit apparaître celui qu'il était venu voir, il avait traversé la rue en courant. Arrivé à son niveau, tout essoufflé, il avait demandé après un rapide bonjour : — Pas de bonne nouvelle pour moi, Dujardin ? Ce dernier, aussi éprouvé que son camarade, après un instant d'hésitation, avait répondu :
— Le gouverneur général a rejeté la demande.
Mainguai avait baissé la tête, la gorge serrée, avait murmuré :
— Ah bon… dommage… J'avais vraiment espéré le voir changer d'avis à mon sujet, car je ne suis pas aussi mauvais qu'on le pense.
— Oui, je le sais et je n'ai pas manqué d'en faire part à mon père qui en est également convaincu… Tu lui avais fait une très bonne impression lors de votre rencontre, tenta d'encourager Dujardin.
Mainguai respirait fort, comme pour reprendre son souffle.
Tête baissée, il regardait un morceau de papier qui traînait par lerre, peut-être une page de cahier déchiré. Comme s'il se parlait à lui-même, il avançait des propos entrecoupés de longs silences.
— Je ne sais vraiment plus quoi faire… Pour une simple lecture d'un livre… Etre mis à la porte comme un animal contaminé par la pire des maladies… Je n'arrive pas encore à comprendre mon malheur… Je ne puis le comprendre, encore moins l'expliquer à mes parents… Que vont-ils dire de tout cela… eux qui m'ont tout sacrifié, pour n'avoir qu'une telle récompense de ma part ? Pour une simple lecture !
— Je suis certain que tu t'en sortiras et qu'un jour nous essaierons ensemble de changer quelque chose dans les territoires d'Outre-mer.
— Je l'espère bien, Dujardin, mais vois-tu, je ne suis tout de même qu'un Africain colonisé dont la valeur est au plus bas de l'échelle humaine conçue par les maîtres de notre continent natal… Par exemple, c'est toi qui m'as passé Le Capital de Marx et c'est moi qui déguerpis des bancs de l'école. Le surveillant et d'autres professeurs t'ont vu lire ce livre, ils n'ont rien dit… Pourquoi me chasser, moi ?
— C'est ce côté réactionnaire du conseil de discipline qui me révolte dans cette affaire… J'ai honte de faire partie d'un tel groupe de canailles.
— Ecoute, Dujardin, une telle justice de rapport des forces au détriment du faible n'est pas uniquement un fait colonial… C'est une affaire de lutte de classes en Afrique et ailleurs… Je te jure que j'en crève, mais des salauds ne me pousseront pas au suicide. A partir d'aujourd'hui, je ne pleurerai plus sur mon sort !
Mainguai avait tendu la main à Dujardin, puis avec un sourire avait dit :
— Je ne regrette pas d'avoir été mis à la porte pour la raison invoquée. Merci pour tout. Je n'oublierai pas ce que tu as fait pour moi. Je ne me laisserai pas écraser. Je te promets que nous nous reverrons pour une meilleure cause.
— Je l'espère, Mainguai… Bonne chance, vieux frère.
— Bonne chance, Dujardin… Réussis ton deuxième bac avec mention, j'aurai l'impression d'être de la partie… Au revoir, l'ami.
Les deux camarades s'étaient serré la main, puis s'étaient séparés.
Comme par hasard, ils avaient pris des chemins opposés, l'un allait vers le collège, l'autre vers La Médina, un des quartiers populaires de Dakar. Dujardin, pendant un instant, s'était retourné pour faire un dernier signe à Mainguai, mais ce dernier s'éloignait comme si désormais seul comptait l'avenir. En réalité, Mainguai ne regardait jamais en arrière.


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