Alioum Fantouré
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Grand Prix de la littérature d'Afrique noire, 1973
Alioum Fantouré
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Grand Prix de la littérature d'Afrique noire, 1973
La nuit tombait sur les Marigots du Sud. La dernière d'une époque. J'avais l'impression d'assister à la vidange d'une piscine — pas de passation de services, ni de cérémonies d'adieu. Il y a quelque chose d'incompréhensible dans la direction des peuples que je ne comprendrai jamais. Une grande farce dont on respectait les règles du jeu sans réellement y croire. Quant à moi, je ne parvenais pas à réaliser la fin brusque des responsabilités des toubabs sur les Marigots du Sud, la fin de leur influence sur notre vie quotidienne, sur nos destinées. Je ne voyais pas comment après un siècle de présence, par une opération du Saint-Esprit, tout un monde allait s'effacer d'un jour à l'autre, sans transition, par la simple signature d'un morceau de papier. Non je ne saisissais pas et je n'avais pas honte de mon ignorance. Lorsque j'essayais de m'informer on me répondait qu'il n'y avait rien à comprendre. Il fallait que j'admette les faits établis et que je suive comme tout le monde. C'était facile à dire, mais difficile à faire. Et pourtant j'avais suivi « comme tout le monde » …
La population des Marigots du Sud était en liesse. Dans les rues il ne semblait y avoir ni pauvres, ni riches, ni travailleurs, ni chômeurs, ni affamés. Hommes, femmes, enfants arboraient des habits indescriptiblement colorés. Ceux qui n'avaient rien de décent à se mettre avaient trouvé ce jour-là de bonnes âmes pour leur prêter des vêtements. Un miracle de prospérité avait jailli de l'inconnu.
Dès l'aube, les muezzins de Porte Océane avaient appelé les fidèles à la prière. Les cloches de la cathédrale avaient sonné à toute volée. Ma famille et moi, nous nous étions levés très tôt pour nous rendre à la mosquée. De leur côté, les missions chrétiennes avaient avancé l'heure des services religieux. L'évêque de Porte Océane avait célébré un Te Deum ». Par-ci, par-là des voitures particulières, des cars pleins de monde se frayaient un chemin en klaxonnant. Piétons et automobilistes se faisaient des signes amicaux. Parfois, aux carrefours nous nous arrêtions pour laisser la voie libre aux véhicules. Malgré tout il y avait des embouteillages monstres dans la ville. Nous nous sentions entraînés par la foule. Partout dans les concessions comme aux carrefours, sur les places de marché, les terrains de sport, aux coins des rues, dans les salles de fête, il n'y avait que chants et danses.
Au loin, je discernais le vrombissement des engins blindés puis des camions de transports militaires. Je les aurais reconnus parmi des milliers d'autres. Peu après, au passage, mes camarades Langue-de-Vipère, Patte Arquée, Baraka, Beau-Temps, Didi en uniforme me faisaient de grands signes. Je les saluai de la main et continuai mon chemin dans la foule en compagnie de ma famille. Tant bien que mal je parvins au lieu du défilé.
L'attente me parut longue. La tribune officielle commençait à se remplir. Je crus reconnaître le dernier gouverneur des Marigots du Sud, un ministre toubab de la métropole, des officiers, des hauts fonctionnaires, des futurs membres indigènes du gouvernement, de grands notables et bien d'autres célèbres inconnus. Il ne manquait plus que le futur chef de l'Etat des Marigots du Sud.
Bientôt nous entendîmes les bruits de motocyclettes, une voiture officielle, encadrée d'une vingtaine de motards, arrivait par l'avenue de la Liberté. Des murmures, des ovations des applaudissements s'élevaient de la foule. Baré Koulé était salué comme un nouveau dieu par ses compatriotes. On avait oublié déjà la cruauté de sa milice, la fourbe perfidie de ses méthodes d'ascension au pouvoir. Il apparaissait comme le porteur auréolé du flambeau de la liberté, il était celui qui avait arraché par la force « notre Indépendance ». La foule oubliait que l'indépendance était inéluctable depuis plusieurs années, que Baré Koulé avait forcé sa chance au bon moment et que même Dieu ne l'aurait pas empêché de la consolider fût-ce au prix du sang de la nation entière. C'était un sauveur, disait-on, son mythe avait pris forme.
Déjà depuis quelques jours, les habitants ne parlaient que de sa sagesse, de son éloquence, de son intelligence de sa lutte contre les toubabs pour l'indépendance des Marigots du Sud. Tout lui etait Imputé, tout lui était donné, tout lui était dû. Il était le maître. Le plus naïf des citoyens l'aurait senti. C'était bien ainsi, car nous, les enfants du soleil, avons besoin d'être mystifiés par nos dieux pour oublier le temps qui passe.
C'est peut-être à cela que pensait Baré Koulé au jour de l'indépendance. Et pourtant, au moment où le nouveau chef d'Etat faisait des signes à la foule, je ne pus m'empêcher de penser qu'également, sous le cercle des tropiques, les dieux sont mortels.
Une divinité vénérée aujourd'hui, peut se réveiller déchue de ses pouvoirs surnaturels demain. Divinité ridicule, grotesque, elle disparaîtra comme tant d'autres pour n'avoir été qu'un vain espoir pour un instant matérialisé. Mais nos coeurs se consumaient d'espoir au moment où l' « indépendance » allait être déclarée. J'étais perdu dans mes pensées lorsque les projecteurs éclairèrent la tribune. Les journalistes, photographes, reporters et cinéastes de tous les pays avaient pris place. Les clics des appareil et les ronronnements des caméras s'entendaient à souligner l'importance du moment historique. La foule émue se mouvait doucement comme la mer par temps calme. Des discours furent prononcés, des médailles distribuées. Le ministre de la Métropole prit la parole d'une voix étouffée, puis, crescendo, fit l'historique de l'arrivée des toubabs aux Marigots du Sud, parla du passé, de l'avenir teinté d'amitié entre le pays qui fut la Métropole et le nouvel Etat du cercle des tropiques. Au nom de son pays, de son gouvernement, du peuple qu'il représentait, il déclara « indépendant » le territoire des Marigots du Sud. Après le ministre toubab, Baré Koulé fit un long discours. Cela plut à la foule. Il fut applaudi à tout rompre. Défiant la tradition le nouveau chef nous invita à répéter après lui : « Nous sommes libres, indépendants ! Vive notre République des Mariogts du Sud ! »
Comme cela se doit nous criions à gorge déployée.
Nous étions indépendants, joyeux, optimistes, mais moi, je restais sur ma faim. J'étais déçu. J'aurais aimé constater, comme par miracle, un changement brusque de la nature, le soleil qui passerait au noir, puis progressivement prendrait un ton clair, rouge, jaune, vert, puis d'une blancheur immaculée, nous enverrait des rayons cléments. J'aurais aimé qu'à l'instant où on nous déclarait « indépendants » les nuages prennent différentes couleurs, entreprennent une course rapide, que le vent souffle, le soleil soudain disparaisse, les tonnerres grondent, les éclairs brillent, la pluie tombe, arrose la nature et fasse pousser les plantes, puis que tout redevienne normal, mais plus beau qu'avant. Il aurait fallu un miracle comme dans les religions pour célébrer l'indépendance des Marigots du Sud, mais les miracles ne prolifèrent que dans nos fantasmes. Le rêve m'avait pendant quelques instants éloigné des réalités. J'étais heureux ; je devais être heureux !
Puis le drapeau de la République des Marigots du Sud fut présenté au peuple. Le peuple applaudit, s'accroupit, salua, très digne.
Le peuple est indépendant.
La nouvelle garde républicaine joua notre hymne national, le peuple se mit au garde-à-vous, tête nue, silencieux, recueilli. Lorsque ce fut fait, Je peuple applaudit, fier.
Le peuple est indépendant.
Le nouveau chef de l'Etat se présenta, leva le bras. Le peuple applaudit, content.
Le peuple est indépendant.
Le président présenta son gouvernement. Le peuple applaudit.
Libre.
Le peuple est indépendant.
Le défilé commença. Les soldats, les gendarmes passèrent, les blindés suivirent. Le peuple applaudit, détendu.
Le peuple est indépendant.
Le défilé continua. La milice de Baré Koulé et de son Parti Social de l'Espoir arriva à son tour, chemises rouges et pantalons bleus peu rassurants.
Le peuple murmura, les mains moites, mais applaudit, craintif.
Le peuple est indépendant.
Lorsque le signal de la séparation fut donné, le peuple se demandait, à gauche et à droite, où se trouvait le lieu des banquets. Le peuple rêve de bombance, heureux.
Le peuple est indépendant.
Pendant que la tribune officielle se vidait, le peuple s'éparpillait.
Il rejoignait sa niche. Parlait de la journée mémorable.
Des légendes sur l'indépendance prenaient corps.
Le peuple y croyait.
Nous retournions dans nos foyers, les griots, les danseurs, les chanteurs, les saltimbanques, tout un chacun contribuait aux festivités. Le rythme envoûtant des balafons, des tams-tams soutenus par les instruments à vents et les guitares maintenait le peuple en liesse. Je ne pus m'empêcher de décoder le langage des percussions endiablées :
In-dé-pen-dance
paon-dance
in-dé-pen-dant
pen-dant
dé-pen-dance
paon-dance
cha-cha-cha
cha-cha…
C'était plaisant à danser pour qui aimait se griser sous le soleil. Mais moi, j'avais hâte de ramener ma famille à la maison. Je n'ai jamais été un amateur acharné de la danse.
Pendant que je retournais au camp, les milices populaires distribuaient le premier journal officiel de la République des Marigots du Sud aux citoyens. Je reçus mon exemplaire « gratuit ». Je m'évertuais à chercher les noms de quelques connaissances.
Ma peine fut vite récompensée. J'eus la joie d'apprendre que le capitaine Baba-Sanessi était promu général d'armée et chef d'état-major général. Le lieutenant Fof devenait colonel. Il y avait plusieurs promotions d'anciens officiers ou sous-officiers indigènes ayant fait leurs preuves dans l'armée toubab. Le pays était encadré, bien encadré. En outre, il y avait une lignée sans fin de noms de civils nouvellement désignés comme ministres, députés, secrétaires d'Etat, présidents directeurs généraux, secrétaires généraux, responsables de toute sorte. Tous les leviers de commande étaient déjà occupés. La plupart des nouveaux chefs étaient des membres du Parti Social de l'Espoir, ceux qui n'étaient pas intronisés, n'avaient qu'à se reconvertir au messie-koïsme pour pouvoir bénéficier d'une rapide promotion.
Le peuple est indépendant.
Je parcourais la liste, lorsque mon regard tomba sur un nom, je l'avais oublié celui-là : « Ha-lou-ma », Halouma ! Je le croyais mort le voilà ressuscité au jour même de l'Indépendance. L'assassin de Monchon était libre, bien en place, en bonne santé avec le grade de « commandant en chef des milices du Parti ». Il
devenait par ses fonctions le second personnage du nouvel Etat. La terre se dérobait sous mes pieds. Moi qui attendais un changement un miracle avec la venue de l'indépendance, j'avais découvert un gouffre d'incertitude, aussi angoissant que la pensée d'entrer soudain dans la tombe. Une sourde révolte grondait en moi, les souvenirs de la formation des milices de Baré Koulé, du mont Koulouma, de mon emprisonnement injuste, de la « folie des marchés ». « C'était donc cela », me dis-je. Je laissai tomber
le journal dans la rue.
Nous avions notre devise : « liberté-dignité-fidélité ». Je n'y comprenais rien, mais tout de même c'était un beau tryptique, à douce consonance. Mais l'indépendance ne nourrit pas son peuple. Dès le lendemain des fêtes, j'avais repris mon travail et mes cours de perfectionnement du soir. Le temps, indifférent à nos problèmes, grignotait nos vies. Puis un jour je réalisai, que des mois avaient passé. Ce matin-là je m'étais rendu de très bonne heure au garage pour terminer la révision d'un moteur diesel qui me posait des problèmes sérieux à cause du manque de pièces de rechange. Bricoleur, j'avais retapé quelques élements qui semblaient, à défaut de nouveaux, trouver utilement leur place. Je suis modeste, mais j'en fus tout de même fier. Le moteur avait tourné, c'était du beau travail.
A peine avais-je terminé, je me précipitai dans la salle de réunions de notre comité ouvrier. Mes camarades s'y trouvaient déjà, réunis autour d'un transistor, en train d'écouter le message du Messie-koï. Dès le lever du jour la radiodiffusion de la « Voix du Peuple », cérémonieuse, inspirée, annonçait : « Le Messie-koï Baré Koulé notre président bien-aimé, va éclairer son peuple de sa profonde sagesse. » Les mots ! Heureusement qu'il y avait les mots pour mettre sur pieds les Marigots du Sud indépendants ! Le Messie-koï parlait dur et net. C'était la seule chose qu'il faisait avec virtuosité. Nous n'étions plus des citoyens, mais ses sujets obligatoirement soumis, reconvertis à la religion nouvelle des Marigots du Sud : le Parti Social de l'Espoir.
Dès le début de l'indépendance le spectre de l'inquisition fit son apparition. Une nouvelle form d'intolérance qui n'avait plus pour alibi le Coran, la Bible et Dieu, mais une trinité du désespoir : « Moi Messie-koï, mon pouvoir, mon éternité. » Le plus sûr moyen pour sonder ses sujets était de les mettre à l'épreuve. Les Marigots du Sud étaient devenus en quelques mois un territoire à complots préfabriqués. Un procédé comme un autre pour supprimer les gêneurs. Les adversaires du Messie-koï disparaissaient comme frappés par une épidémie de peste. J'ignorais que c'était cela la liberté. Car désormais ni parents, ni amis, plus personne ne se faisait confiance. Les autorités dirigeantes assassinaient comme elles respiraient au nom de la « liberté retrouvée » (je réserve mon avis quant à cette façon d'être libre aux Marigots du Sud). J'avais l'impression que jour après jour, ma raison de vivre me quittait.
Après avoir entendu le Messie-koï, j'avais longé les murs en rejoignant ma maison. Il ne fallait surtout pas se faire remarquer, c'était un crime que d'avoir un peu de personnalité. Nous étions condamnés à l'anonymat. La dignité, selon le Messie-koï, était à ce prix.
Au lendemain du message de notre vénérable Maître, je reçus la visite de Beau-Temps au garage. J'étais surpris de le voir.
— Que se passe-t-il ? demandai-je banalement.
— Mellé Houré et Benn Na ont besoin de tes services au camp.
— Que me veulent-ils encore, demandai-je d'une voix tremblante.
— N'oublie pas ce que le Club a fait pour nous, nous devons être disponibles ct solidaires à tout moment, quoi qu'il arrive !
— Ça va, j'ai compris. Mais je voudrais tout de même bien savoir ce qui se passe, insistai-je.
— Le Parti a profité du voyage du colonel Fof et du général Baba-Sanessi, les deux protecteurs du camp des travailleurs pour intimer l'ordre à Mellé Houré et à Benn Na de vider les lieux. Nous sommes dans de sales draps, surtout après le discours d'hier. Ils sont capables de raser le camp de fond en comble.
— Ne préjugeons de rien…
— En attendant les camarades ont besoin de toi, coupa Beau-Temps.
J'enlevai mon bleu de travail et me rendis au camp. Je n'eus pas besoin d'explications pour savoir ce qui s'y passait. Une escouade de gendarmes montait la garde devant l'entrée. Je trouvai Mellé Houré et Benn Na en compagnie d'un officier de gendarmerie. Je l'entendis répéter :
— C'est un ordre d'évacuation. Le Parti en a décidé ainsi. C'est irrémédiable. Vous devez partir d'ici, pas de discussion. Evacuez !
— Evacuation ? Mais nous habitons sur ce terrain depuis bien avant l'indépendance. Le gouverneur toubab avait donné l'autorisation aux travailleurs en quête d'emploi de s'installer ici. Nous n'avons toujours pas réussi à caser bon nombre de chômeurs, pire encore des nouveaux viennent chaque jour grossir les rangs.
Le brigadier balaya l'air de la main comme pour dire : « Allez vous faire voir », puis d'un ton supérieur :
— Maintenant c'est le Messie-koï qui commande. Peu importe l'autorisation du dernier gouverneur toubab ! On est libre oui ou non ? Qu'il y ait des nouveaux venus au camp ou pas, ça ne nous regarde pas. Ce camp est un défi à la liberté de notre chère patrie !
— Ecoutez, nous ne savons pas où aller, pas plus qu'avant l'indépendance. Il y a plus d'un millier de personnes dans le camp ; femmes, enfants et hommes compris. Nous ne pouvons tout de même pas les prendre sur notre dos. Au moment de notre installation, nous étions quelques centaines. Le nombre a augmenté depuis …
— Le Messie-koï s'en moque, il est libre. Nous voulons la dignité. Nous ne sommes pas indépendants pour rien.
— Nous demanderons l'avis du général Baba-Sanessi et du colonel Fof, essaya de trancher Benn Na.
— Ne perdez pas de temps. Ils sont en mission à l'étranger et pour des choses sérieuses. Nous avons besoin de nouveaux armements, d'armes modernes…
— Nous avons plutôt besoin de travail ! répliqua Mellé Houré.
— Faites attention, la dignité exige que personne ne se plaigne.
— C'est facile à dire. Ce n'est pas en humiliant et en persécutant la population qu'on lui donnera la dignité comme vous le dites.
— Vous parlez en non-reconverti au Parti Social de l'Espoir, mais je vous avertis, Halouma vous mettra au pas. Il ne blague pas lui !
— Il dresse ses potences, les morts ne se comptent plus, répliqua Mellé Houré.
— Les défunts ne reviendront plus parmi nous, j'espère que vous aimez la vie.
— Au point où nous en sommes !
— Au point où vous en êtes, vous ne ferez pas de vieux os lança le gendarme avant de s'en aller.
Mellé Houré et Benn Na me mirent au courant. Il s'agissait d'aller rechercher le docteur Malekê dans l'hinterland où il s'occupait depuis bien avant l'indépendance de l'état sanitaire d'une trentaine de hameaux et de villages. Mellé Houré me demanda :
— Nous espérons que tu ne refuseras pas ?
— Ben, ça me dérange un peu, mais s'il le faut absolument ben, je le ferai.
Mellé Houré me montra une trentaine de points rouges sur la carte des Marigots du Sud.
— Il fait quatre localités en moyenne par jour. Il est parti depuis bientôt une semaine, à toi de le retrouver. Dis-lui simplement qu'on nous chasse du camp ; que nous avons une semaine pour déguerpir…
Je retournai au garage de la caserne militaire où je pris une Jeep. Je fis le plein d'essence et je chargeai par prudence quelques Jerrycans et des pneus de rechange. Puis je me mis en route. Après quelques dizaines de kilomètres très vite parcourus malgré le mauvais temps, j'abandonnai le macadam pour la route de campagne, au carrefour de la route de Dobréka. Je roulais à une vitesse raisonnable car la voie était parsemée de flaques d'eau et de boue, je risquais de m'embourber à tout moment.
Il me fallut plusieurs heures pour parcourir quelques dizaines de kilomètres. Ce qui m'ennuyait c'était le manque de visibilité, l'horizon était réduit à quelques mètres. La pluie tombait à verses continues. Je parvins bientôt à atteindre le premier village au nom de Nakiri. Nous étions au milieu de l'après-midi. Le chef du village me reçut comme si j'étais un membre de sa famille, pas à cause de mes beaux yeux, mais parce que je lui avais parlé de Malekê.
— Le docteur est un des nôtres, il est si bon pour nous, ses amis sont les nôtres.
Je ne pouvais qu'en être flatté.
Toutefois j'exposais sans aucun salam alec le but de mon voyage. Je demandais à voir le docteur Malekê, mais les hôtes tenaient à me parler de leur médecin.
C'est pourquoi je me laissai bercer par les éloges chantés en son honneur. Chaque villageois s'y adonnait à coeur joie :
« Il n'a pas changé lui, il est toujours un enfant du pays. Quand il arrive, il nous apporte toujours des cadeaux de la ville, des médicaments. Il n'est pas comme les nouveaux patrons du pays. Ceux-ci ne songent qu'à une chose, nous dépouiller. Ces nouveaux colons ne respectent même pas la tradition qui exige des égards pour les anciens. Nous avons un responsable du Parti qui passe son temps à nous injurier. Vous vous rendez compte ? Quel temps nous vivons ! »
J'écoutai pendant près d'une heure les murmures du village. En effet comme citadin j'étais presque considéré comme un notable. J'avais beau leur dire que je n'étais qu'un modeste sujet comme eux, je n'arrivais pas à les convaincre. Pour eux, tout comme Maleké, j'étais leur défenseur auprès des nouvelles autorités. Pour ne pas les décevoir je m'empressai de prendre congé, mais les femmes m'annoncèrent que mon repas était préparé. Il fallait que je mange ou que je l'emporte avec moi.
La nuit tombait déjà, il me restait un long chemin à parcourir. Par respect pour mes hôtes, je consentis à manger. J'étais au bord de l'indigestion, il ne manquait plus que cela, car ma femme m'avait encombré d'un tel stock de réserves de nourritures qu'au risque d'être grossier j'aurais pu inviter mes hôtes à ma table.
— Vous devriez dormir ici et reprendre votre chemin demain matin me proposa le chef du village au moment où rotant d'avoir trop emmagasiné je me dirigeais vers la voiture.
— Je le voudrais bien, mais je ne puis me le permettre, le devoir presse. Merci, que Dieu vous bénisse de votre générosité à mon égard, ronronnai-je.
— La nuit passe vite. La région est dangereuse en hivernage, il n'y a ni routes, ni ponts. Les bacs sont incertains en cette saison, insistaient malgré tout les villageois.
Je n'avais plus que le Créateur et son prophète pour forteresse contre la bonté de mes hôtes.
— Si Dieu le veut, rien ne m'arrivera. Priez simplement pour moi, dis-je d'une manière mystique.
A partir du moment où j'avais dit ces mots le conseil du village n'osa plus insister. Le chef mit son fils aîné à mon service. Il le considérait comme l'un des meilleurs guides de la région.
Puis il répéta : « Que Dieu vous protège. »
Avec le mauvais temps j'avais toujours la crainte de noyer les bougies. Je m'arrêtais très souvent pour vérifier la mécanique et m'assurer de sa bonne marche. Mon guide m'observait et m'admirait. Nous traversions des villages endormis, mais il fallait aller de l'avant. En cet hivernage, beaucoup de voies étaient devenues impraticables même pour les piétons. Très souvent des noctambules campagnards nous conseillaient de modifier notre trajet pour éviter les marais ou les forêts inondées. Dans un des villages, les habitants nous avaient fait traverser le fleuve rendu dangereux par les méfaits de l'hivernage. Jamais je ne me sentis aussi menacé par la mort. A peine le bac avait-il quitté le rivage que nous fûmes pris par les courants. La jeep tanguait sur le rassemblement rustique de bois et de pirogues qu'était le bac. Calmement, à l'aide de leurs énormes pagaïes les passeurs contrôlaient notre dérive. Je me posais des questions sur notre éventuel point d'impact avec la terre ferme.
— A quelques kilomètres d'ici, il y a un chemin qui aboutit à l'autre rivage. Nous oeuvrerons pour y accéder. Si Dieu le veut, me dit notre chef passeur.
Son équipage se démenait tout autour de nous. Je priais tous les dieux pour que la jeep ne quitte pas le bac pour se perdre au fond de l'eau.
— Si Dieu le veut, nous atteindrons l'autre rive, dit encore le passeur.
— Espérons-le, psalmodiai-je.
Un tel optimisme me rendait admiratif. Je répétais comme un robot : « Si Dieu le veut, il nous conduira jusqu'à l'autre rive. » J'ignore si c'est la volonté de Dieu qui nous avait fait traverser le fleuve en diagonale, mais les compagnons parvinrent à me faire joindre la rive opposée. Il n'y avait qu'un ennui, nous avions dérivé de plusieurs kilomètres. Le passeur me recommanda de suivre tranquillement le chemin des chasseurs : « Ils aboutissent toujours à un hameau. Votre parcours s'est étiré d'une quinzaine de kilomètres, mais ce n'est pas grave avec l'aide de Dieu, vous arriverez. »
— Oui, avec l'aide de Dieu, merci beaucoup, leur dis-je.
Mon guide connaissait bien la région. Je m'en étais rendu compte au fil des kilomètres. C'était une chance de l'avoir, bien qu'il soit bavard invétéré, il me dirigeait merveilleusement sur les chemins de brousse par cette nuit pluvieuse. Il ne cessait de commenter les bienfaits de Malekê dans la région, des secouristes qu'il avait formés dans chaque hameau ou village de son secteur médical. Sa bonne entente cordiale et professionnelle avec les guérisseurs. Pour le faire taire je lui demandai si la vie aux hameaux et dans les villages de la brousse avait bénéficié d'une certaine amélioration depuis l'indépendance. Le jeune homme se mit à rire à gorge déployée.
— Qu'as-tu donc ? lui dis-je étonné.
— Ben, vous me dites si nous avons eu des changements dans notre façon de vivre depuis l'indépendance. Les tombes mon frère, les tombes, nous en creusons de plus en plus. Le Parti a remplacé Dieu et a pris le visage de la souffrance et de la mort.
— Vous n'êtes pas les seuls à souffrir, en ville aussi nous trouvons la vie épineuse.
— Les paysans en crèvent beaucoup plus que les citadins, vous pouvez vous débrouiller en ville, tandis que dans la campagne nous nous résignons à obéir ou à mourir sans aucune protection, des gens instruits. Il ne nous reste plus qu'à nous sauver à l'étranger ou dans les villes des Marigots du Sud
— C'est l'enfer.
— Ben oui, mon frère chauffeur-mécanicien l'« enfer », c'est le mot. Tu sais, dans nos villages, nous nous demandons ce qu'est l'indépendance. Notre vie n'a pas changé, nos récoltes sont toujours mauvaises, nous travaillons toujours durement comme avant. Les impôts ont augmenté, ce qui est pis qu'avant, et puis les délégués du Parti nous dépouillent lors de leurs tournées et ils en font plusieurs par mois ; si ce n'est pas l'un, c'est l'autre. Si c'est ça l'indépendance, mieux valait supporter les
toubabs, car maintenant nous supportons et les toubabs et les chefs indigènes. Ce n'est pas une vie de pauvres, mais de forçats. Le Messie-koï parle de dignité en nous volant et en menaçant de mort en cas de mauvaise volonté, si ce n'est pas honteux…
C'est ça la révolution ?
— Un moyen pour le Messie-koï d'écraser ses sujets et de supprimer ceux qui osent le contester.
— Trop compliqué pour moi. Les chercheurs de pouvoir devraient nous laisser en paix. Le peuple s'arrangerait bien tout seul.
— Ce serait trop facile, jeune homme, ils ont besoin du peuple pour bâtir leurs empires.
Le jour s'était levé. Nous venions d'arriver dans un hameau. Je me rendis chez le patriarche qui m'apprit que le médecin avait terminé sa visite le jour précédent. Je pris immédiatement congé de mon guide qui pensait déjà pouvoir m'accompagner jusqu'à Porte Océane. J'étais mal placé pour l'y encourager.
Comme il insistait je lui dis :
— Jeune homme ne te fais pas d'illusions. Porte Océane est une jungle où l'on crève de travail, de chômage, de faim, de saleté, d'humiliation et du Parti. On y abandonne ses espoirs pour n'être plus qu'une créature qui court après un bol de riz.
Au lieu de m'écouter le jeune homme me dit :
— Toi tu y as réussi.
— Crois-tu que j'aie réussi ? C'est trop long à t'expliquer. Il m'a fallu près d'une dizaine d'années de chômage, d'incertitude, de souffrance pour avoir un travail. Après l'avoir obtenu je m'attends à le perdre à tout moment ou à me retrouver bêtement dans une tombe. Imagine-toi bien que notre continent est en gestation violente, les forêts deviennent plus rassurantes que nos villes. Si j'avais à refaire ma vie, avec le peu que j'ai comme instruction, je serais resté dans mon hameau pour aider ma communauté. Là au moins, je n'aurais pas connu les angoisses permanentes des lendemains qui déchantent.
Je m'acharnai à convaincre mon jeune interlocuteur sur les aventures désastreuses qui attendent les paysans dans les villes du cercle des tropiques. Les paroles lui entraient par une oreille et en sortaient de l'autre. Il ne voyait qu'une chose, le véhicule que je conduisais, le moteur que j'avais bricolé de temps en temps pendant notre déplacement, les vêtements que je portais. Il rêvait de Porte Océane. Il refusait d'écouter mes conseils. Porte Océane était sa terre promise, comme j'en avais rêvé à son âge. S'il avait accepté d'être mon guide, c'était dans l'espoir de pouvoir faire de l'auto-stop jusqu'à Porte Océane. D'un ton suppliant il me dit :
— Cher frère chauffeur-mécanicien, pour l'amour de Dieu, emmène-moi jusqu'à Porte Océane. Je me débrouillerai. Avec l'indépendance tout est possible pour réussir.
Ces mots me brûlaient le coeur. Je pensais au futur indicateur, milice, manoeuvre, voleur, tueur ou forçat qu'il pouvait devenir à Porte Océane si jamais il échouait dans sa tentative de trouver du travail. Je lui rétorquai qu'avec le peu que je gagnais comme chauffeur-mécanicien, je nourrissais ma femme, mes enfants, mes neveux, ma belle-mère, les tantes, les beaux-frères et belles-soeurs et qu'aucun de ces derniers ne travaillait. J'insistai sur l'ouverture d'une école primaire qu'avait proposé Malekê aux notables de la région. Le jeune homme ne parut pas me comprendre. Peut-être qu'à son âge ma réaction aurait été identique. Il rétorqua :
— C'est facile à dire de rester, mais j'estime qu'à Porte Océane je peux réussir comme vous. Nous sommes trop exploités dans la campagne et trop démunis pour pouvoir espérer. Je suis jeune, tout de même…
Je démarrai en trombe. Si je m'étais attardé, je me serais attendri sur son sort et je l'aurais emmené en ville. Il courut derrière la Jeep. Je ne m'arrêtai pas. Il n'avait rien à perdre à rester dans la campagne auprès d'un père notable. Bientôt je sortis du hameau. Je priai Dieu pour que je trouve Malekê dans le prochain, village. Il me fallait le joindre au plus vite. J'avais déjà pris près d'un jour de retard sur mon trajet.
De village en hameau je parvins à joindre le docteur au bout du deuxième jour de mon déplacement. A peine arrivé, je me vis engagé comme aide-infirmier. J'essayai de lui annoncer le but de ma visite.
— Plus tard, plus tard, dit-il.
— Que puis-je faire pour vous docteur ? demandai-je résigné.
— Votre batterie est-elle en bon état ?
— Oui, répondis-je tout déçu.
— Bien vous allez nous être utile.
Je ne tardai pas à comprendre. Un cas urgent préoccupait le chirurgien. Un homme était gravement malade. J'ignorais ce qu'il pouvait bien avoir. Dans tous les cas je n'en étais pas surpris, on meurt comme des mouches dans ces sacrées régions. Je plaçai la Jeep à l'entrée d'une grande case qui servait de bloc opératoire. Il pleuvait à verses. Je branchai les fils électriques sur la batterie. Grand Dieu, j'avais souvent vu des malades en mauvais état, mais jamais d'aussi mal arrangés que celui-ci. L'homme etait couvert de gris-gris et de médicaments. Les guérisseurs et les marabouts avaient préparé des amulettes et des
medicaments pour chaque partie du corps. Ce n'était plus un malade, mais une relique. Il nous fallut près d'une heure pour débarasser le malade de ses accoutrements et le préparer à l'opération. Le patient avait depassé la soixantaine. Malgré la gravité de son cas il disait à tout moment :
— Si je dois mourir, c'est que mon heure est arrivée. La mort ne frappe qu'avec le consentement divin.
Malekê gardait son calme. Il savait ses compatriotes trop és devant la souffrance et la mort pour se permettre de contester leurs opinions sur ce sujet.
— Lors de ma précédente tournée médicale vous auriez dû me présenter votre parent, reprocha-t-il aux membres de la famille.
— Il ne voulait pas, au nom du Créateur, dit le fils aîné.
— Lui ou son guérisseur ?
- Enfin, son guérisseur ne voulait pas. Il avait décelé un empoisonnement, ce qui n'avait rien de grave, mon père souffrait du ventre. Le guérisseur lui avait donné des médicaments, un marabout avait préparé des gris-gris pour conjurer les esprits ennemis. Mon père est un grand notable, il est le collecteur d'impôts depuis le temps des toubabs. En ces temps qui courent, c'est une place enviable, délicate et dangereuse. Ses adversaires l'ont empoisonné. J'en suis certain, un mage du hameau voisin l'a dit.
— Evidemment, quatre ou cinq impôts par an, les cultivateurs ont fini par ne plus aimer les collecteurs, maugréa Malekê.
— C'était contre son gré. Depuis l'indépendance, c'est ainsi dans toutes les régions. Nous sommes écrasés par les impôts. Quelques notables avaient refusé de collecter quatre ou cinq fois les impôts par an, ils ont été arrêtés et emprisonnés par les représentants locaux du Parti ou démis de leur fonction après des sévices humiliants.
Pendant que Malekê préparait ses instruments chirurgicaux, il suivait d'une oreille indifférente les explications des parents du malade. J'appris que le campagnard devait payer annuellement un impôt pour l'Etat, une cotisation au Parti et offrir des cadeaux aux représentants régionaux du Parti. Par une façon ou une autre, pour préserver leur vie, les notables collecteurs d'impôts étaient obligés de mois en mois à de plus grandes sévérités pour ratisser le fond des caisses familiales. D'après ce que j'avais cru comprendre, la charge de collecteur d'impôts était pleine d'embûches. Pour la famille du malade, le vieillard avait été bel et bien victime de poisons maléfiques.
— A moins que ce ne soit simplement la vieillesse et la maladie, murmurai-je, sceptique.
Le patient était couché sur une table rustique. Le chirurgien me dit d'allumer les phares de la jeep et ma lampe de mécanicien. Je dirigeai les faisceaux de la lampe sur l'abdomen du malade et retins mon souffle. Le docteur Malekê incisa le ventre puis murmura à Salimatou, son assistante et anesthésiste :
— Appendicite aiguë, péritonite généralisée, abcès très profond. Territoire de l'artère mésentérique menacé.
— Avez-vous découvert les traces de poison ? Je suis certain que nos ennemis l'ont empoisonné, intervint le fils aîné du malade.
— Votre père n'a jamais été empoisonné, vous auriez mieux fait de ne pas l'amener chez les guérisseurs et les marabouts. A quoi est-ce que je sers si vous me cachez les malades lors de mes visites médicales ? Ce n'est pas sage.
Je me cramponnais à la lampe électrique. D'une main experte le médecin elargit l'ouverture, installa les instruments pour maintenir l'agrandissement du trou, puis ses doigts, comme désossés, retirèrent un bout de chair qu'il coupa. J'eus un haut-le-coeur, une odeur nauséabonde sortait de la plaie. J'entendis le docteur Malekê me dire :
— Ne défaille pas. Maintiens correctement l'impact de l'éclairage. Surtout ne tremble pas Bohi Di.
Je me repris. De temps en temps je fermais les yeux pour ne rien voir. Salimatou secondait le médecin comme son ombre. Ils se parlaient dans leur langage bien à eux, où tour à tour j'entendis des mots mystérieux : « coecum, iléon, terminaison de l'artère mésentérique » et d'autres termes déroutants. J'ignorais qu'il y avait tant de choses dans un ventre. Je me demande encore comment Malekê pouvait voir ce qu'il y avait à supprimer et à soigner. Délicatement et sûrement, j'assistais au processus de l'opération chirurgicale dans un décor que rien ne prédisposait à ce genre de travail. Comme s'il s'agissait d'un vêtement le chirurgien referma l'ouverture puis fit un pansement. Lorsqu'il termina, sa figure était épanouie, il nous félicita de notre coopération.
J'en eus honte car je n'avais fait que tenir tant bien que mal une lampe de mécanicien. Déjà Salimatou avait préparé le lit du patient, installé l'ampoule dle transfusion sanguine. Tout se déroula normalement. Je surpris le regard admiratif de Salimatou « amoureuse comme aucune femme ne l'a jamais été », me dis-je perfidement.
— S'en sortira-t-il, me hasardai-je.
— Je l'ignore Bohi Di, l'infection péritonale était à un stade avancé, espérons. A plus de soixante ans, seul le coeur a le dernier mot.
— C'est du latin pour moi !
— Moi non plus je ne connais rien au métier de mécanicien, Bohi Di.
— Prions Dieu, psalmodiait la femme du malade qui ne cessait de demander la bénédiction du Ciel.
— Qu'il vous entende se contenta de répondre Malekê. En tout cas il n'y a jamais eu d'empoisonnement dans cette affaire et désormais, s'il y a un malade au village, j'exige que vous m'en avertissiez, les guérisseurs ne peuvent pas vaincre toutes les maladies.
Malekê contrôla une dernière fois le pouls du patient qui semblait avoir bien supporté le choc opératoire et donna des recommandations pour l'hygiène et les soins à apporter. Salimatou devait attendre au village pendant un ou deux jours pour veiller sur l'opéré. Au moment où Malekê allait s'installer dans son véhicule, il me demanda enfin :
— Au fait, qu'est-ce qui t'amène ?
— Les camarades m'ont envoyé pour vous avertir que le camp doit être évacué.
— Cela ne se fera pas du jour au lendemain, ils n'ont qu'à choisir un autre endroit. Le territoire ne manque pas d'espace. Quant à moi je n'interromprai pas ma tournée médicale.
Je n'osais pas braver l'autorité du médecin bien que je me sentisse coupable envers mes camarades. Pendant deux jours encore Malekê me retint comme aide-infirmier improvisé. Nous visitâmes plusieurs hameaux et villages. Dans l'après-midi du deuxième jour je subis la plus amère de mes expériences. J'aurais souhaité ne pas en avoir été témoin, tant la révolte contre l'injustice de la vie m'avait marqué. Nous étions arrivés dans un des minuscules hameaux des Marigots du Sud, comme il en existe beaucoup sous les Tropiques, blotti dans une vallée ceinturée par la forêt. On aurait pu le croire désert si ce n'étaient les lamentations qu'on entendait dans une grande case. Nous nous dirigeâmes vers la maison en deuil. Onze petits cadavres y étaient alignés. Le médecin examina les corps, posait des questions. On lui dit que les enfants avaient été empoisonnés.
— Empoisonnés ?
— Dieu en a décidé ainsi, il nous les a donnés, il les a repris, c'est sa volonté, dit le patriarche.
Malekê ne pouvait plus rien pour les enfants. Il tenta de convaincre les parents sur la nécessité de procéder à l'autopsie des corps. Ce fut le suprême sacrilège. Le patriarche indigné s'écria : « Aucun être humain n'a le droit de contrôler le travail de Dieu, car la mort aussi est une oeuvre du Créateur. »
Pendant que la terre recouvrait les enfants, je vis le médecin fermer les yeux. Il m'était impossible de m'imaginer ses pensées. Ce qui était certain, c'est qu'il se sentait soudain désemparé devant les réalités difficiles de sa terre natale.
Les villageois ne voulaient pas parler de la mort de leurs enfants. Pour eux, seul Dieu avait disposé des âmes qu'il avait créées. On ne discute pas la volonté divine. Malekê était fatigué de prêcher dans le désert, pourtant patiemment, humainement il interrogea les parents, un à un. Il répétait sans cesse les mêmes questions :
— Est-ce que ce sont les premiers empoisonnements ? Qu'onti-ls mangé ? Quelle eau buvez-vous ? Votre base d'alimentation ? Des arbres interdits ? Avaient-ils l'habitude de s'éloigner du hameau et où allaient-ils jouer ? Dites-le-moi !
— Ils ne s'éloignaient jamais des cases, répondit une vieille femme. Je crois que ce sont les mauvais génies qui sont responsables.
— Aujourd'hui, ce matin, où ont-ils été ? insista Malekê.
— lls ont joué. Leurs parents travaillaient aux champs. Je les surveille toujours, répondit la vieille femme.
— Nous devons trouver la cause de cette catastrophe, insista Malekê, autrement, demain, ce sera le tour de l'un de vous. Vous y passerez tous si nous ne découvrons pas la cause de ce desastre.
La pluie avait cessé de tomber. Nous profitâmes de l'accalmie pour fouiller les environs du hameau. Une femme héla le médecin. Elle prétendait avoir trouvé. Nous nous dépêchâmes de la rejoindre. Des arbres arrachés traînaient par terre. Par-ci, par-là des trous récemment creusés, des morceaux de racines éparpillées. Il y avait également une mannite pleine d'un reste écoeurant de feuilles, de racines et de fruits cuits. Une sorte de mélasse grise à donner la nausée. Sans perdre de temps Malekê versa le contenu de la marmite dans un sac en plastique en murmurant des mots que je ne compris pas.
— Nous leur avons toujours interdit de toucher à ces plantes, elles prolifèrent dans cette région, les animaux ne les touchent jamais, dit le patriarche.
— Le mal a-t-il duré longtemps après qu'ils en aient mangé ?
— Une ou deux heures au plus. Le temps d'être avertis et d'accourir. Nous ne pûmes que constater la fin de plusieurs de nos enfants.
Nous étions remontés dans le véhicule avec le sentiment d'avoir dérangé quelque chose, d'être fautifs… Nous étions revenus chercher Salimatou au village. Le malade qu'elle avait été chargée de veiller se portait de mieux en mieux. Malekê fit des recommandations à la famille et lui laissa des
réserves de médicaments.
— Je reviens dans un mois, surtout ne l'encombrez pas d'amulettes, ne faites pas appel non plus aux guérisseurs. S'il meurt vous aurez de mes nouvelles ! Je veux le retrouver en vie.
— Docteur, personne ne peut empêcher la mort de se présenter, murmura le malade.
— Vous feriez mieux de m'écouter pour une fois. Prenez les médicaments et ne vous surchargez pas le ventre des gâteries de votre famille. Vous verrez, dans un mois, vous remercierez Dieu d'avoir recouvré la santé.
— A mon âge, docteur, la mort est un présent de Dieu, le ciel m'attend.
— Le ciel n'attend personne, personne n'est jamais revenu pour nous assurer de son existence ? Une seule chose m'intéresse, votre guérison.
— A quoi servirai-je ensuite, docteur, vous perdez votre temps et vous prolongez mon calvaire sur la terre, j'ai besoin de repos…
— Ecoutez, vieux, je n'ai pas la même croyance que vous, mais j'honore votre croyance en l'au-delà. Toutefois je crois que si Dieu existe comme vous le prétendez, il ne serait pas fier de ses enfants qui refusent la vie qu'il leur a donnée.
— Je n'ai jamais connu le repos. J'ai très souvent prié Dieu pour qu'il m'appelle, j'ai été presque exaucé. J'avais une dizaine de grands enfants, quatre sont morts dans des guerres. Je crois qu'ils le sont puisqu'ils ne sont jamais revenus, et que personne, ni les toubabs, ni nos frères n'ont pu me dire quoi que ce soit à leur sujet. Deux de mes autres enfants viennent de disparaître, emmenés par des agents du Messie-koï, deux autres sont morts de maladie avant moi. Non je ne crois pas que je serai seul là-haut. J'y retrouverai les ancêtres, mes enfants et des amis. Ne vous fatiguez pas à me soigner ou je vous en voudrai.
— Vous ne m'en voudrez pas. Pensez à ceux qui restent.
Le patient avait fermé les yeux, des gouttelettes de sueur perlaient sur son front.
— Si Dieu le veut, je guérirai docteur…
— Il le voudra.
Nous étions de retour depuis peu à Porte Océane. Ce jour-là, un soleil couvert perçait les nuages sombres. Les grondements du tonnerre se faisaient fréquents. L'hivernage nous déversait ses ultimes ondées quotidiennes. La saison sèche était proche. Au camp du Club des Travailleurs, les habitants s'acharnaient à réparer les toitures des cases. Habitués à la présence des agents du Parti, ils ne faisaient plus attention à eux. Malekê avait rejoint ses amis. Depuis son arrivée il avait entrepris des démarches pour le maintien du camp. L'opinion publique de Porte Océane, inquiète du danger que représentait l'exclusion de milliers de parias de leur tanière, avait adressé des pétitions au Messie-koï pour lui demander de tolérer l'existence de la communauté. De leur côté, les responsables du Club des Travailleurs avaient demandé une entrevue au chef de l'Etat qui renvoya la corvée à son koï de la police, le commandant de la milice, Halouma.
Comme on devait s'y attendre, dès l'arrivée de la délégation dans le bureau koïstériel, Halouma brailla à la figure des visiteurs :
— Ne perdez pas de temps, c'est non ! Le camp est dissous. Vous avez tort de vouloir exciter l'opinion publique contre le Parti. Ce n'est pas malin. Il n'y a qu'un seul parti dans ce pays, tout le monde y adhère de gré ou de force, si vous n'êtes pas contents, c'est kif-kif.
— Beaux principes, mais les habitants du camp ne savent où aller, dit Malekê.
— Docteur, je me fous de votre avis, moi je dis que le camp que vous persistez à maintenir en place constitue un danger pour notre liberté, notre tranquillité aux Marigots du Sud !
— Votre liberté, votre tranquillité! Vous me donnez la nausée. Avec la ferme conviction d'avoir toujours raison, vous saignez le peuple de son âme et de ses espoirs, et punissez de mort ou de prison tous ceux qui prétendent au droit d'être. Si vous persévérez dans votre entreprise de négation, un jour viendra où la forêt recouvrira ce pays.
— Forêt ou pas forêt, c'est le cadet de nos soucis, on exécutera tous ceux qui s'opposent au Messie-koï, le reste on s'en fout !
— Cette salle sent le fumier, Monsieur, murmura Malekê, nous étouffons !
— Je ne me laisserai pas insulter, je suis un responsable important des Marigots du Sud.
— Il n'empêche que vous êtes ce que vous êtes et que peu d'hommes souhaiteraient être comme vous.
Halouma écumait de colère. Malekê n'avait décidément rien perdu de son mordant. Le koï sortit de son bureau en claquant la porte.
— Tu as exagéré, Malekê, dit Benn Na.
— Au contraire, je n'en ai pas dit assez. Nous savons tous au Club, que depuis le jour de l'indépendance, nous sommes des condamnés à mort en sursis, autant leur faire savoir que nous ne sommes pas dupes.
— Il ne fallait tout de même pas le provoquer, dit Benn Na.
— Au point où nous en sommes, Malekê a probablement eu raison de dire tout haut ce que les autres pensent tout bas depuis l'indépendance, approuva Mellé Houré.
Pendant qu'ils parlaient, un huissier vint les chercher pour les conduire dans une des multiples salles d'attente du palais, qu'on venait de vider de ses meubles. Les visiteurs, ignorant l'offense, attendaient le résultat de la réunion du comité central du Parti. Peu à peu l'après-midi céda la place au crépuscule. Les fonctionnaires du palais rentrèrent chez eux. La nuit vint, la fine clarté de la lune éclairait la terre. Les heures succédaient aux heures. La salle venait d'être fermée à clef, discrètement. Les prisonniers : Malekê, Benn Na, Mellé Houré ne protestèrent pas.
Ils attendaient patiemment. Au lever du jour, l'huissier, le même que la veille, ouvrit la porte.
— Vous êtes encore ici ? Je n'avais pourtant pas fermé la porte en partant !
Personne ne lui fit de reproches. La matinée avançait, de nouveau les fonctionnaires se présentèrent à leur travail. Il faisait très chaud. Depuis quelques jours, le soleil avait fait place aux grandes ondées de l'hivernage. Patients, les sujets attendaient.
Tard dans la matinée, le koï de la police du Parti, l'honorable Halouma et un autre responsable du comité central du Parti se présentèrent. Il se contenta de lire à haute voix la décision prise par le comité central :
« Nous, Messie-koï de la République démocratique des Marigots du Sud, conscients de l'intérêt de notre peuple et de son indépendance, en accord avec les membres du comité central du Parti, de notre gouvernement et du peuple, avons décidé, lors de la réunion extraordinaire, d'oeuvrer à la réussite de notre Parti Social de l'Espoir dans sa lutte pour la liberté du peuple aimé des Marigots du Sud.
Considérant la nécessité de supprimer toute opposition à notre parti, considérant le Parti Social de l'Espoir comme le seul organe vital et dévoué à notre indépendance nationale, à l'extérieur, comme à l'intérieur du pays, avons confirmé et confirmons la fin de toute opposition sur le territoire de notre chère patrie.
Vive la liberté !
Vive la dignité !
Vive la fidélité au Parti et au Messie-koï Baré Koulé ! »
Halouma leva la tête et regarda pendant quelques secondes ses auditeurs.
— C'est un nouvel article de la constitution de la République démocratique des Marigots du Sud. Désormais toute tentative de résistance au Parti sera punie de mort. Il n'y eut ni questions, ni explications. Melé Houré, Benn Na, Malekê quittèrent le palais messie-koïque.
La surprise des responsables du camp ne fut pas d'avoir été retenus prisonniers au palais du Messie-koï, ni la grossière attitude des dirigeants du Parti à leur égard, encore moins le nouvel article de la « Constitution », mais l'exclusion des travailleurs de leur camp pendant la nuit précédente. Les habitations étaient vides. La milice du Parti, les agents de police et la gendarmerie territoriale occupaient la place. Mellé Houré et ses compagnons s'étaient arrêtés devant l'entrée des campements. Les sentinelles demandaient des laissez-passer aux civils. Mellé Houré se présenta :
— Vous avez un laissez-passer, Monsieur ? demanda un membre de la milice.
— Je n'en ai jamais eu besoin, nous habitons ici.
— Personne n'habite plus ici. Dégagez s'il vous plaît ! Nous attendons du monde.
— Pouvons-nous savoir où vous avez mené les habitants de ce camp ?
— Il n'y a jamais eu d'habitants ici, à partir d'aujourd'hui, ce terrain est mis à la disposition du Parti.
— Hier encore il y avait plus d'un millier de nos camarades ici.
— Ces campements appartiennent désormais au comité central du Parti, si vous en franchissez le seuil vous serez immédiatement arrêtés.
Après une patiente enquête les responsables du camp finirent par savoir ce qui s'était passé. Atan-le-Mammouth avait assisté pendant toute la nuit aux opérations.
— Au début de l'après-midi, nous raconta-t-il, au moment même où Halouma vous recevait, des troupes de la milice ont fait le bouclage des lieux. Plus personne ne pouvait sortir. Ils ont ordonné aux travailleurs de se tenir tranquilles. Pendant un moment nous avons cru à une tentative d'arrestation des membres du comité de direction, d'aucuns protestèrent, mais bientôt nous avons compris la gravité de la situation. Les agents du Parti infestaient le camp et les environs. Ils ne parlaient pas, attendaient. A la tombée de la nuit, les troupes sont entrées en action. J'ignore ce qui s'est passé à l'intérieur des maisons. Vers minuit, les agents ont rassemblé nos camarades par groupes et ont fait embarquer discrètement hommes, femmes et enfants chargés de hardes dans des camions rangés à la queue leu-leu.
J'ai suivi le convoi jusqu'à la gare. Le Parti avait bien fait les choses. Les camions se garaient près de l'entrée des wagons, se vidaient de leur contenu et repartaient chercher d'autres cargaisons. A quatre heures du matin le camp était vide. Le dernier train est parti avant cinq heures.
— C'est un coup de maître, murmura Malekê.
— Nous ne nous laisserons pas faire, dit Mellé Houré.
— Je ne conseille pas une réaction immédiate. Nous avons perdu la plupart des éléments qui constituaient notre front de résistance à ce système, il faut reconnaltre que Baré Koulé n'est pas dépourvu d'intelligence. Au moindre incident il criera au complot. Par une façon ou une autre il nous abattra jusqu'au dernier.
— Nous ferions mieux d'aller voir ce qui s'est passé au port de pêche ! Le bateau de la coopérative s'y trouve.
Il ne restait plus rien du bateau, ni des pirogues de la coopérative du Club des Travailleurs. Un pêcheur qui avait assisté à l'incident nous raconta l'événement. « Nous nous savions surveillés. Au début de l'après-midi, une des équipes de pêche était arrivée au port. Le quai était particulièrement animé par la presence de la milice qui contrôlait le trafic. Nous étions tout de même surpris du soudain intérêt que le Parti portait à notre coopérative de pêche. Nous n'étions pas trop inquiets et poursuivîmes nos préparatifs. Les filets furent réparés, les mécaniciens s'occupaient de la bonne marche du bateau, tout allait bien. Vers la fin de la journée, nous avions fait le plein des
réservoirs de mazout et établi notre plan de pêche. Nous allions partir pour une semaine à la recherche du banc de poisson que nous avions repéré quelques jours auparavant et qui se déplaçait au large des côtes. A la tombée de la nuit nos camarades s'embarquèrent.
Doucement le bateau était sorti du port. Je le regardais s'éloigner. Soudain dans le lointain la vedette garde-côte l'éclaira de ses phares, lui faisant signe de stopper. Le temps semblait ne plus s'écouler pour nous qui observions de la terre ferme. Nous nous demandions quelle infraction grave nos camarades
pouvaient avoir commis pour être arraisonnés de la sorte. Nous ne devions jamais le savoir car vers une heure du matin le garde-côte, tous feux éteints, s'éloignait du bateau de pêche.
Quelques minutes plus tard notre navire explosait et sombrait. J'ai passé la nuit à vous chercher, personne ne savait où vous étiez. Au camp, j'ai vu des camions qui emmenaient nos compagnons, je ne me suis pas hasardé à pénétrer dans l'enceinte déjà bouclée par la milice. Je n'avais plus qu'à me cacher et espérer votre venue.
Malekê, Mellé Houré, Benn Na et Atan-le-Mammouth se regardaient bouche bée. L'indignation était telle que leur silence en devenait éloquent.
— Si nous déposions plainte, pour le principe, proposa Benn Na.
— Contre qui ? dit Malekê désabusé. Contre le Parti ? Des milliers de plaintes ont été déposées depuis l'indépendance, pour tout jugement, les dirigeants ont arrêté les plaignants pour « atteinte au prestige moral de l'Etat ». Si nous nous attaquons au Parti, nous subirons le même sort.
— Il faut tout de même faire quelque chose, insista Mellé Houré.
— Je crains que ce ne soit trop tard. N'oubliez pas que le Club des Travailleurs a cessé officiellement d'exister, depuis la suppression des syndicats et de tout organisme social non intégré au Parti Social de l'Espoir.
— Autant nous dire de renoncer à toute résistance ! Nous sommes pris dans un étau qui se resserre de jour en jour. Si nous ne réagissons pas contre le messie-koïsme le peuple en perdra la raison.
— Tu parles d'une nation comme d'une locomotive qu'on mettrait en marche au premier coup de sifflet du chef de gare. Réfléchis un peu, tu verras que le pouvoir établi a déjà des embranchements à tous les niveaux de la population. Nous sommes cernés par le Messie-koï. Plus personne n'est sûr. Avez-vous observé les manifestations de sympathie dont bénéficient les responsables du Parti lors de leurs tournées dans les provinces ?
Mellé Houré n'avait pas caché sa déception devant les propos de Malekê. Il l'avait regardé longuement comme s'il cherchait quelque chose dans son attitude, il dit :
— Tu mets un point d'honneur à douter de la sincerité des autres. Tu ne crois plus en rien, mais enfin tu n'as donc plus de coeur pour accepter la dictature avec tant d'indifférence ?
— Je ne tiens pas à crever bêtement.
— Tant pis pour le peuple, ce dernier peut crever tu veux dire, dit Mellé Houré sur un ton agressif.
— Vous parlez du peuple des Marigots du Sud, mais il n'y a pas de peuple des Marigots du Sud. Rien que de petites celIules compartimentées aux intérêts particuliers avec à peine quelques passerelles aussi grandes que l'aqueduc de Fallope. Comment peux-tu avoir la légèreté de prononcer « J'aime mon peuple. » Il se fout de toi, ton peuple ! Vous pouvez disparaître aujourd'hui ou demain, il ne s'en portera pas plus mal.
— Merci pour ton souhait, dit Mellé Houré.
— Je dis ce qui est. Baré Koulé n'hésitera pas à nous assassiner si nous multiplions les faux pas.
— Et moi je répète que le temps passe, dit Mellé Houré. Les comités clandestins du Club des Travailleurs sont actifs, il suffira d'un signe pour qu'ils sortent de l'ombre.
— Comme tu le dis, le temps presse, raison pour laquelle il ne faut pas le prendre comme concurrent, nous risquerions de nous éreinter, dit Maleké, narquois.
— La peur est entrée en toi comme dans tant d'autres de nos compatriotes, vous donnez carte blanche au Messie-koïsme.
— Je n'ai pas honte d'avoir peur. Il faut toujours craindre la folie et l'ignorance satisfaite.
— Tu me déçois, dit Mellé Houré.
Malekê foudroya Mellé Houré du regard, d'une voix nette et sans concession il attaqua :
— Vous perdez la tête, nous ne sommes tout de même plus des enfants pour jouer à la guerre civile ou à une révolution de pacotille. Vous voulez vous faire tuer. Sachez qu'on ne fait pas fondre une banquise avec quelques allumettes. Les vingt-six
lettres de l'alphabet feront beaucoup plus de bien à nos compatriotes que toutes les déclarations des révolutionnaires réunis ! Vous me faites tous penser à un professeur de mathématiques qui s'acharnerait à enseigner le calcul intégral aux enfants d'une école maternelle plutôt que de commencer par leur apprendre le système décimal. Ce qui est certain, c'est que ce ne seront ni les révolutions en cascades, ni les sabotages des installations industrielles, ni la mort des dictateurs-gangsters qui nous sauveront de nos difficultés, au contraire, nous en crèverons. Prenons plutôt exemple sur le colonel avec sa section d'instructeurs du service civil. Fof ne dit rien, ne revendique rien, mais il est actuellement le seul qui ait suivi la voie de la raison, celle de notre survie. Car enfin pour gueuler, il faut tout de même avoir quelque chose dans le ventre.
— C'est vrai, au point où nous en sommes, dit Benn Na, il vaut peut-être mieux sauvegarder nos vies, il est vrai qu'il n'y a plus grand-chose à sauver.
Les temps avaient bien changé. Le temps des grèves, des incidents comme ceux du port contre la corporation fruitière était révolu, bien mort. Les patrons de l'union des corporations redoublaient de zèle pour pouvoir bénéficier de la grâce du Messie-koï. Des groupements financiers allèrent jusqu'à se cotiser pour offrir au Messie-koï comme cadeau d'anniversaire un yacht et une résidence secondaire luxueuse. Ce dernier avait effectué une première tournée triomphale internationale. Il pouvait être tranquille, ses arrières étaient bien gardées par le comité central du Parti. La population de Porte Océane, pour pallier à la terreur, se racontait de bouche à oreille des anecdotes humoristiques sur les koïs du comité central et le Messie-koï. Nous croyions en avoir fini avec le protocole complexe de la période toubab qui respectait à un degré ahurissant la division des classes et la hiérarchie jusqu'au cloisonnement le plus strict. Après le départ des anciens maîtres, Porte Océane était plus que jamais divisée en quartiers résidentiels pour hauts fonctionnaires, pour négociants et industriels enrichis, pour boutiquiers prospères, puis venaient en décroissant les quartiers pour le commun des mortels allant des villas, maisons en dur, cases bien peintes jusqu'aux taudis crasseux. Les castes importées, les complications et l'individualisme étaient toujours en place.
C'était triste comme l'était notre vie. A mesure que s'aggravait notre détresse devant l'avenir le terrorisme du Parti se maintenait au « rouge fixe ». Par une façon ou une autre il fallait vivre. Nous étions entrés pour un temps dans un cercle infernal.
Contrairement à ce que nous avions craint au lendemain de la déportation de nos camarades du camp des travailleurs, Mellé Houré avait entendu raison. Les rescapés du Club n'avaient rien entrepris pour réintégrer le camp. Benn Na avait trouvé un emploi à la mission catholique de Porte Océane grâce à son frère Monseigneur Jean-Jacques Na récemment nommé évêque des Marigots du Sud. Le Messie-koï, qui avait lui-même intégré une vingtaine de membres de sa grande famille dans le comité central et le gouvernement de sa république, n'avait pu s'opposer au repêchage du naufragé Benn Na. L'homme d'église avait également tenté une intervention en faveur de Melle Houré. Le Parti le soupçonna d'être de connivence avec les ennemis du Messie-koï. A cette époque on accusait à tort et à travers. Ces accusations malheureusement menaient très souvent aux travaux forcés ou à la potence.
Il est vrai que les morts n'avaient pas d'importance pour les gouvernants, moins il y avait de suspects, plus le Messie-koï se rassurait sur sa destinée.
Avec l'aide de quelques amis, dont Malekê, Fof et Baba-Sanessi, Mellé Houré s'était mis en quête d'un emploi. Pendant de longues semaines, ils firent des démarches auprès des entreprises industrielles, commerciales, agricoles, immobilières nouvellement ou anciennement installées aux Mangots du Sud. Comme marqué par le sceau de la personna non grata, dans chaque société où ils se présentaient pour négocier la candidature de l'ancien dirigeant du Club des Travailleurs, les employeurs, tout souriants, répondaient : « Nous sommes réellement désolés, nous ne demandons pas mieux que d'avoir une personne de votre valeur, en fait nous sommes prêts à vous engager, mais il faudrait d'abord que vous vous présentiez avec une introduction du Parti. Nous ne faisons pas de favoritisme, mais le code d'investissements récemment rédigé et approuvé par le comité central et le patronat exige l'approbation du Messie-koï pour tout emploi d'un citoyen aux Marigots du Sud.
— C'est-à-dire que vous me condamnez au chômage, répliquait Mellé Houré.
— Vous êtes sur votre terre natale, indépendant et libre, vous êtes bien placé pour intervenir auprès du Parti, répondait avec le sourire l'employeur.
Las d'user ses chaussures, Mellé Houré se rendit un matin à la caserne militaire pour voir le colonel Fof.
— L'armée a-t-elle une scie mécanique en réserve dans son stock ? demanda-t-il tout de go.
— Oui, que veux-tu en faire ? s'informa Fof étonné.
— Je veux devenir bûcheron. Il y a une immense forêt de palétuviers aux environs de Porte Océane, avec quelques chômeurs j'organiserai une coopérative de bûcherons.
— Bonne idée, approuva Fof, l'armée prendra une partie de votre production.
— Merci, dans tous les cas, ne te mets pas en mauvaise posture avec le Parti, les palétuviers constituent la matière première des ménagères de Porte Océane, tant que les cuisinières électriques ou à gaz n'envahiront pas ce pays, nous ne manquerons pas de débouchés sur le marché.
Mellé Houré n'eut pas de mal à recruter ses compagnons. Une semaine plus tard les premiers fagots de la « Coopérative des bûcherons » étaient vendus sur le marché de Porte Océane.
Le premier anniversaire de notre indépendance approchait. Il me semblait que des années s'étaient écoulées depuis la fin de l'ère toubab. Sous le cercle des tropiques la roue du destin tourne si vite que nous finissons par n'avoir plus le temps de faire un bilan de notre existence. On se laisse mener par les jours qui se suivent, « pourvu que je me réveille demain, si Dieu le veut ». Malheureusement, nombreux sont ceux dont les cheveux blanchissent prématurément ou dont le corps s'use si vite qu'ils n'ont souvent pas le temps de vieillir. Incertitudes, souffrances, espoirs jamais atteints peuvent être aussi les coordonnées immuables et prédestinées des Tropiques.
A cette approche de notre premier anniversaire d'êtres « indépendants », la population des Marigots du Sud se laissait aller à une bruyante joie collective. Tout était sujet à organiser danses et chants : un enfant qui naît, un visiteur qui arrive, un mariage, une convalescence. Il fallait se griser de danse, de musique pour ne plus penser à l'étouffant, l'écrasant, l'aliénant univers du Parti. Il est vrai que de l'autre côté de la barrière, les nouveaux princes s'amusaient, eux aussi, par désoeuvrement, par contentement de leur réussite, par les profits tirés de la souffrance et des efforts de leurs compatriotes. Chez eux les appareils « hi-fi » remplaçaient les tams-tams, les balafons et autres instruments indigènes. Pour leurs femmes les pagnes et les camisoles raccommodées avaient fait place aux garde-robes des grands couturiers étrangers. Quant aux princes et courtisans du Parti, une nouvelle forme de concurrence était apparue entre eux, c'était à qui aurait les costumes les plus beaux, les plus nombreux, la plus belle résidence, les plus luxueuses voitures. C'était une façon d'impressionner la masse pour se faire respecter.
A quelques jours du premier anniversaire de l'indépendance, un événement vint bouleverser la quiétude apparente des rescapés du défunt Club des Travailleurs. Dans une des nombreuses villas en construction que des promoteurs immobiliers construisaient pour le Parti, les charpentiers penchés sur le toit installaient des traverses. Soudain un grondement couvrit les bruits du chantier. Quelques secondes plus tard des cris montaient des décombres. Sous les murs écroulés des ouvriers agonisaient. Le contremaître, affolé, téléphona à l'hôpital. Le docteur Malekê et un de ses collègues se rendirent immédiatement sur les lieux du sinistre. Pendant que des secouristes dégageaient les décombres pour sauver les malheureux, le promoteur vitupérait l'imprudence des ouvriers. Bientôt les pompiers réussirent à dégager les victimes. Cinq ouvriers étaient morts, le dernier grièvement blessé.
Un ouvrier du chantier, ancien membre du Club des Travailleurs, croyant bien faire, avait enfourché son vélo pour aller chercher Mellé Houré. Celui-ci étonné, ne sachant que décider, suivit tout de même le travailleur. Sur le chantier, le docteur Malekê l'accueillit fraîchement.
— Ne crois-tu pas que nous avons déjà assez d'ennuis pour que tu en rajoutes encore, lui reprocha-t-il.
— Je n'y suis pour rien, Malekê, on m'a appelé, dit Mellé Houré. Un travailleur est venu m'avertir dans la forêt que tu étais sur le chantier pour défendre le droit des travailleurs. Je t'ai traité de fou…
— Ne t'a-t-il pas dit également qu'il y avait des morts ?
— Il m'a parlé d'une maison qui s'est écroulée, mais pas des morts.
— Je suis ici comme médecin. Tu devrais retourner à ton travail Mellé Houré.
— Trop tard, mon vieux, je veux savoir, par curiosité…
— La curiosité peut nous mener loin. Les chantiers immobiliers appartiennent aux dirigeants du Parti, leurs promoteurs associés se lavent déjà les mains de ce qui vient de se passer.
— Ce n'est pas la première fois, des dizaines de cas de ce genre se sont passés depuis l'indépendance. Tant de villas au prix de tant de morts semble être le prix du marché. C'est tout de même trop, tu ne trouves pas ?
— Retourne à ton travail, Mellé Houré, insista le médecin.
Il n'écouta pas, se dirigeant déjà vers le promoteur.
— Je voudrais m'entretenir avec vous, Monsieur.
— Je n'ai pas le temps.
— Vous en aurez, il s'agit des morts et du blessé.
— Je ne suis pas responsable de cet accident. Sachez que je construis des ensembles immobiliers et des villas dans le monde entier. Je connais mon métier, cet accident ne me concerne pas.
— C'est tout de même un accident de travail avec des morts.
— Cher Monsieur, vous n'avez qu'un recours, votre Parti. Moi, je ne suis qu'un ami de votre pays qui participe à sa révolution technique.
— Avec l'or en barre comme prix de votre assistance technique. Vos travailleurs, eux, n'ont que leur vie. Les victimes ont des familles, dit Mellé Houré.
— Mesurez vos paroles, j'ai des relations. Je ne suis pas responsable de cet accident, les ouvriers sont trop arriérés pour mesurer tous les risques de leur travail. Ils ont besoin de plus de formation. Il nous a fallu des siècles pour faire de bons techniciens chez nous. Dans le cas présent, c'est l'inconscience des travailleurs qui les a menés où ils sont…
— Pendant que vous y êtes, dites que nous sommes des sauvages, ce ne sera pas la première fois…
— Je ne suis pas responsable de cet accident, il ne me concerne pas. Si vous désirez des explications, adressez-vous au Parti. Mon contrat ne dépend que du Parti !
— Vous et le Parti ressemblez à ces proxénètes qui tout en poussant les femmes sur le trottoir diraient aux médecins : ce n'est pas de notre faute si elles ont attrapé la syphilis.
— Vous allez droit au but, il est vrai que vous êtes connu pour vos formules imagées. Cependant un conseil, rentrez chez vous avant qu'il ne soit trop tard. Je n'ai rien contre vous, moi, mais ne me cherchez pas d'histoires autrement c'est le Parti qui vous en cherchera.
La milice avait envahi le chantier, surveillait les conversations, contrôlait l'identité des badauds et des ouvriers. Le travail avait repris. Le médecin s'approchant de Mellé Houré lui dit :
— Va retourne à ton travail. Nous aurons le temps de discuter de cette affaire.
— Je voudrais tout de même comprendre.
— Il n'y a rien à comprendre, le Parti fait ce qu'il veut du patrimoine et des habitants de ce pays. Dès le lendemain de l'indépendance, le Messie-koï a nationalisé les biens de toutes les victimes et suspects, rétabli le travail forcé au nom de la révolution dite du Parti, donné carte blanche aux monopoles qui soutiennent son régime. Le pays est hypothequé au profit des membres du Parti. Dans le cas des constructions immobilières, tous les beaux sites des Marigots du Sud appartiennent désormais aux membres du comité central et à leurs associés des monopoles. Dans un tel étau comment peux-tu parler de sécurité sociale ? Ce serait perdre du temps et se perdre.
— Il m'arrive de me croire libre, alors je réagis comme tel.
— L'homme reprend toujours le dessus, dit Malekê. La cooperative des bucherons marche à ce que je crois ?
— Oui, nous progressons.
— Embrasse Mariam de ma part, dit Malekê avant de demarrer.
Paroles banales diraient les esprits sérieux ; mais qui aurait pu prévoir que ces mots allaient être les derniers que Malekê et Mellé Houré allatent se dire avant bien longtemps ?…
En effet, comme un coup de tonnerre en pleine saison sèche, le lendemain matin « La Voix du Parti » annonçait sur les ondes la decouverte d'un complot visant à renverser le Messie-koï.
Comme cela fut le cas pour les premiers complots dénoncés, nous ne devions jamais savoir le pourquoi et le comment des arrestations. Pendant la nuit Mellé Houré, Benn Na et d'autres anciens dmgeants du Club des Travailleurs avaient été arrêtés.
Le docteur Malekê n'avait trouvé le salut que dans la fuite ; un coup de téléphone l'avait averti dans son cabinet médical, une voix anonyme lui avait appris que Mellé Houré et Ben Na étaient déjà mis en état d'arrestation et qu'il n'avait que peu de
minutes pour déguerpir. Au moment où Malekê sautait pardessus l'enceinte de l'hôpital, la milice envahissait les lieux. Profitant de la nuit il longea les murs jusqu'à la caserne militaire, le general Baba-Sanessi et ses officiers n'étaient au courant de
rien. Le rescapé attendit le jour pour réapparaître.
Le Parti n'inquiéta plus Malekê, peut-être le jugeait-il désormais inoffensif après l'arrestation de la plupart des anciens dirigeants du Club des Travailleurs.
Au lever du jour, Mellé Houré et Benn Na se trouvaient déjà dans la prison de Hindouya, sinistre forteresse bâtie au centre de la ville. Prison imprenable composée de centaines de cellules
au temps des toubabs. En un an le Parti Social de l'Espoir avait réussi à en faire un camp de la mort. Chaque cellule avait été divisée en quatre. La multiplication progressait en fonction des arrivées de détenus.
La cellule de Mellé Houré et de Benn Na était si minuscule qu'il aurait fallu un miracle pour en sortir vivant, et pourtant ils y passèrent plusieurs jours, jusqu'à l'après-midi où on leur annonça la visite de personnalités du comité central du Parti.
« Les responsables de notre chère patrie viennent vous faire une proposition fraternelle » avait dit le directeur de la prison. En cette époque de l'indépendance messie-koïque, la belle fraternité dans nos pays se découvrait de plus en plus un côté saignant. Pendant qu'on sortait les deux prisonniers de leur cachot, une partie du personnel s'occupait de la réception des personnages « très » importants. Afin d'accueillir dignement les koïs, le directeur de la prison avait transformé ses bureaux en salles de réception. Il offrait un cocktail en l'honneur de ses amis, mais pressées par le temps, les personnalités préférèrent remettre la cérémonie à plus tard. Elles tenaient à rencontrer immédiatement les deux prisonniers.
Un gardien avait fait entrer Mellé Houré et Benn Na dans le bureau où ronronnait un énorme climatiseur. Les prisonniers étaient en guenilles, une barbe de plusieurs jours donnait une apparence de forêt mal défrichée à leurs visages qu'ils cachaient à la lumière. Les koïs, véritables mannequins de boutique de mode, semblaient sortir d'une autre planète. Ils observaient le comportement des victimes. Silencieux, ils paraissaient jouir du spectacle de leur triomphe. Finalement ils firent signe aux prisonniers de prendre place. Un gardien avança deux chaises. Les deux hommes firent semblant d'ignorer l'invitation. Le directeur de la prison tapa le sol du pied et dit fermement :
— Je vous en prie, prenez place.
Envahi par la lassitude, Benn Na s'assit.
Mellé Houré leva les yeux sur ses tortionnaires puis fixa le plafond. Tour à tour devant les deux êtres dont l'aspect dévoilait à peine leur état d'homme, les koïs plaidèrent pour une alliance de tous les enfants des Marigots du Sud autour du Parti, du Messie-koï et du comité central. Les prisonniers écoutaient aussi muets que des pharaons momifiés. Aux monologues succédèrent les menaces. Le Messie-koï « mettrait » un point d'honneur à reconvertir au Parti toutes les couches du peuple des Marigots du Sud avant le premier anniversaire de l'indépendance. Ni Mellé Houré, ni Benn Na ne réagirent.
— Enfin, la vie a tout de même un sens pour vous ! cria un koï. Au temps du commissaire Sept-Saint Siss, vous acceptiez de transiger, pourquoi pas avec le Parti Social de l'Espoir ? demanda le nouveau commissaire de police Sognai.
— Parce que Sept-Saint Siss avait le sens de l'humain.
— Propos d'ennemi de notre patrie ! cria un membre du comité central. Je vous accuse de saborder notre indépendance.
— Ce qui ne sera jamais votre cas Monsieur, intervint Benn Na.
— Nous vous tuerons cent fois !
— Une fois suffit.
On criait beaucoup en ces temps-là. Cela faisait chef.
— Vous regretterez vos propos offensants ! menaça encore un koï.
— Il faut bien regretter quelque chose, répliqua Mellé Houré d'une voix neutre.
Le chef de la délégation sortit un papier qu'il mit sur la table en disant :
— Pour l'intérêt du peuple signez votre affiliation au Parti, vous serez immédiatement libérés par le Messie-koï.
— Je ne comprends rien à ce texte, il ne veut rien dire, c'est un leurre. Vous savez bien que vous avez liquidé toute opposition au nom de votre bon droit de disposer du peuple. Il n'y a plus rien à approuver, dit Mellé Houré.
— Vous êtes décidés à nous tenir tête mais vous en creverez cria un des koïs.
— Où en est à présent le peuple ? Dans la félicité peut-être ? repliqua Melle Houré. Vous êtes trop stupides pour comprendre.
— Toi, ton prochain repas sera la terre, dit le commissaire Sognai.
— Tôt ou tard vous mourrez aussi, ce n'est qu'une question de temps.
Les membres de la délégation du Parti se regardèrent, décontenancés devant cette résistance imprévue. Mellé Houré qui semblait avoir fait pour toujours un trait sur sa vie, avait tourné le dos aux koïs pendant que ces derniers tenaient des conciliabules. Il se retourna ; un mot lui brûlait la langue, ce même mot que les indigènes prononçaient pour s'adresser aux toubabs :
— « Patrons » avez-vous terminé avec nous ? Nous vous demandons de nous reconduire dans notre cellule. A choisir nous y respirons mieux que dans cette salle à vermines.
Les délégués regardaient le texte de la reconversion rédigé par le Parti. Il fallait que les prisonniers signent. Par une façon ou une autre il fallait qu'ils signent, il y allait de leur avenir. On fit sortir Mellé Houré, Benn Na se leva pour lui emboîter le pas.
— Toi, reste ici ! cria le commissaire Sognai.
Au milieu de l'après-midi les membres du comité central avaient réussi à faire signer Benn Na. Peu après on le transférait à l'infirmerie de la prison, il était dans le coma. En cet instant même où son ami et compagnon de lutte était emmené, Mellé Houré était conduit dans la salle de tortures de la prison. Pendant que les gardiens le menaient par de longs couloirs vers sa cellule, ils tombèrent sur un groupe de forçats qui poussaient plusieurs chariots chargés de bassines. Elles étaient pleines de savon liquide bouillant qu'on venait de préparer. Mellé Houré laissa passer le premier chariot, le deuxième, le troisième — il retenait sa respiration — le quatrième chariot dégageant sa vapeur chaude, infernale, avançait vers lui, puis arriva à son niveau. Soudain ce fut fait. Il avait plongé ses deux mains dans le savon bouillant. En l'espace d'un éclair il hurla comme un écorché vif. Les gardiens n'avaient pas eu le temps de comprendre, c'était fait. Il avalait désormais sa douleur, un seul cri avait suffi, plus une lamentation lorsque les koïs du comité central se précipitèrent.
Mellé Houré n'entendait plus rien. Il avait du mal à se tenir debout. Les gardiens le soutenaient tant bien que mal. Le chef de la délégation du Parti dit au directeur de la prison :
— Qu'on nettoie ses mains, qu'on le soigne immédiatement. Il peut les perdre plus tard, mais pas maintenant. Il faut qu'il signe le texte d'adhésion au Parti avant le premier anniversaire de l'indépendance.
— Nous le gardons ici ? s'informa le directeur de la prison.
— Non, faites le suivre par un fourgon spécial, nous l'attendons.
Pendant les jours qui avaient suivi l'enlèvement de Mellé Houré Mariam son épouse n'avait pas fermé l'oeil. Elle faisait des démarches, s'informait. Elle avait passé des heures à attendre. Ce matin-là, comme depuis plusieurs jours, elle était debout devant la fenêtre et scrutait l'horizon. Les passants, voisins ou inconnus évitaient de la regarder, passaient devant la maison sans la saluer. Eux aussi avaient peur, peur de se compromettre en entretenant des relations de bon voisinage. Tout un chacun pouvait être un suspect qui s'ignore : un inconnu qui vous salue : celui qui discute avec vous de la pluie et du beau temps, celui qui vous rend visite… Tout devenait trahison possible envers le Parti. Il n'était plus question de survivre, mais de lutter constamment pour le droit d'être vivant le lendemain.
Malgré le malheur qui s'était abattu sur elle, Mariam s'efforçait de comprendre ses voisins ou anciennes relations du Club des Travailleurs, ils l'auraient saluée, elle n'aurait pas repondu pour leur propre bien. Le Parti avait parlé d'un complot ourdi par Mellé Houré, Benn Na et d'autres. « D'autres » pouvaient être n'importe quel innocent. Si le Parti et ses responsables désiraient se fournir en mille coupables, la milice et la police secrète lui en livraient « mille ». Il y a toujours un suspect sous la main. Suspect devenait synonyme de citoyen. Aussi simple. Mariam en avait conscience. Pestiférée du système, elle évitait tout contact avec ses compatriotes, à l'exception du docteur Malekê et de Larissa.
Pendant un long moment son regard se porta sur les feuilles vertes d'un manguier qui surplombait sa maison, un vent frais remuait le feuillage. Rêveuse elle contemplait le tapis d'herbes constellé par la rosée du matin. Elle eut envie de s'y promener. La nuit ne s'était pas dissipée, pourtant à l'horizon l'aurore rougeoyait le ciel. Au loin, les cocotiers fiers de leur taille dominaient le paysage et dansaient doucement au rythme du vent.
Elle quitta la fenêtre, tête baissée, traînant les pieds, songeuse, tournait en rond, se dirigeait vers la chambre des enfants. Les deux aînés étaient levés, ils se trouvaient dans la cuisine. Le plus jeune dormait encore. Une larme perlait sur la figure de Mariam.
Elle embrassa son benjamin qui continuait à dormir profondément. Elle s'acharnait à échapper au temps, à sa douleur, à ses angoisses. Il faisait pourtant beau, si beau ; et comme à chaque lever du jour, la nature s'était parée de sa splendeur habituelle.
Soudain un « bonjour madame » la sortit de ses rêves. Elle se retourna, émue, son coeur battait. Elle sourit :
— Bonjour mon petit Ibou, déjà ici ?
— Oui, j'ai attendu Amad dans la rue, il n'est pas sorti, alors je suis entré.
« Les enfants, au moins, n'ont pas changé », murmura Mariam.
C'était le camarade d'école de son benjamin. Amad avait neuf ans, il allait à l'école primaire de Porte Océane. Mariam entra pour le réveiller et fit des reproches aux enfants :
— Hier vous auriez dû vous coucher plus tôt. Vous avez tous les trois mal dormi, vous ne deviez pas attendre le retour de papa, il a beaucoup de travail. Il n'est pas rentré, peut-être est-il parti en voyage. Il nous écrira, Dieu veille sur lui.
Les aînés qui allaient au lycée ne disaient rien. Ils avaient compris depuis bien longtemps ce qui était arrivé. Au moment de sortir Amad avait embrassé sa maman en chuchotant d'une voix menue :
— Bonne chance à toi et à papa.
Mariam regarda longuement l'enfant en se demandant comment il avait pu deviner la profondeur de sa détresse. Comme pour s'accrocher au souhait de l'innocent elle
l'embrassa en disant :
— Que Dieu t'entende mon enfant.
Déjà Amad et Ibou sortaient en courant de la maison. Ils s'en allaient en sautillant et gambadant, se retournèrent une dernière fois et firent signe à la mère, puis traversèrent la rue, montèrent sur la longue balustrade qui borde la corniche de Porte Océane, jouant imprudemment aux somnambules, prirent leur élan et sautèrent sur le terrain vague qui conduisait au bord de l'eau. Au loin Mariam surveillait les enfants qui s'amusaient sur la plage, jouant à saute-mouton avec les vagues. D'un coup ils se mirent à sprinter comme des coureurs de cent mètres, atteignirent
la balustrade, l'escaladèrent et prirent le chemin de l'école.
Déjà les nuages lumineux livraient passage aux premiers rayons du soleil. De nouveau Mariam porta son regard sur la mer, vers la plage. Au large un bateau voguait, fragile, vulnérable. Pendant un instant Mariam avait oublié le temps, ce temps qui la torturait. Peu à peu, une succession d'images défilaient dans sa tête, celles de son mari, de ses enfants… Elle eut un serrement de coeur, essaya d'échapper au tourbillon de cauchemars qui déréglait ses pensées. Il ne fallait pas qu'elle pense. Sa soeur était venue la voir de très bonne heure. En s'habillant elle lui dit soudain :
— Je vais voir le Messie-koï, si je ne reviens pas assez tôt, occupe-toi des enfants. Dans le cas où… enfin, avertis Malekê et Larissa.
Devant l'entrée du palais, une voix somma Mariam de s'arrêter. Un membre de la milice, accompagné d'un gendarme s'approchait :
— Vous travaillez à la présidence, Madame ?
— Non, je viens, je viens pour m'informer…
— Vous informer de quoi ?
— J'ai un rendez-vous, enfin on me l'a accordé.
— Qui ? Où ? insista le membre de la milice.
— Le chef du protocole, répondit Mariam.
— Le chef du protocole est un zéro ! Seul le secrétaire politique de la présidence peut accorder des audiences au nom du Messie-koï.
— Il me faut pourtant voir le chef de l'Etat, après tout je suis une citoyenne.
— Citoyenne, citoyenne, eh bien, moi je vous dis qu'être citoyenne ne suffit pas pour bénéficier de tous les droits. Etes-vous reconvertie ?
— Reconvertie ? Mais Monsieur, à quoi, mon Dieu ?
— Au messie-koïsme.
Mariam regarda le membre de la milice comme si elle essayait de mieux deviner les pensées du sbire. Découragée elle répondit :
— Je suis musulmane, je pourrais être chrétienne ou juive s'il le fallait, mais je ne vois pas comment je pourrais être messie-koïque !
Mariam s'arrêta net. Soudain elle porta la main sur sa bouche et se mordillait les doigts. On aurait dit qu'elle se condamnait d'avoir trop parlé, d'avoir dit son opinion d'être humain. Ce droit elle ne l'avait plus, pendant un instant elle l'avait oublié.
Le membre de la milice invita Mariam à s'éloigner du portail. Elle obéit, mais s'installa dans un coin. Son regard ne quittait pas l'entrée, ni l'enceinte du palais ; elle observait le va-et-vient du coin de l'oeil. A un moment donné une personnalité arriva
les gardiens se mirent au garde-à-vous. Mariam en profita pour foncer dans l'enceinte, elle courait, courait, courait. Une meute de sentinelles se mirent à sa poursuite. Elle continua sa course ses chaussures à la main, grimpa les escaliers, se précipita vers une des portes. Un gorille du Messie-koï l'attendait, bras ouverts.
Mariam, surprise tomba sur lui en criant :
— Laissez-moi entrer, je veux voir le Messie-koï.
Le garde avait reçu du renfort une vingtaine d'hommes qui surveillaient les différentes entrées du palais étaient accourus. L'un d'eux secoua violemment Mariam :
— Mais où vous croyez-vous donc ?
— Je veux voir le chef de l'Etat !
— Avez-vous une autorisation ?
— Oui, le chef du protocole me l'a donnée.
— Faites voir.
Mariam tendit le papier. Le garde le prit sans oser le lire ; il s'éloigna. Quelques minutes plus tard il revint :
— Le chef de la garde du palais veut la voir, dit-il.
Mariam fut conduite devant un « monsieur sérieux. Il lit l'autorisation, puis donna l'ordre de la conduire vers le « responsable des couloirs de passage des bureaux du Messie-koï ». Ce qui fut fait. Tour à tour elle rencontra le « chef de cabinet », le « directeur de cabinet », le « koï des audiences du comité central du palais », enfin Mariam parvint au niveau du « secrétaire général des affaires diverses extérieures et intérieures du
palais ». Ce dernier prétendit que le Messie-koï était trop occupé, mais consentit tout de même à orienter Mariam vers la direction générale du protocole. Par chance le chef du protocole attendait Mariam. Tout simplement il lui ouvrit la porte, la fit asseoir :
— Je suis désolé, Mariam, chuchota-t-il. C'est aussi difficile de voir le Messie-koï que d'atteindre le bon Dieu.
— J'attendrai des jours s'il le faut, mais il me faut savoir quelque chose au sujet de mon mari. Si tu pouvais…
— Je ne suis au courant de rien… considéré comme simple responsable technique, je suis étranger aux problèmes du Parti.
— Je commence à trouver cette existence invivable, Djib.
— Mariam, sois sage et prudente, j'ai pris rendez-vous pour toi, comme pour n'importe qui d'autre. Aux yeux du comité central je suis sensé vous avoir exclus de mes relations, ainsi que Malekê, Mellé Houré et les autres. C'est une question de vie ou de mort dans mon cas.
— C'est un choix difficile que tu as fait.
— On ne choisit pas toujours, chuchota Djib.
Soudain Djib fit signe à Mariam de se taire et poursuivit la conversation sur un tout autre ton, quelque chose avait bougé derrière la porte :
— Comme vous le savez, Madame, le chef de l'Etat est très occupé à la veille du premier anniversaire de notre indépendance nationale, il a une conscience très haute des intérêts de son pays, mais je suis certain qu'il vous recevra malgré tout.
— J'en serais heureuse, dit Mariam qui avait compris.
Djib lui fit un clin d'oeil amical comme pour lui dire « courage », puis lui tendit un livre.
— Occupez-vous, il vous faudra de la patience.
Mariam attendait, elle ne faisait que cela depuis des jours. La moitié de la journée s'était déjà écoulée dans les dédales de la hiérarchie bureaucratique du pouvoir central. « Peut-être serai-je reçue cet après-midi ou demain, de toute façon je suis dans la place », se disait-elle.
Le palais se réveillait peu à peu de sa sieste. Le personnel de la présidence reprenait son travail. Gardes de corps, milices, visiteurs, courtisans et sbires de tout acabit recommençaient à circuler dans les couloirs. L'après-midi se passa dans l'incertitude. Les visiteurs qu'elle avait précédés avaient été reçus avant elle. Djib, inquiet, avait fait quelques apparitions pour encourager Mariam à persévérer. Finalement un huissier lui fit signe, elle se leva et le suivit…
Mariam fut introduite dans une immense salle, luxueusement meublée. Elle avançait, sans rien voir du décor vers le chef de l'Etat des Marigots du Sud. Baré Koulé, immobile comme une statue, la regardait s'acheminer vers lui. Le parcours paraissait sans fin, l'espace environnant lui enlevait ses moyens. Le Messie-koï attendait, observait. Son visage de granit ne reflétait aucune
expression, aucune mobilité, seuls ses yeux étincelaient. Par un geste de la tête il désigna un fauteuil à la visiteuse. A cet instant Mariam devait se dire que le pouvoir avait remodelé, métamorphosé, durci comme l'acier trempé le chef Baré Koulé.
Elle avait pris place dans le fauteuil, attendant un mot, un seul mot pour lui faciliter la démarche. Rien ne vint. Elle remuait la langue, cherchait une introduction, son cerveau s'obstruait. Soudain elle éclata en sanglots. Baré Koulé ne plaça pas un mot de réconfort, lorsqu'il se décida enfin à parler ce fut pour dire :
— C'est tout Madame ?
Mariam parut sortir de la nuit, elle s'exclama :
— Comment c'est tout ? Je viens pour mon mari. Je vous en prie, rendez-le moi.
— Qui est votre mari, Madame ?
— Mellé Houré, vous le connaissez, vous l'avez rencontré ?
— Je ne m'en souviens pas.
— Et pourtant il y a un an à peine vous vous êtes rencontrés au Club des Travailleurs.
— Je ne m'en souviens pas.
— Je vous prie de tout mon coeur de femme et de mère, souvenez-vous. Vous connaissez Mellé Houré. A la radio on a parlé d'un complot où il serait impliqué, vous savez bien qu'il est innocent.
Baré Koulé n'avait pas bougé. Ses yeux devenaient méchants bien que son visage restât impassible. Il fit semblant de réfléchir.
— Il y a eu effectivement un complot, fomenté par des éléments d'un certain Club des Travailleurs. Les investigations continuent, les arrestations sont en cours. Si votre mari, comment ? Mellé Houré ? Oui, c'est ça, votre mari Mellé Houré est du nombre des ennemis de la République, il passera comme n'importe quel coupable devant le tribunal révolutionnaire. Ce ne sera que justice, une justice égale pour tous les citoyens.
— Justice, mais il n'y a pas de justice quand on condamne à mort ceux qui ne pensent pas comme vous.
— Il faut sauvegarder l'intérêt de l'Etat.
— Votre intérêt, pas celui de la nation, le vôtre, dit Mariam.
Elle semblait prête à tout, devenue comme folle, elle poursuivit :
— Vous tuerez Mellé Houré, Benn Na et toutes les autres victimes arrêtées, vous n'en finirez plus jamais. Chaque fois qu'un enfant des Marigots du Sud mourra de vos mains, il laissera une famille, des amis, des parents. Ceux-là n'oublieront jamais. Pour vous en sortir, il vous faudra éteindre familles et amis de toutes vos victimes. Vous ne le pourrez pas. Il y en aura toujours un qui en réchappera. Les crimes de tyran multipliés par dix, cent, mille, un million augmenteront le nombre de ceux qui n'oublieront pas. Un jour la terre s'ouvrira et la justice vous frappera. Vous êtes le maître, faites donc votre travail de bourreau, au lieu d'aider le peuple à vivre. Je sais que le Parti me tuera, tôt ou tard, pour ce que je viens de dire. Je serai du premier choix lors du prochain complot que vous déciderez d'inventer. Mais sachez que vous creusez votre propre tombe. Tout se paye, car je crois en Dieu et j'espère qu'il protégera notre terre natale.
Au moment où elle s'apprêtait à partir, Baré Koulé lui dit d'une voix calme :
— Un instant, Madame.
Mariam se retourna. Le Messie-koï semblait préoccupé. Il tapotait sur la table, prit son temps avant de parler :
— Ecoutez, Madame, dit-il. Je vous ai laissé parler, vous vous êtes exprimée librement, j'ai écouté. Un avertissement cependant : si un seul mot, un seul propos filtre de ce bureau, je vous ferai arrêter pour félonie et offense publique au chef de l'Etat.
Ce soir-là nous avions trouvé Mariam dans la rue, assise au pied d'un arbre. Elle pleurait sans arrêt et parlait aux passants. Une troupe de badauds s'était réunie autour d'elle, elle ne voyait personne. Le docteur Malekê la fit admettre au service de neurologie. Mellé Houré et Mariam absents de la maison, il n'était pas question d'abandonner les enfants à eux-mêmes.
Le soir-même Larissa et Malekê les hébergeaient chez eux.
La nuit tombait lorsque le gardien s'approcha du cachot où étaient enfermé les deux prisonniers. Mellé Houré leva la tête et lui fit signe d'approcher. Il lui montra Benn Na. Le gardien regarda le malade dont la tête était enflée, le sang s'échappait de sa bouche comme d'une fontaine. Il ne pouvait plus crier ni soupirer, ni râler de douleur : sa bouche, ses gencives avaient doublé de volume.
— Faites appeler un médecin s'il vous plaît. Il est en danger de mort. Je vous prie pour l'amour de Dieu, vous ne pouvez pas le laisser mourir.
— Le Parti m'a dit de ne pas bouger d'ici.
Le gardien, visiblement embarrassé se grattait la tête, cherchait ses mots.
— Ben, il faut dire que je ne peux pas. Vous n'êtes pas reconvertis au messie-koïsme, et puis, vous avez monté un complot contre le chef de l'Etat et le comité central du Parti. Au nom de Dieu, je ne peux pas bouger, ni vous aider ni appeler au secours. Le Parti me l'a interdit.
De guerre lasse Mellé Houré se tut. Le gardien en profita pour s'eloigner. Dans le couloir désert un tintement de clefs contre les barreaux parvint aux oreilles de Mellé Houré. Puis ce fut le silence total.
— Du courage mon frère, du courage, tu guériras. Nous nous en sortirons. Dieu ne nous abandonnera pas, oui, nous nous en sortirons, tu verras que tu retrouveras ta femme, tes enfants. Si tu guéris je jeunerai pendant trente jours pour remercier Dieu. Nous nous en sortirons, murmurait Mellé Houré.
Pendant qu'il parlait Mellé Houré regardait autour de lui. Ils etaient les seuls détenus de l'endroit. Son attention fut attirée par une inscription tracée à l'aide d'un morceau de charbon de bois : « Adieu amis et bonne chance. » Il souffrait de ses brûlures qui s'infectaient. Une grosse mouche verte bourdonnait, bourdonnait autour de la tête enflée de Benn Na. Pendant un moment Mellé Houré essaya de l'attraper mais n'y parvint pas. Avec un bout de natte il se mit à la poursuite de l'insecte. La natte érafla le mur, une poussière noirâtre s'en détacha. Mellé Houré, acharné contre l'insecte criait : « Tu ne te poseras pas sur Benn Na, tu ne lui suceras pas le sang, jamais, jamais, il vivra ! » Finalement la mouche s'abattit sur le sol. Sa « victoire » le soulageait. Il murmura à Benn Na : « Tu vois, je l'ai eue, elle ne t'a pas piqué. » Benn Na respirait à peine, il ne bougeait plus. Le sang s'était coagulé dans sa bouche. Ses gencives aux dents arrachées par les tenailles de Halouma se gangrenaient.
Mellé Houré appela au secours, seul l'écho de sa voix lui revenait. Il s'obligea à admettre la dure réalité des choses. Il déboutonna la chemise ensanglantée du moribond et prit la croix qu'il portait au cou. « Il lui faut ses derniers sacrements. Il les aura. Oui, il a vécu en chrétien, en bon chrétien. Je ne suis qu'un musulman, un pauvre musulman, il lui faut ses derniers sacrements. Je le jure au nom du Créateur, il ne doit pas mourir comme un païen, jamais. Mon ami ! Que Dieu me pardonne si je blasphème contre son royaume. » Mellé Houré mit la croix sur le front de Benn Na. Recueilli il se mit à réciter la Fatiha :
« Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux […]
Louange à Dieu, souverain de tous les mondes.
La miséricorde est son partage.
Il est le roi du jour du jugement.
Nous t'adorons, Seigneur,
et nous implorons ton assistance.
Dirige-nous dans le sentier du salut.
Dans le sentier de ceux que tu as comblés de tes bienfaits.
De ceux qui n'ont point mérité ta colère et se sont préservés de l'erreur.
Mon Dieu, Clément et Miséricordieux,
reçois Benn Na parmi les élus de ton royaume
et pardonne à ceux qui l'arrachent à la vie…
Ainsi soit-il. Amen. »
Benn Na était mort. Pour la première fois depuis son adolescence, des larmes perlaient sur la figure de Mellé Houré. Il enleva ses vêtements pour couvrir le défunt. La nuit était profonde et silencieuse, comme si la terre natale et nourricière se vidait elle aussi de son âme…
L'odeur du cadavre envahissait la cellule. Le sol n'était pas cimenté, avec le temps, il s'était peu à peu recouvert d'une épaisse couche de crasse. Un tapis d'insectes, progressivement recouvrait le mort et montait sur les pieds lacérés de Mellé
Houré. Il tenta de se lever, retomba, recommença. En vain. Alors il s'accrocha aux barreaux. Le tapis d'insectes grimpait le long de son corps et le recouvrait comme d'un manteau adhésif. Il faisait sombre, à peine une raie de lumière de l'aube filtrait de l'exterieur ; cette lueur le rattachait à la vie, il s'y accrocha avec ses dernières forces. Ses plaies lui faisaient mal. Il s'appuya contre le mur, une plaque de poussière se détacha du plafond et lui recouvrit la tête. Son regard était rivé au trou de lumière. La température de la cellule commençait à monter. Le jour se levait, le soleil, déjà, reprenait son règne de saison sèche. La fièvre s'était déclarée, Mellé Houré claquait des dents. Les puces, les cancrelats, les rats, les souris lui tenaient compagnie.
La matinée avançait, le gardien ne revenait pas. La solitude était totale. Sa tête restait toujours orientée vers le passage du jour, vers le trou dans le mur. Comme dans un rêve il se vit oiseau, volant au-dessus des plaines verdoyantes, des savanes, des plateaux, des montagnes de son continent natal, traversant les vallées en fleurs, les champs cultivés où riaient des enfants. Il se crut libre, libre, libre !
C'était le jour de la commémoration de l'indépendance des Marigots du Sud. Le Messie-koï fêtait le premier anniversaire de son règne. La milice était sur pied depuis le lever du jour : elle se préparait pour le défilé. Les maîtres des Marigots du Sud allaient pouvoir oublier pour un jour leurs problèmes et leurs victimes. Les vainqueurs de la nation se préparaient à commémorer leur première année de liberté sur leurs compatriotes.
Au milieu de la matinée les camions se mirent en branle. La Cité de la milice et la caserne de gendarmerie se vidaient peu à peu. Ce fut tout juste après le départ du dernier véhicule que le gardien se décida à jeter un coup d'oeil aux prisonniers. Arrivé au niveau de la cellule il s'arrêta, écouta l'oreille tendue. Il eut comme un sursaut d'inquiétude, essaya d'un geste nerveux toutes ses clefs dans la serrure, chercha la bonne, puis ouvrit la porte. Une nuée de mouches s'envola. Il alluma une torche, puis comme piqué par la folie, il sortit en courant. La caserne était vide, il ne restait plus que les sentinelles. Il se précipita vers elles en criant :
— Au nom du grand Dieu, je n'y suis pour rien. Ils ont l'air de, mon Dieu, ils ont l'air morts, des cadavres !
— Qui morts ?
— Les dirigeants du Club des Travailleurs, morts dans les cachots. Hier le chef m'a dit de les garder. Personne ne devait les voir, c'était l'ordre du Parti. L'un d'eux avait réclamé le secours d'un médecin pour son camarade alors moi j'ai dit « Le Parti l'interdit. » J'ai obéi, je n'y pouvais rien, j'ai obéi.
— On ne comprend rien à ce que tu racontes.
— C'est pourtant clair, ils ont crevé !
Le gardien fut sommé de recommencer ses explications. Sous le coup de l'émotion il escamotait ses phrases, avalait ses mots, bégayait, se justifiait. La sentinelle demanda enfin :
— Si je comprends bien, il est question de Mellé Houré et Benn Na?
— Oui, c'est juste, je crains bien que, mon Dieu, mon Dieu, oui Mellé Houré et Benn Na. Dieu ne me pardonnera jamais.
— Ceux du complot ? Ils ne dépendent pas de nous. La caserne de gendarmerie les héberge, mais c'est la milice qui s'occupe d'eux. T'énerve pas, t'énerve pas. Tu vas te rendre au siège du comité central, te présenter au responsable de service, il verra bien ce qu'il faut faire.
Le gardien se remit à courir. En quelques minutes il se trouva dans l'enceinte de la cité de la milice. Elle semblait vide. Un homme qui assumait la permanence lui fit signe de s'approcher.
A peine arrivé au niveau de l'inconnu, il lui lança :
— Les prisonniers vont mourir. Il faut les secourir.
— Tu es dingue non ? Aujourd'hui c'est notre fête nationale d'indépendance. Je suis resté ici parce que je me suis blessé lors d'une sortie contre des suspects. Tu comprends nous ne pouvons pas nous en faire pour les ennemis du Messie-koï.
— Tu n'as pas le droit de dire ça, salaud ! On ne peut pas abandonner un animal blessé, à plus forte raison un être humain !
— Si tu répètes ces mots, ou si tu continues à te lamenter sur le sort des ennemis du Parti tu seras arrêté sur-le-champ menaça l'individu.
Le « milice » se lança dans une explication interminable sur la dignité, l'importance du Parti, le sacrifice du peuple, la fidélité au Messie-koï. Quand il eut fini, le gardien lui dit d'une voix ferme où toute peur avait disparu :
— Je te verrais crever comme un chien, je ne me retournerais pas ! Un homme meurt à petit feu, l'autre est déjà mort peut-être, le seul reconfort que tu trouves c'est de me faire un cours sur le fondement et les bienfaits du Parti. Moi aussi j'ai obéi au Parti et lui obéirai encore, mais je ne suis pas capable de rester indifférent devant un être qui agonise. Non je n'en suis pas capable. Si je dois mourir pour un tel sentiment, je crois que Dieu m'accordera sa Clémence pour toutes mes fautes.
Le membre de la milice regarda le fauteuil qui l'attendait sous la véranda, il se retourna et dit :
— J'ai mal aux pieds, j'avertirai les chefs à leur retour de la fête nationale. Pas avant la fin de l'après-midi. D'ici là il faut attendre, l'ordre du Parti ne doit pas être transgressé.
Le gardien affolé tournait en rond. Il s'assit pendant un instant sur un tronc d'arbre, effondré il répétait : « Pourquoi pas lui, il fera quelque chose, ce sont ses amis. Il ne faut pas qu'on sache que je vais le voir, et puis il pourrait peut-être me protéger aussi en cas d'ennuis. » Il se leva et se remit à courir. Arrivé à destination il s'arrêta, pris de panique, surveillant les passants ; puis, d'un pas ferme s'engagea dans. l'enceinte de l'hôpital. Il demanda la direction de la section chirurgicale à un infirmier :
— Ma femme est entrée ce matin, se dépêcha-t-il de dire pour se justifier.
— Dans quel service l'avez-vous accompagnée ?
— Hé, je ne sais pas, je ne sais pas, mais je sais qu'elle est ici.
— Il y a plusieurs médecins dans cet hôpital, un chirurgien indigène également…
— Ah ? C'est difficile à dire, je souhaite que ma femme guérisse. Je ne me trompe pas, c'est ici que je l'ai accompagnée.
L'infirmier semblait sceptique, il rétorqua :
— Ecoutez, je n'ai pas de temps à perdre, l'ambulance m'attend. Vous voyez ce grand bâtiment à droite ?
— Oui, je vois, je vois.
— Ce sont les services du docteur Malekê. Ce ne serait pas le docteur Malekê qui a reçu votre femme dans son service ?
— Oh non, je ne le connais pas celui-là… Malekê, jamais rencontré, au nom du Messie-koï, ni vu, ni connu. Holà ! docteur Malekê, faut pas exagérer, comment est-ce possible ? Au nom de Dieu je ne le connais pas !
L'infirmier sourit, ironique et répliqua :
— Vous avez tort de ne pas le connaître, nous l'aimons bien nous. La population aussi. C'est ainsi, on n'y peut rien. Allez le trouver, son nom est inscrit sur l'une des grandes portes.
Le gardien crut pendant un moment que son informateur avait découvert son jeu. Marchant d'un pas lent, il le surveillait discrètement. Mais l'infirmier ne se préoccupait plus de lui. Il venait de monter dans l'ambulance qui démarra aussitôt.
Salimatou le fit entrer. Avant même de voir le chirurgien il se mit à expliquer :
— Vite, vite, je n'en peux plus, ils vont mourir, je suis le gardien. Docteur Malekê vos amis sont en danger.
Malekê crut d'abord avoir affaire à un fou. Salimatou qui semblait également ne rien comprendre le fit asseoir.
— Vous voulez parler de Benn Na et de Mellé Houré ? Personne ne sait où ils se trouvent. Moi, je suis médecin, je ne me mêle pas des affaires du Parti.
— Docteur, vous devez me croire, je ne suis pas fou. Je suis le gardien. Je crois que vos amis vont mourir. Ils sont dans la prison de la caserne de gendarmerie. Je crois que l'un d'eux est déjà mort. Je n'y suis pour rien. Le Parti m'a dit de les garder. Moi, je les ai gardés, je ne pouvais tout de même pas savoir qu'ils allaient cesser de respirer.
Le gardien regardait anxieusement autour de lui, plus malheureux qu'un animal traqué. Soudain, comme exalté, il dit :
— Docteur, au point où j'en suis, je n'ai plus de recul. Je suis prêt à aller avec vous pour faciliter l'enlèvement des malades. Ne m'abandonnez pas après ça, j'ai une famille. Et puis on dit que vous aidez tout le monde.
— Vous pouvez compter sur moi le rassura Malekê, mais vous n'avez pas intérêt à me mener dans un traquenard.
Peu de temps après l'arrivée du gardien à l'hôpital, le téléphone sonna chez le colonel Fof. Il était au défilé, mais depuis plusieurs jours Langue-de-Vipère, Didi, Beau-Temps, PatteArquée et moi attendions chez lui la nouvelle qui nous apprendrait le lieu d'internement de Mellé Houré et de Benn Na. Quelques secondes s'étaient à peine écoulées depuis l'appel téléphonique que nous nous précipitions déjà vers un véhicule. Nous avions rendez-vous avec Malekê à la sortie de la ville. Nous nous étions affublés de l'uniforme de la milice du Parti, notre camionnette était toute récente, du même modèle que celles utilisées par la milice lors de ses représailles contre la population. Je roulais très vite. Le gardien était couché à plat ventre dans le véhicule. A peine les sentinelles avaient-elles aperçu les chemises rouges de la milice du Messie-koï qu'elles nous ouvrirent la barrière, c'était prévisible, car personne n'avait le droit de contrôle sur les milices du Parti. Dans la caserne un poste de radio braillard diffusait des commentaires grandiloquents sur la cérémonie commémorative. Langue-de-Vipère ne se priva pas de ses réflexions habituelles.
— Vous verrez, je vous parie qu'il en a au moins pour cinq heures. Un de ces jours il nous convaincra que ses paroles valent n'importe quel repas. On bouffera ses mots. On n'est pas des
zèbres tout de même !
Beau-Temps le torpilla du regard et chuchota :
— Tu vas te taire, oui !
Le gardien ne semblait pas être dans son assiette, ses yeux tournaient comme des périscopes. Par bonheur il ne se trompa pas de chemin. En suivant ses directives nous arrivâmes devant un bâtiment anonyme perdu parmi les édifices militaires. Il nous chuchota : « C'est la prison. »
J'arrêtai le véhicule. Le gardien, de plus en plus mal à l'aise nous fit signe de le suivre. Langue-de-Vipère fut chargé du guet. Au bout d'un long couloir sombre nous arrivâmes à la queue leu-leu dans un vaste caveau où régnait une humidité chaude et poisseuse. Il y avait une dizaine de cellules au maximum. Le gardien ouvrit
l'avant-dernière porte.
L'atmosphère était irrespirable. Nos torches électriques balayaient les murs. Le docteur Malekê s'accroupit, jeta un coup d'oeil sur Benn Na et murmura : « Mort. » Il tâta le pouls de Mellé Houré, se leva précipitamment et nous dit :
— Il est encore vivant, allons dépêchons.
Ce fut une course éperdue contre le temps. Nous installâmes Mellé Houré et le corps de Benn Na sur des civières et quittâmes la cellule. Le parcours ne fut pas facile, le couloir était trop étroit. Langue-de-Vipère, inquiet, avait mis la camionnette juste devant l'entrée du bâtiment. Alors tout alla très vite. Le malade fut installé pendant qu'on enroulait le cadavre de Benn Na dans une couverture. A la sortie, les sentinelles, sans regarder à l'intérieur du véhicule, nous firent
signe de continuer notre trajet. Pendant que nous nous acheminions vers une destination que venait de m'indiquer Malekê, nous nous débarrassions des uniformes de la milice.
Les blessures de Mellé Houré étaient très graves, elles s'étaient infectées. Un pus noirâtre engluait ses vêtements. Sa respiration était à peine perceptible. J'évitais les endroits grouillants de monde. Avec beaucoup de détours nous parvînmes à la cathédrale. Beau-Temps ne tarda pas à joindre Monseigneur Na. Très ému il prit possession du corps de son frère, qu'il fit placer sur un catafalque dans la nef centrale. Silencieux chacun de nous alluma un cierge, puis nous nous recueillîmes devant le corps, avant de quitter l'édifice.
Au dehors, la population était toujours accrochée à la voix du Messie-koï. Le sauveur des Marigots du Sud abordait sa quatrième heure de discours. Beau-Temps, Didi, Patte-Arquée et Langue-de-Vipère avaient repris leur uniforme militaire pour prendre part au défilé. Pendant que mes compagnons rejoignaient leur régiment je ramenais la voiture au garage. Je ne tenais pas à manquer la fin de la commémoration du premier anniversaire de l'indépendance. Il nous avait fallu moins d'une heure pour reprendre notre place.
Le discours du Messie-koï fut très applaudi. Lorsque les mains cessèrent de se mortifier, la distribution des décorations commença. Un premier ambassadeur fit un bref discours, s'avança vers le Messie-koï et lui épingla la « Medal of Freedom », Amen. Un autre représentant se leva comme s'il craignait d'être pris de vitesse, épingla — aïe fit le Messie-koï — sur la poitrine du chef d'Etat « L'ordre de Lénine de la Liberté », Amen. Nous vîmes alors un ambassadeur, complètement gêné d'avoir été pris au dépourvu, enlever soudain sa propre décoration, s'avancer et épingler « L'ordre national du mérite et de la liberté », Amen. Puis successivement le Messie-koï reçut « l'ordre du service distingué et de la liberté », « la croix fédérale du mérite et de la liberté ». Une vingtaine de médailles aussi distinguées les unes que les autres transformèrent notre Messie-koï en constellation.
Le défilé ne commença qu'en fin d'après-midi. La foule attendait depuis le matin, mais sa patience fut récompensée, car jamais elle n'avait vu défiler autant d'armements que ce jour-là, même pas à l'apogée de l'ère toubab. Elle put admirer à loisir ses avions, ses automitrailleuses, ses chars légers, ses fusils mitrailleurs et autres armes à mort subite, car le Messie-koï tenait au plus haut point à sauvegarder l'intégrité du territoire. Les pauvres hères ne se savaient pas si riches ! Et tout heureux, chantèrent et dansèrent, après le défilé, jusqu'au petit matin.
Ce fut au lendemain de la fête de l'indépendance qu'éclata la nouvelle de la mort de Benn Na et de la disparition de Mellé Houré. La population de Porte Océane s'était réveillée de son sommeil où depuis un an le messie-koïsme tentait de la maintenir. En bloc des milliers de personnes criant leur révolte contre le despotisme, la délation et l'exploitation des indigènes par les nouveaux colons s'étaient rendus à la cathédrale pour rendre un dernier hommage à Benn Na. Malgré l'interdiction du comité central, des queues interminables d'hommes, de femmes et d'enfants défilaient devant la dépouille mortelle de l'ancien dirigeant du Club des Travailleurs.
A l'annonce de la manifestation populaire, le Messie-koï et sa bande mobilisèrent les milices et les lâchèrent sur la place de la cathédrale. Halouma dirigeait les troupes. Muni d'un haut-parleur il tenta une manoeuvre d'intimidation et commença par menacer les prêtres et traita Monseigneur Jean-Jacques Na d'anarchiste et d'ennemi de la patrie.
— Si vous êtes évêque, c'est grâce au Messie-koï, cria Halouma.
— Mon fils, je n'ai pas attendu votre Parti et l'indépendance pour répondre à l'appel de Dieu. Par contre j'ai appris à prier chaque jour pour les membres du Parti, car vous tuez l'homme et Dieu en vous. Cela ne s'appelle pas vivre, ni commander, mon fils.
— Je ne suis pas votre fils, mais votre responsable. Dites-moi, sans l'indépendance, seriez-vous évêque ? Jamais vous m'entendez, alors vous avez intérêt à respecter le Parti ou nous fermons toutes les églises, brailla Halouma. En attendant vous semez la pagaille, vous fréquentez les anarchistes, vous prêchez contre nous dans vos églises. Si vous continuez nous vous enfermerons tous, Monsieur l'évêque, prêtres et diacres compris !
— Si cela peut vous tranquilliser, mon fils, je vous souhaite du courage, bien que vous risquiez de blesser à nouveau la sagesse et l'être humain, cette créature chérie de Dieu. La conscience, ne la recouvrez pas d'une carapace, vous vous perdriez mon fils. Les membres du comité central oublient de plus en plus que le peuple souffre, lui aussi.
Déjà Halouma donnait l'ordre à ses milices d'agir. Les sbires essayèrent d'éparpiller la foule. La fièvre montait de minute en minute. Des cris : « A bas les tyrans ! A bas les exploiteurs ! » fusèrent. La foule continuait à défiler devant le symbole de milliers de victimes inconnues du Parti. Pour la population, la découverte du corps de Benn Na était une révélation sur bien des disparitions mystérieuses. Elle vénérait en lui tous les morts
de la dictature.
L'orgue de la cathédrale jouait un requiem pendant que s'élevaient les premiers cris des manifestants. La voix de Halouma résonnait jusqu'à l'intérieur de la cathédrale :
— Nous avons puni les ennemis du Parti et de la Révolution, nous avons fait notre devoir et nous continuerons à le faire tant que le peuple ne sera pas débarrassé de tous les fossoyeurs de notre liberté. Personne ne sera épargné.
La foule scandait : « Assassins ! » Halouma ordonna de tirer. Des cris s'élevaient de tous côtés. Les manifestants fuyaient, s'engouffraient dans la cathédrale ou s'éparpillaient dans les rues de Porte Océane, où ils étaient cueillis au passage par les agents du Parti. Halouma tenta un assaut avec ses troupes pour déloger les réfugiés de la cathédrale. Ils tentèrent d'enfoncer le portail, mais il résista aux assauts répétés. Puis ce fut le silence, un silence troublé par des cris, des râles et les sirènes des ambulances. Pendant plusieurs heures les infirmiers accompagnés des médecins de Porte Océane transportèrent à l'hôpital les victimes.
Une foule silencieuse suivait le va-et-vient du personnel de la Croix-Rouge. Il n'y avait plus de manifestants, plus de révoltés, il n'y avait que des êtres soudain inquiets qui réalisaient toute la portée de leur détresse. Il me semblait que les habitants de Porte Océane ressemblaient à des fantômes, silencieux, qui longeaient les murs.
La radio avait annoncé que le Messie-koï parlerait à la nation. A midi nous nous installâmes devant nos postes. Pendant des heures le Messie-koï se justifia, parla, accusa, promit la justice à son « peuple », la punition aux responsables de la « tuerie », disserta sur la dignité, la liberté et l'union autour de sa personne. Bon acteur, sa voix atteignait parfois des intonations dramatiques.
Dans le peuple, la lassitude, la peur se lisaient sur les visages. On écoutait, mais la voix du Messie-koï ne portait plus. On aurait dit que les intérêts du Parti et des maîtres des Marigots du Sud se différenciaient de plus en plus de ceux de la masse. La préoccupation principale de Porte Océane était d'enterrer les morts et on enterra beaucoup. On enterra Benn Na.
Monseigneur Jean-Jacques Na avait dirigé la cérémonie religieuse. Un silence désespéré régnait sur le convoi mortuaire. Le cimetière était rempli de monde. Après l'inhumation, la foule n'arrivait pas à se disperser. Le crépuscule était tombé. Puis vint la nuit. La foule était toujours là. Les membres de la milice craignaient une nouvelle manifestation, mais rien ne se passa. A quoi bon ?
Le Parti, indifférent à la lassitude et au désespoir, s'acharnait à trouver les responsables de l'enlèvement des deux victimes. Le comité central soupçonnait le docteur Malekê d'avoir dirigé les opérations. Toutes les recherches avaient échoué pour retrouver Mellé Houré. Le gardien de la prison avait également disparu. Malekê fut soumis à la question.
L'interrogatoire se prolongea pendant une semaine. Nous passâmes des nuits à l'attendre. Nous vivions dans l'angoisse. Et pourtant un matin nous apprîmes son retour. Malgré l'enquête que le Parti avait ouverte contre lui, aucune faille n'avait été relevée dans son emploi du temps le jour de l'enlèvement.
A défaut de coupables le Parti se retourna contre sa milice qui devenait la seule responsable du délit. La déposition des sentinelles de la caserne de gendarmerie était nette : « Des membres de la milice étaient venus prendre possession des prisonniers pendant la matinée. » Dans les semaines qui devaient suivre, les responsables du comité central menèrent une purge au sein de la milice. Ils avaient saisi une occasion favorable pour éliminer les têtes devenues trop encombrantes. Cet incident était à l'origine de l'opposition entre la gendarmerie et la milice du Parti. D'année en année, le fossé ne devait cesser de s'approfondir.
***
Le temps passait. Le Parti nous accordait une trève. Les complots s'espaçaient. Le Messie-koï organisait notre vie quotidienne à sa guise. A notre manière nous devenions le peuple le mieux informé du cercle des tropiques. Dès la deuxième année de l'indépendance des Marigots du Sud, le Messie-koï avait assis les bases de son royaume. Dans chaque atelier, bureau, usine, magasin, hameau, village, ville, des comités du messie-koïsme, véritables entreprises de dénaturation, avaient été installés. Notre
programme de citoyens était simple et net. Au petit matin nous commencions notre journée par une petite réunion d'information messie-koïque ; à seize heures, une réunion du Parti messie-koïque ; à la fin du travail, une réunion du parti messie-koïque ; le soir tout juste après le repas ; une grande réunion du comité messie-koïque du quartier. Les maîtres du pays parlaient de la prise de conscience des Marigots du Sud. Pour être conscients nous l'étions, ne serait-ce que pour conserver nos lambeaux de vie, car le travail devenait un rare don du Ciel.
Nos responsables passaient leur vie à parler. Le Messie-koï Baré Koulé, quand il ne voyageait pas, ne recevait pas de hauts dignitaires étrangers, ne se reposait pas de ses discours, parlait, haranguait ses sujets du lever du jour à la nuit ; nous avions droit à ses discours à la radio, retransmis à midi et le soir, commentés par les koïs et les cadres des comités messie-koïques, puis à minuit nous étions encore bercés par les mots que tout un chacun connaissait par coeur. « C'est une question de dignité » prétendait le Messie-koï, « que de respecter avec dévouement et sincérité l'esprit de rénovation nationale du messie-koïsme. » En fait de dignité, nous finissions peu à peu par préférer la mort aux souffrances que nous imposaient nos sauveurs. Le silence devenait notre seul refuge.
Pourtant, un matin, Porte Océane oublia d'écouter les discours messie-koïques, la capitale des Marigots du Sud qui ne connaissait plus d'autres journaux que le journal officiel, avait les yeux fixés sur un texte mal polycopié. Pendant la nuit précédente, des milliers d'exemplaires en avaient été discrètement éparpillés dans la ville. L'auteur du texte n'était pas un indigène, il n'avait jamais mis les pieds aux Marigots du Sud, comble d'ironie, il était mort bien avant l'indépendance. Et pourtant le texte suggérait d'une manière hallucinante l'univers messie-koïque.
Quelqu'un s'était contenté de recopier un poème d'un certain Bertold Brecht :
Dans ce cercueil de zinc, il y a un homme mort ou ses jambes et sa tête, ou moins encore, ce qu'il fut ou rien, car il était un agitateur.
ll a été reconnu comme la cause de tous les maux. Enfouissez-le.
Il vaut mieux que sa femme seule aille avec lui jusqu'à la fosse des malfaiteurs, car celui qui l'accompagnera, on le reconnaîtra, lui aussi.
Cette chose-là dans le zinc vous a excités à de grands méfaits ;
à manger à votre faim et à habiter au sec et à nourrir vos enfants et à exiger votre dû, et à la solidarité avec tous les opprimés, vos semblables, et à penser.
Cette chose-là dans le zinc, a dit qu'il faut un autre système de production, et vous, les millions d'hommes de masses du travail, vous devez assumer la direction. D'ici là, rien n!ira mieux pour vous.
Et parce que cette chose-là dans le zinc a dit ces mots, elle a été mise dans le zinc et doit être enfouie en secret, en excitateur, pour avoir excité.
Et tous ceux qui parleront de manger à leur faim
et tous ceux d'entre vous qui voudront habiter au sec
et tous ceux d'entre vous qui exigeront leur dû
et tous ceux qui voudront nourrir leurs enfants
et tous ceux qui penseront et se déclareront solidaires
avec tous ceux qui sont opprimés,
dorénavant et à jamais ils seront mis dans un zinc pareil à celui-là, comme des agitateurs qu'on doit enfouir en secret.
Les sujets du Messie-koï avaient osé lire ce texte. Un défi que ne devait pas pardonner le comité central du Parti Social de l'Espoir. Dès le lever du jour, toute l'agglomération de Porte Océane avait été mise en quarantaine. Chaque sujet devait être contrôlé par les agents du Parti. Eux-mêmes s'étaient soumis aux vérifications. On raconte encore que le Messie-koï était tombé en syncope après avoir lu le poème. Ironie du sort, ce fut le docteur Malekê qui fut appelé à son chevet. Il réussit à le remettre sur pieds. A peine le Messie-koï avait-il recouvré ses esprits qu'il se mit à crier, à réclamer, à exiger la tête du coupable. Il se sentait humilié et le clamait. Il voulait le coupable. Ses fidèles koïs tentèrent de mettre la main sur le fameux Brecht. A leur grand regret ils durent annoncer au « sauveur » que c'était un
toubab mort il y a quelques années. Le Messie-koï pleurait son amour-propre bafoué, son honneur blessé. Il avait mobilisé tous ses agents de la police secrète. Les membres de la milice, ses mouchards, ses délateurs, ses indics, ses koïs, ses courtisans et commensaux divers, tous étaient sur pied de guerre pour arrêter le parjure, l'hérétique « qui avait osé ».
Le Messie-koï ressemblait à un enfant qui geindrait pour sa sucette. Malgré les menaces une journée s'écoula. Porte Océane ne livrait toujours pas son secret. Les maisons, les concessions, les bâtiments publics, les terrains vagues furent passés au peigne fin. Les matelas éventrés, les armoires vidées, les automobiles démontées, les habitants fouillés, contrôlés des pieds à la tête.
On ne découvrit pas le coupable. Le Messie-koï était de plus en plus envahi par son obsession qui devenait folie : « Trouver le coupable ». Son koï de la police marmonnait sans cesse :
— Nous le trouverons où qu'il se cache, nous l'aurons.
Son patron répondait :
— Je le veux vivant, vivant, et puis on le tuera !
Le Messie-koï était de plus en plus surexcité, il transpirait abondamment. Le docteur Malekê, qui savait son sort lié à celui de Baré Koulé prit une décision énergique, il lui injecta une série de piqûres ; il tomba bientôt dans un profond sommeil.
Ce fut seulement le troisième jour après la publication du poème que le coupable fut arrêté. C'était un adolescent de seize ans à peine, pensionnaire du lycée de Porte Océane, qui était à la base de l'affaire. Interrogé il n'avait pas tardé à avouer. On lui demanda comment l'idée lui était venue. Il expliqua que tout avait commencé un après-midi de dimanche où il était resté seul dans sa chambre. Il avait le cafard, se sentait très malheureux. Il eut besoin de se rattacher à quelque chose. Pour vaincre son propre désarroi il lisait tout ce qui lui passait sous les yeux. Ce fut pendant ces errements qu'il découvrit le poème incriminé. Il le lut, le relut pendant des heures, le récita par coeur. Il se sentait revivre, encouragé à espérer, à lutter, à être libre.
— Quels sont tes complices, demandèrent les responsables du Parti.
— Je n'ai pas de complices, je n'en avais parlé à personne.
— Tu l'as tout de même diffusé ce texte !
— Oui, je vous en demande pardon, je l'ai diffusé. J'en étais soulagé. Je m'étais senti devenir un être humain pendant quelques jours, et pourtant j'avais peur de la tournure qu'avaient pris les événements. En vérité je n'ai jamais songé à nuire au Messie-koï.
— Mais tu l'as humilié, c'est le pire régicide, clama un koï de l'inquisition messie-koïque.
Les interrogatoires furent très vite menés à bonne fin. On amena le garçon dans une prison de détenus politiques. Le même jour, avant la fin de la matinée, le Messie-koï désignait les membres d'un tribunal « révolutionnaire ». Au début de l'après-midi l'adolescent était condamné à être fusillé devant toute la population de Porte Océane. Les habitants, du plus jeune au plus vieux, étaient tenus d'être présents à l'exécution.
L'enfant regardait la foule, il ne comprenait pas ce qu'on lui voulait. Sa condamnation ne lui avait pas été annoncée. Mais le poteau d'exécution l'intriguait. Lorsqu'on lui fit prendre sa direction, il comprit. C'est alors qu'il essaya de se sauver.
Mais il n'y parvint pas, trop bien encadré pour tenter quoi que ce soit de réalisable. Passive, la foule regardait. L'enfant fut attaché au poteau. Il criait, demandait pardon, demandait grâce, promettait de ne plus recommencer. Mais déjà le peloton d'exécution de la milice se mettait en rang. L'ordre fut crié. Les coups partirent. La tête du condamné s'affaissa sur sa poitrine. Un homme en uniforme s'avança, froidement, il donna le coup de grâce. La foule était figée dans le silence, jusqu'à la dernière seconde elle avait espéré pour le condamné la grâce du Messie-koï.
Elle ne devait jamais arriver.
La foule quitta la grande place de la Liberté. Seuls ses pas résonnaient comme des marteaux sur le macadam. Les regards mouillés, les bouches pincées, contenaient mal leur cri de révolte. Une masse de somnambules semblait soudain se déplacer dans la ville. Elle se croyait dans un rêve, elle aussi.
***
Dès le lendemain de l'exécution le Parti annonça le recensement des sujets du Messie-koï. Le projet ne tarda pas à être mis à exécution. C'est ainsi qu'un jour nous reçûmes la visite d'un cadre du Parti. Il était entré dans notre foyer comme s'il y avait toujours vécu, s'était mis à fouiller les chambres, la cuisine, la cour, jetant des coups d'oeil rapides dans les recoins, grimpait sur l'échelle pour vérifier le contenu du grenier, s'asseyait, écrivait quelques mots dans son carnet, puis se levait et s'engouffrait dans nos chambres à coucher. Il ouvrait les armoires, soupesait les matelas, les pliait pour déceler le froissement de papiers suspects. Comme s'il nous soupçonnait d'être les complices d'un crime, il nous regardait avec méfiance.
— Avez-vous des cachettes secrètes ? Vous n'êtes que des ingrats dans ce pays. Nous travaillons pour votre dignité et vous ne nous cherchez que des ennuis. Vous passez votre temps à comploter contre notre Messie-koï, le Parti ne pardonnera aucune trahison. Qui que vous soyez, si vous entreprenez quoi que ce soit contre nous, vous serez désormais fusillés !
Il fit une pose pendant laquelle ma femme me regardait décontenancée en murmurant : « Mon Dieu, qu'avons-nous bien pu faire de répréhensible ? » Je me contentai de la prendre par les épaules et de lui souffler dans l'oreille : « Du courage ! » Le cadre, d'un ton décidé nous intima l'ordre de ne pas faire de messes basses en la présence d'un délégué du Parti. Il parla encore de l'existence certaine de cachettes secrètes dans la maison.
— Mais nous n'avons pas de cachettes secrètes, nous n'en avons jamais eues.
— Recevez-vous des journaux clandestins, locaux ou d'importation ?
— Non, Monsieur, je ne reçois pas de journaux.
— Tes amis en reçoivent-ils ?
— Je ne sais pas.
— Et Mellé Houré ? L'ennemi exilé du Parti, est-il en contact avec une de vos relations.
— Je ne sais pas, je l'ai perdu de vue depuis le jour de son arrestation par le Parti.
— Cet ennemi notoire du Parti et du Messie-koï imprime un journal subversif qu'il envoie régulièrement aux Marigots du Sud. Tu es de ces individus qui ont été acoquinés avec le Club des Travailleurs, tu es donc suspect.
Je préférais ne rien dire, ne pas protester, ne pas me défendre. A cette époque même s'excuser, se justifier devant un agent du Parti devenait compromettant. Je me contentai de regarder ma famille et de prier intérieurement. Le cadre n'en démordait pas, il voulait me faire accuser de quelque chose car il poursuivait avec acharnement ses investigations.
— Si ta femme, ton père, ta mère, tes enfants, amis ou connaissances sont infidèles au Parti que fais-tu ?
— Mais vous n'êtes pas sérieux, un fou ne poserait pas une telle question.
— Réponds, me dit-il.
Je le regardai ne pouvant trouver de réponse. Je baissai les bras, impuissant.
— Je veux une réponse, insista-t-il.
— Je ne puis répondre, il y a si longtemps que j'ai perdu mes parents, les membres de ma famille sont comme moi, ils sont soumis au Parti, nous ne demandons qu'à vivre. Quant aux amis et connaissances je ne puis répondre de leurs actes.
— Ce n'est pas une réponse.
— Je ne me pose pas de questions sur ce que pensent les autres.
— C'est un tort. Le Parti peut excuser l'ignorance, mais il n'excuse pas ceux qui se taisent sur les complots, les potins malveillants qui menacent le Messie-koï et le peuple. Il est dit que tout citoyen doit communiquer aux responsables du comité central tout ce qu'il apprend de suspect.
— Je ne suis sans doute qu'un sot, mais je ne vois rien qui se trame contre quiconque. Tout va comme sur des roulettes.
Jusqu'à présent il s'était contenté de nous tourner le dos et de nous foudroyer de temps en temps du regard, soudain il nous dévisagea pour de bon.
— Que penses-tu du Messie-koï Baré Koulé ?
— Il nous a apporté la dignité et la liberté.
Je n'avais aucun mérite. Depuis l'indépendance nous avions appris à réciter dans toutes les réunions :
« Parti — dignité — indépendance — liberté »
« Le Messie-koï est le sauveur du peuple ».
Des mots, rien que des mots, mais en ces temps-là, pour survivre il fallait être mouton, perroquet, sbire ou agent du Parti. Nous déclamions par coeur les pensées de nos dirigeants. Il fallait bien vivre. Je m'attendais à un répit lorsque le cadre
reprit son interrogatoire. Il voulait que j'exprime mon opinion sur le colonialisme, le néo-colonialisme, l'impérialisme et le néoimpérialisme. En quelque sorte tous ces « ismes » qui font les beaux jours des dirigeants du Cercle des Tropiques qui n'ont rien à donner. Je lui répondis que de tels mots étaient trop compliqués pour moi. Il se chargea de me faire un cours sur la doctrine du messie-koïsme. Les idées révolutionnaires messie-koïques se succédaient. Je ne comprenais pas où il voulait en venir, mais il avait l'impression de faire mon éducation. En ces temps qui couraient, montrer son intérêt pour la personne du sauveur des Marigots du Sud épargnait bien des vicissitudes.
J'avais compris et ce n'est pas moi qui aurais joué au plus intelligent.
Le visiteur avait éparpillé tous mes livres sur la table. Comme par inadvertance il en mit un dans sa serviette. Au moment où je me disais « Dieu merci, il n'en a pris qu'un », j'en vis disparaître un deuxième, puis trois, quatre, cinq, six… Les ouvrages les plus importants de ma misérable bibliothèque changèrent de propriétaire. Je n'osais pas protester.
— Je vais m'instruire pour mieux savoir ce que lisent les fidèles du Messie-koï. Il est vrai que ces bouquins étrangers n'ont aucune valeur pour le Parti, mais c'est un devoir pour nous d'en connaître le contenu pour mesurer l'état d'esprit des sujets lettrés.
Par malheur le cadre du Parti avait remarqué aussi une chemise que je gardais précieusement depuis des années pour les rares occasions de sortie. C'était un vêtement de belle coupe, d'importation étrangère. Je le vis se lever et se diriger d'un pas lent vers l'armoire, l'ouvrir et en sortir la chemise.
— Où l'as-tu achetée ? Elle porte une marque étrangère. Nous avons de bons tailleurs employés par le Parti. lls sont meilleurs qu'ailleurs. C'est une offense à notre pays et à la révolution que de ne pas porter les vêtements cousus dans notre patrie.
— Je ne le savais pas. Je ne sais rien, rien, rien et j'ai le droit d'être ignorant. Je ne peux pas tout connaître comme vous, les cadres du Parti, mais je suis un honnête homme.
Tout le monde savait que les membres du Parti commandaient et recevaient tout ce dont ils avaient besoin de l'étranger. Non seulement ils n'accordaient aucune considération aux produits que leur propre système présentait à la population, mais la production était si insuffisante que la plupart du temps les magasins
ne présentaient que des étagères vides. Comme si je n'avais plus rien à perdre, je lui lançai à la tête :
— Je vous interdis de me traiter en esclave dépourvu de toute personnalité. Comme enfant de ce pays j'ai droit à autant de respect que vous. Je ne vous permets pas de me dénier ce droit. Je ne demande pas grand-chose à la vie, sinon du travail, de la nourriture, la santé et l'instruction pour ma famille. Et croyez-moi, c'est le souhait de tous nos compatriotes. Je ne vois pas où se trouve le crime de nourrir de tels espoirs.
— Toi, tu connais ces canailles du Club des Travailleurs. Tu parles comme eux.
— Je ne connais personne.
— Tu me déçois tout de même, je te croyais reconverti au messie-koïsme. Ta chemise passera à la censure du Parti. Tu auras à fournir les preuves de son acquisition.
— Mais je…
— A moins que tu ne me la donnes, je la transmettrai comme don à la caisse centrale du Parti.
Pris par une soudaine lassitude je lui murmurai d'une voix éteinte :
— Prenez-la, s'il vous plaît, mais je vous en prie ne me cherchez plus d'histoires. Je suis exténué. Je n'en peux plus.
Le cadre plia ma chemise et la rangea dans son sac où se trouvaient d'autres objets. D'un ton acide je lui dis :
— Vous savez, si vous avez de la place dans votre voiture, vous pouvez également prendre les quelques habits en bon état que je possède. Au point où j'en suis.
— Je ne suis pas une poubelle !
— J'étais loin d'avoir cette idée, je vous l'assure.
Bien longtemps après son arrivée dans mon foyer, le délégué du Parti se décida enfin à aborder le problème du recensement.
J'avais fini par oublier le but de sa visite. Je lui dis d'un ton naïf :
— Vous étiez donc venu pour le recensement ?
Il ne répondit pas, je l'avais vexé. Il sortit un dossier de sa serviette et en feuilleta longuement les pages, chacune d'elle portait une photo. Il arriva sur un volet vierge, s'attarda à parcourir le questionnaire avant de demander :
— Nom ? Prénom ? Profession ? Etat civil ? Nom du père, de la mère, des frères et soeurs ?
Je me contentai de déposer sur la table mon carnet d'état civil. Consciencieusement il y releva tout ce qui y était inscrit, puis se relut et dit :
— Ce n'est pas tout, il en faut plus pour le Parti.
— Je ne demande qu'à répondre.
— Es-tu inscrit sur la liste de notre Parti ?
— J'ai une carte d'identité nationale.
— Ta carte d'identité n'est pas valable pour nous. Tout citoyen doit être immatriculé au siège de comité central. C'est une obligation.
— Je ne le savais pas.
— C'est un tort, tu devrais le savoir.
— Que dois-je faire pour régulariser ma situation ?
Il me semblait que le cadre faisait preuve d'un peu plus de compréhension. Il ne criait plus, ne menaçait plus. Je me méfiais tout de même. J'avais répété ma question pour qu'il n'ait aucun doute sur mes intentions.
— Voilà, me confia-t-il, tu peux te passer de la carte d'identité nationale, du passeport ou de tout autre papier d'état civil, mais tu dois être en règle à tout moment avec le Parti. C'est une consigne générale. Désormais la carte d'identité du Parti est obligatoire pour tous les habitants des Marigots du Sud, aussi bien pour chercher du travail que pour bénéficier de la protection de l'Etat.
— Alors je prends ma carte tout de suite, si vous le voulez bien j'en prends également une pour ma femme.
— Et les enfants ? Ils n'existent pas eux ?
— Si ils existent, j'en prends également pour mes enfants, des jumeaux, ils ont sept ans à peine, ma femme attend un troisième enfant. Je devancerai Dieu dans ses projets, je prends aussi une carte du Parti pour le futur-né.
Le cadre se frotta le nez, perdu dans des méditations. Pendant que je l'observais, j'aurais tout donné pour percer les secrets de ses cogitations. Je ne tardai pas à en être informé.
— C'est grave, c'est très grave, ce ne sera pas facile pour toi et ta famille.
— Qu'ai-je bien pu faire, mon Dieu, demandai-je.
— Tu n'as pas ta carte d'identité du Parti. Ta famille non plus.
— Mais je vous ai dit que je suis prêt à les prendre.
— Prêt, prêt, mais ce n'est pas aussi facile que tu crois. Pour le Parti vous êtes une famille de scorpions cachés sous les roches. Nous vous avons découverts à l'improviste. Vous ne pouvez pas bénéficier du même traitement que ceux qui se sont présentés spontanément au siège du comité central.
— J'espère que nous ne sommes pas les seuls dans notre situation.
— Vous en connaissez personnellement ?
— Non, mais la négligence est humaine, alors je dis qu'il se peut que je ne sois pas le seul à être en retard.
— En tout cas vous, vous n'avez pas vos cartes, les autres ne m'intéressent pas… en attendant bien sûr.
— Que devons-nous faire ?
— Passez au siège du comité central pour y déposer vos demandes. Je t'avertis, vous serez interrogés pendant des heures pour vous justifier de ce manquement à l'ordre du Messie-koï. En toute amitié je vous apprends que vous avez manqué de conscience patriotique, et de respect au Messie-koï.
— Ecoutez, sincèrement l'idée d'aller au siège central ne m'enchante guère, surtout pour y subir des interrogatoires. Je n'ai plus la force morale pour résister à quelque question que ce soit. Je suis fatigué, moralement las, je paierai tout ce que vous voulez, mais épargnez-moi cette démarche.
Il fit semblant de ne pas m'entendre.
— Au siège central vous paierez une amende. Vous n'avez pas respecté l'ordre du Parti, ni toi, ni ta femme, ni tes enfants.
— Aidez-nous je vous prie.
— C'est facile à dire, je risque ma carrière. Admettons que tu racontes que je t'ai aidé, qu'on le répète. Je peux être cassé. Remarque par une façon ou une autre tu n'auras pas la folie de me vendre.
— Je n'ai jamais eu l'âme d'un délateur.
Il me fit comprendre qu'il désirait un entretien privé. J'envoyai ma femme et mes enfants en promenade. Il fit le tour complet de la maison pour vérifier s'il n'y avait personne. Il revint, souriant :
— Je vais t'accorder une faveur exceptionnelle. Tu as ta famille, elle a besoin de toi.
J'attendais qu'il vienne au fait. Il tournait, tournait, autour du pot. Je ne faisais rien pour l'interrompre. Enfin il abattit ses cartes :
— Voilà, mon cher Bohi Di, par gentillesse je suis prêt à te procurer des cartes du Parti. Aussi bien pour toi, pour ta femme que pour tes enfants.
— Que Dieu vous bénisse, m'écriai-je.
— Holà, holà ! ce n'est pas fini, il y a des frais…
— Des frais, mais comment ?
— Tu as dit que tu étais prêt à payer n'importe quel prix pour ne pas rencontrer les responsables du siège central du Parti ?
— Oui.
— Alors ? Tu penses peut-être que je suis un magicien hein ? Détrompe-toi, je suis très honnête, très digne, très respectueux de la pensée et de l'oeuvre du Messie-koï, je ne triche pas avec la révolution rédemptrice de notre Parti.
— Je n'en doute pas. Et puis vous, vous êtes bon, cela se voit sur votre figure.
Le visiteur jeta un coup d'oeil rapide sur un miroir pour le vérifier avant de dire :
— Pour ta carte et celle de ta femme, il faut l'équivalent du prix d'une vache et de deux chèvres. Pour tes enfants réunis, hem, l'équivalent du prix d'un vélomoteur.
— Mais nous n'avons jamais possédé une telle fortune. Jamais !
— Alors vous aurez à vous présenter avec toute la famille au siège central du Parti. Vous verrez… Vous verrez, on vous entassera en prison si vous ne payez pas les amendes ! Et crois-moi, la somme qui sera exigée de vous sera énorme. Vous y laisserez vos dernières plumes. Je ne demandais qu'à vous rendre service. Des milliers de gens, je dis des milliers en ont déjà fait l'expérience, je te parle en frère, en ami.
— Mais je n'ai pas d'argent. Je ne suis qu'un travailleur manuel, je gagne très peu, je vous le jure.
— ll suffit d'y regarder de près, hein ? Voyons, je vous rends service, je serais désolé de vous savoir en prison, hein, le Parti ne badine pas avec ceux qui le trompent. Voyons le fond des tiroirs. Un mécanicien, ça bricole, ça fait des économies, hein ? Avec le métier que tu as, Bohi Di, tu devrais être riche.
— Mais je suis pauvre. Et puis, et puis à chaque fin de mois en plus de l'impôt, les travailleurs payent une cotisation obligatoire au Parti. Je la paie régulièrement en me serrant la ceinture !
— Il suffit d'y regarder de près, on trouve toujours.
Le cadre, comme par hasard, s'éventa avec cinq cartes d'identité vierges. Il suivait mes yeux qui dévoraient les cinq morceaux de carton salvateurs. Silencieux je me dirigeai vers la chambre. A peine avais-je ouvert la porte qu'il m'emboîta le pas.
— Attendez-moi ici, lui dis-je d'une voix sourde.
— Ah non, je ne connais que trop bien mes compatriotes pour ne pas veiller aux intérêts du Parti.
Je ne dis plus rien. Je me contentai d'ouvrir l'armoire, puis un tiroir caché à l'intérieur. A peine avait-il aperçu un bout de billet de banque qu'il se précipita. Il rafla tout le contenu du tiroir et le fourra dans sa poche en disant :
— Je sais que la somme n'est pas suffisante, mais exceptionnellement je maintiens la faveur que je vous ai accordée.
— Mais vous avez pris toutes les dépenses du mois. Rendez m'en un peu. Je vous en prie ! Mais mon Dieu comment allons-nous vivre jusqu'à la fin du mois, c'est à peine la première semaine.
— Demandez une avance.
— Même avec une avance je ne m'en sortirai pas.
— Ne croyez surtout pas que cet argent est pour moi. Je vais faire des démarches pour vous. Vous êtes cinq dans la famille, les deux enfants, celui à venir et vous deux. Il me faudra beaucoup de diplomatie pour ne pas attirer l'attention du siège central du Parti sur votre cas. Je serai obligé de payer des responsables intéressés à cette affaire pour qu'un matin votre dossier d'immatriculation entre, comme si de rien n'était, dans les casiers de rangement. Je me débrouillerai. Vous pouvez être tranquilles. Je suis humain moi.
Je n'écoutais plus, je pensais à la façon dont j'allais me débrouiller pour passer le mois. Il ne nous restait plus rien. Il n'était pas question d'en parler à mes amis, à cette époque, cela aurait été le meilleur moyen de les entrainer dans les ennuis.
Revenu dans la salle commune, le cadre se retira dans un coin, bigla rapidement sur la somme pour en apprécier le montant, puis d'afficher un sourire conciliant avant d'annoncer :
— A partir de maintenant considérez-vous comme en règle. Je tiens toujours ma parole.
Il sortit un stylo, remplit les cinq cartes d'identité, me demanda des photos d'identité pour chacun de nous :
— Voilà vous êtes en règle, dit-il. Tu vois, Bohi Di, tout finit par s'arranger.
— Oui, tout finit par s'arranger.
Ma femme et mes enfants venaient de rentrer. Je leur montrai les cartes d'identité du Parti avec nos photos. Ignorante des circonstances, Nafie remercia avec effusion le cadre pour sa bonté et sa compréhension. Ce dernier se préparait à prendre congé lorsqu'il me dit sur un ton neutre :
— L'armée est réputée avoir les meilleurs mécaniciens des Marigots du Sud. Ma voiture est neuve et il faut que je fasse faire de temps en temps une révision.
— Je veux bien vous le faire gratuitement si cela peut vous arranger.
— Je ferai un bon rapport sur vous, un très bon, me promit-il.
Il s'installa dans son véhicule et démarra.
En quelques semaines toute la population des Marigots du Sud fut recensée, répertoriée, immatriculée, fichée, codée. Comme pressé par le temps, par les événements et son ambition, le Messie-koï annonça peu après qu'un référendum allait avoir lieu. Le peuple “libre” allait pouvoir se prononcer sur “la nomination à vie” du Messie-koï Baré Koulé à la tête de la République démocratique des Marigots du Sud et le choix d'un dauphin au cas où par malheur le chef de l'Etat viendrait à s'éteindre.
Le peuple des Marigots du Sud, spécifiait-on, devait exprimer franchement son avis. Le référendum était si libre et démocratique que les responsables avaient cru devoir l'aider en mentionnant sur l'un des bulletins de vote : « J'accepte le Messie-koï à vie et son dauphin. Je renouvelle mon attachement indéfectible à notre Messie-koï à vie et je jure d'élever mes descendants dans l'esprit du destin éternel du Parti Social de l'Espoir et de ses dirigeants. » Le deuxième bulletin supposant le refus ne portait aucun commentaire, il était tout simplement rouge.
Au jour des élections nous avions congé. Ni les enfants, ni les vieillards, ni les malades ne devaient manquer à l'exercice de leur droit d'hommes libres. Aux Marigots du Sud nous avions appris à respecter et à donner un sens à le démocratie, même les nouveaux-nés devaient voter. Nous étions sur pied bien avant le lever du jour. Un retard au rendez-vous pouvait être préjudiciable au citoyen messie-koïque. Cette peur d'être parmi les derniers aux urnes avait envahi toute la population.
A Porte Océane, dès l'aube, les rues étaient grouillantes de monde. Des milliers d'agents du Parti, mobilisés pour canaliser l'engouement des électeurs, avaient pris place dans les bâtiments administratifs comme dans les hôpitaux ; dans les clairières aménagées comme sur les carrefours ; dans les villes, villages comme dans les hameaux les plus reculés. Ils dirigeaient les bureaux de vote sur toute l'étendue du territoire. Au milieu de la matinée il circulait des flots d'hommes tout enfiévrés de suffrage universel. Cette liberté les poussait de l'avant comme des moutons harcelés par des chiens de berger. Ce qui frappait dans cette masse de citoyens indépendants et libres, c'étaient les visages qui semblaient ne plus pouvoir cacher la profondeur de l'humiliation subie ; mais il y avait aussi des faces marquant une cruelle et satisfaite agressivité. Désormais l'existence d'une ligne de démarcation
entre les indigènes était indéniable. Devant les bureaux de vote, les responsables du Parti étaient
débordés par l'assaut des sujets. Perdu dans la masse j'attendais avec ma famille. Les bureaux furent enfin ouverts, les agents s'installèrent. Lorsqu'ils se sentirent prêts, un porte-parole s'adressa à nous :
— Au nom de la démocratie, de la révolution du Parti, de l'intérêt du peuple et de ses guides et l'avenir du pays, vous allez voter. Vive le Parti et le Messie-koï !
Cela dit, les choses sérieuses commencèrent. En rangs serrés nous avancions les uns après les autres. Lorsque vint notre tour le cadre de service prit un dossier, nous dévisagea un à un pour s'assurer que les photos d'identité correspondaient bien à nos têtes, mit un paraphe au bas de la feuille et me dit de prendre les bulletins de vote.
— Quatre de chaque, le blanc et le rouge.
Je pris cinq bulletins de chaque.
— J'ai dit quatre !
-— Ma femme attend un troisième enfant, dis-je.
Il m'ignora et grinça d'un ton menaçant :
— Choisissez le blanc ou le rouge. Bon va pour le blanc !
Avant même d'entendre ma réponse un autre agent m'enlevait déjà les bulletins, déchirait les rouges et mettait les quatre bulletins blancs favorables au Messie-koï dans l'urne.
— Au suivant ! cria le préposé.
Les autres électeurs écoutaient les mêmes questions, suivies des mêmes réponses. Nous avions voté en quelques secondes. Mon enfant de sept ans avait voté, il n'y avait pas de raison qu'ils ne fassent pas leur devoir de sujets, c'était du « suffrage universel ».
Le Parti, son comité central, le Bureau politique et le Messie-koï Baré Koulé devaient louer le lendemain le civisme, la prise de conscience et l'émancipation incomparable et exceptionnelle de la population des Marigots du Sud. Seul « un fou » avait manqué de conscience « patriotique ». Ni les menaces, ni les représailles ne l'avaient empêché de déposer le bulletin rouge. Il s'était obstiné dans son refus de se tenir à l'écart du soutien populaire au Messie-koï. Le porte-parole n'avait pas prononcé le nom du « fou », mais la population murmurait : « C'est le docteur Malekê. »
Malgré cette défection regrettable, le référendum fut un immense succès pour le Parti, un tel succès qu'il fallut attendre une semaine pour annoncer le résultat officiel. En effet il y avait un petit ennui. Lors des premiers décomptes de voix, il y avait cent sept suffrages exprimés pour cent inscrits. Le Messie-koï Baré Koulé, bien que très satisfait du soutien de son peuple avait tout de même trouvé excessive la passion qu'il lui portait. Il fit contrôler les chiffres au nom de la dignité nationale.
Les experts travaillèrent jour et nuit, découvrirent des citoyens non inscrits sur la liste électorale qui avaient tout de même voté. Parmi ces derniers il y avait beaucoup d'enfants nés les jours qui avaient précédé le référendum. Les chers anges, impatients d'exprimer leur droit de citoyens messie-koïques avaient, de concert, délégué leurs parents pour les représenter. Ainsi avec le plus grand respect pour les règles démocratiques, les experts du Parti eurent le courage et l'honnêteté de démentir les résultats transmis par les comités nationaux. Ils repoussèrent les cent sept pour cent de suffrages favorables et proposèrent enfin un chiffre juste, contrôlé, révisé, analysé, retapé, trituré, ajusté, démocratisé : le peuple des Marigots du Sud approuvait le référendum démocratique et libre à cent pour cent moins une voix. Nous étions libres, républicains et indépendants.
En récompense pour leur fidélité au système et à la justice du Parti, le Messie-koï accorda un jour de congé payé aux travailleurs. A cette époque notre dignité avait atteint un tel degré de grandeur qu'il fallait être sorcier pour pouvoir dénombrer les salariés dans la masse opaque des chômeurs. A Porte Océane la joie était déclarée obligatoire. Les murs se recouvraient d'affiches : « Le Parti travaille pour vous » ; « Qui doute du Messiekoï
doit être livré au Parti » ; « Le Parti veille sur la dignité nationale » ; « Livrez les fossoyeurs du Parti, ils sont les ennemis de l'indépendance ».
Le Parti instruisait, nourrissait, habillait, employait, aimait son peuple à coups de slogans, de propagande, de délation, d'emprisonnements et de fosses communes.
Nous étions dignes, libres, indépendants, frères et égaux.
A Porte Océane les citadins continuaient à se demander : « Mais que devient donc le docteur Malekê ? » Cet impudent, disaient les responsables avait poussé l'incivisme jusqu'à désapprouver publiquement la volonté du peuple d'élire le Messie-koï à vie. Un speaker exalté de « La Voix du Parti » avait pris l'initiative de l'attaquer et d'annoncer son élimination physique.
Le Messie-koï n'aimait pas de tels criards publics. Le délirant porte-parole fut licencié et affecté comme attaché culturel à l'étranger. « Mais que devient Malekê ? » demandait toujours la population.
***
Malekê marchait d'un pas lent, la tête pleine de milliers d'images, de visions qui baignaient dans un halo d'incertitude sur l'avenir. Comme un somnambule il longeait les couloirs de l'hôpital. Malades, infirmiers et visiteurs le saluaient au passage. Il entendait à peine. A son retour dans le cabinet qu'il occupait depuis plusieurs années, Salimatou l'attendait, assise dans un coin de la salle.
— Salimatou, que se passe-t-il ? J'espère que vous n'avez pas fait de bêtise, non ? Allez, tout finit par s'arranger.
Salimatou sanglota. Elle parlait, mais Malekê ne comprenait pas grand-chose. Il lui tendit la main, la fit lever pour l'installer sur une chaise.
Patiemment, de réplique en réplique, de paroles gentilles en mots affectueux, Malekê parvint à la calmer.
— N'est-ce pas que vous allez nous quitter ? demanda-t-elle enfin en baissant la tête. Nous avons lu sur un avis affiché par le Parti que vous êtes révoqué. Docteur, dites que ce n'est pas vrai. Et puis on raconte que le commissaire de la police du Parti viendra contrôler votre départ.
— Il faut bien que le Parti fasse son métier, dit Malekê.
— Mais nous avons des malades, ils ne réclament que vous, que vont-ils devenir ? Ce n'est pas juste. Déjà les médicaments sont vendus au marché noir par les dirigeants, les revendications de notre comité du personnel n'ont jamais reçu d'écho favorable de la part des responsables du Parti.
— Il ne faut jamais parler ainsi. Ne dites plus « ce n'est pas juste », c'est un mot banni par le Parti. En outre, qu'il y ait des médicaments ou pas, le corps médical trouvera toujours le moyen de sauver quelques vies. C'est notre rôle, avec le Parti ou sans le Parti.
— Si vous partez je m'en irai aussi.
— Ce n'est pas sage de parler ainsi. Vous êtes anesthésiste, une très bonne anesthésiste, dont je n'ai jamais eu qu'à me louer. Et puis, Salimatou, que je sois ici ou ailleurs, nous nous reverrons toujours, voyons, soyez raisonnable. Dans tous les cas, moi, je compte bien revenir.
Par la force des choses ce fut le docteur Malekê qui consola Salimatou. Il lui avait souri affectueusement et lui avait dit :
— Du courage, tout ira bien, dans tous les cas ce ne peut être pis !
— Ils n'ont pas intérêt à aller plus loin, dit Salimatou d'une voix décidée.
Malekê, se retrouvant seul dans son cabinet, rassembla ses dossiers, passa en revue les fichiers des malades, en retira quelques-uns des archives, puis rejoignit son équipe dans le bloc opératoire. Ses internes et auxiliaires médicaux étaient émus, il régnait une atmosphère de tristesse sur le groupe. Bien avant l'arrivée du docteur ils s'étaient concertés, Malekê le sentit dès son arrivée. Il ne tenait pas à voir se créer une résistance ouverte
à l'hôpital au moment de son départ. Il affecta une attitude sévère qui ne laissait de place à aucune interprétation. Il ne fallait pas surtout qu'une discussion s'engage au sujet de son départ. Il se dépêcha de dire :
— Passons aux choses sérieuses, nous n'avons plus de temps à perdre!
Les infirmiers amenèrent un malade dans la salle. L'équipe, tout de blanc vêtue, masquée, inquiétante, faisait penser à une réunion de sorciers. Déjà le sang coulait dans le tuyau de transfusion sanguine. Malekê jeta un regard impératif à Salimatou. Elle mit le masque ; le ballon se gonfla, se dégonfla ; la respiration du malade devint ample, ses réflexes comme annihilés devinrent inexistants. Salimatou donna le feu vert à l'équipe.
Malekê tendit la main. Un assistant y déposa le bistouri. Les mains gantées, tachées de sang s'affairaient, guidées par l'amour de la vie. Les minutes passaient, le débit des gaz restait normal,
la lutte contre la mort ne se relâchait pas. L'équipe assistait le chirurgien dans un silence mystique. Salimatou surveillait le malade, l'anesthésie maintenait son effet, le rythme cardiaque était bon, les réactions du muscle cardiaque satisfaisantes, la vie continuait…
Au début de l'après-midi le docteur Malekê n'avait pas encore quitté l'hôpital de Porte Océane. Comme chaque jour il effectuait sa deuxième tournée. Il y avait trop de malades, le personnel était débordé, les médicaments rarissimes. Les trafiquants employés officieusement par les privilégiés du Parti proliféraient à Porte Océane et dans d'autres villes. Quelques responsables trouvaient de plus en plus rentable de vendre les produits pharmaceutiques au marché noir. Il était interdit aux médecins, aux infirmiers de protester contre cet état de fait. Cela aurait été jugé inconvenant, réactionnaire contre la révolution en marche du Messie-koï.
Une révolution qui précipitait à coups de pied les habitants vers la tombe en scandant : « Dignité, liberté ! »
Dieu lui-même commençait à y perdre sa Bible. Au milieu de l'après-midi des sirènes retentirent au dehors. L'ordre du Parti était transmis par haut-parleur : le personnel était convoqué dans la cour… Les membres du corps médical abandonnèrent les malades. Malekê préparait ses affaires avant de prendre congé. Bientôt une voiture officielle pénétra dans l'enceinte de l'hôpital. « Joie obligatoire. » Hanté par la peur, le personnel applaudissait le commissaire de Porte Océane pendant que mouraient les malades. La dignité était aussi à ce prix. Le commissaire, encadré de nombreux militants et milices, fit son entrée dans le cabinet médical qu'occupait Malekê. Il ne salua pas. Il était de règle que les sujets du Parti soient les premiers à rendre hommage aux koïs. Malekê continuait à classer ses dossiers et à vider les tiroirs. Le visiteur, presque naïf dans la haute considération qu'il avait de son rang, dit d'une voix nette :
— Vous avez en face de vous le commissaire de la police du Parti de Porte Océane, membre du comité central !
Le médecin leva la tête, sans rien dire, il poursuivit son travail de déménagement. Excédé le koï brailla :
— Je suis membre du comité central. Vous auriez dû vider les lieux depuis ce matin.
— C'est ce que je fais, Monsieur. Le Parti m'a déjà transmis ma feuille de révocation, il était inutile de vous déplacer pour ma modeste personne, comme vous le voyez, je m'en vais, votre honneur !
— Effacez-vous de ma vue, ennemi de la nation, cria le responsable dans un bel élan messie-koïque. Videz ces lieux tout de suite ou la police du Parti s'en chargera !
— Je ne lui donnerai pas cette occasion.
Malekê rejoignit sa voiture. Le personnel silencieux, encadré par les sbires, assistait passif au départ du médecin. Les regards exprimaient le désarroi, les mains remuaient, mais personne n'osa lui dire adieu. Au moment où Malekê mettait sa voiture en marche, Salimatou rompit le barrage. Un milice voulut lui barrer le chemin, mais du revers de la main elle lui envoya une gifle. Le visage du médecin s'était éclairé. Il leva la main en signe d'au-revoir. Le personnel rompit les rangs à son tour pour escorter le médecin jusqu'à la sortie de l'hôpital. A peine avait-il disparu que la foule se mit à murmurer : « Ce n'est pas juste ! »
Le commissaire menaça de fermer l'hôpital si jamais les membres du personnel continuaient à manifester une quelconque sympathie pour l'« ennemi de la patrie ». Des rumeurs désapprobatrices parcouraient la foule. Des voix continuaient à s'élever : « Ce n'est pas juste ! »
— Bande de lâches, cria le commissaire, je défie quiconque d'entre vous de dire entre quatre-z-yeux ce que vous criez là !
Personne ne releva le défi. Le responsable ordonna à ses milices de trouver un otage. Les gorilles se promenèrent dans la foule en dévisageant chacun des manifestants. lls choisirent Atan-le-Mammouth qui protesta énergiquement. Le responsable qui decidément se répétait, dit :
— Vouns avez devant vous le commissaire de la police du Parti de Porte Océane.
— Vous n'avez pas le droit de m'arrêter, ce serait une erreur de votre part !
— Tu as dit que le Parti est injuste ; c'est un crime !
— M'avez-vous vu le clamer ? demanda Atan.
— Arrêtez-le, ordonna le commissaire.
Les membres de la milice s'avancèrent vers Atan. A coups de crosse ils écartèrent le groupe qui le protégeait.
— Je vous dis de l'emmener, brailla le commissaire.
La foule vêtue de blanc semblait hypnotisée, elle vivait un cauchemar au réveil difficile. Personne ne bougeait. Au moment où un agent allait lui donner par surprise un coup dans la nuque, Atan l'évita et lui envoya un fulgurant coup de pied dans la figure. Les mains agrippées sur sa bouche en sang, le milice s'écroula. Ses acolytes se jetèrent sur Atan, le criblant de coups de crosse. Atan se dégagea d'un premier assaut. Les tueurs excités comme des requins à la vue du sang y allaient de bon coeur. L'un d'eux prit son fusil par le canon et frappa Atan qui porta ses mains à la tête et s'écroula, pendant que les autres membres de la milice, toute griffes dehors, se précipitaient sur lui. Il essaya de se relever. Poussé par une force surhumaine il réussit à se mettre sur les genoux, mais un coup de pied le plaqua de nouveau à terre. Atan cria de douleur, puis haletant il murmura :
— Vous… me faites mal… mon Dieu…
Pendant tout ce temps d'autres sbires tenaient la foule en joue. Atan ne pouvait plus se défendre, mais ses assaillants donnaient leurs coups de grâce. Il ne remuait plus. La milice avait gagné, gagné au nom de la dignité, de la liberté et de l'indépendance des Marigots du Sud. Le responsable regarda le corps affalé par terre, satisfait il s'adressa à la foule en montrant Atan du doigt :
— Nous ne manquerons pas à notre devoir, quiconque portera préjudice au Parti et au Messie-koï subira le sort de ce charognard. Avis aux amateurs !
Un médecin qui venait d'arriver se fraya un chemin dans le groupe pour secourir Atan et constata que le malheureux avait la colonne vertébrale brisée. L'honorable responsable du Parti se révolta soudain contre la milice comme pour se justifier :
— Mais je ne vous ai jamais dit de le tuer !
Tous les yeux étaient braqués sur le commissaire qui se sentait défaillir. Tremblant il cria aux sbires de le défendre, mais ces derniers, noyés dans la foule avaient été ceinturés et désarmés. Le commissaire de la police du Parti de Porte Océane regardait autour de lui. Au loin le parc de l'hôpital, balayé, par le vent, paraissait être le bout du monde. Comme catapulté en avant il fendit la foule et se mit à courir. La masse humiliée, apeurée et blessée, oublia soudain la résignation. Visages marqués par la révolte et la détresse elle poursuivait l'un de ses bourreaux. Le commissaire de la police de Porte Océane, membre du comité central du Parti, courait vite, trop vite, il trébucha
et culbuta. Il roula par terre, le crâne fracassé par une grosse pierre lancée violemment. Comme il aurait agi pour une bête maléfique, le personnel s'éparpilla aux quatre coins de l'hôpital.
Le même médecin qui avait constaté la mort d'Atan enregistra celle du bourreau. Ils furent tous deux transportés à la morgue où ils reposèrent côte à côte. Le Messie-koï et les membres du comité central décidèrent la mise en quarantaine de l'hôpital. Il fallait des coupables. Les interrogatoires s'avérèrent inutiles.
C'était le silence, un silence si souvent exigé et subi. « Je ne sais rien », répondaient les témoins aux responsables du Parti que la mort d'un des leurs avaient soudain transformés en fauves en quête de victimes. Rien n'y fit, le mutisme etait le dernier refuge du personnel de l'hôpital.
A défaut de coupables, le Messie-koï décréta la fermeture de l'établissement pour une durée indéterminée.
La nouvelle s'était répandue dans Porte Océane. La mort d'un membre du comité central fut accueillie avec une totale indifférence par la population. A la radio, le Messie-koï, dans un discours de plusieurs heures — comme d'habitude — condamna l'assassinat et se plaignit de l'ingratitude des habitants des Marigots du Sud envers le Parti et ses responsables. Le Messie-koï fit une fois encore l'apologie de son système et pour finir annonça un deuil national de trois jours au terme duquel, le « martyr du devoir » serait enterré.
En vérité, la saison sèche aidant, le cadavre du dignitaire entra en décomposition dès la première nuit. Il devenait impossible de se servir de lui pour impressionner le peuple. Il fut enterré discrètement dès le lendemain matin. La rumeur se répandit, et pourtant au troisième jour, la population dut jouer à enterrer le défunt responsable du Parti. Un impressionnant cortège officiel défila dans les grandes artères de la ville, accompagné de la musique de la milice. Dans la foule des gens pleuraient. Il est vrai que parmi les pleureurs se trouvaient les profiteurs intéressés à la pérennité et à la prospérité du système. Comme cela était de rigueur les habitants de Porte Océane furent invités à rendre un dernier hommage à leur regretté commissaire de police, ils défilèrent pendant toute une journée. Quelques inconsolables, jouant jusqu'au bout la comédie, tournaient de l'oeil, s'écroulaient au pied du cercueil en se lamentant sur la perte irréparable.
Leurs noms furent relevés pour les récompenses. On se débrouille comme on peut.
Pendant que la ville versait des larmes de crocodile pour son défunt garde-chiourme, le comité central condamna le corps d'Atan à être enseveli pendant la nuit. Nous étions dans une période triste de la nouvelle lune. Il faisait très sombre. J'avais reçu l'ordre de sortir une camionnette pour l'enterrement d'Atan-le-Mammouth. Tard dans la soirée je me présentai à la morgue. L'endroit était plein de monde : des amis sans visage. Dans l'obscurité il m'était impossible de reconnaître une personne d'une autre, on aurait dit que tous les fantômes des victimes de la tyrannie s'étaient donnés rendez-vous.
Délicatement le cercueil d'Atan fut chargé dans la camionnette. Retenant ma respiration, comme pour ne pas déranger l'ami Atan dans son sommeil, j'avais démarré. Les bruits de pas se mêlèrent à celui du moteur, tous phares allumés je pris la direction de la grande artère de la ville, celle-là même que le Messie-koï avait baptisée « avenue de la Liberté ». Je venais d'aborder cette voie au nom si sacré lorsque soudain derrière le corbillard, dans le cortège funèbre on alluma des centaines de torches. L'espace s'était soudain illuminé comme par des milliers de soleils. La foule, silencieuse et indifférente aux menaces du messie-koïsme, continuait sa marche. Nous passâmes devant le palais résidentiel du Messie-koï. Nous nous y arrêtâmes pendant quelques instants en silence. Puis nous reprîmes notre chemin. A mesure que nous progressions vers la sortie de la ville de Porte Océane le cortège s'agrandissait, nous nous orientâmes vers les quartiers résidentiels avant d'aborder les carrés grouillants des quartiers populaires.
Comme si la nouvelle du passage du
cortège funèbre avait précédé notre arrivée, dans tous les coins de la cité, partout les fenêtres étaient illuminées. Les ombres d'abord mouvantes derrière les battants apparaissaient pour mieux manifester leur solidarité à ceux qui avaient « osé ».
Devant la grande mosquée de Porte Océane, des milliers de personnes s'étaient rassemblées pour la prière des morts. Au sommet du minaret, le muezzin appelait les fidèles à la prière ; au loin, dans la nuit, le glas de la cathédrale de Porte Océane répondait à l'appel, il devait tinter jusqu'au lever du jour.
A l'aube le cortège se remit en route vers la dernière demeure de notre frère. Des milliers de personnes soudain indifférentes à toute menace et à toute représaille escortaient le défunt, à visage découvert.
Le personnel de la Croix-Rouge des Marigots du Sud avait refusé de reprendre le travail. C'était la première manifestation de résistance contre le messie-koïsme depuis l'indépendance.
A l'entrée de l'hôpital de Porte Océane, il avait été badigeonné à la peinture rouge « Grève pour une plus juste libération de l'homme aux Marigots du Sud ». Les milices du Parti vinrent l'effacer. Peu de temps après on pouvait lire : « Messie-koï, sangsue des Marigots du Sud ». Un peu plus tard « Santé pour tout le monde. A bas le marché noir des médicaments ». De plus en plus nerveux, les milices intervinrent de nouveau. Plus on effaçait, plus les inscriptions se multipliaient sur les murs de l'hôpital ; infirmiers, médecins et malades convalescents y allaient bon train avec des slogans de toute sorte. Bientôt toute la ville entra dans le jeu. Contre le despotisme messie-koïque un mouvement sournois de résistance renaissait de ses cendres. Les discussions sur les places des marchés, devant les maisons, dans les rues semblaient renaître timidement de leur long sommeil. Porte Océane avec le défi de la Croix-Rouge parut se rappeler soudain qu'autrefois elle avait bénéficié du privilège d'attiser les foyers d'émancipation sociale et civique des Marigots du Sud, avant d'être le cerveau du démon qui minait le pays depuis l'indépendance.
A l'hôpital de Porte Océane, Salimatou — toujours elle — s'attaquait publiquement aux méthodes policières et à la corruption du Parti et de ses responsables. D'heure en heure, l'hôpital se transformait en foyer d'insurrection contre la dictature du Parti, des orateurs, dont plusieurs avaient profité de la situation pour s'introduire dans l'établissement, prenaient la parole pour dénoncer les injustices du messie-koïsme.
La milice avait tenté d'endiguer la montée de la fièvre. Elle avait procédé à un bouclage hermétique du centre hospitalier, puis tenta de mettre en état d'arrestation les agitateurs dont le plus dangereux de tous leur semblait être Salimatou. La frêle jeune femme s'avéra être une véritable tigresse à l'approche des envahisseurs, en outre tout le personnel de la Croix-Rouge lui servait de forteresse contre les autorités assaillantes. Comme si depuis des années le personnel de l'hôpital avait suivi un entraînement
intense de défense civile, en l'espace de quelques minutes, il se barricada dans les locaux du centre sanitaire. Avant que les milices ne réagissent à cette manoeuvre, ils recevaient, sur la tête, ordures, poubelles, eau et boîtes vides. Pris au dépourvu ils se replièrent hors de l'enceinte hospitalière pendant que derrière eux les portes se fermaient. L'hôpital semblait avoir choisi librement l'état de siège. Mais déjà des centaines de sbires arrivaient en renfort.
Perdu dans la foule des badauds, le docteur Malekê avait suivi les incidents de l'hôpital de Porte Océane, il avait apprécié la réaction des résistants, mais craint la vengeance des autorités.
Un mauvais présage le hantait depuis l'arrivée des premiers renforts de la milice, il eut soudain peur pour ses camarades. Sans plus perdre de temps il quitta la foule pour se rendre à la caserne militaire. Dès son arrivée Malekê fut reçu par le colonel Fof qui venait de quitter une réunion d'état-major. Le médecin comme déçu par la mollesse de l'armée, l'apostropha :
— Préparez-vous à enterrer les corps des morts de la Croix-Rouge, puisque vous ne servez qu'à cela !
— Que se passe-t-il, tu sembles m'en vouloir Malekê, dit Fof étonné.
— Tu m'avais promis hier de protéger le personnel médical, une patrouille aurait suffi.
— Bien sûr, mais l'état-major s'est opposé à cette idée. Dans tous les cas, la grève de l'hôpital ouvre les opérations.
— D'enterrement peut-être ?
— Ne t'énerve pas, il n'y aura pas d'enterrements, rassure-toi. Mais tout de même, vous avez compliqué la situation en narguant un peu trop le Parti. Avoir assassiné le commissaire de la police du Parti de Porte Océane et l'avoir laissé pourrir alors qu'il aurait pu être embaumé. Une telle attitude n'est pas très conforme à la déontologie médicale, reprocha le colonel Fof.
— Il fallait bien que quelqu'un commence. J'ai pris mes responsabilités en déclenchant les opérations après la mort d'Atan et crois-moi, pas plus qu'un autre, Atan ne méritait la mort ! Il est vrai que les crimes légaux et impunis sont entrés dans les moeurs de ce pays. Il reste à l'armée d'envoyer des encouragements aux milices du Parti pour la réussite de leurs représailles contre le personnel médical, tempêta Maleké.
— Bien avant ton arrivée nous avons demandé une entrevue au Messie-koï. Seul le chef de l'Etat et le chef de l'armée peuvent donner le feu vert à une intervention de l'armée.
— Colonel Fof, si c'est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût. La population qui meurt, celle qu'on humilie, celle qu'on exploite n'attend pas de feu vert pour souffrir ou pour s'éteindre. Vous assistez passivement à l'agonie de la nation et vous prétendez être le garant de sa sécurité.
Pendant près d'une heure Malekê plaida pour la population des Marigots du Sud contre le despotisme du messie-koïsme.
Quelques officiers de l'état-major l'écoutaient, posaient des questions, se consultaient du regard, puis continuaient à suivre les propos du médecin. Lorsque Malekê finit de parler, le colonel Fof se leva, ouvrit un tiroir fermé à clef, en sortit un dossier « ultra-secret » qu'il passa à Malekê :
— Lis attentivement ceci. Tu verras que tu n'as fait qu'enfoncer une porte ouverte depuis ton arrivée ici, car tout comme toi et le personnel médical, nous suivons, nous aussi, un plan d'action ; contente-toi donc de servir efficacement, de coordonner nos opérations et celles de la défense civile dont tu t'occupes.
Le dossier était volumineux. Sans rien dire Malekê s'installa devant une table pendant que les officiers prenaient congé de lui.
Seul Fof s'attarda :
— Je mets deux sentinelles devant la porte. Quand tu auras fini de lire tu seras mis en liberté surveillée, pour ta sécurité propre et la nôtre, rassure-toi.
— Vous craignez une indiscrétion de ma part ? J'en serais ulcéré…
— Non, de ce côté-là, il n'y a aucune crainte à avoir. Par contre, à notre avis tu es trop suspect vis-à-vis du Parti pour prendre des risques inutiles. Si par hasard, le comité central devait t'arrêter comme cela s'est déjà produit, nous ne prendrons pas le risque de t'abandonner vivant dans les mains de la milice.
Malekê dévisagea Fof :
— Mais tu n'es pas sérieux ?
— Ai-je l'air de plaisanter ? Nous te supprimerons bien avant qu'on ne te transporte dans les locaux du système. Tu peux choisir encore avant d'ouvrir ce dossier.
— Soit, je prends le risque, accepta Malekê.
— Ta femme Larissa et les enfants vivront désormais chez ton beau-père.
— Vous êtes bien cavaliers de disposer ainsi de ma famille !
— Crois-tu ? Les membres du comité central connaissent jusqu'à l'heure de tes rendez-vous avec… Salimatou. Baba-Sanessi le sait également, c'est lui qui a menacé Halouma et l'a obligé à garder le silence sur cette affaire, sinon il y a bien longtemps que les koïs en auraient profité pour torpiller ton foyer.
— Larissa le sait-elle ? demanda Malekê encore tout surpris de la révélation.
— Non, heureusement… Ta femme et les enfants déménageront ce soir.
Malekê croyait en avoir terminé avec le colonel Fof, lorsque ce dernier, d'abord hésitant, puis décidé à écarter toute équivoque, dit :
— Il n'est plus question que tu rencontres Salimatou, en quelque lieu que ce soit. Du moins jusqu'à nouvel ordre !
— Ne vous mêlez pas de ma vie privée !
— Navré, vieux frère, mais c'est une de nos conditions. Tu ne verras pas Salimatou. Elle est aussi suspecte que toi, dès demain nous la cacherons en lieu sûr. Que veux-tu, nous sommes dans un cercle infernal, autant mettre les chances de notre côté.
Malekê, découragé, avait un sourire amer. Le colonel Fof sortit du bureau. Malekê entendit le déclic de la clef qui tournait dans la serrure.
A son retour à la maison, le lendemain matin, Larissa et les enfants avaient déménagé. Malekê avait éprouvé un serrement de coeur, une sourde révolte assombrit un moment ses pensées. Et puis, après tout, devait-il se dire, c'est peut-être mieux ainsi. Ils sont en sécurité. Oui, en sécurité. Mais Malekê ressentait toute l'angoisse de la solitude. Il était entré dans la chambre des enfants, s'était assis successivement sur chaque lit. Rêveur il regarda longuement leurs dessins épinglés sur les murs. Son regard s'attarda sur les vêtements suspendus dans l'armoire. Il se leva, se rendit dans la cuisine. Larissa avant de partir avait tout rangé, tout apprêté pour le cas où il aurait eu besoin de prendre un repas à la maison.
Sur un des murs de la cuisine, elle avait dressé des menus, deux différents pour chaque jour. Tout y était net, attentionné. Malekê n'arrivait pas à se décider à entrer dans la chambre à coucher. On aurait dit qu'il avait peur de s'y retrouver seul, de ne pas y voir Larissa, de ne pas pouvoir l'embrasser. Dans le salon, il trouva sur une table une note écrite de la main de sa femme.
« Mon chéri, je t'obéis, les enfants et moi, nous nous rendons chez papa. Fof m'a donné des raisons (je n'y crois pas) impératives pour nous mettre à l'abri. Dans tous les cas, je suis toujours avec toi dans notre maison, je serai à tout moment avec toi, les enfants aussi, nous t'aimons plus que tout au monde. Sois prudent et pense à nous.
Avec toute ma tendre affection, ta Larissa. »
Malekê avait lu et relu la note, il caressa le papier, plia délicatement la feuille, c'est alors qu'il vit sur le verso : « A brûler : un conseil du colonel Fof. » Malekê, excédé, tapa du pied, relut encore la lettre, puis brûla le papier.
Par la fenêtre donnant sur la rue Malekê vit deux inconnus qui veillaient ; tranquilles ils lisaient comme si de rien n'était. Ils les avait remarqués depuis sa sortie de la caserne, ils étaient trois, trois garde-chiourmes que Fof avait collés sur ses pas. Il s'acharna à découvrir le troisième, il n'était pas dans la rue. Malekê traversa le salon, se rendit du côté du jardin : un homme y était installé dans un hamac. Dès qu'il vit le médecin, il se leva précipitamment et le salua.
Malekê lui fit signe, l'homme souriait sans rien dire. « Décidément, je suis bien encadré », se dit le docteur. Il eut soudain envie d'oublier tout pendant quelques heures. Il s'endormit sur le divan.
Pendant que Malekê se reposait, le général Baba-Sanessi et le colonel Fof étaient reçus par le Messie-koï. Pour la première fois l'état-major de l'armée prenait pacifiquement parti pour un groupe d'indigènes : les grévistes de la Croix-Rouge. Ils avaient adopté tous les arguments de Malekê et les revendications du
personnel médical. Avec une clarté mathématique, Fof avait profité de l'occasion pour exposer la situation précaire des indigènes. Il avait parlé de l'exploitation aussi bien de la part des koïs que des grands monopoles installés dans le pays. Il parla des exportations et des importations de marchandises, commenta le manque total de médicaments dans les centres de la Croix-Rouge nationale et disserta sur le marché noir, nourri, entretenu, encouragé par quelques responsables du Parti qu'il accusait indirectement d'instituer la prévarication au niveau de l'Etat.
Soudain Fof dit du bout des lèvres :
— Quelque chose se prépare contre vous Messie-koï.
— Que dites-vous ? demanda le Messie-koï aiguillonné par la phrase de Fof.
— Nous avons des preuves que des choses se préparent, répéta-t-il.
— Par qui ?
— Au sein du comité central… Mais nous ne disposons pas encore d'assez d'éléments.
— Colonel, je veux des preuves de ce que vous venez de m'apprendre, dit le Messie-koï, peu importe ceux qui seront impliqués dans cette affaire, les intérêts de mon pays, du Parti et de mon peuple seront sauvegardés ! Mes services secrets m'ont rapporté les mêmes informations au lendemain du plébiscite. Des gens de mon entourage ont critiqué mon élection à vie par le peuple !
Baba Sanessi communiqua au chef de l'Etat des documents peu favorables à quelques koïs du Parti. Le service de renseignements de l'armée avait atteint une telle perfection dans les investigations que depuis des mois, plus rien n'échappait à son attention. Plus tard on racontait que la minutie avait été poussée jusqu'à contrôler au jour le jour les menus du Messie-koï et des plus importantes personnalités du système. C'est ainsi que nous devions apprendre qu'au moment même où la population crevait de faim, les responsables du Parti affrétaient des avions pour importer leurs amuse-gueules de l'étranger !
Le Messie-koï après avoir pris connaissance des documents, éclata de fureur :
— Mais c'est un complot !
— Le peuple serait bien désespéré si une telle calamité lui tombait dessus. Vous êtes irremplaçable, le seul garant de notre avenir, dit Fof.
Fof jouait au chat et à la souris. Il savait que le Messie-koï avait une très haute idée de sa mission. L'idée que même les koïs qu'il avait élevés à son niveau pouvaient le trahir brouillait en lui toute pensée logique. Il donna (écrit et signé de sa main) le droit à l'armée de saisir tout document et toute marchandise susceptibles d'intéresser la justice du Parti.
Une demi-heure plus tard les officiers des régiments de l'hinterland recevaient l'ordre de l'état-major général d'agir. Au moment où l'armée passait à l'action dans l'hinterland, à Porte Océane, les soldats du régiment du colonel Fof descendaient sur la ville. Servis par la qualité des renseignements reçus les
patrouilles frappèrent dans les cibles. Elles avaient bouclé des quartiers résidentiels, faisant irruption aussi bien dans les villas des koïs que chez des civils influents. Ils ratissèrent une bonne partie des quartiers populaires, reconnus comme le refuge de la plupart des intermédiaires du marché noir.
Décidé à aller jusqu'au bout, le colonel Fof avait donné l'ordre à ses soldats de faire une descente au siège de la police du Parti. L'intervention fut si rapide et si efficace que les milices, comme foudroyés, n'eurent pas le temps de comprendre. Le koï de la police du Parti avait été neutralisé et enfermé dans un des locaux du siège. En quelques minutes, les archives furent mises à sac, les bureaux éventrés et les documents saisis. Prisonnier, le koï Halouma fou de rage, menaçait de mort tous les officiers de l'armée. Silencieux, Beau-Temps dirigeait les opérations d'enlèvement
des documents secrets de la police du Parti.
Le Messie-koï n'avait pas prévu la tournure que prendraient les événements. Pour les koïs, ce jour-là, il était déjà trop tard. Toute l'intervention de l'armée n'avait pas duré deux heures, elle s'était produite si vite que rares furent ceux qui en eurent connaissance. Pour éviter le ridicule, le comité central, comme une femme offensée dans sa pudeur, avait gardé le secret.
Ce jour-là, en fin de journée, l'hôpital de Porte Océane avait repris le travail. L'armée lui avait livré tous les stocks de médicaments saisis sur le marché noir. Le personnel médical avait paradoxalement bénéficié de l'amnistie du Messie-koï. Les arrestations en cours contre les organisateurs de la grève de la Croix-Rouge avaient été annulées au courant de l'après-midi, pendant que plusieurs koïs faisaient connaissance pour la première fois avec le régime pénitentiaire du messie-koïsme.
Ce fut seulement à son réveil que Malekê fut mis au courant des événements de l'après-midi. Il s'était contenté de dire : « A chacun son tour », puis il était sorti en voiture avec ses soldats de garde pour jauger l'atmosphère de la ville.
Tard dans la nuit, alors qu'il venait de passer la soiree en compagnie de quelques amis, il fut arrêté sur le chemin du retour par une patrouille de milices embusqués qui prenaient tout leur temps pour le contrôle des automobiles et des piétons. Plusieurs suspects avaient été embarqués en sa présence lorsqu'au bout d'une heure de patience, il s'entendit demander ses papiers. Malekê sortit ses pièces. Les membres de la milice, tous armés, se passèrent les documents, chuchotaient, l'un d'eux braqua sa lampe sur la figure du médecin.
— Tu es Malekê ?
— Vous savez lire ; je ne vous permets pas de me tutoyer.
— Comment vous appelez-vous ?
— Malekê, je n'aime pas me répéter.
Les milices se parlaient entre eux. Pendant un long moment, Ils vérifièrent toutes les pièces d'identité. Le gradé demanda au médecin de descendre de la voiture. Il refusa d'obéir.
— Il manque une pièce importante, la plus importante !
— Je vous ai donné tout ce que j'ai comme papiers, y compris mon permis de conduire, la carte grise et les feuilles d'assurance de ma voiture, il ne manque que le passeport et la carte de sécurité sociale, mais il me semble que ce sont deux pièces bien inutiles dans ce pays.
— Moi je répète qu'il manque une pièce importante insista le milice.
— Laquelle ?
— La carte du Parti ! Vous m'entendez, la carte du Parti !
— La carte d'identité nationale me suffit comme citoyen des Marigots du Sud.
— Carte d'identité nationale égale zéro, seule la carte du Parti intéresse le gouvernement de la République des Marigots du Sud.
— Si j'avais un passeport national, je vous l'aurais donné mais cette pièce est réservée aux koïs et compagnie depuis l'indépendance. Je n'ai pas de carte du Parti.
— Alors vous n'existez pas pour le Parti, nous confisquons vos papiers. Vous pouvez être accusé d'atteinte à la sécurité du territoire, du peuple, du Parti et de notre Sauveur le Messie-koï.
— Des mots, toujours des mots, bougonna Malekê.
— Des mots oui, qui vous mèneront aux travaux forcés à perpétuité d'ici demain ou à la peine capitale, nous n'avons rien à foutre avec les ennemis de la patrie. Descendez de cette voiture !
— Je reste dans ma voiture et je coucherai dans mon lit ce soir, que vous le vouliez ou non, c'est ainsi.
C'est alors que les deux gardes du médecin se manifestèrent.
— Police de l'armée, nous avons la garde du docteur. Ordre de l'état-major général.
— On s'en fout de l'armée, nous créverons vos chefs, nous vengerons l'honneur de la milice et du Parti.
— Faites attention à ce que vous proférez comme menaces, répondit l'un des soldats, puisque vous tenez à arrêter le docteur, pourquoi ne monteriez-vous pas avec nous, nous irons jusqu'au siège de la police du Parti pour mettre les choses au point. Alors ?
Les milices certains de l'arrestation de Malekê après son arrivée au siège de la police du Parti acceptèrent la proposition. Ils désignèrent deux de leurs acolytes pour accompagner les suspects.
— Je peux avoir mes pièces ?
— Vous les aurez au siège, ou ne les aurez jamais ! En attendant un de vos compagnons prendra le volant à votre place. Vous ne pouvez plus conduire.
Malekê ne discuta pas, il céda le volant à un des soldats qui l'accompagnaient. A peine ce dernier avait-il démarré qu'il se mit à faire de la vitesse, ne se souciant pas des deux milices qui les accompagnaient. Comme si de rien n'était, il fit de longs détours par la corniche de Porte Océane, l'un des milices qui voulait se rendre intéressant dit en riant :
— On voit que tu ne conduis pas souvent, tu en profites pour rouler le plus longtemps possible avant d'arriver au siège de la police du Parti. Ce n'est pas moi qui m'en plaindrait, j'étais apprenti-chauffeur avant de me faire une situation dans la milice.
Les deux soldats et Malekê gardaient le silence ; détour après détour, la voiture aboutit bientôt devant une des entrées de la caserne militaire. Avant que les milices n'aient eu le temps de réagir, l'un des soldats de garde leur disait déjà :
— Nous vous conseillons de vous tenir tranquilles.
— Vous le regretterez, répondit un des milices.
Dans l'obscurité une voix cria :
— Qui vive ?
— “Espoir”, répondit le chauffeur.
— “Avenir”, répliqua la voix de la sentinelle.
La voiture entra dans le camp militaire, prit la direction du quartier général. Les deux milices furent conduits devant un sous-officier de garde qui tout surpris ne put s'empêcher de demander où les deux soldats avaient pu « piéger » ces deux
phacochères.
— Sur la route, sergent.
— Enfermez-les dans un cachot.
Peu de temps après, Malekê, en compagnie de ses deux gardes quittait la caserne militaire en prenant soin de récupérer toutes ses pièces d'identité. Juste retour des choses !
Le docteur Malekê croyait sa journée terminée lorsqu'on sonna avec insistance à la porte d'entrée. Les trois soldats de garde qui campaient dans le salon se précipitèrent sur leurs armes, l'un d'eux passa par le jardin, sauta par-dessus la palissade et se retrouva dans la rue. A la porte, la sonnerie continuait à tinter.
— Qui est là ?
— L'adjudant « Langue-de-Vipère » !
— Mot de passe ?
— Mince, mince, je ne trouve pas, cogitait tout haut Langue-de-Vipère. Nom de Dieu, c'est moi.
— Mot de passe ?
Le soldat qui avait sauté par-dessus la palissade venait de surprendre son adjudant qui fulminait contre les trois gardes du médecin. Il montra sa carte, c'est alors seulement que la porte s'ouvrit. Aussitôt dans la maison il demanda à voir le médecin, ce dernier se montra.
— Vous devez venir avec moi docteur. Tout de suite ?
— Oui, tout de suite.
Pendant que Malekê préparait ses affaires, Langue-de-Vipère passait la consigne aux soldats de garde :
— Attention aux milices, ils sont enragés ce soir, ils incendient des maisons. S'ils se présentent ici, tirez dedans, ils se sauveront, ces lâches, mais n'en tuez pas ! Nous avons déjà trop d'histoires.
Le docteur venait de rejoindre Langue-de-Vipère. Sans perdre de temps ils montèrent dans une voiture que conduisait le sous-officier puis se dirigèrent vers la sortie de la ville. Pendant le trajet Malekê demanda à son compagnon s'il se passait quelque chose de grave :
— J'ai reçu ordre de ne rien vous révéler, docteur, veuillez m'en excuser.
Malekê n'insista pas devant la soudaine intransigeance de Langue-de-Vipère. Bientôt ils arrivèrent au lieu de rendez-vous : une chaumière accroupie dans un coin de brousse, qui semblait se cacher aux regards inquisiteurs. La porte de la maison était entrouverte mais il n'y avait pas de lumière. A peine avait-il passé le seuil qu'elle se referma derrière eux. Quelqu'un alluma une lampe tempête. Au fond de la chambre une voix dit :
— Vous êtes un peu en retard. Nous n'attendions plus que vous.
De cette nuit du samedi au dimanche, je garde le souveni d'un réveil difficile. Comme n'importe quel esclave du système, je m'extirpais de mon refuge de la nuit pour affronter les premiers rayons du soleil qui n'en finissaient pas de calciner, de torturer nos corps anémiques et nos âmes malades.
Ce matin-là, la population des Marigots du Sud se préparait à vivre un dimanche pareil aux autres, un jour sans repos, sans loisirs, sans travail, sans santé, sans instruction, sans liberté, sans pain, sans riz, sans espoir. A peine le jour s'était-il découvert que nous courions déjà après ses heures, ses minutes, ses secondes ; il nous fallait rafistoler chaque instant de notre existence. Nous nous acheminions sur une route escarpée, caillouteuse, brûlante d'intérêts, une route inhumaine qui n'avait plus de fin. La voie messie-koïque était jonchée de cadavres qui polluaient l'atmosphère. Nous étouffions et cherchions en vain dans notre ciel, pourtant limpide, un peu d'air pur, un peu de parfum de la nature.
Nous pouvions crever de misère, certes, mais à la radio, nous devions écouter nos maîtres qui braillaient du matin au soir « Dignité, liberté,… …isme, …isme, indépendance ». Ces mots rabachés étaient crachés du matin au soir dans nos oreilles, le Messie-koï par ici, le Messie-koï par là, nous étions minés de messie-koïsme, mais il fallait jouer à écouter, à retenir le discours du Sauveur, il nous fallait l'applaudir, car entourés d'indicateurs,
de délateurs, d'espions, de mouchards, de profiteurs, d'intermédiaires des grandes affaires des koïs, des femmes du Parti, des maîtresses du Parti, des enfants naturels des koïs, des cousins-cousins des cousins des membres du comité, des prisons et des camps de mort du Parti, des camps de travail et de reconversion au messie-koïsme, de la police du Parti, des monopoles-internationaux-amis et des défenseurs conscients ou inconscients du Parti, des salles de torture et des tribunaux révolutionnaires expéditifs du Parti, il n'était pas question que les sujets du Sauveur le négligent. Ils devaient abandonner leurs occupations, cacher leurs difficultés quotidiennes, leurs angoisses pour écouter, boire, se nourrir, se gaver de palabres. Nous attendions que le Roi-Président de la République démocratique libre des Marigots du Sud parle à ses fidèles citoyens, à ses chers sujets, à son peuple aimé, si indépendant sous l'esclavage implacable du messie-koïsme.
Le peuple du Messie-koï s'était rassemblé fiévreusement autour des radios pour qu'une voix venant des ondes, de l'espace, comme Dieu parlant à Moïse, lui dise ce qu'elle comptait faire de lui. Nous attendîmes toute la matinée. Le Sauveur ne nous fit pas entendre sa voix. Puis vint l'après-midi. Il prenait son temps qu'il s'était approprié au détriment de tout un peuple, il est vrai que l'idée de peuple des Marigots du Sud était si dépréciée que désormais les administrateurs, les fonctionnaires et créanciers de la « République des Marigots du Sud S.A. » pouvaient négocier, exploiter à bas prix la main-d'oeuvre indigène, traiter et négocier à leur profit les matières premières et toute autre ressource du territoire indépendant. Le Messie-koï n'avait rien à craindre pour l'évolution démographique de sa masse de serfs, il pouvait être fier de la capacité de reproduction rapide et sûre de ses sujets, car depuis l'indépendance ils se multipliaient comme ils pissaient.
C'en était effarant. Les femmes accouchaient à tout moment, et partout selon les nécessités. Certes des enfants mouraient, mais le Messie-koï voyait l'avenir avec un certain optimisme au point de vue évolution démographique : « Il y en a toujours qui en réchappent », et avec la capacité de reproduction rapide propre aux crèves-la-faim, aux pouilleux et aux désespérés, le Sauveur ne devait pas avoir d'inquiétudes.
Le processus de multiplication était simple, pas besoin d'être expert pour le comprendre : les sujets entrent dans leurs taudis, ils s'ennuient, « bagatelle » ; ils veulent dominer leur peur du Messie-koï et de son Parti, « bagatelle » ; ils ont faim et veulent
trouver un petit bonheur, « bagatelle » ; le chômeur découragé qui veut sa petite évasion, « bagatelle ». Il n'y avait que ça dans les clairières, les champs, les taudis, comme dans les villas, il fallait se payer du bon temps, du plaisir de quelques minutes qui donnaient des fruits amers. La jeunesse augmentait en pourcentage à mesure que les adultes de plus de trente ans se raréfiaient.
Aux Marigots du Sud S. A., notre vie de sujets avait atteint une telle cotation à la bourse des libertés individuelles et du droit à la vie, que peu à peu, plus personne ne pleurait devant un cadavre, fut-il celui d'un parent ou d'un ami. Nous étions arrivés à nous habituer à la mort elle-même. On ne disait plus « Mon Dieu quel malheur, une si triste fin » , mais « Tiens, au moins il est libéré ».
Les seuls qui étaient certains d'atteindre de vieux jours étaient les seigneurs du système messie-koïque. Ah ! ceux-ci, qu'ils étaient beaux, élégants, bien nourris, riches à surplus, polygames
à surplus, cyniques à surplus, sadiques à surplus, cruels à surplus, intolérants à surplus. Et quels taureaux reproducteurs ! Là où un sujet hésitait à faire des enfants à sa femme désirable, les koïs s'en chargeaient, sans scrupules, avec la conscience de ceux qui se sentent les maîtres…, nous attendions toujours le discours du Messie-koï.
Finalement le Sauveur se décida à lancer son message, le millième peut-être, il beugla jusqu'aux dernières clartés crépusculaires. Silencieux les sujets avaient écouté, robots inertes devant leur maître stupide, ils écoutaient parce qu'il le fallait, par obligation, par devoir oppressif, habités par l'humilité et le désespoir, les sujets messie-koïques avaient encore entendu, ce dimanche-là, le Sauveur s'exprimer en termes de « Indépendance
du peuple », « Avenir messie-koïque », « Révolution populaire ». Des expressions qui comme toujours n'avaient jamais concerné le peuple des Marigots du Sud.
Nous étions assis tous les deux, ma femme et moi, sur la véranda. Il se faisait déjà tard et nous n'avions pas sommeil. Nombreuses étaient les fenêtres qui étaient encore éclairées. Porte Océane habitée par l'angoisse, havre de paix messie-koïque, distillait ses rancoeurs et nourrissait sa révolte ; elle rugissait en sourdine et les rugissements se répandaient comme un feu souterrain à travers les profondeurs de la cité, gonflée, alimentée par l'arrivée quotidienne de centaines de déracinés, de désespérés.
Porte Océane qui se souvenait ce soir-là du Club des Travailleurs, grondait intérieurement pour les chômeurs qu'elle ne pouvait plus employer, les malades qu'elle ne pouvait plus soigner, les voleurs qu'elle ne pouvait plus contrôler, les mendiants qui manquaient de plus en plus d'espace pour s'aligner sur les trottoirs et tendre
la main…
La ville anémique, dérivant vers la mort, vers le statut désespéré de ville fantôme, voguait désormais vers le néant, comme si depuis des années, imperturbable et par la force de la folie messie-koïque, elle s'était préparée à se donner elle-même le coup de grâce, pareille au scorpion acculé.
Depuis quelques semaines, la capitale des Marigots du Sud aiguisait doucement et sans faire de bruit ses griffes. Peu à peu elle s'était laissée gagner par le devoir de refus silencieux d'être seulement une chose, elle s'était laissée gagner par l'absentéisme dans les bureaux du Parti, les ateliers et les entreprises du Parti et des monopoles, elle avait fait de l'indifférence de l'opprimé à la mort une arme contre l'oppression, l'alimentation. Elle donnait sa vie en pâture, qui en vérité ne valait pas cher pour les maîtres.
Et pourtant en ce dimanche du discours messie-koïque, nombreux étaient les koïs et les amis multicolores du Messe-koï qui manifestèrent leur satisfaction et renouvelèrent leur « attachement indéfectible et immuable au Sauveur suprême des Marigots du Sud ». Les koïs et cadres du Parti Social de l'Espoir semblaient se complaire sur le fil raide qu'ils avaient tendu au-dessus de la prison fortifiée des Marigots du Sud. Ils avaient confiance en l'avenir, le peuple était bien tenu dans les chaînes. Il allait être minuit lorsque quelqu'un frappa à la porte. Je me levai précipitamment, marchant sur la pointe des pieds. Je retenais ma respiration, collai l'oreille contre la porte pour deceler une présence. On frappa de nouveau. J'étais couvert de transpiration et n'osais pas ouvrir. Ma femme s'était levée, elle aussi.
Nous parlions tout bas.
— C'est la milice, j'en suis certain, le Messie-koï a annoncé que des suspects allaient être arrêtés et qu'une épuration aurait lieu. Ils sont en train de ratisser le pays. On parle de milliers d'arrestations, depuis la nuit dernière.
— D'habitude ils crient, me chuchota ma femme.
Je ne pus m'empêcher de cracher par terre.
— Ne défie pas l'esprit du mal, me dit Nafie.
— Ce sont des superstitions, mais personne ne peut s'en empêcher lorsqu'il sent sa vie menacée.
De nouveau on tapa à la porte, toujours doucement. Je pris ma femme dans mes bras ; tremblante, elle se serrait contre moi, puis
soudain elle me murmura :
— Je n'en peux plus, je vais ouvrir. Peut-être que ce ne sont que des amis.
— Des amis à minuit ? Voyons ce n'est pas dans leur habitude. Seule la milice rend des visites nocturnes.
Nous nous habillâmes rapidement par précaution. Nombreux étaient les suspects qui avaient été arrêtés pendant la nuit et auxquels les milices avaient refusé l'autorisation de prendre des vêtements. Des femmes, des chefs de famille s'étaient retrouvés nus dans les locaux de la justice du Parti. Lorsque nous fûmes prêts, je conseillai à ma femme de rejoindre les enfants, quand elle se fut retirée je m'approchai de la porte et demandai tout haut :
— Qui est là ?
— C'est moi, Didi, dépêche-toi d'ouvrir.
Sceptique j'employai la première expression qui me vint à l'esprit, une expression que tous les anciens membres du Club des Travailleurs connaissaient bien pour l'avoir souvent entendue
dans la bouche de Langue-de-Vipère :
« On n'est tout de même pas des zèbres ! »
— Ça va, j'ai compris, tu deviens Langue-de-Vipère à présent, répondit Didi, maintenant ouvre vite.
A peine la clef avait-elle tourné dans la serrure que Didi s'engouffra dans la maison :
— Tant mieux, tu es habillé, suis-moi nous n'avons pas de temps à perdre.
— Où allons-nous si je puis me permettre ?
— Tu verras bien, dans tous les cas, la destination n'est pas le siège de la police du Parti, me dit-il d'une voix aigre.
Ma femme venait d'entrebailler la porte de la chambre des enfants. Quand elle vit Didi elle dit un rapide « bonsoir » au visiteur puis referma la porte.
Il faisait très sombre. Je regardai ma montre : « Trois heures du matin. » Nous venions de faire en quelques heures près de deux cents kilomètres dans une voiture officielle volée dans le garage privé du koï de la police du Parti, Halouma (qui venait d'être arrêté par le Messie-koï pour complot). Nous étions tous déguisés en milices, le fanion du comité central flottait superbement sur le devant de la voiture. Pendant la première heure du parcours nous avions rencontré plusieurs patrouilles de milices qui, croyant apercevoir des personnages du comité central, dégageaient
immédiatement la route devant nous. Une dizaine de barrages furent ainsi franchis sans encombre.
Nous étions sept dans la grosse voiture. Six membres de la défense civile dont Malekê, le soldat Didi et moi. Le docteur Malekê était le chef du commando. J'ignorais où il nous menait, ce qui était certain dans mon cas, c'est que ma nomination pour cette mission venait de lui.
Notre premier arrêt, également le premier objectif de notre mission, se situait dans une zone agricole dont toutes les terres cultivables appartenaient aux koïs du comité central, au Messie-koï lui-même et aux corporations étrangères. A peine avais-je coupé le moteur que Didi descendit du véhicule, un sac en bandoulière il se dirigeait vers les poteaux des télécommunications qu'il escalada avec agilité. Tout en haut, nous le vîmes travailler avec l'assurance d'un expert. A peine avait-il remis ses outils dans son sac qu'il descendit rapidement et nous rejoignit dans la voiture :
— Porte Océane aura du mal à communiquer pendant quelque temps, nous dit-il en s'asseyant, j'ai rattaché les fils mais les bouts ne se touchent plus. Il n'y a que moi qui pourrai retrouver l'avarie.
— Plantation de la Corporation fruitière, lança Malekê.
Je me remettais déjà en marche, tous feux éteints. Je réalisais enfin que nous ne faisions que suivre les étapes d'un plan bien établi. Bientôt nous quittâmes la route nationale pour une voie départementale. Quelques minutes avaient suffi pour atteindre notre premier objectif.
— Allez-y, dit le docteur Malekê, l'herbe est sèche en cette saison. Les bananeraies ont besoin d'une grande quantité de foin pour maintenir l'humidité du sol contre le soleil, ce sera un jeu d'enfant…
Des camarades étaient descendus du vehicule. Une dizame de minutes plus tard ils revenaient en courant. Derrière eux quatre foyers d'incendie se répandaient pour former un énorme tapis lumineux.
Les mêmes foyers éclatèrent dans d'autres plantations. Comme précédemment Didi avait coupé les fils téléphoniques. A quatre heures du matin nous arrivions à l'objectif principal de notre opération. Jusqu'à présent le docteur Malekê n'avait pas bougé de la voiture. J'étais en train de me poser des questions sur le rôle qu'il allait jouer dans ce dernier objectif lorsqu'il m'ordonna de le suivre. Surpris je descendis de la votiure. Avant de pénétrer dans la brousse, nous avions prêté l'oreille, il n'y avait rien de suspect. Le paysage semblait tranquille. La nuit nous donnait le spectacle d'un merveilleux ciel étoilé. Nous avancions vers les plantations, assez rapidement pour ressentir le train exténuant imposé par Malekê. Les herbes très hautes en cette saison et asséchées par le soleil bruissaient à notre passage. J'avais l'impression
que nous ameutions toute la région. Ce qui m'obsédait surtout, c'étaient les trous à gibier creusés par les chasseurs. Je craignais également les serpents, généralement plus prompts à se déplacer pendant la nuit. Nous avancions vers les abords d'une vaste bananeraie de plusieurs centaines d'hectares. Je n'osais pas me répéter le nom du propriétaire, je n'aurais plus eu le courage d'avancer.
Chacun des membres du commando transportait un jerrycan rempli d'essence. Les points les plus vulnérables à l'étalement d'un foyer d'incendie avaient été bien déterminés à l'avance par
Malekê. En outre, selon le plan qu'il détenait la plantation possédait trois grands hangars et un parking de machines agricoles qui n'entraient pas dans notre plan d'attaque. Les hangars étaient disposés les uns auprès des autres et servaient à entreposer le foin, le papier d'emballage pour l'exportation, les régimes de bananes coupés et d'autres produits d'importance agraire.
Nous étions parvenus tant bien que mal dans les canaux d'irrigation qui nous servaient désormais de voies d'orientation. Pendant que trois de nos camarades se répartissaient aux différents points de la bananeraie, j'emboîtais le pas à Malekê. Nous prîmes la direction des hangars ; il n'y avait pas âme qui vive. Nous disposâmes le foin en chaîne entre les hangars et l'arrosâmes d'essence. Malekê regarda sa montre et me dit :
— Dans cinq minutes nos camarades seront prêts à entrer en action.
« Cinq minutes », répétai-je. Cinq minutes, les plus interminables de ma vie. J'avais l'impression qu'elles duraient une éternité. Je ne pus m'empêcher de marmonner une prière pour m'aider à tenir. A cent metres de moi je voyais la silhouette de Malekê, il me semblait que je le voyais pour la dernière fois. Je regardai ma montre, comptai les secondes. A l'heure précise, j'allumai une torche et la jetai dans le foin. Le brasier s'étendit instantanément, éclaira l'espace pendant qu'à grandes enjambées nous courions vers la brousse. Derrière Malekê et moi les hangars brûlaient, les premiers cris des travailleurs de la plantation montaient dans la nuit. Au loin dans la bananeraie plusieurs foyers d'incendie se rapprochaient, se rencontraient, se confondaient, puis un barrage de feu se mit à évoluer sur le grand espace cultivé. Nous courions comme des forcenés, sortîmes rapidement de la zone dangereuse. Bientôt nous nous retrouvâmes à une bonne distance de la bananeraie et tentions de rejoindre le point de ralliement. Au moment où nous débouchâmes sur la route, un de nos camarades resté dans la voiture mettait le moteur en marche, je m'installai derrière le volant dès notre arrivée.
— Où est Cellou ? demanda Malekê inquiet.
— Pas encore arrivé, dit un compagnon.
— Nom de Dieu ! C'est bien notre chance. Il faut l'attendre ! dit Malekê.
Nous entendions de plus en plus distinctement les cris des travailleurs de la plantation. Ils étaient quelques centaines à lutter contre le feu. Je tapotais d'énervement sur le volant.
— Nous attendrons, répéta Malekê d'un ton décidé.
Bientôt nous entendîmes au loin un homme qui venait en courant. Le bruit des herbes nous indiquait tout l'effort qu'il mettait dans sa course. Derrière le fuyard, un tumulte, des cris, des menaces. Malekê sortit la tête de la voiture pour mieux surveiller la route. Il vit Cellou s'éjecter de la brousse suivi à bonne distance par quelques travailleurs de la plantation. Il serrait quelque chose contre lui. Il arriva en ahanant, jeta un chien dans le véhicule, s'y engouffra lui-même. La voiture s'arracha du sol et partit en trombe. La poussière que nous soulevions diminuait déjà le zèle des poursuivants, mais ils avaient tout de même eu le temps de lancer un caillou contre la vitre arrière qui s'était fissurée en toile d'araignée. Cellou haletait à en perdre le souffle.
— J'aurais bien juré que je ne vous reverrais plus.
— Qu'est-ce que tu fais avec ce chien ? Tu aurais pu tout compromettre, dit Malekê excédé par l'indiscipline de Cellou.
— Hé ! docteur, mieux valait l'avoir dans les bras que dans les jambes, il m'avait rattrapé et me mordillait, ce klebs. Je le garde un peu avec nous.
— Comme tu veux, nous verrons ce qu'il faudra en faire. As-tu eu des difficultés en dehors de tes ennuis de dernière minute ?
— J'ai perdu du temps, je suis désolé, dit Cellou.
— Pas autant que nous, grogna Didi.
Pendant que Malekê soignait les égratignures de Cellou, il nous communiquait les dernières recommandations.
— A vingt kilomètres d'ici, un véhicule nous attend. Nous laisserons la voiture du koï Halouma à cet endroit après avoir simulé un accident et laissé des indices du passage d'une troupe de milices. Immédiatement après, nous nous acheminerons vers la station des chemins de fer. A six heures du matin un train de marchandises nous prendra avant son entrée en gare. Le mécanicien est averti, il s'arrangera pour être à l'heure au rendez-vous.
Seul véhicule sur la route en cette fin de nuit, je poussais ma vitesse, développais toute la puissance des cylindres ; nous semblions
effleurer la piste carrossable jonchée de trous et d'escaliers. Nous n'avions pas le temps de parler, mes compagnons veillaient autant que moi sur la route. Les vingt kilomètres furent très vite franchis. Nous ne tardâmes pas à retrouver l'endroit où était caché le véhicule dont avait parlé le médecin. Il était garé sous les arbres, recouvert de branchages. Un chauffeur militaire dormait à l'intérieur. A peine nous avait-il entendu qu'il cria : « Qui va là ? »
— “La nuit est belle”, répondit Malekê.
Le soldat appartenait au régiment du colonel Fof. Pendant que nous nous installions dans le camion, Malekê, Didi et le soldat déballaient des tracts en faveur de la libération du koï de la police du Parti, et qui appelaient les milices à l'insurrection contre le Messie-koï. Ils mirent en bonne place la carte grise au nom du propriétaire de la voiture : Halouma ; puis fermèrent la portière en prenant soin d'abandonner le petit chien à l'intérieur du véhicule. Tout semblait bien en place dans la mise en scène. Malekê contrôla tout de même une dernière fois pour effacer tout indice de notre passage, puis nous poussâmes la voiture dans le fossé.
A six heures, nous étions au rendez-vous du train. Le soldat nous avait déposés puis était reparti. Le cheminot, comme convenu, avait arrêté la machine au lieu indiqué. Il était descendu de la locomotive pour vérifier les pièces en tapant sur les roues. A ce signal nous sortîmes des broussailles et montâmes rapidement dans un wagon dont la portière avait été laissée ouverte. Nous étions dans un wagon à bestiaux. Quelqu'un s'y trouvait déjà qui ne tarda pas à se montrer. C'était Beau-Temps, il était tout heureux de nous revoir :
— J'ai eu peur pour vous, le jour se lève déjà !
— Comment ça a marché pour toi ? demanda Malekê.
— Mission accomplie, répondit-il.
Le train qui nous amenait vers Porte Océane roulait à toute vapeur, comme si le mécanicien était conscient du rôle qu'il jouait. Je suis certain que lui non plus ne comprenait pas pourquoi cette nuit-là il avait pris des passagers clandestins.
Ma femme m'avait secoué pour me réveiller. J'étais trempé de sueur. Tout mon drap de lit était mouillé. A peine avais-je ouvert les yeux que je me levai précipitamment pour courir vers la fenêtre. Je m'acharnais à déceler quelque chose de menaçant
dans la nature et dans le ciel, et pourtant l'horizon était dégagé, tout semblait normal pour une période de saison sèche. Dans un demi-sommeil je sortis ma main au dehors comme pour jauger la densité de la pluie. Pourtant nous étions encore très loin de la saison des pluies. Toujours mal connecté aux réalités existantes, je ne pus m'empêcher de demander avec une certaine
insistance dans la voix quel jour nous étions.
— C'est lundi aujourd'hui, me répondit Nafie étonnée.
— Il pleuvait, tu vois, je suis complètement trempé, c'est bien la preuve qu'il pleuvait ; tu ne pourras pas me dire le contraire. Tu ne peux pas dire qu'il ne pleuvait pas !
Ma femme m'avait regardé sans pouvoir comprendre ce que je m'acharnais à lui imposer.
— Mais nous sommes en saison sèche, me dit-elle tout bas, tu as vécu un cauchemar. Tu semblais avoir subi un choc et je ne suis pas étonnée de ton état. Tu es surmené. C'est la faute à l'harmattan, on dort toujours mal en cette période, allez, rassure-toi, il n'a pas plu depuis quatre mois. Tu sais que depuis
ton retour de ta randonnée nocturne tu n'as fait que dormir. Il est près de cinq heures de l'après-midi !
J'avais mal au crâne, ma tête me tournait, j'avais l'impression qu'un forgeron y avait installé son atelier. Chaque pulsation de mon coeur se répercutait sur mes nerfs. Je continuais à regarder vers l'extérieur, cherchant à me convaincre que j'étais bien en saison sèche. Ma femme s'était assise près de moi, elle me regardait, silencieuse. Ses yeux semblaient chercher quelque chose à travers moi. Je bâillais sans arrêt.
— Ah ! que j'ai mal à la tête, mon Dieu, geignai-je.
— Tu sais, l'harmattan souffle depuis des semaines déjà, personne n'est à l'abri de ses effets, les nerfs ne tiennent pas, tenta-t-elle de me consoler. Bois ce jus de plantes médicinales, c'est efficace pour calmer les maux de tête.
Elle me mit le médicament sous le nez. L'odeur me donnait la nausée. Je fermai les yeux, pris la calebasse et me mis à boire. Le jus était presque glacé, avec quelque chose à la fois de gluant et d'acide comme du citron. Il laissait sur la langue un arrière-goût de sel. Je ne demandais pas la composition du remède, ma femme ne me l'aurait pas révélée, c'était une de ces recettes que les mères passaient aux filles. Une femme telle que la mienne a toujours ses secrets pour veiller sur la santé de sa famille. Maintes fois j'avais vu Nafie initier notre petite fille aux secrets des plantes médicinales. Dès qu'elle me voyait, elle s'arrêtait de parler. Ce jour-là je fus tout de même heureux de l'avoir à côté de moi à mon réveil.
— Dis-moi, Nafie, es-tu certaine qu'il n'a pas plu pendant cet après-midi.
— Au contraire, il a fait très chaud. Tu as simplement vécu un cauchemar.
Ma femme me regardait avec une certaine angoisse dans le regard.
— Parle-moi, tu devrais me le raconter, ça te soulagerait. Tu te souviens de ma mère ? Elle connaissait le secret des rêves elle m'en a expliqué quelques-uns, et puis une obsession, cela se chasse, se combat, il suffit de la découvrir en plein jour, soudain elle prend la fuite, car le secret de l'âme a toujours un côté hypocrite qui n'aime pas la réalité de la lumière.
Pensif j'écoutais Nafie. Peu à peu, je me décidais à lui parler. Je lui racontai mon rêve. Elle s'était assise par terre, son menton sur mes genoux, ses yeux me fixaient.
« Nous nous acheminions par milliers vers une ville. Handicapés, estropiés, invalides et affamés, nous nous traînions vers notre lieu d'espoir. Il pleuvait sans arrêt et le temps n'arrangeait rien dans notre cas. Nous avions trop de malades pour progresser normalement vers notre destination, des malades au corps couvert de plaies et aux membres paralysés. Les uns pareils à des plantes rongées par le chancre, déjà minés à l'intérieur, dégageaient une odeur de cadavres ; d'autres, plus morts que vivants, se traînaient à quatre pattes pour suivre la caravane. Nous marchâmes pendant des années, des saisons s'étaient succédé aux saisons. Nous ne voyions pas la fin de notre calvaire. Tour à tour nous fûmes la proie des rayons du soleil dans des plaines désertiques, puis celle des forêts, mais nous continuions à marcher.
Puis ce fut la traversée de cette vallée où tout semblait déjà mort, dévasté par les termites ; la vallée des termites n'en finissait pas de se prolonger. Entourés de tous côtés par des chaînes de montagnes, nous voyions les villes bâties sur les sommets, mais les montagnes avaient les pentes trop raides pour être escaladées, alors nous avions suivi la route de la vallée des termites. La pluie s'était mise à tomber pendant des jours et des nuits. Les eaux avaient recouvert notre chemin, puis elles avaient monté. Peu à peu la route était devenue boueuse. La boue nous montait jusqu'aux genoux, des gens mouraient pendant que sur nos têtes apparaissaient les charognards qui volaient, planaient sur nous avant de se poser pour se régaler des cadavres de nos compagnons que nous n'avions plus la force d'enterrer, car nous avions peur que l'cau et la boue ne nous recouvrent aussi. Peu à peu notre propre odeur commençait à nous devenir insupportable, elle était si fétide qu'aucun parfum au monde n'aurait pu la neutraliser. Nous avancions vers la ville, la boue nous servait de guide. Nous réussîmes à atteindre notre destination, il nous fut impossible de comprendre que le mauvais sort avait fait de nous ses compagnons privilégiés, au lieu d'échapper à la boue de la vallée, la boue était entrée avec nous dans la ville sous le regard attéré des citadins. Nous nous amassions par milliers dans les rues. A notre vue les fenêtres se fermèrent. La pluie avait recommencé. Sans abris, nous continuâmes à supporter les destructions du temps, nous nous installâmes sous les vérandas des maisons fermées, dans les avenues, les boulevards, sur les toits, dans les jardins publics, les forêts environnantes. Bientôt la place commença à manquer, les morts se multipliaient, la ville infestée commençait à rouvrir ses fenêtres, ses portes, pour respirer un peu d'air pur, mais il n'y avait plus d'air pur, il n'y avait qu'humidité, odeurs fétides, boue ; et cette boue de la vallée des termites s'attaquait déjà aux maisons, aux machines, minait tout ce qui était debout, polluait les rivières, les fleuves, les mers. Bientôt les portes les mieux verrouillées cédèrent sous la pression du fléau, les citadins sortaient de leurs maisons, prenaient leurs biens pour se sauver, mais les biens aussi avaient cédé devant la force maléfique de la boue. Un homme s'était réfugié sur un radeau dans sa propre maison comme pour profiter de ses derniers moments, il avait amassé toutes ses richesses autour de lui. Indifférent à notre présence, il dépensait ses ultimes instants à manger. Un de nos compagnons moribonds s'accrochait au radeau, tendait la main vers l'homme, l'homme l'ignorait, il continuait à manger, devint obèse ; de temps en temps il jetait un reste de sa nourriture dans la boue, le mendiant le ramassait, mais comme si le don était empoisonné, il ne pouvait plus l'avaler, soudain le moribond cessa de se mouvoir, sa tête était posée sur le bord du radeau pendant que le reste du corps flottait dans la boue. L'homme obèse continuait de manger, à prendre du volume, il grossissait, grossissait, soudain il éclata… Pendant ce temps la pluie tombait et la boue montait vers les faîtes des plus hauts immeubles de la ville… C'est alors… c'est alors… »
— Que je t'ai secoué pour te réveiller, me dit ma femme d'une voix étouffée. Il fallait que tu sois bien fatigué pour vivre un tel cauchemar.
— Non ce n'est pas la fatigue, c'est une certaine lassitude je ne sais pas, mais j'ai soudain peur de la vie, de la vie qui m'échappe, de mes actes qui m'échappent, de l'existence elle-même à laquelle je ne puis donner un sens précis, d'ignorer le sens d'un certain mot que d'aucuns appellent bonheur…
— Tu vis, c'est déjà un heureux don du ciel.
— Crois-tu, Nafie, s'il ne suffisait que de vivre ! Les animaux eux aussi vivent.
— Comme tu me le dis souvent : « Il ne faut pas chercher à comprendre. » C'est vrai, notre vie n'est pas faite pour être comprise, une façon de passer à côté de l'existence. Nous sommes des millions à subir la vie, tu vois que nous ne sommes pas seuls, autant espérer, non ?
— Tu ne me comprends pas, toi non plus !…
Elle m'embrassa, puis comme pour m'éloigner de ses tourments, elle me dit :
— Tu as dormi à poings fermés, tes enfants s'amusaient de te voir endormi, ils te voyaient pour la première fois aussi « bébé », c'est le mot de ta fille, elle a dit : « Papa dort comme un bébé. » J'avais souri, soudain vaguement réconforté. « Enfin, tes yeux brillent un peu », me fit remarquer Nafie qui en profita pour dire :
— Tu sais ce que Safie a fait ?
— Non, tu me le dis ?
— Eh bien, elle t'a embrassé sur le front, exactement comme tu le fais quand tu l'envoies au lit. Son frère, lui, a dit : « Allez dors bien vieux frère. » Il t'imite si bien.
Mes maux de tête s'étaient calmés. Nafie avait rempli un grand tonneau d'eau fraîche ; je m'y plongeai avec délectation ; je me sentais revivre. Je passai un long moment dans mon bain.
De temps en temps je me laissais couler sous l'eau pour oublier la présence étouffante de l'harmattan.
Le soleil disparaissait à l'horizon, le soir annonçait déjà l'éternel concert de la nature, les oiseaux pépiaient dans les arbres.
Et puis nous parlâmes de choses et d'autres, de tous ces petits faits quotidiens qui forment l'existence.
— Tu ne m'en veux pas d'avoir été méchant en te disant que tu ne me comprends pas ?
— Non, mais tu l'as été en partant sans rien dire la nuit dernière. Qu'as-tu fait ?
— Curieuse, tu peux ne pas me croire, mais nous avons bavardé et joué aux cartes.
— Jusqu'à dix heures du matin ? Et le garage t'a donné une journée de congé pour jouer et pour palabrer ?
— Chut. Ecoutons la radio, fis-je pour changer de sujet.
A la radio on annonçait comme d'habitude une communication du comité central, soudain je tendis l'oreille, le speaker du Parti parlait de l'incendie de plusieurs plantations, dont trois du
Messie-koï, et d'un important vol d'armes dans les dépôts de la milice nationale du Parti. Selon le porte-parole, les insurgés réclamaient la libération immédiate de leur commandant en chef, Halouma. A notre grande stupéfaction, la voix du Parti annonça dans son langage pompier :
« Les koïs nationaux du comité central, réunis à Porte Océane, sous la présidence du vénérable Messie-koï, ont voté à l'unanimité la mort du nommé Halouma et de trente de ses complices. L'indigne ancien chef de la police du Parti avait projeté de s'installer sur le trône du Messie-koï Baré Koulé. Halouma a été exécuté à l'aube.
Vive la révolution messie-koïque, démocratique, heureuse et libre des Marigots du Sud ! »
Puis suivait le flon-flon patriotique :
« Messie-koï nous voilà, nous t'aimons, à en mourir ! »
Nafie avait écouté la nouvelle, elle me regardait avec un certain soupçon dans le regard.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi, demandai-je, excédé.
— Avoue qu'il y en a qui ont bien manoeuvré.
Je ne plaçai pas un mot, j'avais simplement souri. Ma femme se leva, les enfants venaient d'entrer en gambadant dans la maison, notre benjamin, notre tout petit, criait à gorge déployée, je l'entendis dire : « Crie mon petit, mon ange crie pendant qu'il est encore temps, nous n'avons pas fini de trimbaler notre croix, mon enfant, que Dieu te protège », dans la chambre, ma femme pleurait, doucem.ent, discrètement comme pour ne pas ajouter ses soucis aux miens : « Oh ma Nafie, me dis-je, heureusement que je t'ai auprès de moi. »
***
L'harmattan soufflait depuis des semaines. Frais le matin l'air s'échauffait avec le soleil et nous brûlait pendant le jour par ses incessantes caresses. La peau, à cette époque, se pêle, comme prête à subir une métamorphose. Chaque pulsation du coeur donnait une impression de brûlure à l'intérieur. A leur époque les toubabs craignaient aussi l'harmattan, ils se méfiaient alors des indigènes qu'ils classaient en totalité dans la catégorie des « irascibles aux réactions imprévisibles » . En vérité, ils vivaient eux-mêmes sous un climat de névrose, c'était pendant l'harmattan que la plupart des toubabs prenaient leurs vacances comme pour se sauver d'un mal que malgré leur longue présence dans la région ils n'arrivaient pas à supporter. Les animaux, eux non plus ne sont pas à l'abri du déséquilibre psychique, pareils aux hommes, ils deviennent agressifs à la moindre alerte.
Ce mardi-là, j'avais l'impression que ma fatigue de la veille n'avait fait que s'accroître, et pourtant j'avais dormi. Ma nuque me faisait mal. Comme d'autres, je traînais ma mauvaise humeur dans la rue et dans mon lieu de travail.
A une telle période où même les choses perdent leurs formes originelles, où les arbres se débarrassent de leurs feuilles mal fixées, où même le bois des meubles se gondole et où les feuilles s'écornent, un mot mal placé provoque des disputes et des bagarres. On raconte qu'à cette époque, Satan recrute ses anges exterminateurs pour perdre les fidèles de Dieu, on raconte que même la nature tourne le dos aux vivants, car honteuse de son aspect poussiéreux, elle se cache pour attendre le retour de sa beauté perdue. On dit que l'harmattan aux Marigots du Sud est l'univers de la folie, celle qui ne demande qu'à se répandre en raz-de-marée ; or sous le cercle des tropiques, la folie, c'est aussi la malédiction du ciel pour punir les hommes.
Une rumeur s'était répandue que seule la folie avait poussé le Messie-koï à arrêter son meilleur lieutenant Halouma, et que la justice des démiurges commençait à frapper un à un les esprits du mal du messiekoïsme. De commentaire en commentaire, cette rumeur mit bientôt la population de Porte Océane en émoi. La ville vivait sous la hantise de la menace des démiurges maléfiques et cette hantise était cultivée depuis plusieurs jours par les membres clandestins du Club des Travailleurs. La population y devenait de plus en plus vulnérable. Ainsi, en ce mardi où l'harmattan mettait les nerfs à fleur de peau, les nouvelles de l'invasion des forces maléfiques avaient pris corps dès le lever du jour.
Une panique aussi sournoise que souterraine s'emparait peu à peu de la ville. Partout les citadins de Porte Océane se rassemblaient par petits groupes autour de quelques agitateurs qui
leur parlaient sans cesse de la présence d'êtres démoniaques dans la ville. Ceux des habitants qui n'écoutaient pas les oracles, s'occupaient pour échapper à l'angoisse qui les étreignait. Un
habitant de la banlieue avait pris une bouteille vide, escaladé son toit et en avait coiffé le sommet.
— Pourquoi te protèges-tu ? avait demandé un voisin méfiant.
— Avec l'arrivée des génies maléfiques, mieux vaut que je protège ma famille, les forces du mal entrent toujours par le toit.
Une demi-heure plus tard, la plupart des habitants de l'agglomération de Porte Océane étaient occupés à coiffer leurs toits de bouteilles, et suspendaient des amulettes au seuil de leurs maisons. Dans les cours des grandes concessions familiales, des cercles de prière se formaient pour invoquer la protection de Dieu. Peu importaient les croyances, bientôt au milieu de la matinée les citadins de Porte Océane, musulmans, chrétiens,
animistes s'étaient alliés dans un même front de prière face à Dieu et aux démiurges du Bien. Ce n'est pas que les fidèles de la chrétienté ou de l'Islam doutaient de leurs prophètes, mais ils préféraient se couvrir, en appelant les fétiches à leur secours.
Ce matin-là, d'innombrables effigies de démiurges, douées de force magique avaient fait leur apparition aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Il ne s'agissait plus de croire ou de ne pas croire, mais de se protéger contre les forces du mal et toutes les catastrophes fatales qui devaient en découler. Au milieu de la matinée une nouvelle surprenante s'était répandue et avait pris corps à mesure que le soleil chauffait à blanc : « Le messie-koïsme, chuchotait-on, avait appelé les diables à son
secours. »
En temps normal et dans d'autres pays on aurait traité cette rumeur de folle, mais aux Marigots du Sud, ce mardi-là on y croyait. L'enfer par la force des choses nous était devenu naturel, si naturel que nous avions fini par oublier Dieu et Sa clémence, Dieu et Sa création, Dieu et Sa bonté. Nous avions même oublié en cette journée de mardi, qu'ailleurs dans le monde la quiétude d'une vie tranquille et sans grands soucis existait.
Nous avions appris à oublier que des êtres pouvaient ne pas vivre en fonction du bol de riz quotidien, de l'allégeance à un Messie-koï. Nous ignorions désormais qu'un être humain avait
le droit de crier « j'ai faim, je suis malade, je souffre » ou simplement dire « ce n'est pas juste ».
En nous il n'y avait plus rien d'humain, il y avait la créature messie-koïque qui écoutait du matin au soir l'ordre du Parti, obéissait au Parti, priait le Messie-koï, vivait pour le Messie-koï, mourait en silence. Un sentiment humain, tolérant, fraternel, désintéressé et simplement de bonté surprenait le sujet messie-koïque. Il semblait normal que l'indépendance ait pris peu à peu la forme d'une victoire des déiniurges du mal. Dans la ville les rumeurs se chevauchaient à mesure qu'avançait la matinée. De nouvelles créations spontanées de spéciales-dernières faisaient déjà courir les noms des prochaines victimes du messie-koïsme. On citait les noms de Malekê en tête, de Salimatou, de plusieurs personnalités civiles et militaires. La fièvre montait. Porte Océane se protégeait contre le mal, contre cette boue charriée depuis des années par le messie-koïsme, et ce fléau empestait tout. L'idée de la mort était omniprésente.
Ce mardi-là, la ville parlait de l'exécution et de l'enterrement de Halouma. Les oracles improvisés rappelaient aux citadins inquiets une légende séculaire des Marigots du Sud qui explique la première prise de contact de l'homme avec l'au-delà :
« A la première heure de la mise en terre, le mort reçoit la visite de Satan accompagné de l'Ange de la Tolérance. Dès leur arrivée, ils agrandissent la tombe pour mieux mettre le défunt à l'aise dans l'univers des morts. Pendant des heures ils l'interrogent ; l'Ange de la Tolérance défend, allège la portée du mal et accentue les valeurs du Bien accomplies par l'être lors de son passage sur la terre ; pendant ce temps, Satan dans toute sa splendeur, se contente de faire miroiter des récompenses, de charmer, de minimiser, de ridiculiser les arguments de l'Ange de la Tolérance. Ce dernier, n'ayant que sa bonté et sa bonne foi, essaie néanmoins de contrer l'irrésistible maître de l'enfer, qui siège au coeur de la terre. A l'issue de l'instruction, si l'homme est reconnu avoir vécu conformément au souhait de Dieu, l'Ange de Tolérance fera couler dans la tombe du défunt une rivière de délices jusqu'au jour du Jugement Dernier. Dans le cas contraire, si l'être qu'il fut n'a été que serviteur de Satan, ce dernier lui donnera comme récompense jusqu'à la fin des mondes une rivière de venin sortie du ventre de l'enfer. »
Cette conception manichéenne semblait viser le système lui-même, en outre, ce même mardi, des agitateurs avaient déterré une très vieille histoire de damnation d'un usurier de Porte Océane dont la tombe avait pris feu la nuit suivant son enterrement. On avait retrouvé un tas de cendres sur sa tombe ; acte d'un mauvais plaisant ou simplement vengeur, peu importait, la renommée de l'usurier avait fait le reste : il avait suffi de cette
découverte pour que tout l'héritage du défunt soit soumis au « feu purificateur ». Sans l'intervention du commissaire Sept-Saint Siss pour mettre fin au massacre, toute la famille du défunt aurait passé l'arme à gauche.
Au souvenir de cette vieille histoire, je ne pouvais m'empêcher d'avoir des inquiétudes, il fallait donc se protéger contre les forces du mal. J'étais occupé à suspendre des amulettes dans les chambres de la maison lorsque j'entendis la voix de ma femme.
— Encore toi, et pourquoi cette fois-ci ? demandait-elle agressive.
— Je viens voir Bohi Di, on a besoin de lui.
— Avec les forces maléfiques qui hantent notre pays depuis quelques jours, je ne souhaite qu'une chose, qu'on me laisse mon mari à ses enfants !
— Plus personne n'est en paix quand les mauvais génies entrent dans chaque foyer, dans chaque ventre de femme, dans chaque tête d'homme, dans chaque coeur d'enfant et dans chaque tombe. Il se trouve que depuis ce matin tout le pays est envahi, partout les possédés, les oracles, les esprits de la terre de l'eau comme de la nature le disent…
— Il est ici, tu peux entrer, répondit ma femme dont la voix exprimait toute la lassitude.
Didi se présenta devant moi.
— Pour quoi faire ? me dépêchai-je de m'informer.
— A part ta femme, tes enfants, il n'y a personne d'autre ici ?
— Moi… que me veux-tu ?
— De la part du docteur Malekê, tu dois aller au garage central des transports urbains, tu prendras un car, me dit-il, en me passant des papiers d'identité. Ne te fais pas de soucis, au garage tu trouveras un membre de la défense civile clandestine. Ecoute bien, n'oublie pas ce que je vais te dire, sinon, kaputt ! Le camarade ne te fera pas cadeau d'un instant de doute, le monde est nerveux en ce moment.
— Ça va ton histoire, de quoi s'agit-il ?
— Voici la consigne, le mot de passe quoi. Tu arrives, on te demandera : « Qui es-tu sujet koï ? » Tu répondras : « Mon frère, je ne suis qu'un chauffeur. » Il répliquera « Cela ne veut rien dire :» et toi tu diras en souriant « Pour moi si, et tu dois me croire ». C'est alors que tu montreras les papiers. Maintenant répète.
— Mais mon Dieu je ne suis pas un gamin, à quoi sert toute cette histoire de fou ?
— Tu dois répéter la consigne, je ne fais qu'obéir à l'ordre, fais-en autant, tu ne disposes que d'une demi-heure, j'écoute…
Je répétai docilement. Peu de temps après, sous le regard vainement interrogateur de ma femme, j'embrassais mes enfants, la serrais contre mon coeur, puis sortais de chez moi en prenant soin de dire mes prières implorant la protection du Ciel. La ville de Porte Océane, en cette fin de matinée de mardi ressemblait à un volcan en ébullition dont seul le diable pouvait prévoir la réaction. J'ignore pourquoi, mais pendant que je m'acheminais vers le garage central des transports urbains, l'angoisse m'étreignait. Je n'osais pas courir, ni me dépêcher, il ne fallait pas qu'on m'arrête. Pour oublier ma peur je me mis à chanter tout bas et à me remémorer des histoires gaies. Je marchais vite, mais cela ne m'empêchait pas de m'arrêter de temps en temps pour ramasser un morceau de bois, une feuille d'arbre, pour jouer. Je mimais tous les gestes propres au promeneur distrait. Je parvins malgré tout à l'heure au lieu de mon rendez-vous. Mon coeur battait si fort que pendant un moment je crus ne jamais pouvoir atteindre le garage. Je fermai les yeux et franchis le portail. Je m'entendis interpeller comme dans un rêve :
— Qui es-tu sujet koï ?
L'homme était armé, je remarquai la forme du pistolet dans une des poches de son bleu de travail.
— Mon frère, je ne suis qu'un chauffeur.
— Cela ne veut rien dire !…
Tout heureux, je souriais en répondant :
— Pour moi si, et tu dois me croire.
L'homme n'ajouta rien d'autre, il ne me serra même pas la main et me montra du doigt un car en disant « celui-là ! ». Le mécanicien me tendit une feuille de route, différentes adresses y étaient inscrites. Il ne fallait pas essayer de comprendre, ni avoir d'accidents bien que tous les papiers fussent en règle. A part ma personne qui n'était pas à sa place, le reste était normal. Je sortis du garage.
J'avais rejoint à temps la première adresse indiquée sur la feuille de route. Un groupe d'une vingtaine de personnes m'attendait. Je reconnus l'adjudant Langue-de-Vipère en haillons et d'autres soldats de sa section dans le même accoutrement. Langue-de-Vipère s'installa et me lança :
— Gare des autobus.
— A proximité du grand marché ?
— Il n'y en a qu'une à Porte Océane.
Je démarrai. Ma chemise était trempée de sueur. Arrivés à destination j'arrêtai le car. Langue-de-Vipère se leva suivi de sa section. Il fit descendre ses compagnons, puis me tendit la main en faisant un clin d'oeil.
— Bonne chance, vieux frère, on n'est pas des zèbres!
— Que Dieu vous garde, me contentai-je de lui répondre.
Puis ce furent tour à tour les commandos de Beau-Temps, de Patte-Arquée, de Baraka, de Didi et bien d'autres groupes d'action, tous du régiment du colonel Fof. Je les avais transportés dans les différents quartiers populaires de Porte Océane, notamment le groupe important de quarante personnes commandé par Beau-Temps que j'avais déposé à proximité du cimetière. Vers midi, je ramenai le car au garage. A peine étais-je arrivé que le même mécanicien apparut, il m'attendait. Sans rien dire il me montra une sortie de secours avant qu'il ne disparaisse par une autre issue. Dans la rue je me dépêchai tant que je pus au risque de me faire cueillir par les milices. J'avais un besoin impérieux de revoir les miens. A peine étais-je rentré chez moi qu'un bruit d'explosion ébranla Porte Océane. La population oubliant toutes ses préoccupations, même la peur du Parti, courait vers l'endroit d'où venait la déflagration. Dans la rue on entendait partout : « C'est au cimetière ! » « Cimetière? » me dis-je intrigué. Je me mis à courir également vers le cimetière, ce même cimetière où on avait enterré à l'aube le koï Halouma après son exécution.
Des centaines de gens horrifiés sortaient en se bousculant du cimetière. « La tombe », criait-on. A la place même où on avait enterré le koï du Parti, il n'y avait plus qu'un grand trou. Le koï Halouma s'était désintégré. Je n'eus pas le courage de prier pour l'âme du défunt, j'avais peur, sincèrement peur que Dieu ne retourne sa colère contre moi et ma famille en priant pour la créature qu'il avait damnée sous le regard de tout un peuple qu'il avait humilié, mortifié, assassiné à petit feu.
Ce fut un déchaînement de folie autour de moi, comme manipulée, la foule se mit soudain en branle, les gens criaient : « Chez le damné ! » J'avais suivi les autres, et me retrouvai comme eux devant la villa koïstérielle du défunt Halouma qui brûlait. Je remarquai Langue-de-Vipère qui excitait les gens en criant « Les milices sont les forces du mal » ; « A mort les génies du mal ! » ; d'autres reprenaient ses appels à la chasse aux sorcières. Autour de moi les crises d'épilepsie, de folie simulées ou réelles se multipliaient. Une jeune femme, l'une des plus géniales simulatrices peut-être que j'aie jamais rencontrée, se roulait par terre, criait, gesticulait, proclamait qu'elle voyait des mauvais génies dans la foule. On la disait possédée. En cette saison de l'harmattan, il suffit d'une crise pour que des centaines d'autres névrosés soient pris dans les tourbillons de leurs dérèglements psychiques. De minute en minute des dizaines de jeunes filles imitèrent la première possédée. Elles tournaient sur elles-mêmes, se roulaient par terre, poussaient des cris hystériques, sur un bruit de fond de tams-tams et de chants pour effrayer les mauvais génies. La chaleur aidant d'autres possédées entraient dans le cercle infernal de folie collective. Bientôt des quartiers entiers de la ville furent contaminés et entrèrent en transe.
Les possédées, l'oeil hagard, dévisageaient les gens sans les voir, dodelinaient de la tête, bavaient et transpiraient abondamment, et parlaient, disait-on, avec les esprits. Les sorciers, vrais ou charlatans, interprétaient les visions des possédées pendant que la vedette par qui tout avait commencé se dirigeait vers le grand marché de Porte Océane, suivant le groupe de soldats affublés de haillons. Langue-de-Vipère était l'un de ceux qui menaient le bal tragique. De carrefour en carrefour, la possédée-vedette nous mena jusqu'au centre de la ville. L'endroit était agité, plein de monde en transe. Les services d'ordre semblaient dérisoires devant cette explosion soudaine. Ni la gendarmerie, ni la police du Parti, encore moins la police d'Etat dont les agents d'ailleurs ne servaient plus qu'à régler la circulation depuis l'indépendance ne se hasardaient à empêcher la montée de la fièvre démoniaque. Des centaines de milices s'étaient retrouvés comme poussés par une battue sur la grande place du marché, pendant que la colère de la foule était savamment excitée par les commandos en guenilles. Chacun des organisateurs de la « folie » avait ses possédés aux quatre coins de la place. Luttant moi-même pour conserver mon calme et ma lucidité devant le spectacle que je vivais, je décidai de rester pour voir jusqu'où iraient les événements. Je pris en filature le groupe de Langue-de-Vipère et de sa possédée-vedette…
Langue-de-Vipère continuait à haranguer la foule, à insister sur la présence des forces maléfiques.
Comme possédé lui aussi, il se mit soudain à tourner sur lui-même, à divaguer, soudain il pointa le doigt sur une vieille femme, ferma les yeux et cria assez haut pour se faire entendre de tout le monde :
— Grand-mère, vous qui connaissez le langage des démiurges, parlez-nous du danger qui nous menace.
Je ne pouvais plus réfléchir, je me laissais aller, il me semblait soudain que je vivais dans un autre monde, au milieu de nos innombrables ancêtres et pourtant je vivais des événements vrais, dans les cadres que je connaissais, parmi des êtres que je connaissais. Un « milice » du Parti se mit à crier :
— Vieille sorcière de l'enfer, je te donnerai un billet de première classe pour l'au-delà plutôt que de te laisser répandre le venin de la terreur dans les coeurs !
Tous les regards se braquèrent sur les milices qui, certains de la peur qu'ils suscitaient chez leurs semblables, criaient à la masse de se disperser.
Mais ce mardi-là personne ne bougea, au contraire, la menace de rendre coup pour coup se faisait pressante.
La vieille femme, délicatement soutenue par Langue-de-Vipère, désignant l'uniforme de la milice, psalmodiait, remuait la tête et disait soudain :
— La possédée a raison, les génies du mal se sont transformés en êtres humains, ils se cachent sous les habits de la milice. Aïe, aïe, je brûle, il me brûle, le feu des démons me brûle !
La foule effrayée recula, laissant un grand cercle autour du milice accusé d'être la force maléfique personnifiée. L'homme tremblait, il voulut tirer son arme. Langue-de-Vipère plongea sur lui et le
désarma.
— Je dis que c'est une simulatrice ! Je suis un vrai être humain, se défendit le milice soudain effrayé.
Quelqu'un venait de lui jeter un caillou en lui criant :
— Prouve-le, prouve que tu es un être humain !
— Mais mon Dieu, comment voulez-vous que je le prouve ?
Déjà, la vieille femme, toujours soutenue par Langue-deVipère, interrogeait sans arrêt la possédée. La jeune fille à la poitrine de déesse était un admirable spectacle en elle-même, une Vénus à damner un saint homme. Couverte de sueur, toute
luisante sous le soleil, ses jolis seins superbement exposés suivaient le rythme de sa respiration. Sous les regards vitreux des hommes hypnotisés par le désir, la possédée, assise par terre, se dandinait sur elle-même ; debout autour d'elle la foule se mit à se mouvoir comme la forêt sous le souffle du vent. Au loin les
chants, les rythmes incantatoires renforçaient l'atmosphère de sortilège.
— Que vois-tu mon enfant ? demanda la vieille femme.
— Je vois les démons. Ils sont parmi nous, ils nous envahissent, nous enlèvent notre âme, la respirent, font de nous des corps vides, je vois des démons qui brûlent dans leurs tombes et empoisonnent notre vie.
— Sont-ils nombreux à nous détruire ?
— Oui, les dieux des Marigots du Sud au nom du Créateur de la terre et du ciel me disent qu'ils sont des centaines de milliers qui hantent, minent notre terre natale. Aïe, aïe, aïe, ils me font mal, mal !
— Sont-ils parmi nous ?
— Oui, oui, ils sont partout, des visages d'hommes sur des têtes de démons. Ils sont partout et dans notre groupe, habillés comme des milices. Les démons doivent disparaître ou c'est notre terre natale qui brûlera par le feu de la céleste damnation ! Obéissons mes frères, obéissons au Créateur qui nous ouvre la voie de l'espérance car c'est Dieu qui nous envoie ces vierges possédées.
La panique grandissait. Une fois encore la voix de la vieille femme interrogea :
— Ma petite fille montre-nous un de ces démons.
La possédée se leva, tourna sur elle-même, les yeux fermés. La foule la suivait du regard.
— En voilà un ! Aïe, aïe, j'ai mal, aïe, aïe, il m'a brûlée !
Comme foudroyée elle s'écroula par terre.
— C'est faux, cria le milice, je suis un être humain, je crois en Dieu, je suis un être humain, pitié pour l'amour de Dieu !
Déjà la foule s'abattait sur lui, le piétinait. Mu par une fougue irrésistible, tout le marché se mit en branle, une chasse aux démons s'ouvrait. La foule se ruait sur tout être qui portait l'uniforme de la milice. Des coups de feu éclataient, excitaient la colère populaire. Bientôt la peur devenait panique, la violence déferla sur Porte Océane comme au temps de la « folie des marchés ». La foule traquait les démons dans la cité. Les chasseurs avaient cerné leurs victimes aux abois, celles-ci fuyaient, tiraient pour couvrir leur fuite, cherchant l'appui de la police et de la gendarmerie. Les policiers impuissants depuis l'indépendance s'en moquaient ; quant à la gendarmerie, avertie par une consigne générale, elle avait rejoint ses cantonnements dès le début du déferlement de la masse sur la ville.
Comme dans un raz-de-marée en pleine tempête tropicale, les démons furent bientôt cernés partout. La population en furie traquait la milice comme les chasseurs, les bêtes. La population de Porte Océane, si longtemps humiliée, sortait soudain ses crocs et ses griffes pour les enfoncer dans les entrailles du messie-koïsme. L'étau s'était peu à peu fermé sur le système. Quelques milices crevés étaient traînés à travers les rues de la ville, symboles désarticulés d'un système à l'agonie, et abandonnés sur les terrains vagues à la merci des charognards. J'avais l'impression de me retrouver prisonnier des tourbillons fous d'une kermesse sanglante, danse macabre des esprits traumatisés par les contraintes messie-koïques et les frustrations longtemps étouffées. Les sujets du système semblaient soudain avoir perdu tout contrôle d'eux-mêmes et avaient sombré dans la pire réaction humaine : celle de la haine et de la mort.
Je ne comprenais plus rien, comme à chaque déflagration brusque de ma terre natale, je cherchais à savoir et à percer le secret des choses, tout en me demandant ce que je venais faire dans ces tourbillons, car sous mes yeux attérés, des êtres autrefois victimes s'avéraient soudain bourreaux ; aussi implacables que ceux qui pour l'instant pourchassés, furent pendant des années d'implacables anges exterminateurs.
Ainsi donc en ce chaud après-midi de mardi, par un retour de manivelle, les milices, eux aussi mouraient piétinés, torturés, lynchés, brûlés, démantibulés, massacrés dans les rues. Il n'y avait plus de frontières entre les victimes et les bourreaux.
Triste loi des sociétés : les deux partis se confondaient. Pris par un brusque sentiment de désarroi devant le spectacle de la négation pure qui prenait corps à Porte Océane, j'eus peur pour la vie de mes enfants, de ma femme, j'eus des inquiétudes pour ma propre survie. Je me mis à courir vers mon foyer. J'arrivais à la place de la Liberté où se dressait immense, la statue du Messie-koï, lorsque je fus pris dans une partie de chasse aux démons. J'essayai de rebrousser chemin, de trouver une voie de sortie, de m'échapper de la foule en folie, en vain, j'étais bloqué dans les griffes d'un étau qui se resserrait autour de la statue du Messie-koï au pied de laquelle un être humain, un jeune milice du Parti s'était réfugié pour trouver une dernière protection auprès de son dieu-maître.
— Je suis un être humain! Je vous prie, pour l'amour de Dieu, ayez pitié !
— Prouve-le.
— Mon Dieu, je ne le puis, ce que je sais c'est que je suis…
La foule ne lui laissa pas le temps de se justifier, on venait de lui lancer une pierre, le jeune milice s'écroula au pied de la statue, se releva rapidement, la figure en sang, tournoya sur lui-même, puis se mit à courir comme un animal blessé et traqué par une meute sadique. Le milice hurlait :
— Je suis un être humain, pitié, pour l'amour de Dieu !
Rien n'y fit, on lança :
— Vous êtes les forces du mal !
La victime fonça dans une faille pour un instant ouverte dans la masse, vers d'autres lieux, peut-être plus cléments. La foule le suivit sur les talons, la « bête » pourchassée ruisselait de sang, soudain l'égale de ses persécuteurs autrefois persécutés. Les animaux se battaient pour un territoire. Le milice, la figure tuméfiée, la voix rauque, dans un cri désespéré demandait « le pardon « la clémence ». Rien. Le messie-koïsme avait tué Dieu ou ce dernier avait oublié d'aimer et de protéger les faibles et les persécutés.
Devant le milice pourchassé une maison s'était ouverte, le désespéré courait vers la porte de l'espoir ; au moment où il allait y parvenir tout se referma devant lui. Horrifié, l'homme poussa un cri de détresse et changea de cap avant que ses chasseurs ne l'atteignent. Poussé par la volonté de vivre, le gibier regardait par-dessus son épaule en courant, redoubla d'efforts pour échapper à ses poursuivants. Il s'arrêta pendant un instant, tenta une dernière fois d'arracher la clémence, comme dans un dernier cri d'espoir de l'homme dans l'agonie il implora :
— Mes frères, laissez-moi, je regrette d'avoir été milice, plus jamais, je ne servirai le messie-koïsme, laissez-moi la vie… je vous prie.
Quelqu'un dans la foule lui cria :
— Tu es libre, sauve-toi, milice.
— C'est vrai, mon Dieu, je n'ose pas y croire, je jeunerai pendant quarante jours pour effacer les péchés que j'ai commis contre vous, je vous remercie au nom du Créateur.
— Fous le camp ! coupa un autre individu.
— Merci pour la vie que vous me laissez. Que Dieu vous protège, merci, merci pour l'être humain que je suis.
Le milice s'éloigna en traînant les pieds, il semblait ne pas réaliser qu'il allait vivre, il ne comprenait pas, s'arrêtait, regardait les chasseurs de démons, il ne savait plus si la foule représentait les forces du mal déchaînées ou si c'était lui le démon. Il eut peur, se mit à se dépêcher puis à courir.
— ll se méfie de nous ! C'est une atteinte à notre honneur puisque nous étions sincères en lui laissant la vie ! cria un homme dans la foule.
— Ah! mon Dieu, qu'ai-je bien pu faire encore ?
Le désespéré n'eut plus le courage de courir longtemps, ses yeux étaient rouges d'angoisse, de terreur, de douleur, de sang. Il n'avait plus l'intention de se sauver, il ne savait où aller, la foule en colère bouchait tous les horizons. Pour le milice traqué Porte Océane avait le faciès de la mort. L'être assailli semblait pétrifié puis comme un animal il avait hurlé, hurlé, hurlé, puis s'était mis à grimper dans un cocotier, laissant des marques de sang sur le tronc, mais il n'eut pas la force de grimper jusqu'au sommet, il était là, collé comme une limace…
La masse attendait, cynique, sadique, cruelle, vengeresse, la masse patiente comme la mort attendait que le symbole d'une aliénation, d'une frustration, d'une oppression, s'abatte de lui-même par épuisement. Et là-haut un être regardait la terre couverte d'hommes qui souhaitaient sa mort, alors le milice tenta d'oublier la menace, la peur, les regards haineux qui le scrutaient, il regarda la nature, aussi verte qu'elle peut être sous les tropiques, il regarda le ciel implacable, d'une beauté infernale, il regarda le soleil qui n'en finissait pas d'éblouir, de mortifier, de brûler, il ferma ses paupières blessées, il transpirait, criait intérieurement pour oublier le silence de la nature, le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles. Sur la face tuméfiée du milice le sang s'était coagulé, les larmes s'étaient évaporées, il n'avait plus peur, il avait eu même le courage de rire de son sort, de regarder ses compatriotes de haut.
Un jour plus tôt c'était lui qui pourchassait et aujourd'hui, comme une bête, il avait cherché refuge dans un cocotier. Il souhaitait qu'un de ses chasseurs vienne l'y chercher, mais la foule patiente attendait au pied de l'arbre. La peur revint soudain, il murmura : « Je ne veux pas, je ne veux pas mourir. » Mais il faut parfois autant de courage pour vivre que pour se laisser mourir. Brusquement, alors qu'on s'y attendait le moins, le corps s'écrasa sur le sol.
Au loin d'autres chasses aux démons devaient se poursuivre jusqu'au-delà des dernières clartés du jour.…
Les rues de Porte Océane s'étaient vidées. En quelques heures l'armée avait réussi à rétablir l'ordre. La nuit de mardi à mercredi commençait dans une odeur de sang et de charogne. Les milices dont le zèle oppresseur s'était pour l'instant étouffé ramassaient leurs camarades dans la rue. Les soldats veillaient à leur sécurité.
Dans cette même nuit où le Parti semblait avoir perdu la bataille, la police messie-koïque, implacable et souterraine procédait à des centaines d'arrestations sous le regard indifférent de l'armée qui, disait-on ne s'occupait que de la sécurité du territoire national après l'annonce du couvre-feu. Le nouveau koï de la police du Parti qui venait de succéder dès le mardi matin à Halouma avait commencé l'exercice de ses fonctions en signant l'ordre d'arrestation immédiate du docteur Malekê que le Messie-koï considérait comme le principal responsable des troubles de la journée. Depuis quelques heures Malekê avait disparu, en vain la police du Parti avait tenté de retrouver sa trace. Porte Océane parlait également d'un mandat d'arrêt lancé contre Salimatou. Comme le docteur Malekê, Salimatou avait disparu de chez elle et ne se trouvait pas non plus à la clinique. Optimiste le nouveau koï de la police avait lancé un ultimatum par la radio :
« Si dans les deux jours Malekê ne se présente pas aux autorités du Parti messie-koïque, ou s'il n'est pas dénoncé, sa famille et toute personne de ses relations seront arrêtées. »
Ainsi en ce début de nuit, ma femme et moi attendions la visite des milices et des membres de la police secrète du Parti. Le suspect était l'indigène, la menace pour le système c'était lui. J'étais en train de me demander si ma famille et moi réchapperions aux nouvelles purges lorsqu un soldat fit irruption dans mon foyer…
— Je viens vous chercher, dit-il. On vous demande au quartier général. Nous avons également reçu l'ordre de conduire votre femme et vos enfants dans un campement civil de regroupement.
— Je serais ennuyé s'il leur arrivait malheur, dis-je méfiant.
— Rien ne leur arrivera. Vous n'êtes plus en securite ici, vous n'avez pas le choix.
Déjà le soldat aidait Nafie et les enfants à s'installer dans le camion où se trouvaient d'autres familles. Comme un mouton je montai dans le véhicule qui démarra rapidement…
Les rues éclairées de Porte Océane donnaient une impression d'irréalité à la cité. Les êtres pour lesquels elles avaient été faites, vivaient leurs angoisses derrière chaque porte fermée. En cette nuit de mardi à mercredi, le messie-koïsme infestait de nouveau le territoire d'une boue qui charriait les iniquités, les cruautés, les crimes. Porte Océane malgré sa colère de l'après-midi commençait à regretter sa révolte, elle reniait son cri par le lourd silence de la nuit où même les bébés n'avaient plus le droit de crier ; elle se préparait à payer son crime. Il me semblait qu'à travers chaque pas qui résonnait, à travers chaque ombre qui se déplaçait la mort allait frapper… Et pourtant en cette dernière heure de mardi une étoile brillait de tout son éclat dans le ciel, elle scintillait comme pour dire à chaque désespéré « je
suis la lueur éternelle de l'espérance », malheureusement plus personne aux Marigots du Sud n'osait sortir et regarder le ciel, car ce geste lui aussi semblait être un défi au Messie-koï et à son « indépendance ».
Pendant cette nuit où chacun se terrait, le Messie-koï s'adressait aux grands responsables du régime, à son pays, à son « peuple aimé ». Il promettait la paix, la stabilité et l'amour de ses sujets dans l'éternité messie-koïque. A la première heure de mercredi dans le Palais du Peuple le public applaudissait le Messie-koï. Les koïs rassurés pour l'éternité, fêtaient leur nouvelle victoire.
Au centre de regroupement, Beau-Temps, qui avait coordonné les opérations de protection des civils, m'avait fait appeler au quartier général. Il m'attendait. Au moment où il allait me parler, un soldat entra en courant :
— Mon lieutenant, le sous-lieutenant Didi vient de nous joindre par radio. Il agit dans dix minutes.
— Réglons nos montres : — zéro heure cinquante. — Bien.
A une heure, nous devons être prêts. Avertissez les officiers et sous-officiers d'embarquer tous les soldats se trouvant en disponibilité dans la caserne.
Le soldat sortit en vitesse du bureau. Beau-Temps se leva, mit son képi, rangea rapidement ses dossiers qu'il enferma dans un coffre-fort, puis d'une main sûre il prit son fusil-mitrailleur. Je
manifestai ma présence.
— Pourquoi m'as-tu convoqué Beau-Temps ? demandai-je.
— Ah oui, tu conduiras un des cars qui se trouvent devant le garage de la caserne, n'importe lequel. Soit prêt à démarrer.
Pendant que Beau-Temps coordonnait les opérations d'embarquement des patrouilles, je courus vers le parking des véhicules.
Des dizaines de camions militaires étaient arrêtés à la queue leu-leu. Une activité fiévreuse régnait dans la caserne. Que Dieu veille sur nous s'il n'est pas mauvais père ! En tête du convoi se trouvaient des jeeps équipées chacune d'un fusil-mitrailleur ; derrière les camions de transports militaires, je
remarquai des auto-mitrailleuses avec leurs contingents de soldats. Je ne comprenais rien à ma situation, tout me semblait comme dans un rêve. J'étais en train de me demander où tout cela devait nous mener lorsqu'un officier me sortit de mes cogitations :
— Nous roulerons sans phares, ni feux de position, ordre du lieutenant Beau-Temps !
— Entendu, sans phares, ni feux de position, pourvu qu'on ne se casse pas la gueule.
A une heure, ce mercredi, toutes les lumières de la ville s'éteignirent, la centrale électrique de Porte Océane venait de couper le courant. Au même instant, les moteurs des véhicules se mettaient en marche. Les barrières de la caserne s'ouvraient pour nous livrer passage.
La ville semblait plongée dans le néant. Nous empruntâmes les grandes artères. Au passage je remarquai d'autres troupes qui faisaient mouvement. Au koïstère de la propagande et de
l'information, des commandos avaient déjà pris position, un char bouchait l'entrée de la cour du bâtiment ; des troupes se trouvaient également devant le koïstère des Postes et Télécommunications.
A chaque point stratégique important de la ville, des automitrailleuses, des chars, tous feux éteints, montaient la garde. Les quartiers résidentiels étaient cernés par des troupes de la défense civile qui, munies de lampes torches communiquaient en morse avec les responsables de notre section mobile.
Le convoi allait vite, je suivais à une vingtaine de mètres le véhicule qui me précédait. ll nous fallait avoir les nerfs bien solides pour soutenir ce train d'enfer. Nous ne tardâmes pas à arriver au Palais du Peuple qui semblait être notre objectif. Un brouhaha assourdissant s'élevait de l'une des grandes salles éclairées aux bougies et de plusieurs lampes tempête. « Ce doit être la salle des congrès », me dis-je, toujours ignorant du rôle que je jouais.
En quelques minutes des centaines de soldats, tels des fantômes, cernaient le palais pendant que d'autres s'engouffraient à pas rapides dans l'édifice ; les automitrailleuses et quelques chars prenaient position sur la place. Plusieurs cars, dont le mien, s'étaient garés tout juste devant l'entrée officielle du Palais du Peuple. Cinq minutes après notre arrivée le courant était rétabli. Je descendis du car et courus vers la salle du congrès, escaladai au pas de course les escaliers, suivis un long couloir et m'introduisis par la première porte ouverte donnant accès à la galerie du local. Dans le tumulte provoqué par la coupure du courant notre arrivée n'avait pas été remarquée. La salle était pleine, mélange technicolor aux intérêts communs. Par ici, les représentants des pays amis, par-là, ceux des monopoles, éparpillés dans tous les coins, les conseillers techniques en tout genre. Sur l'estrade, trônait le Messie-koï, entouré des membres de son gouvernement. Les premiers rangs de l'amphithéâtre étaient occupés par les koïs et hauts responsables régionaux du Parti Social de l'Espoir.
Je cherchai le colonel Fof et le général Baba-Sanessi. Ils étaient perdus dans la masse des officiels du Parti et de la diplomatie internationale. Les deux officiers et les autres membres de l'état-major de l'armée suivaient attentivement le déroulement de la cérémonie d'ouverture du congrès national. Le Messie-koï venait de terminer son discours.
J'arrivais dans la salle juste au moment où Djib, le responsable du protocole et de l'éducation, muni d'une longue liste, appelait un à un les grands responsables du messie-koïsme et les cadres de la bureaucratie du Parti Social de l'Espoir. Par centaines, les honorables personnalités messie-koïques, répondant à l'appel du maître, s'étaient déplacées de tous les coins du territoire, de toutes les villes, de tous les villages, de chaque hameau. Chaque responsable messie-koïque venait pour renouveler le serment d'allégeance éternelle au Messie-koï Baré Koulé, tous avaient répété les mêmes mots, la même phrase, la même formule sacralisée depuis plusieurs années :
« Je renouvelle ma profonde fidélité, mon entière obéissance et mon attachement éternel au très vénérable Messie-koï Baré Koulé, notre Sauveur, et à son digne et unique Parti Social de l'Espoir des Marigots du Sud. »
Pendant plus d'une heure le serment avait été répété, toujours le même, suivi des mêmes acclamations, des mêmes ovations, de la même fièvre mystique. Le Messie-koï était satisfait, jamais sa pérennité ne lui avait semblé aussi assurée pour l'avenir. La révolte populaire de l'après-midi était mort-née ; elle apparaissait déjà comme un triste accident de parcours dont le peuple allait devoir payer le prix, car dans la salle du congrès, nombreux étaient les responsables messie-koïques qui parlaient de purges, d'assainissement et de la victoire définitive du Messie-koï et du Parti sur les forces de la réaction. Moi je ne savais plus ce qui était de la réaction ou de la progression, j'en avais la nausée.
Djib, dans son rôle de chambellan du régime, annonçait imperturbable :
— Les officiers de l'armée et du koïstère de la Défense nationale, serviteurs dévoués et fidèles du Messie-koï vont prêter serment d'allégeance au très Vénérable Messie-koï Baré Koulé.
La salle applaudit longuement. Lorsque le silence se fit, Djib annonça :
— Le général d'armée Baba-Sanessi va prononcer le serment d'allégeance au Messie-koï.
L'officier se leva, fit un signe de la tête à Fof, comme pour sceller une entente, puis d'une démarche sûre, bien que marquée par l'âge il se dirigea vers la tribune officielle, gravit lentement les escaliers et se présenta devant le Messie-koï. Il régnait un silence recueilli dans la salle. Les projecteurs éclairaient fortement la tribune. Le général prit place devant les micros, puis faisant face au Messie-koï il prononça :
— Moi, général Baba-Sanessi, natif des Marigots du Sud, fais le serment de garantir le droit d'être de mes compatriotes, la sécurité du sol natal contre le messie-koïsme et ses attributs.
Ce fut comme si pendant une minute le temps s'était grippé dans sa marche. Des murmures, puis des cris s'élevèrent dans la salle :
— A mort, à mort ! Mort aux ennemis du Messie-koï et de la patrie aimée.
Indifférent aux menaces, le général Baba-Sanessi
avait salué de sa même démarche, avait repris le chemin de son siège.
Le Messie-koï semblait absent, tout tournait autour de lui, ses épaules s'affaissèrent. Lentement il porta la main sur sa poitrine — côté gauche. Le Messie-koï semblait étouffer, et pourtant d'un geste hautain il se redressa, regarda Djib qui le surveillait du coin de l'oeil. Il lui fit signe de poursuivre l'appel au « serment d'allégeance ». Une ovation monstre s'éleva de la salle, comme d'habitude, pendant de longues minutes, des « vive Messie-koï, notre Sauveur, le Vénérable ami du peuple, le digne le sage, l'aimé, le prophète… » montèrent aux enchères. Chaque koï, chaque profiteur du messie-koïsme voulait en mettre le plus possible pour manifester son attachement au maître. Pourtant le Messie-koï semblait absent, comme mort.
J'aurais tout donné au monde pour approcher le tyran en cet instant, le voir de près, voir comment souffre un dictateur, un despote. J'aurais voulu voir le bourreau sous les projecteurs de la salle. Le Messie-koï telle une bête se trouvait pris au piège
de sa propre arène balayée par les sunlights. Il me semblait que la tribune s'était transformée en cage où le peuple regardait l'animal dangereux, prisonnier de son propre univers maléfique.
« A mort ! A mort ! » continuaient de crier les apôtres et les princes du régime contre le général Baba-Sanessi. Ce dernier était déjà assis à sa place, il ne s'était pas départi de son calme, au contraire, il était d'une froideur réfrigérante pour tous ceux
qui l'auraient alors observé. A le voir, on n'aurait pas cru que les menaces de mort lui étaient destinées.
Peu à peu, le silence se fit. Djib d'une voix nette prononça : « colonel Fof ». Fof se leva, il regarda Baba-Sanessi. Sans aucune précipitation le colonel Fof se dirigea vers la tribune. Un silence lourd régnait dans le public. On le disait apprécié du Messie-koï, c'était peut-être pourquoi en le voyant monter sur la tribune, malgré les malaises qu'il avait ressentis et qui continuaient de le torturer, il avait eu la volonté de sourire. Le colonel Fof avait
regardé sa montre ; il allait être deux heures du matin. Il se mit au garde-à-vous devant le Messie-koï.
Silencieux, retenant presque nos souffles nous tendions l'oreille. D'une voix calme, pleine de respect, le colonel Fof prononça
ces mots :
— Monsieur Baré Koulé, au nom de son droit à la vie, la population des Marigots du Sud vous démet de votre titre de chef d'Etat. Elle demande que justice soit faite.
Baré Koulé avait fermé les yeux, ses traits étaient crispés, il semblait ne pas réaliser que tout venait de se… , qu'il n'était plus le… Déjà les soldats et les membres de la défense civique envahissaient la salle du congrès. Ce devait être vrai. Tout était fini. La plaisanterie était terminée, le cirque Messie-koï ferme ses portes. Tout se terminait lamentablement. La troupe avait investi le Palais du Peuple, quelques soldats montèrent sur Ja tribune pour inviter celui qui fut le « Messie-koï » à les suivre. Le silence persistait, étouffant, seuls les sièges craquaient.
Baré Koulé tenta de se lever de son fauteuil… Je renouvelle ma profonde fidélité, mon entière obéissance et mon attachement éternel au très vénérable Messie-koï Baré Koulé, notre Sauveur et à son digne et seul Parti Social de l'Espoir des Marigots du Sud…
Il avait suffi d'une minute pour que le règne pour l'éternité, le président à vie, le divin Messie-koï redevienne Baré Koulé, prisonnier de la population des Marigots du Sud.
Le maître déchu tenta vainement de se tenir sur ses jambes, la sueur lui perlait abondamment sur les tempes, sur le front. Sa main ne quittait pas sa poitrine — côté gauche. Le lieutenant Beau-Temps voulut l'aider à se tenir debout, il le repoussa, puis, fermant les yeux, il s'arracha de son fautueil. Sa raideur s'amollissait, le défi devenait pathétique et pourtant sur sa face un petit trait blanc se dessinait, un sourire, un mince sourire, amer ou vengeur, un dernier défi de celui qui jusqu'à la dernière seconde voulait être « au-dessus », même au prix de toutes les souffrances du monde. Baré Koulé s'écroula soudain sur la table couverte d'une nappe rouge. Sous sa tête un gros bloc de papier — ses discours — le seul don qu'il eut jamais fait à la population des Marigots du Sud : du vent !
***
A l'aube Monseigneur Jean-Jacques Na fit sonner le glas, le son funèbre de la cathédrale Sainte-Tolérance des Marigots du Sud sortait peu à peu les humains de leur sommeil, de leurs cauchemars. A la grande mosquée de Porte Océane, un muezzin, du haut de son minaret, appelait les fidèles à la prière. Au loin dans la nuit, le coeur des Marigots du Sud se mettait à battre, le son des tams-tams résonnait de plus en plus fort, de plus en plus envoûtant. L'aurore éclatée livrait un passage au jour, au soleil.
Les habitants de Porte Océane craintifs, se regardaient sans rien dire, sans rien penser par crainte d'en mourir. Mais la nouvelle s'infiltrait, circulait, c'était donc vrai…
A la mosquée où je m'étais rendu au lever du jour, des milliers de personnes se trouvaient déjà présentes. Une lassitude longtemps endurée persistait encore sur les visages. La peur de vivre comme un être humain face au messie-koisme subsistait toujours, à travers chaque regard, chaque propos. On n'apprend pas à être libre en un jour. Et moi je formulais un souhait : découvrir enfin le vrai sens de l'indépendance, comprendre un peu, voir clair à travers cette eau trouble.
A la mosquée l'imam de sa voix recueillie, mystique, terminait la prière du matin par le chapitre des « Hommes »
Au nom de Dieu clément et miséricordieux
Je mets ma confiance dans le seigneur des hommes,
Roi des hommes,
Dieu des hommes,
Afin qu'il me délivre des séductions de Satan
qui souffle le mal dans les coeurs,
Et qu'il me défende contre les entreprises des génies et des méchants.
Un sentiment depuis longtemps perdu en moi, celui-là même que j'avais appris à oublier, avait refait surface, pareille à l'étoile du matin sa lumière m'éclairait de l'intérieur. Ce sentiment si torturé, si lapidé depuis des années, osait soudain murmurer son nom, il murmurait : Espérance. Et pourtant…
Quelques mois plus tard, le docteur Malekê,
Mellé Houré qui venait de rentrer d'exil,
le colonel Fof, le lieutenant Beau-Temps,
Salimatou étaient mystérieusement assassinés.
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