Cheick Oumar Kanté
Les orphelins de la révolution
Menaibuc, 2004. 376 p.
Première partie.
Prêts pour la révolution, partez !
Dimanche 5 juillet …
La reconnaissance du terrain nous conduit à trois kilomètres environ à la sortie de Kankan. Surgit devant nous, tel un mirage dans un désert chauffé à blanc, la
barrière tricolore filtrant le passage.
L'emplacement fait penser à un camp de repli pour militants-en-uniformes 1 réchappés d'une grande bataille.
Couchés çà et là, les plus éprouvés dévorent des oranges et des bananes, les fusils croisés sur le sol, baïonnettes pointées vers le ciel pendant que leurs camarades débarqués en renfort montent la faction, paradent ou patrouillent, les fusils en bandoulière. A l'intérieur d'un PC de fortune, une silhouette consigne d'intarissables recommandations en provenance d'un téléphone de campagne. Et, pour les interventions d'urgence, sont apprêtées de chaque côté des motos tchèques et des Jeeps russes. D'ailleurs, une moto démarre en trombe, poursuivie aussitôt par une Jeep toutes bâches déployées …
— C'est … le barrage, dis-je à Thierno.
— Oui, en effet, admet-il. Maintenant, nous avons tout intérêt à bien observer comment les choses se passent.
De plus près, le cantonnement se trouve en léger retrait du croisement de deux routes. Bien gardée par des Cerbères en tenue de camouflage, celle de gauche mène vers Niantana à l'une des frontières maliennes. Celle de
droite, offerte à la « libre » circulation, reconduit à un
village guinéen.
Nous empruntons le chemin des villageois comme des habitués. Un kilomètre de marche et bientôt deux. Impossible de trouver de part et d'autre le moindre petit sentier qui rompe un tant soit peu la monotonie de la broussaille compacte encadrant tout, sur toute la ligne, de façon égoïste. Après trois kilomètres ou quatre, nous sommes sauvés ! Une piste perceptible à peine se dessine à travers le bois. Du côté gauche. Du bon côté, donc ! A droite, en effet, elle n'aurait pas égratigné notre intérêt.
Nous nous engouffrons dans l'issue providentielle protégée par des herbes très hautes, agressives et urticantes. Encore quelques minutes de marche et nous rejoignons la route de Niantana — ou ce qui nous a semblé l'être — loin par-derrière le barrage.
— Gagné ! estimons-nous de concert.
— Demain, nous suivrons le même itinéraire à pied.
En espérant que le chauffeur voudra bien nous prendre à cet endroit !
Nous revenons sur nos pas pour atteindre très tard le barrage que nous avons pu contourner à l'insu de ses
gardiens. Une bonne distance ! Mais, cette première mission accomplie, notre projet nous paraît réalisable.
Le lendemain de « l'expédition », c'est par des milliers de souterrains différents qu'arrivent des dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants. Tous de blanc vêtus, ils donnent l'impression de rallier un lieu de pèlerinage.
Quelques maigres visages arrivant du conduit opposé à celui d'où je viens moi-même me semblent tout d'un coup familiers. Oui, je reconnais à présent certains d'entre eux. L'homme à la barbe grisonnante, n'est-ce pas ?
… Et la femme ? … Et le jeune homme, donc ? … Et …
Aussitôt que nous nous retrouvons, tous, dans l'enceinte du plateau de confluence et que d'énormes pilons métalliques ont démoli les issues souterraines, un mugissement échappé du ciel ou de la terre — sans doute des deux en même temps — annonce l'heure des comptes.
Des jeunes soldats, adossés contre les murailles d'acier, exécutent d'instinct le seul ordre qu'ils attendaient, le doigt sur la détente. Les salves partent et fauchent tout autour les têtes des « pèlerins » debout aux premiers rangs.
— Pè … è … è … re ! hésite quelqu'un entre deux rafales.
— Mère ! crie un autre.
— Oncle ! hurle un troisième.
Les a-t-on entendus ? En tout cas, seuls semblent se répondre les échos discordants des plaintes et des salves dans un dialogue de sourds percutant. Et à mesure que les silhouettes s'effondrent, cibles trop faciles face aux tireurs d'élite, les rangs fondent de leur côté comme beurre de karité au soleil.
— Répondez-moi ! Répondez-moi ! Répondez-moi !
Ré …
La gorge émettrice de ces dernières supplications est perforée par une balle bien ajustée. Le corps qui la prolonge tombe dans une mare de sang en provoquant des projections spectaculaires.
Les bourreaux n'en continuent pas moins de tirer, plus atteints dans leur amour-propre par les rares impacts brillants des balles ayant fait mouche sur les barrières tout autour que par les torrents d'hémoglobine s'écoulant des nombreuses poitrines défoncées.
Les condamnés à mort ne cessent pas de tomber, eux non plus, dans un désordre bruyant de grappes de mangues mûres secouées par le vent. De toute façon, les ordres ont été formels.
— A l'audition du tocsin, vous n'aurez qu'à fusiller ! Vous n'arrêterez qu'au début des premières mesures de la marche funèbre ! …
Mais voilà que l'hymne mortuaire tarde à se faire entendre malgré la rapide exécution de tous les prisonniers … Alors, les canons des fusils font face à ceux des pistolets mitrailleurs. Les uns dans la direction des autres, les tireurs visent. Inutile de dire qu'à chaque rafale, plusieurs d'entre eux sont liquidés des deux côtés. De cent qu'ils étaient dans chaque camp, ils décroissent vite à quarante dans une parité parfaite. Ici et là, soixante soldats baignent dans une mer de sang, abattus par ceux qui, il y a juste quelques instants, étaient encore leurs frères d'armes.
Ce sont bientôt soixante-dix puis quatre-vingt-dix-neuf.
Debout, il n'en reste plus qu'un seul ! Et, pourtant, le signal commandant la fin de l'exécution de la volonté mystérieuse se fait toujours attendre, longtemps, au grand effroi du dernier des bourreaux.
Héros du carnage malgré lui, il lève les mains vers le ciel pour implorer un nouvel ordre du Chef. La violence de l'air déplacé par un rire qui le terrifie d'autant plus qu'il le surprend le fait aussitôt rouler par terre. C'est dans cette position qu'une voix de tonnerre le réprimande.
— Rends-donc tes comptes à Dieu, criminel ! Avoue-lui que tu as tué tout ce monde, gisant comme toi, à mes pieds ! Dieu est à l'écoute.
— Mais … c'est Vous qui m'en avez donné l'ordre, Être Suprême ! Vous l'auriez oublié ?
— Non, bien sûr ! Mais dis-Moi que tu l'as fait de ton propre chef et à toi, tout seul, Je laisserai la vie sauve !
— Je le dirai … Je l'ai dit. … Je Vous suis fidèle pour l'éternité et Vous le savez !
Une trappe s'ouvre. Le bourreau se retrouve sans savoir comment au fond d'une des cellules d'où il vient de convoyer une partie des « pèlerins » suppliciés. Au plafond s'allume un clignotant. La Voix, plus injonctive que jamais, suggère à l'homme lige de suivre le couloir le plus à droite. Il s'exécute sur-le-champ et c'est une longue déflagration qui récompense ses nombreux et loyaux
services.
Et le Rire de se faire entendre une nouvelle fois. Et la Voix tonitruante de claironner de façon répétitive :
— O, morts ! pouvez-vous nier que Je sois le plus fort ? Je … suis Dieu ! Je reprends la vie comme Je sais la donner, quand bon Me semble ! Il Me reste maintenant à méditer si Je dois en recréer une autre, dans cette région
du monde … une que Je rendrai meilleure ! …
La terre se fissure, enterre à demi les jonchées de cadavres puis les engloutit toutes d'une bouchée fulgurante. S'installe tout de suite après la plus redoutable des paix, celle des cimetières …
Je ne sais si j'ai eu ces visions la nuit ou le jour, conscient ou endormi. Avec la suite de l'histoire, on comprendra peut-être que la réalité elle-même est déjà cauchemardesque à suffisance.
A l'Institut Polytechnique de Kankan, le surlendemain, je m'éveille par habitude dès que j'ai entendu le chant pathétique de l'aveugle du voisinage. Ayant réussi à s'extirper du refuge qui le protège si peu des intempéries, il se hâte d'atteindre comme chaque matin la Grande Mosquée. Là-bas, sans fausse pudeur aucune, il exposera son infortune face à l'humeur bienfaisante mais combien capricieuse aussi des banis-musliminas et des banis-muslimatii.
— Tout un autre drame, me dis-je entre deux soupirs …
La balade des aveugles, des lépreux et des paralytiques à travers les rues poussiéreuses de Kankan, crématoriums fumant sans interruption des montagnes d'ordures brûlées tous les soirs au crépuscule. Tous ces infirnes habillés de loques, fantômes errants abandonnés à la vindicte du dénuement et de la maladie, des pans entiers de la communauté nationale en totale déconfiture ! …
Ils sont légion, en effet, les humains que Dieu a moins bien pourvus ! A côté des gens sains, ils composent une épouvantable galerie de la déchéance de l'espèce. Et, en ce moment-même, la plupart sont en train de se démener par tous les moyens pour atteindre « les lieux saints », les différents points de rassemblement des gens auxquels Dieu a donné tout afin de ramasser leurs miettes parcimonieuses.
Au marché et à la devanture du bureau des Postes, c'est avec une grande ponctualité et une assiduité jamais démentie que les miskines et les alyatimes 3 se donnent rendez-vous. Relégués dans la crasse des bas-côtés des rues, se serrant les uns contre les autres, se détachant à peine des tas d'immondices, ils sont au grand complet : des hommes, des femmes, mais aussi et surtout des enfants qui se roulent dans la boue, qui rampent, qui clopinent, qui se traînent… Des boiteux et des rhumatisants prostrés, des borgnes et des aveugles, des sourds et des sourds-muets …
Tous lèvent leurs visages dévorés par le manque vers l'homme bien-portant, passant toujours pressé, qui leur jette une pièce, avec la ferme certitude d'avoir acheté, ce
faisant, une portion même toute petite du Paradis. Quand rien ne tombe dans les paumes galeuses ou dans les écuelles — pour ceux dont les mains ont été dévorées jusqu'aux poignets par la lèpre — leurs propriétaires frappés par la malchance interpellent le ciel où se réfugie, continuent-ils de penser, la Toute Puissante Miséricorde Divine. Dans cette posture pendant des heures, ils chantent à tue-tête des litanies poignantes.
Il est vrai que dans cette misère même qui peut paraître bien partagée entre tous, les « revenus » sont loin d'être pareils pour tout le monde. Une distinction frappante s'établit entre les plus nantis, les bien lotis et ceux que l'impitoyable loi du sort a lésés. Il y a ceux qui traînent sur des fauteuils roulants à côté de ceux qui prennent appui sur des cannes de fortune, ceux qui portent des lunettes noires pour masquer leurs paupières vides près de ceux qui ont les yeux malades exposés à tout vent et suintant d'humeurs purulentes.
Le partage de l'extrême pauvreté ne loge pas d'office sous la même étoile. Le passant qui croit payer au jour le jour son péché originel n'a pas le temps, bien sûr, de vérifier qui d'entre les mendiants n'a bénéficié d'aucune part de sa bonne action à la fin de la journée. Et, comme la loi en vigueur dans ce milieu aussi c'est que les chances sont partagées entre tous dès la naissance, il faut une révolution — une vraie ! — pour imaginer une nouvelle donne. Cela d'autant plus que dans cette partie du monde, « handicapés » et « non-handicapés » admettent de façon unanime que Dieu a voulu — mieux, désiré ! — tout ce qui existe ici bas. Les premiers considèrent donc leurs diverses entraves comme des simples rappels à l'ordre divins à l'adresse de tous les pécheurs potentiels ; les seconds quant à eux trouvent dans le sort des premiers la preuve éloquente que le Tout Puissant crée les êtres — les humains, en particulier — inégaux comme le sont en longueur les doigts de la même main.
Toutes ces considérations dissipent de manière radicale mon sommeil devenu de plus en plus léger au fil des soirs depuis quelque temps. Et, je ne les ai que trop bien entendus cette nuit les aboiements plaintifs de la meute de chiens derrière l'enceinte de l'Institut. La chose censée présager chez nous un malheur imminent continue de me tourmenter. …
Le courant nous a été offert toute la nuit, rare entorse aux habitudes. Je n'allume pas pour autant l'unique lampe pendue au plafond défoncé pour ne pas réveiller Douba, mon camarade de chambre. Il se lèvera bien dans un moment, à son tour. D'ailleurs, il ne semble pas avoir eu le sommeil paisible, lui non plus, à regarder ses draps par terre et la paillasse de son lit, découverte à moitié, qui dévoile un tableau d'un impressionnisme saisissant, composé qu'il est par tout le sang mêlé des bataillons de
punaises écrasées.
— Qu'est-ce qu'il ronfle ! dis-je comme si je prenais quelqu'un à témoin.
Combien de fois ai-je été alerté la nuit par ses bruitages incongrus avec la peur que des souris ne soient en train de ronger ma valise sous le lit ! Effrayants sont ses grincements de dents les unes contre les autres ! … Les débuts de notre cohabitation ont été très difficiles mais, petit à petit, je m'y suis habitué et son « repos du guerrier » ne m'effraie plus.
Fiévreux, je sors du placard métallique commun une pile de papiers flétris par les irradiations du soleil et les valses de la poussière. Du tas, je choisis quatre ou cinq feuillets reliés sur la marge par deux agrafes rouillées. Je les brûle un à un pour faire vite et un peu plus discret avec d'autant plus de haine et de rancune que mes yeux tombent sur un morceau tentant d'échapper à l'autodafé. Je lis un titre : Le Renégat ! Une pièce de théâtre que j'ai écrite pour la troupe de mon quartier au temps de ma passion naissante — que dis-je, de ma vocation guidée par le Parti — pour l'activité théâtrale, véhicule jugé idéal pour l'ancrage du militantisme. Le thème ? Un jeune élève après avoir fui pendant un certain temps son pays y est revenu. Usé, désabusé, sans diplômes ni argent, il est la risée de tout le monde. Sans aucun soutien aux premiers moments de son absence, sa famille a connu le manque et même frôlé la misère avant de vivre enfin des jours meilleurs grâce au fils cadet qui, devenu Commissaire Politique, a donc mieux réussi que son frère aîné ! Cette stupide leçon de morale politicienne, combien je m'en veux de m'être abandonné à un manichéisme aussi délirant !
Je fourre le bout de papier réfractaire dans ma bouche pour le mâcher. Quand je ne sens plus contre le palais qu'une bouillie amère, je ne peux me retenir de la cracher par le carreau brisé de la fenêtre. Propulsée avec tout ce que j'ai su mobiliser du fond de la bouche, la pâte roule sur la latérite. La médiocrité ! L'ineptie ! L'hérésie !
« Écrasée dans l'oeuf ! » Horrible — n'est-ce pas? —, toute cette terminologie à laquelle je me surprends capable de recourir moi-même, désormais ! …
D'un coup de pied sec, je pousse les autres tas de feuilles sous le lit : quelques rares cours pris d'une plume distraite pendant les deux années passées à l'Institut. Je recueille les cendres de mon « chef-d'oeuvre », des pellicules dérisoires, prends ma serviette de laquelle s'envolent des nuées de moustiques, enfile un pantalon et, sur la pointe des pieds, ouvre la porte en faisant attention qu'elle ne beugle comme un boeuf à l'abattoir. Du dehors, je la referme avec les mêmes précautions. Des cases ayant brûlé la nuit — ce qui, sans doute, a ajouté un peu à la saturation habituelle de l'air — une odeur de fumée encore plus âcre m'accueille, m'enveloppe, m'étouffe même un peu. Je me « déglue » les yeux, tousse, me racle à nouveau la gorge et enfouis du talon, avec les dépouilles de ma prose, un crachat bien coloré par toutes les pollutions, tous les jours, inhalées. Je marche jusqu'au bâtiment voisin où se trouvent les douches …
Les salles de bains à l'IPK ! … Il est courant qu'une centaine d'étudiants se disputent une demi-douzaine de douches dans des lieux d'une exiguïté carcérale. Mais comme on glisse pour y entrer et pour en sortir — l'effet de l'eau sur la poussière étant garanti — la cohue se fait et se défait avec une certaine fluidité malgré quelques chutes spectaculaires mais sans gravité. Parfois quand même, des lève-tard, souvent les mêmes, n'ont pas le temps de procéder à une simple « petite toilette de chat » avant le retentissement de la sirène pour appeler au cours.
L'entrée en classe est chaque matin précédée par un
recueillement sous le drapeau. Le bout de tissu sacré avec ses trois bandes verticales, rouge, jaune et verte ! Il flotte au centre de la cour. Autour de son mât est entretenu un
terre-plein fleuri, cerné de petites bornes blanches. Ce parterre est arrosé à tour de rôle par des groupes d'étudiants désignés par le Conseil d'Administration (CA) 4.
La nuit, c'est l'unique endroit vivant de l'Institut.
Illuminé, il semble receler un trésor immense ou un tombeau de souverain. Pour cela, il contraste beaucoup d'avec les salles des facultés, cuirassés monstrueux qui
montent la garde tout autour. Quand survient une panne de courant dans les dortoirs — c'est-à-dire de façon plutôt fréquente — quelques étudiants restés studieux contre vents et marées bûchent et re-bûchent leurs cours sous l'intense éclairage des myriades d'ampoules. Ironie du sort, seul le drapeau, symbole de l'indépendance et de la liberté, d'office descendu tous les soirs à cinq heures, ne peut jouir de l'aura de sainteté conférée à la place par l'ambiance lumineuse. Pourtant, son éclat nocturne aurait été d'un si bel effet et, sans doute, aurait-il frappé les esprits de façon encore plus marquante ! …
A vrai dire, beaucoup d'étudiants — pour ne pas dire tous — sont lassés par l'éternelle routine des levées des couleurs et surtout par les rituelles harangues qui les suivent. C'est sous le drapeau, en effet, que le CA demande aux étudiants-militants-fautifs de faire amende honorable devant tout l'Institut pour des peccadilles : par exemple, pour être entré au réfectoire avant l'heure officielle, pour avoir été absent ou être arrivé en retard à
une levée des couleurs, pour avoir reçu un visiteur sans l'autorisation préalable du C.A. …
Aujourd'hui, comme tous les autres jours, les groupes rompus par l'habitude se forment autour du mât fatidique.
L'étudiant-vice-président-du-CA sort des rangs parce qu'il hissera lui-même l'emblème national. C'est l'usage chaque fois qu'il a une communication importante à divulguer.
— Que sont devenus Thierno et Kéma ? me demandai-je, après une rapide inspection des lieux. Sont-ils déjà partis après avoir décidé de boycotter notre ultime levée des couleurs ? …
Et mon esprit de se débrider ! Je pense à notre grand voyage qui commencera dans quelques heures. Je vois par avance le long chemin semé d'embûches, les militants-en-uniformes en faction aux nombreux barrages érigés en autant de frontières véritables entre les villes qui, de fait, n'appartiennent plus au seul et même pays …
L'an dernier, avant de retrouver mes parents au moment des vacances, j'ai subi au moins une vingtaine de fouilles de bagages et de vérifications d'identité… De Kankan à Labé, nombreux sont les prétextes pour justifier l'existence des points de contrôle. En prenant l'avion pour le retour 5, je n'ai pas échappé pour autant au dispositif policier. Aux aéroports, en plus des fouilles systématiques, les formulaires à remplir attendent avec une indiscrétion révoltante.
— Nom et prénoms
— Comité de quartier et niveau de participation à la vie politique
— Établissement d'origine et ville de destination
— Famille et poste politique occupé par chaque parent
— Motif du déplacement
— Durée du séjour
— Date exacte du voyage retour …
Et quelle ambiance connaissent ces vacances révolutionnaires ! A vrai dire quinze jours par an sur le mois officiel 6 ! Une fois en famille, au lieu des exhibitions de joie pour célébrer les retrouvailles, le père est tenu de présenter d'urgence « le nouveau venu » à la réunion de la JRDA 7 qui se tient le lundi et à l'assemblée générale du comité, le vendredi, comme il l'a déjà fait l'année précédente, comme ille fera l'année suivante.
Avant ces cérémonies officielles de représentations, les amis les plus intimes craignent de le reconnaître et a fortiori de prononcer son nom. C'est un sacrilège politique que toute une vie de militant dévoué ne saura racheter.
— On sait comment il est parti d'ici mais on ne peut pas savoir comment ni avec quoi il est revenu, dit-on sur son compte.
— Combien de personnes nous ont paru irréprochables à tous points de vue, ajoute-t-on, et qui, par la suite, se sont trouvées mêlées à toutes sortes d'intrigues 8 ! Méfiance est garantie de sécurité.
Comme à l'approche d'un pestiféré, la rue se vide sur son passage. Les langues deviennent si lourdes qu'elles interdisent toute parole. Les rires même se perdent en fausses notes. Seuls les yeux, rebelles à tout totalitarisme, demeurent généreux. Eux, ils s'agrandissent en signe d'étonnement et surtout de contrariété à la vue du vacancier.
Après le nouveau baptême, la chaleur communicative que l'étudiant a dû abandonner à regret pour regagner son établissement au début de l'année revient par petites bouffées dans son entourage et tente de lui faire oublier les froideurs des premiers jours. On est de nouveau aux petits soins pour lui. Mais ces effusions, politiques somme toute, ne réchauffent pas le coeur rendu étranger et ne trompent pas. De toute façon, les moindres déplacements et fréquentations de l'étudiant en vacance sont connus du chef de la brigade de la milice du quartier.
L'atmosphère du temps libre scolaire et universitaire guinéen ! … Plus personne avec son franc rire d'avant ! Plus de parenté qui tienne ! Plus d'amitié sans l'entremise du Parti ! Le naturel de chacun s'est enfui au galop. Tout le monde a revêtu le masque de clown du cirque révolutionnaire. Au hasard des rencontres, on s'appelle camarade-militant de manière furtive, superficielle, démagogique, sans conviction aucune, du bout des lèvres donc et la bouche amère.
Enterrées sont les vacances du bon vieux temps ! A jamais oubliées les fraîches baignades matinales dans les
eaux limpides des rivières et les chaudes veillées en bandes insouciantes de garçons et de filles ! Révolue la
belle époque ! L'ère de la gravité a sonné ! L'ami resté au village est devenu milicien ! Milicienne, elle aussi, la petite amie ! En toutes circonstances, le fusil a usurpé la place de l'étudiant migrant et le défie de faire de nouvelles avances à celles et à ceux qui, désormais, font office de « gardiens du flambeau révolutionnaire ». La seule intention suffit pour provoquer un crime dicté par la passion, le dépit amoureux — pour être précis — la légitime défense de la Révolution offensée, agressée …
Maintenant qu'elle est prise, ma décision de m'exiler, et que son exécution va suivre dans les prochaines heures, quelques scènes familiales font irruption dans ma pensée et la préoccupent toute.
« Ma maman » ! … Elle raconte qu'elle a souffert pour me garder en vie. J'étais si fragile à la naissance ! semble-t-il. D'ailleurs, même devenu grand garçon, ne venais-je pas trouver refuge auprès d'elle par temps de violentes tornades la nuit ou quand je sentais le plus petit mal, plus souvent imaginaire que réel, persuadé qu'à ses côtés, en tout cas, rien ne pouvait empirer ?
Je revois Néné Bali 9 en train de danser aussitôt après l'annonce de mon admission à l'un ou à l'autre des premiers examens scolaires. Et quelle fête a été le jour de
mon « baptême de l'air » ! C'est-à-dire la promenade en
avion au-dessus de Labé offerte quand j'étais au CE2 aux trois premiers de toutes les classes des écoles primaires !
Maman, c'est aussi la chaude bouillie de maïs qu'elle sait si bien préparer et qui met en si bonne forme au mois de décembre quand hommes, bêtes et arbres se dessèchent sous les coups de fouets de l'harmattan. Enfin, c'est à elle que je dois le profil longtemps demeuré fin, la configuration du visage et … la « vivacité de l'esprit » !
N'est-ce pas elle-même qui affirme avec une fierté certaine :
— Tout ce que mon petit Bali a perdu du côté de la corpulence, il l'a récupéré dans sa tête.
« Mon papa » ! … Je continue de me demander si, avant lui, existaient droiture, honnêteté, équité, sens de l'honneur et de la parole donnée, tant il est pour moi toutes ces qualités personnifiées.
Peut-on en dire moins d'un homme qui, quand il était président de comité 10, payait de sa poche pour faire rentrer les impôts des militants fictifs ou mauvais payeurs, recensés par les agents du Commandant d'Arrondissement 11 aussi peu pressés de mettre à jour leurs listes qu'ils sont intransigeants pour réclamer les versements dûs.
— Tu as tant de militants recensés, tu dois tant d'argent, c'est tout ! répètent-ils sans se lasser.
Du métier de bijoutier, profession entre autres dans laquelle les margoulins sont nombreux, il a redoré le blason. Le point d'honneur mis pour peser le précieux métal jaune ou blanc avec une extrême précision avant mais aussi et surtout après le travail, le refus de toucher à tout or impur, le culte du travail bien fait dans les délais fixés lui ont valu des clients jusqu'au Sénégal, au Liberia
et en Sierra Leone, du temps où aucune barrière n'empêchait de circuler et d'échanger en toute liberté entre tous ces pays.
De sa grande générosité, par moments supportée avec difficulté par ses proches, je ne parle même pas. En dehors de ceux qui en ont profité avec honnêteté et sans en abuser, beaucoup se sont enrichis à ses dépens alors que lui-même petit à petit s'est appauvri. La Révolution l'y ayant aidé à tour de bras ! Combien d'enfants de toutes origines lui ont souvent été confiés par des « amis » juste parce qu'il les adoptait tous aussitôt et leur assurait gîte, couvert et frais de scolarité ? …
— De toute façon, quand je donne à autrui ou fais quoi que ce soit pour lui, je ne tiens pas de comptabilité, aime-t-il à dire. Je souhaite juste que le peu que je sème soit un jour récolté par mes enfants.
Son acharnement sur le tard pour apprendre à lire, écrire et/ou parler le français et l'arabe littéraire — pour dépasser la simple capacité de lire et de traduire le Coran — témoigne par ailleurs d'une volonté de perfection peu
commune parmi les gens de sa génération.
A sa nombreuse famille, inutile de dire qu'il a, continuellement, su procurer le nécessaire — et même davantage — pour vivre. Et, ce n'est de toute évidence pas de sa faute si l'ordinaire se réduit désormais à la portion congrue en ces périodes difficiles. En d'autres temps, quel enfant se serait plaint de manquer de viande par moments ou de manger trop souvent taro, maïs et manioc en lieu et place des riz et fonio bien accommodés ? Les années pendant lesquelles le travail de l'or était libre et rapportait beaucoup à ceux qui l'exerçaient remontent quand même à bien loin ! …
Dans notre entourage, on se souvient encore que papa a refusé de participer pendant la période coloniale à une exposition d'objets d'art en provenance de tous les territoires français d'Outre-Mer peu de temps après avoir gagné le concours du meilleur artisan local ! Il n'a voulu en aucun cas effectuer le déplacement sous le prétexte qu'il exerce un métier de famille dont le secret est réservé en exclusivité à ses héritiers. Partir de chez lui, même pour pas très loin ni pour pas longtemps, a toujours été trop dur pour lui !
A l'occasion de l'indépendance de la Guinée en 1958, papa a fabriqué un magnifique syli 12 en or massif pour marquer l'événement. A ce jour, personne dans la famille ne sait à quel dignitaire de la future Révolution il a dû l'offrir.
Parmi mes frères et soeurs — entiers ou demi, ils sont nombreux ! — trois, en particulier, retiennent mon attention.
D'abord Ousmane le petit dernier. Celui que personne n'intimide même pas notre père à qui, nous les grands, savons vouer la plus profonde vénération. Je peux dire qu'avec Oussou j'ai plutôt les atomes crochus, moi. Il est tout le temps caché quelque part dans ma chambre parfois derrière un rideau ou contre la porte principale qui s'ouvre de l'intérieur, souvent dans le lit quand il n'est pas en dessous, en train de feuilleter un de mes livres toujours tenu à l'envers. C'est la nuit tombée que sa mère — la seconde femme de mon père — vient le chercher surpris qu'il est par le sommeil, ici ou là, n'importe où.
Vient ensuite ma soeur aînée, Mariama Siré. Elle et moi, nous serions les versions féminine et masculine de la même personne. Aux dires de nos parents, nous aurions les mêmes traits du visage et la même tendance à la réserve. Une chose au moins est sûre, nous avons été les deux enfants les plus choyés de la famille. Personne n'a jamais osé lever la main sur nous, notre père ayant dissuadé tout le monde de le faire. Et, pourtant, la chicotte était bel et bien considérée comme la panacée pour la moindre entreprise d'éducation ! Mariée très jeune, ma soeur est maintenant mère de trois enfants et en ce moment-même, je la réentends se plaindre de l'irrégularité de mes visites au cours desquelles je partage les bons petits plats qu'elle sait si bien mijoter pour son mari, notable du voisinage à l'esprit grand ouvert et à la générosité légendaire.
Enfin, je pense fort à mon frère aîné ! … J'imagine sa vie autant que me le permettent des réminiscences de lecture d'écrivains africains ayant fait le voyage en Europe dans des conditions pourtant bien meilleures que les siennes. Je le vois donc transi, vieilli, meurtri même par les affres du froid et de la solitude dans une quelconque morne banlieue de ville universitaire mais industrielle aussi puisqu'il est obligé, lui, de devoir travailler dur pour pouvoir étudier un peu. Voilà bientôt cinq ans qu'il vit en France ! Celui qui, à mes débuts d'écolier timide, me défendait contre les grands élèves à la sortie des classes.
Celui qui, d'un autre côté, pouvait me donner des coups de règle sur le plat de la main en guise de punition les quelques rares fois où je récoltais un « sale », un « passable » ou à plus forte raison un « mal » dans mon cahier de devoirs ! … Même s'il faisait ainsi infraction à la loi de papa, jamais il ne m'est venu à l'esprit de me plaindre d'avoir été « corrigé ». J'avoue ne lui avoir jamais facilité la tâche non plus. Combien de ses chemises ai-je déchirées, en effet, en m'agrippant à lui bec et ongles après chaque coup reçu ?
Mon frère — il est vrai — a été élevé, lui, dans le respect des principes d'éducation donnée chez nous au premier garçon de la famille, c'est-à-dire de façon stricte, dure même, en tout cas sans complaisance aucune.
A cinq heures, c'était le lever tous les matins pour la première prière musulmane. Suivait un petit échauffement pour réveiller la forme physique. Il lui fallait aussitôt après revoir ses leçons de la veille avant de faire sa toilette. Enfin, il prenait un copieux petit-déjeuner — restes de riz, birèdi et doutè 13 — et partait pour l'école à temps, bien sûr, pour ne jamais arriver en retard !
Une partie du dimanche était consacrée aux travaux manuels domestiques. De l'assemblage de briques, de madriers, de fers à béton aux transports de gravier, « les petits travaux » ne manquaient surtout pas puisque Persidan 14 a eu sans arrêt des projets de modification ou d'extension de la maison familiale en vue de faire assez de place pour tout le monde. Et puis, dans l'esprit de notre père, l'accumulation des matériaux de construction n'est-elle pas de tout temps l'épargne la plus sûre ?
S'agissant de construction, notre case ronde — l'ancêtre de notre maison rectangulaire actuelle — a longtemps été la curiosité du quartier, de la ville tout entière ainsi que de ses nombreux visiteurs étrangers tant elle était grande, belle, bien entretenue et donc de fière allure sur sa longue théorie de marches conduisant à la porte d'entrée principale ! … Par malheur, la tôle ondulée a trop vite gagné le coeur des « architectes » et autres « urbanistes » révolutionnaires. Et comme réaliser une toiture dans ce matériau s'est avéré économique à tous points de vue, continuer à habiter une case ronde au toit de paille a vite paru anachronique aux yeux de tous sinon prétentieux.
Le désherbage de la cour, la plantation d'orangers, de manguiers, de pamplemoussiers, de mandariniers et de citronniers sans compter toutes les tentatives de greffes audacieuses venaient compléter la gamme d' « occupations saines pour la jeunesse » ! Nous autres qui sommes nés plus tard, nous avons très peu connu sinon pas du tout ce que nous aurions pris pour des corvées.
Je me rappellerai toujours la bombe qu'a été pour toute la famille réunie une certaine carte postale expédiée de la Sierra Leone avec ces mots :
« Cher père,
Vous aurez sans doute appris que des camarades de l'Institut Polytechnique de Conakry et moi-même avons été arrêtés pour la seconde fois et emprisonnés au Camp Alpha Yaya 15. Aussitôt libéré, je n'ai pu penser qu'à une seule chose, moi, fuir, partir du pays.
Votre fils à jamais ! »
Encore loin de maîtriser certaines subtilités de la langue française, j'ai beaucoup souffert en secret à la lecture et à la relecture de l'énigmatique formule finale : « votre fils à jamais ! » A jamais ! Pourquoi à jamais ?! …
Notre père, effondré comme nous ne l'avons jamais vu auparavant, a aussitôt interpellé notre pauvre mère noyée dans ses flots de larmes.
— C'est ta faute si ton fils m'a fui. Mais, s'il n'est pas de retour avant la prochaine rentrée des classes, tu n'auras
plus qu'à le rejoindre dans la jungle !
A partir de ce jour, combien d'ambassadeurs, combien d'hommes d'affaires ont été approchés par notre père, combien d'entre eux ont même été payés parfois — en vain — pour obtenir qu'ils aident au rapatriement du fugitif ! A mon avis, notre père a essuyé ce jour-là la plus grande déception de sa vie.
En ce qui concerne mon frère, je sais bien qu'il a souvent été victime d'injustices diverses avant la prison « politique ». Rien, par exemple, n'a jamais pu dissiper la grande amertume que lui a causé l'effacement de son nom sur une liste d'étudiants boursiers en Europe occidentale — il y en a eu encore quelques-uns dans les années soixante — et son remplacement au dernier moment, après accomplissement de toutes les formalités d'usage pour partir, par un postulant de dernière minute ayant sans conteste le bras plus long que le sien.
J'avoue cependant n'avoir pas compris et, par conséquent, pas accepté son attitude lorsqu'il nous a quittés en 1965. Pourquoi donc quelqu'un fuirait-il sa patrie ? Aurait-il un père, une mère, des frères et soeurs de substitution sous d'autres cieux ?
Que trouverait-il ailleurs qu'il n'aurait pas eu chez lui près de la rassurante lueur du foyer paternel ? Et quand on est fils de bijoutier ou de forgeron, ce n'est pas peu de chose, le foyer ! …
A l'époque, j'ai conclu sans réfléchir outre mesure qu'El Hadj s'était, à n'en pas douter, laissé entraîner dans l'aventure par quelque mauvaise fréquentation …
En somme, une bonne atmosphère a de tout temps régné dans les rapports entre les différents membres de ma grande famille étendue aux oncles, aux tantes, aux cousins, aux enfants des amis, à tout le monde dans la même vaste concession.
Bien sûr, on a parfois entendu quelques chaudes discussions de femmes à la suite de querelles innocentes d'enfants insouciants, parce que l'enfant de telle maman a crevé le ballon du fils de telle autre ou a « volé » ses billes … Tout cela a plutôt apporté du charme supplémentaire à la vie en famille si unie pour l'essentiel, dirigée qu'elle est par l'autorité sans partage du père qui exècre, du reste, les stupides distinctions faites même de façon occasionnelle entre les gosses.
C'est que pour le père d'El Hadj, les véritables préoccupations doivent se situer ailleurs. Comment par exemple nous prémunir, tous tant que nous sommes, contre les envieux dont la jalousie peut être excitée par le
surnombre de garçons dans la famille et surtout par la réussite de la plupart d'entre eux à l'école ? Il a toujours souhaité pour cette bonne raison que nous soyons dans le secret de son génie exorciseur du mauvais sort et sachant éloigner les serpents volants envoyés par esprits malfaisants, charlatans ou sorciers. Ainsi, ne dort-il presque pas chaque fois qu'un de ses enfants passe un
examen. Il lit et relit le Coran puis trace sur des planchettes polies avec une application toute religieuse des arabesques ayant pour vertus de circonscrire le mal afin de l'enrayer. Le matin, avant que le candidat ne parte de la maison, il lui révèle les résultats de ses nombreuses contentions nocturnes de l'esprit.
— Les Rawaniyankos — esprits maléfiques, comme tu sais — sévissent à l'ouest aujourd'hui. Tu marcheras donc à reculons pour sortir de la concession en faisant bien face à l'est.
Alors, il lui remet un mouchoir rouge dans un coin duquel est nouée une amulette.
— Tu le conserveras dans ta poche pendant toute la durée de l'examen.
Le fétiche censé décupler notre capacité de travail, nous avons toujours su lui trouver une cachette dans la nature, chacun à notre tour, pour éviter de courir le risque d'être surpris avec par nos camarades ou par les examinateurs.
D'autres fois, notre père n'hésite pas à prendre en pension des devins de bonne renommée pendant plusieurs mois. Il les paye à la hauteur de leur réputation et ils s'isolent aussitôt pour trouver les voies et les moyens d'écarter le mal autour de nous et surtout pour entrer dans les secrets de notre avenir. Un d'entre ces savants m'a fait un jour une révélation, après avoir battu cauris sur cauris, égrené chapelets sur chapelets, récité des versets de Coran mêlés d'invocations occultes.
— Ton totem, c'est le cheval. Ne monte jamais sur un cheval ! … Tu quitteras cette ville, ta ville natale, pour une autre. Tu partiras loin, très loin même ! Mais, fais attention, un papier te causera beaucoup d'ennuis ! Tu ne te méfieras jamais assez !
Enfants, combien de fois nous sommes-nous moqués de toutes les simagrées et de toutes les prédictions de marabouts ! …
La dernière scène familiale enfouie dans ma mémoire et qui émerge à présent à ma conscience, c'est celle d'un mauvais jour comme, hélas, nous en avons vécu quelques-uns. Les écluses du ciel se sont ouvertes par inadvertance et comme, bien sûr, personne n'a le pouvoir de les refermer, une tornade pas comme les autres est tombée par rafales fougueuses, de ces déluges toujours annonciateurs chez nous des grands événements. Au même moment, en effet, ma demi-soeur lutte avec la mort dans la chambre de sa maman. Elle ne va pas tarder à succomber d'une malformation du coeur qui, à présent, bat plus que de façon normale. Il palpite à se rompre, monte et descend au rythme syncopé des éclairs et du tonnerre.
La famille entière s'est rassemblée à son chevet et les crises de la pauvre petite se répercutent en cascades sur toutes les figures, les martyrisent, les décomposent, les rendent méconnaissables. Même le docteur — en réalité, un infirmier de l'hôpital — appelé d'urgence en bon voisin est terrorisé par son impuissance devant l'assoupissement de la fillette. Mais, compatissante à son tour, la pluie devient vite plus fine pour bercer de ses notes ultimes le sommeil apaisé et désormais éternel de la petite Fatoumata, obligeant du coup tout le monde à pleurer en sourdine, dans la discrétion la plus totale comme il sied quand décède un enfant. La cuisante douleur de perdre l'une des rares filles de la famille n'y change rien.
Notes