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Cheick Oumar Kanté
Les orphelins de la révolution

Menaibuc, 2004. 376 p.


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Deuxième partie.
Plus complexe, le retour ?


Exil un jour, Exil toujours ?

11 juillet 1988

Après avoir fait le constat définitif que je ne pourrai plus éditer d'autre numéro de a Nouvelle Ecole en Guinée, je quitte Conakry pour Lyon. Mon amertume est immense, douloureuse et lancinante, de l'ampleur de celle ressentie il y a maintenant dix huit ans, au moment où j'ai réalisé l'impossibilité pour moi de continuer à étudier à l'IPK !
Certes, les commodités du voyage, la perspective de le faire avec les personnes qui me sont les plus chères au monde et la satisfaction donc de voir enfin regroupée pour longtemps ma petite famille même en Centrafrique dès la prochaine rentrée, changent la donne du tout au tout. Mais, c'est encore contraint et forcé que je repars pour l'exil, comme je l'ai été la première fois en juillet 1970 ! …

Un certain 12 septembre 1988 très pluvieux, soit deux mois plus tard, nous atterrissons à l'aéroport de Bangui MPoko. Je suis plutôt serein parce que se trouve parmi mes papiers une offre de poste de professeur dans les disciplines qui me conviendront le mieux au sein d'une Fondation d'enseignement secondaire et professionnel appartenant à un ancien ministre centrafricain ! J'ai pu l'obtenir par correspondance grâce aux bons offices de l'ancien collègue et ami français de Côte d'Ivoire que, par manque de chance, nous n'aurons pas le plaisir de retrouver sur place puisqu'il est à la fin de son séjour banguissois !

Pour l'impression de La Nouvelle Ecole, je n'ai qu'à voir en arrivant. L'Archevêché qui édite de nombreux prospectus a sa propre imprimerie. Le Quotidien national dispose, lui aussi, d'une chaîne de fabrication. Une unité d'imprimerie de plus grande importance existe par ailleurs au centre-ville … Tout se présente donc sous les auspices les meilleurs !

Même les coopérants venus en accueillir d'autres et qui parlent « d'évacués sanitaires » à cause du « palu résistant » et jouent à faire peur à leurs « hôtes » en évoquant divers « virus et autres arboviroses » — spécifiques à l'Afrique centrale, selon eux ! — n'entame en rien ma conviction que nous réussirons à Bangui ce que nous n'avons pas eu l'occasion de tenter à Conakry.

Accaparée par la Directrice de son lycée, ma femme n'entend d'ailleurs rien des « nouvelles brèves d'aéroport » données avec un cynisme macabre autour du tapis où l'attente de la livraison des bagages se fait d'autant plus longue ! …

Deuxième mois de séjour heureux à Bangui puisqu'en guise de poste de prof à la « Fondation », c'est celui même de … proviseur que le « Fondateur» m'a demandé d'occuper dès notre première prise de contact ! Dernier mois aussi puisque la paye a bien du mal à tomber et qu'il m'est tout de suite proposé d'accepter de ne plus toucher que la moitié du salaire convenu pour un travail aussi passionnant que contraignant auquel je me suis fait sans gros problèmes ! Le prétexte avancé est fallacieux : les effectifs d'élèves espérés n'auraient pas été atteints !
Dire qu'ils ne sont pas mirobolants, les émoluments centrafricains comparés, même toutes proportions gardées, à ceux de Côte d'lvoire c'est déjà faire usage d'un très bel euphémisme ! Revus à la baisse ?! …
La suggestion de me décharger même un tout petit peu des heures de présence qui m'astreignent à toujours arriver avant tout le personnel, le matin, et à partir souvent après lui, le soir, pour un salaire réduit de moitié ne convient pas au « Fondateur ». Alors, malgré tout le plaisir que j'éprouve à diriger un établissement, je suis obligé d'y renoncer, convaincu que si j'accepte la révision d'une seule clause de mon contrat, je serai très vite invité à faire des concessions plus drastiques sans cesser, bien sûr, d'abattre autant sinon plus de travail.

L'année suivante, je suis engagé pour enseigner quelques heures de techniques d'expression au Collège Préparatoire International, propriété du Général-président lui-même ! Là encore, pour des raisons de trésorerie, l'expérience commencée en octobre prend fin aux congés de Noël. La justification avancée cette fois se veut technocratique : la gestion moderne commande une politique de généralisation des troncs communs entre toutes les filières d'enseignement en vue de réduire les dépenses ! …

Mais, relancé que je suis partout à travers la ville, je ne me trouve pas moins dans l'obligation de terminer le thème du cours laissé en suspens à l'intention de quelques étudiants en BTS inquiets pour leur formation et qui, selon les apparences, apprécient plutôt certaines de mes méthodes de travail. D'ailleurs, sur beaucoup d'autres sujets abordés par la suite par leur nouveau « prof-multifilières » jouissant, lui, d'un contrat à temps plein et qui a accaparé mes cours et ceux d'autres profs vacataires à titre d'heures sup., ils sollicitent tout au long de l'année mon petit complément bénévole d'informations. Nos « rencontres fortuites », ils ont un tel don de savoir les provoquer ! …

Par chance pour mi, des petits Portugais, Libanais, Allemands, Burkinabés, Réunionnais, etc. fréquentent tous les ans le lycée français de Bangui et n'ont pas toujours le niveau requis dans la langue d'enseignement et, par conséquent, ont besoin de cours particuliers fort bien payés par leurs parents. Je consacre tout mon temps libre à les dispenser, en rapport étroit avec des collègues de ma femme recommandant mon soutien aux élèves en difficulté. Je parviens, ainsi, à gagner un revenu régulier et convenable.
De toute façon, dans l'enseignement privé centrafricain, une révision des salaires à la baisse intervient toujours, ai-je compris par la suite, une fois réussie la rentrée des classes ! Et, comme l'année scolaire elle-même est émaillée de nombreuses longues grèves 1 dont les heures chômées ne sont jamais payées, je ne perds pas un sou au change, bien au contraire !
— Et La Nouvelle Ecole? me demandera-t-on.
Je ne l'abandonne pas à son triste sort guinéen, on s'en doute. Dès le 9 novembre 1988, j'écris au ministre de l'Education nationale et de l'Enseignement supérieur, obéissant à un conseil des gens bien au courant des procédures locales, pour solliciter une simple autorisation d'imprimer. Ainsi n'aurai-je plus à me préoccuper que de la distribution en Guinée. La réponse me parvient le 30 novembre.

« … J'ai l'honneur de vous faire connaître que votre revue me paraît appréciable dans ses objectifs et son contenu.
Toutefois, je ne saurais autoriser son impression car il existe déjà une revue pédagogique nationale en République Centrafricaine.
Cependant, vous pouvez entretenir une bonne collaboration avec l' INRAP 2 et les services spécialisés de mon département … »

Hélas, en Centrafrique aussi, les ministres « trépassent » parfois même au rythme des années qui passent. C'est donc à une autre personnalité que j'écris le 28 février 1989 pour m'assurer que la première n'a pas répondu par la négative juste parce qu'elle savait l'imminence de son départ. Le 20 mars, soit dans le délai qui semble imparti à l'échange local de correspondances administratives — les Guinéens gagneraient à s'en inspirer ! — je reçois la nouvelle réponse.

« … Par votre lettre de relance sus-visée en référence, vous avez bien voulu une fois de plus solliciter l'autorisation d'imprimer le magazine La Nouvelle Ecole.
Je tiens à vous dire que je ne puis autoriser l'impression de ce magazine car il existe déjà une revue pédagogique nationale dont certaines rubriques traitent de l'Ecole centrafricaine rénovée.
Cependant, comme vous le souhaitez, vous pouvez vous rapprocher de l' INRAP et des services spécialisés de mon Département pour une bonne collaboration … »

Combien ils ont le sens de la continuité de l'Etat, les ministres centrafricains ! En maniant avec un art consommé des savoureux une fois de plus et comme vous le souhaitez, ils savent éviter, eux au moins, tout bouleversement de leurs institutions à l'occasion de chaque remaniement ministériel ! Mes compatriotes sauront-ils jamais cultiver à ce point le réflexe de solidarité, plus que normal après tout, entre grands commis de l'Etat ? …

Le jour même où j'ai essuyé le deuxième refus officiel d'imprimer en Centrafrique s'est éteinte en exil, à la fleur de l'âge, ma chère Nouvelle Ecole ! Par la suite, la témérité m'a manqué — je l'avoue — pour écrire une troisième et une quatrième fois aux deux titulaires suivants du portefeuille si mouvant de ministre de l'Education nationale et de l'Enseignement supérieur du général André Kolingba ! …
Un acharnement thérapeutique très lourd prolongerait sans doute un petit peu la vie du magazine ! Il faudrait pouvoir l'imprimer en France ou même en Italie 3 où les coûts sont les plus bas et organiser ensuite sa distribution en Guinée tout en continuant de résider en Centrafrique ! … Le défi est si énorme que faire mon deuil de la revue m'apparaît à la fin comme la décision la plus sage !

On est obligé de passer par la France pour réussir — et encore pas toujours — à téléphoner en Guinée ! Un seul vol UTA 4 par semaine permet de se rendre à Paris et, pour regagner Conakry, Air Afrique propose une traversée hebdomadaire sur sa fameuse ligne côtière : Ndjamena-Dakar via Bangui, Douala, Lagos, Lomé, Abidjan ! Après l'avoir empruntée une fois, j'ai promis de retour à Bangui qu'on ne m'y reprendra plus jamais ! Au total, dix décollages et atterrissages meublent un parcours qui, sur une distance égale, doit être l'un des plus remuants du monde !
D'ailleurs, nous avons bien cru que nous nous écraserions en nous posant à Lomé où l'avion a changé d'équipage à notre grande satisfaction. Pour être habituelle, peut -être, la disposition technique n'a pas moins été applaudie à tout rompre ce jour-là par tous les passagers ! L'un des aspects les plus éprouvants du voyage, c'est enfin et surtout la stupide obligation de rester dans l'appareil pendant les escales, toutes plus longues que la navigation entre deux aéroports ! …
Dans la capitale centrafricaine, avec la si rassurante proximité du fleuve, on peut penser aussi avoir à sa disposition un moyen supplémentaire de dégagement à tout moment en cas de besoin ! La vérité est que du mois de décembre à celui de juillet, aucun bateau ne peut plus appareiller pour Pointe Noire au Congo Brazzaville à cause de la très forte décrue.
Quant à la possibilité de prendre une voiture en direction de n'importe quel autre pays limitrophe — Soudan, Zaïre, Cameroun ou Tchad —, mieux vaut ne pas avoir à l'envisager ! Une telle expédition est pour le moins suicidaire ! Les usagers irréductibles de ces fameuses voies carrossables internationales constituent régulièrement des proies toutes faites pour les nombreux coupeurs de route ! Ce n'est donc surtout pas par excès de prudence que les consignes données depuis un certain temps par les ambassades étrangères à leurs ressortissants soient entre autres qu'ils ne s'aventurent jamais en touristes hors de la capitale. De toute façon, dès le KM5 ou le PK 12 dans « Bangui-la-Coquette » même, les Godobéi peuvent faire la loi par intermittence rien qu'avec des pierres dans les mains derrière des barricades. En général, leur insurrection survient au moment où, de leur côté, élèves et étudiants, syndicalistes et opposants politiques rivalisent entre eux pour décréter des mots d'ordre de grève, des marches de protestations voire des « journées villes mortes », seuls recours dont ils disposent pour réclamer versements de bourses, paiements d'arriérés de salaires et démocratisation de la vie politique …

Notre plus grand regret tout au long de notre séjour banguissois, c'est, de toute évidence, de n'avoir pas connu la Centrafrique au-delà des chutes de Boali et du village des pygmées reconstitué de toutes pièces aux bords d'une route aux environs de Mbaïki pour satisfaire, semble-t-il, la curiosité de certains touristes !

En ces années quatre-vingt dix, les voyages à travers la Centrafrique ont été, en vérité, aux risques et périls de la plupart de ceux qui les ont entrepris. A la longue, nous avons dû en ce qui nous concerne nous contenter de pouvoir accéder aux pourtours du terrain de golf en direction du PK12 pour nous adonner à la marche certains dimanches des semaines de moins en moins paisibles.
Nous avons souvent pu pique-niquer aussi aux abords de l'Oubangui sous une paillote construite avec des amis sur un terrain loué à l'année aux villageois riverains. Dans tous les parages, la sécurité est garantie puisque les immenses domaines agricoles et fermiers du Général courent le long du chemin d'accès et que des gardes présidentiels y patrouillent en permanence pendant les jours fériés ! …

Si je réalise après coup combien j'ai été fou de penser que je pourrai poursuivre à Bangui l'édition de ma pauvre Nouvelle Ecole, je ne regrette pourtant pas d'avoir vécu l'expérience centrafricaine. Ma femme non plus ! Sinon, nous n'aurions jamais su toute la réalité que recouvre l'enclavement d'une région. Nous y avons d'ailleurs éprouvé le désir de nous unir enfin devant témoins par les liens dits sacrés du mariage, poussés non pas par notre sentiment d' enfermement mais par notre volonté de n'avoir rien à payer pour transformer mon visa de touriste en permis de séjour. Etre le mari d'une française confère en effet à Bangui plus de droits et de facilités que le statut de journaliste et d'écrivain d'Afrique occidentale ! Du reste, je n'ai plus tardé à succomber à la tentation de jouir dans toute leur plénitude de mes autres droits qui, au fur et à mesure, se sont révélés. C'est donc sur les rives de l'Oubangui, aussi, au Consulat de France pour être précis, que j'ai pu vaincre mes dernières résistances et demander sans trop d'états d'âme la réintégration de ma nationalité de naissance !
J'en ai eu assez à l'approche de toutes les grandes vacances scolaires de devoir faire produire un certificat d'hébergement par mes futurs beaux-parents afin d'obtenir un visa trimestriel avec une seule entrée en France et une seule sortie ! J'ai été révolté à la longue de me trouver dans l'obligation, même en compagnie de ma femme et de mon enfant, de toujours passer par le couloir réservé aux « Passeports Etrangers » et non pas comme eux par celui des « Passeports Européens ».
Une fois, mon fils n'a d'ailleurs pas pu s'empêcher d'éclairer la lanterne d'un policier de l'aéroport de Roissy aussi « ignare » que « zélé » !
— Mais, il n'est pas un étranger, mon papa ! …
La délicate situation dans laquelle je me suis trouvé ce jour-là et que je n'ai pas souhaité voir se reproduire à l'occasion d'autres voyages m'a convaincu en temps opportun du bien-fondé de ma démarche pour la régulariser.

Mon revirement est de taille ! Dans les années soixante-dix, je pouvais encore accepter n'importe quel passeport ivoirien, malien, voltaïque ou même de citoyen du monde 7, le temps nécessaire pour passer les frontières.
Jamais, cependant, je n'aurais pensé devoir en arriver un jour à troquer ma nationalité guinéenne contre la française ni même à la doubler tout juste par cette dernière ! Je me suis toujours insurgé sans concession aucune contre tous les Guinéens redevenus Français parce qu'ils ont pu fournir l'original de leur extrait d'acte de naissance estampillé « Guinée française » au moment où une telle procédure suffisait ! Certains camarades et moi n'y avons vu à l'époque qu'un lâche délit de fuite de certains de nos compatriotes devant le sort cruel de notre pays ! …

Voilà qu'à Bangui, vingt ans plus tard, je n'éprouve pas de complexe, pas de honte ni encore moins de remords à demander, moi aussi, ma « naturalisation » que je ne peux plus obtenir, du reste, par « simple réintégration » mais bien par mon seul mariage !
A ma décharge, il faut dire que je ne me fais aucune illusion sur le changement du cours de mon destin.
Devenu franco-guinéen, j'aurai certes résolu, une fois pour toutes je l'espère, mes derniers problèmes de papier. Mais pour au moins deux raisons incontournables et irréversibles, je sais que, dans les statistiques françaises entre autres, je serai accueilli avec autant de plaisir qu'un petit Chinois naissant fille et deuxième enfant en Chine !
Si les fameux experts en régulation des flux migratoires cherchaient à s'imprégner un tant soit peu des motivations profondes des migrants, et si, dans les faits, la liberté d'aller et de venir pouvait être effective, sans contraintes inutiles voire humiliantes, ils se donneraient moins de mal pour rien. Ils n'obligeraient surtout pas ceux qui ne font que passer à s'incruster dans la clandestinité en France et ailleurs en Europe pour des raisons, du coup, justifiées dans la plupart des cas.

J'imagine avec beaucoup de difficultés — mon fils encore plus, on s'en doute — que si je ne m'y étais pas pris à temps, c'est-à-dire avant une certaine « législation française durcie », j'aurais pu, ne serait-ce que pendant un certain moment, être « un sans papiers », « un indésirable en France», donc « un expulsable » ou pire encore « un non régularisable mais non expulsable. » Obligé de recourir à la « grève de la faim dans une église » de préférence, j'aurais vu, moi aussi, mon « droit de vivre en famille mis en morceaux à la hache ! » « La France seule, clame-t-on, est souveraine pour décider de la quantité et surtout de la qualité des personnes qu'elle accueille sur son sol. » L'avis des Françaises et des Français ne compterait-il donc pour rien, lui ? … Ledit mérite qu'on aurait aussi à naître ici ou là et, par conséquent, de pouvoir ou de ne pas pouvoir brandir tels ou tels papiers ! Celui qu'on devrait avoir enfin pour pouvoir postuler une quelconque carte d'identité de rechange ! Foutaise.

Guinéen de nationalité depuis 1958, même si, tragique ironie du sort, j'ai eu beaucoup de mal à le prouver entre 1970 et 1978, je suis né « Guinéen français » d'une famille au nom sonnant plutôt malien — de Mopti, en toute probabilité ! Si, je n'ai pas choisi de voir le jour au coeur du Fouta-Djallon alors qu'il aurait été plus « naturel » de me voir le faire en pays malinké, je ne partage pas moins avec les Peuls une langue, une éducation, une culture et ce sentiment d'appartenir à la même communauté.

Ils sont d'ailleurs plus nombreux qu'on ne veut l'admettre les Africains parlant plusieurs langues et pouvant se réclamer de plusieurs ethnies. Ce sont tous ceux qui, sans en être originaires, savent vivre en Côte d'Ivoire avec les Ivoiriens, au Sénégal avec les Sénégalais, en Centrafrique avec les Centrafricains … En tout état de cause, ils savent le faire aussi en Chine avec les Chinois, en Russie avec les Russes comme ils sont capables de s'adapter à la vie en France avec les Français …

A bien y réfléchir d'ailleurs si les premiers hommes — africains — n'avaient pas donné les preuves qu'on peut vivre sur terre et n'avaient pas essaimé à tous vents, il n'y aurait peut-être pas eu de peuples sur les autres continents ! Pour quelle raison devrait-elle cesser en si bon chemin la mission originelle de peuplement et peut-être bientôt de repeuplement du monde qui incombe au « continent-berceau-de-l'humanité » ? Quant au cas spécifique des « Guinéens de la diaspora », ils savent tant et si bien vivre avec les sympathiques indigènes du monde entier que ce sont certains de leurs « compatriotes de l'Intérieur » qui pensent désormais avoir du mal — et pour cause — à revivre avec eux en Guinée !

Ceux qui veulent figer le hasard ayant fait naître ici les uns et là les autres en tirant prétexte de la supposée incapacité des autres à s'adapter à leurs coutumes, eux les rares peuples élus parmi les nombreux appelés, sont ceux-là mêmes qui, tels des gastéropodes, ne peuvent se déplacer nulle part sans leurs propres coquilles ! « Papes » de l'assimilation dans les pays où ils auraient leurs souches, ils ne sauraient pourtant voyager, eux, sans leurs confortables et sécurisantes « papamobiles » ! lls ne se sentent pas moins les mieux placés pour donner des leçons d'intégration à tous ceux qui, dans l'obligation de partir souvent en catastrophe de leurs terroirs, y ont tout abandonné !

Qu'on se rassure, les épurateurs paperassiers de tous les pays, les opportunistes et les démagogues qui briguent le pouvoir partout et par tous les moyens auront toujours maille à partir avec les bâtisseurs de passerelles entre les coeurs des humains ! Le travail des seconds est beaucoup moins facile — les premiers le savent bien — et donc plus méritoire que toute entreprise d'édification de barrières d'autant plus inopérantes qu'elles sont barbelées et électrifiées. Des preuves vivantes et sans cesse itinérantes que les hommes ne sont pas toujours les ennemis les uns des autres existent, de toute façon, par dizaines de millions …

A Bangui, j'ai trouvé aussi le temps d'écrire un deuxième puis un troisième roman 8 et fait la découverte du mensuel Francophonie Magazine créé par un Français d'origine gabonaise installé à Paris. Aussitôt familiarisé avec la ligne rédactionnelle du journal, j'ai proposé des articles et me suis vu désigné comme son correspondant en Centrafrique ! L'actualité francophone m'a bien gâté qui a choisi Bangui au même moment pour la tenue des assises de la Confemen d'abord et celles de la Confejes 9 ensuite. Et, puisqu'il a été question de la tenue probable à Kinshasa, capitale du Zaïre voisin, d'un sommet de la francophonie si les remous politico-militaires du moment n'empirent pas, le risque d'être à court de sujets avant longtemps est plus que réduit !

Des articles, j'ai pu au contraire en fournir des pleines pages sans me soucier pour rien au monde de leur rémunération. En tout cas pas au moment où je les ai produits. A la rigueur, j'ai pensé être en train d'investir un peu pour l'avenir puisque dès juillet 1991, il est vrai, nous avons commencé à nous habituer à l'idée que nous ne demanderons pas à rester plus longtemps à Bangui quoi qu'il nous en coûte du point de vue financier! …
Dans ma fuite incessante vers un nouveau futur, j'ai d'ailleurs été un petit peu encouragé par les circonstances. J'ai eu le plaisir, en effet, de recevoir à dîner mon directeur de publication à l'occasion de son passage à Bangui dans le cadre d'une tournée de promotion du magazine en Afrique centrale. Malgré la brièveté de son séjour dont je n'ai été averti que le jour-même de son arrivée, j'ai pu lui obtenir, grâce à quelques relations, l'enregistrement d'un entretien avec la télévision centrafricaine, le placement dans le Quotidien national d'un petit article pour présenter les objectifs de « notre » journal et, pour finir, la publication dans un périodique privé d'une assez longue interview qu'il m'a accordée … Ainsi ai-je réussi presque à me consoler de la disparition de La Nouvelle Ecole et cela d'autant plus que j'ai découvert peu après, au hasard de mes lectures, qu'une certaine presse française d'extrême droite a porté jadis le même beau nom que mon cher magazine ! Mon orgueil blessé à vif, même avec du retard, par les lacunes inexcusables de ma culture politique et médiatique, je me suis juré que le jour où il me sera possible de relancer ma publication, je saurai lui trouver un titre ne prêtant plus à aucune équivoque ! Je suis du reste scandalisé que personne à l'ambassade de France à Conakry n'ait jamais cru devoir me faire la moindre observation à ce propos !
Mais, maintenant que j'y pense, le fameux conseiller de la rédaction de Horoya — qui a toujours préféré se faire appeler « Jacques-tout-court » ou même « M. Jacques » mais jamais « M. Tillier » et encore moins « Jacques Tillier » — n'aurait-il pas atterri au pays de l'ex-Révolution africaine en croyant y retrouver La Nouvelle Ecole de ses maîtres à penser ? Et n'aurait-il pas proposé ses services à Horoya après s'être rendu compte de sa lourde méprise ?! …

Trêve de plaisanterie de mauvais goût et retour plutôt à la situation dans « Bangui-la-Coquette » ! Le souvenir le plus ému que j'en garderai est celui d'un dîner-débat « organisé en mon honneur » par le directeur du Quotidien national Ele Songo avec la participation de nombreux jeunes cadres de l'administration centrafricaine dont les principaux responsables des médias.
Comme il me l'a demandé, j'ai suggéré à cette occasion des « petites améliorations » pour le journal et nous avons passé le reste du temps à parler de la Guinée et de la Centrafrique, les deux pays aux destins dramatiques si semblables !
A l'issue de la cérémonie, un des convives a filé droit, semble-t-il, vers les services spéciaux de la présidence pour moucharder ce qui, pour lui, est une réunion politique contraire à l'esprit de celles du RDC 10.
La direction du journal a échappé à mon hôte quelques mois plus tard mais, moralité plutôt belle de l'histoire, il s'est vu confier en échange le portefeuille de secrétaire d'Etat au budget ! En ce qui me concerne, je reconnais n'avoir jamais été inquiété pour avoir participé à l'agréable soirée ! …
Cependant, malgré l'habitude prise, une fois par semaine au moins, de m'entretenir de tous les sujets avec l'ancien directeur de journal, je ne me suis pas permis de rendre visite à plus de deux reprises au ministre nouveau.
Et, il n'est pas parvenu, lui non plus, à me communiquer par téléphone, ainsi qu'il me l'a promis lors de nos entrevues, la date d'une seule de ses soirées disponibles pour accepter mon invitation à dîner jusqu'à mon départ définitif de Bangui ! …
Au bout de la quatrième année, en effet, nous avons décidé sans appel de nous « désenclaver » de la Centrafrique, le seul intérêt matériel, même très important, ne pouvant plus longtemps justifier à nos yeux la vie végétative que nous y menions. Que nous puissions, si nous le souhaitions, rester encore pendant deux ans ne nous a pas fait hésiter ! Ne plus pouvoir évoluer que dans un « périmètre utile » délimité d'un bout à l'autre par une garde présidentielle encadrée elle-même par un colonel de l'armée française nous a paru étouffant à la longue sur tous les plans : physique, moral, intellectuel, humain.
Il nous est souvent arrivé — c'est vrai — de rêver encore de nos longues et libres randonnées en voiture à travers villes et villages de la Côte d'Ivoire ! …

30 juin 1992

L'embarquement à l'aéroport de Bangui-Mpoko est de tout repos ! Nous ne nous trouvons pas dans l'obligation de nous regrouper en convois sous bonne escorte de la garde présidentielle comme nous l'avons été pour partir en vacances à deux reprises déjà. Ces dispositions seules nous ont permis d'échapper, les deux fois, aux pierres que s'apprêtaient à nous lancer les Godobés en colère pour soutenir les Banguissois en grève.

Aux étrangers, d'une façon générale, et aux coopérants, en particulier, ils n'ont eu de cesse ces dernières années de reprocher leur « insensibilité devant le marasme de la Centrafrique et, par conséquent, leur alliance objective avec le pouvoir en place aussi corrompu qu'il est autoritaire » ! Ils ne se sont donc pas privés de le faire savoir par moments avec plus ou moins de violence. Qu'ils aient observé une forme de trêve pour notre dernière fm d'année à Bangui n'est surtout pas fait pour nous déplaire !…

A Paris, nous séjournons une semaine durant, le temps pour moi d'explorer quelques pistes pour un emploi. « A tout seigneur tout honneur », je commence par rendre visite à Francophonie Magazine. Grosse surprise : l'adresse n'est plus la bonne ! Une fois rendu à celle censée être la nouvelle, j'y apprends que son directeur de publication a quitté cette dernière aussi sans plus laisser de coordonnées ! … Je comprends pourquoi mes plus récents articles n'ont pas encore été publiés et la raison pour laquelle la périodicité des derniers numéros a été quelque peu irrégulière ! Cependant, je mentirai si j'affirme avoir jamais imaginé la possible mort en catimini d'un magazine au comité de parrainage aussi prestigieux que le sien ! 11

3 septembre 1992

Pour notre fils, c'est l'entrée au CP à l'école Jean Monnet sur le Promenoir, établissement le plus proche de l'appartement que nous avons loué à Villefranche-sur-Saône, la capitale du Beaujolais. On l'aura noté, c'est notre installation en Guinée qui est reportée sine die, ma femme n'ayant pas obtenu Conakry cette année non plus 12 alors qu'elle l'a encore demandé par acquit de conscience ! Avec beaucoup de chance, elle a cependant retrouvé un poste dans un collège paisible de la campagne viticole où elle a déjà enseigné avant notre décision de repartir pour la Côte d'Ivoire à la fin de mes études de journalisme.

Epouvantable a été ma nuit ! Couché tard, je ne me suis pas moins réveillé entre deux et trois heures du matin sans l'envie habituelle ni de lire, ni d'écouter la radio, ni encore moins d'écrire. Quant à réfléchir ? J'en suis arrivé à craindre, au fil du temps qui s'égrène, de ne plus savoir comment m'y prendre !
Pourtant combien de rentrées des classes ai-je vécues de mes débuts de petit écolier à ma situation actuelle de parent d'élève après avoir été tour à tour élève, étudiant, professeur et même … proviseur ! J'ai passé le reste de la nuit à errer sans but d'une pièce à l'autre et, quand le jour s'est enfin levé, j'ai été plus ravi que les autres matins de pouvoir vaquer à des occupations utiles.
Déjeuner, se préparer pour sortir, veiller à ce que le petit mange assez pour tenir toute la matinée et qu'il s'habille surtout selon les exigences de la météo … Lui, en apparence, bien content de s'émanciper des quatre longues années de maternelle à l'école française de Bangui fréquentée dès l'âge de deux ans, il n'a pas l'air de ressentir un quelconque dépaysement ni d'éprouver le moindre stress. Nous ne pouvons pas en dire autant, nous ses parents, alors que nous sommes pourtant bien secourus par la présence très rassurante de « la Cousine » qui a abandonné son appartement lyonnais pour louer une chambre d'hôtel juste en face de l'école. Elle n'a pas lésiné sur les moyens d'obtenir la meilleure place pour être sûre de pouvoir aller à la cérémonie de première rentrée des classes française du « Petit Prince », comme il lui plaît d'appeler notre fils.
Elle n'a voulu pour rien au monde qu'on la lui raconte, cette matinée aussi importante pour elle qu'elle l'est pour nous. En la vivant en direct, c'est avec un plaisir d'autant plus particulier qu'elle recueillera elle-même à midi les réactions de « son écolier préféré ». Et la provision de bonheur qu'elle engrangera, elle saura mieux la partager pendant plusieurs semaines avec ses nombreux amis. Ainsi pourra-t-elle attendre dans les meilleures conditions nos prochaines retrouvailles, moments qui, avoue-t-elle, lui procurent toujours — comme à nous, du reste — divers motifs de bien-être …

La cousine Andrée Limonne ! Fille d'instituteurs et institutrice elle-même, elle a d'abord été une collègue pour la grand-mère de ma femme, avant d'être l'institutrice de sa mère. Ces dernières l'ont appelée « la Cousine » puisque les relations d'amitié tissées avec elle aussi bien par l'une que par l'autre ne se sont même pas distendues quand sa retraite est survenue en 1968. Plutôt consolidés, les liens se sont même étendus à certains enfants et petits-enfants, en particulier à la petite-fille et fille qui partira pour la première fois enseigner les mathématiques en Côte d'Ivoire de 1978 à 1980.
D'ailleurs, la primeur de la relation extra-professionnelle existant entre la jeune enseignante de retour d'Afrique et « son ex-collègue de là-bas inscrit pour poursuivre des études à Bordeaux » est revenue de façon tout à fait normale à « la Cousine » ! Sa généreuse complicité a été pour nous très précieuse pour réduire à presque rien l'hostilité dans notre entourage immédiat !
C'est, en tout cas, de la manière la plus naturelle que « la Cousine » est devenue pour moi aussi une « cousine » alors qu'elle aurait pu redouter que je lui aie volé à jamais celle qu'elle considère comme son « soleil » !
Séparés des miens depuis plus d'une décennie, j'ai été bien content pour ma part de trouver en elle une grand-mère, une mère, mieux une grande amie. N'est-ce pas la preuve — si besoin est — que ni l'âge, ni la couleur, ni les origines ne sont des obstacles à la confiance, à l'estime, à l'entente, à l'amitié, à la cohabitation et au partage des valeurs ?
De toute façon, le seul chagrin dont « Dédée », comme préfère l'appeler « le Petit Prince » à son tour, n'a jamais su se départir malgré une longue vie bien remplie par le travail, les voyages, le militantisme associatif et politique est d'origine familiale. Ayant perdu père, mère et frère, elle s'est toujours languie de ne pas connaître les enfants de ce dernier que leur mère a décidé d'écarter très jeunes de leur tante de peur sans doute qu'elle ne leur « inculque sa libre pensée » ! …
— Ma seule famille, c'est vous ! nous a-t-elle souvent répété.
— Nous sommes de la même famille, l'avons-nous aussi souvent rassurée en l'associant sans aucun artifice à tous les événements nous concernant.
Elle a passé beaucoup de fêtes de Noël avec nous tant en Côte d'Ivoire qu'en Centrafrique. Ensemble, nous avons découvert maintes superbes régions de France, goûté à la cuisine de nombreux bons restaurants, assisté à de magnifiques spectacles : opéras, concerts classiques, films … échangé des lectures enrichissantes. Et, pour « le Petit Prince » qu'elle a eu souvent gardé pendant mes tribulations guinéennes, elle a toujours pourvu à tout pour satisfaire ses besoins d'enfant 13 …

Un petit mot de bienvenue du directeur à l'heure fixée pour la rentrée officielle et les parents qui le souhaitent peuvent, pendant quelques minutes, avoir accès à la classe de leur enfant pour faire la connaissance du maître, la maîtresse en l'occurrence, seul le directeur étant un homme. A notre grande satisfaction, « ce n'est pas une jeunette », comme dit « la Cousine », mais la plus expérimentée d'entre les enseignantes qui aura en charge l'instruction de notre chère petite tête frisée ! …
Je regagne dare-dare l'appartement alors que, de son côté, ma femme accompagne « la Cousine » à l'hôtel afin qu'elle libère sa chambre. Je n'ai pas plutôt fini de gravir les marches d'escalier et atteint notre palier au premier étage que j'entends la sonnerie de notre téléphone.
Je m'empresse d'ouvrir la porte pour vite empoigner le combiné.
— Allô ! Cousin, j'appelle de Conakry. Je n'y vais pas par quatre chemins, la communication n'est pas très bonne. El Hadji, l'oncle à Labé … ton papa … ll est… décédé hier nuit ! … ll sera inhumé aujourd'hui même. Non pas immédiatement après la prière du milieu de la journée, la première qui suit le décès comme il se doit, mais plutôt après celle des environs de seize heures pour permettre à tous ceux qui le peuvent d'y assister !
— Est-ce qu'il a bien reçu les médicaments que je lui ai fait passer par ton adresse, il y a un mois à peu près ?
— …
La question la plus tragique que j'aie jamais posée enfant ou adolescent, enseignant ou journaliste s'est ainsi échappée de mes lèvres tel un oiseau d'une cage ouverte par accident ! Et, saurais-je jamais le dire avec exactitude, c'est bien le désarroi, la déception, l'impuissance et (ou) le désespoir dans lesquels je me suis trouvé pour la formuler qui la rendent si dramatique ! Ce n'est, en aucun cas, sa stupidité, c'est-à-dire l'absence de tout intérêt à lui trouver une quelconque réponse !
Le silence embarrassé de mon interlocuteur me donne d'ailleurs la mesure de la stupeur dans laquelle j'ai dû le plonger. Ne suis-je pas en train de l'accuser d'être responsable du retard dans l'acheminement du médicament de mon père et d'être en quelque sorte la cause directe de son décès prématuré ? Je réalise la gravité de ce qui ressemble à une lourde insinuation de ma part et la regrette au même moment sans pouvoir, de toute façon, le faire savoir à l'autre bout du fil …
Que ce soit de la Côte d'Ivoire, de la France ou de la Centrafrique, j'ai, en effet, souvent expédié des calmants pour l'asthme de mon père. La chose n'a pas du tout été facile aux temps les plus tumultueux des relations entre la Guinée et le reste du monde, périodes des pénuries les plus suicidaires aussi dans les « pharmacies » entre autres. Mais, quand ils ont pu lui parvenir, les produits lui ont toujours apporté un grand réconfort et cela d'autant plus que la conception de la maladie en Guinée est d'un singulier optimisme.
— Les asthmatiques ont la vie longue ! L'asthme fatigue mais ne tue pas ! Il suffit d'avoir à portée de main ce qu'il faut au moment des crises.
Sonnerie de l'interphone … En allant ouvrir la porte, la mauvaise nouvelle me paraît tout d'un coup plausible et même plutôt vraie dans toute sa tragédie alors qu'elle commençait à devenir irréelle et même fausse puisqu'une fois le téléphone reposé sur son support, elle n'a pas plus de matérialité que la voix lointaine et maintenant évanouie de mon cousin. Les torrents de larmes que mes paupières ne peuvent plus retenir trahissent ma peine et m'évitent d'avoir une longue explication à donner à « la Cousine » et à ma femme.
— Mon papa ! J'ai perdu mon papa ! …
Longtemps, je me souviendrai de ce coup de fil qui n'a fait qu'amplifier, depuis, ma méfiance pour ne pas dire mon aversion pour le téléphone dont la sonnerie me terrorise toujours un peu.
En définitive, j'aurais préféré apprendre l'événement par une lettre ou par un télégramme. Ce dernier, par nature, prépare toujours un peu au malheur même quand il sait arriver parfois avec certains petits bonheurs. J'ose à peine imaginer la brutalité avec laquelle je pourrais prendre connaissance de nos jours d'une si grande perte par le courrier électronique ! …
On l'aura compris, mon second lecteur, celui à qui je voulais tant faire plaisir en écrivant ce livre, vient de s'éteindre à son tour ! Violent est le choc des photos de ses obsèques, douloureuses iconographies qui me sont expédiées dès le mois suivant ! Je les ai… « regardées » une fois pour les ranger « à jamais » ! On aurait demandé mon avis, j'aurais déconseillé leur prise ou, en tout cas, dit mon souhait de ne pas les recevoir. Mais il semble bien que c'est la vidéo elle-même qui est entrée depuis quelque temps dans les coutumes guinéennes ! On ne se contente plus de photographier. Maintenant, on filme sans distinction baptêmes, mariages et enterrements ! … De mon papa, je n'aurais pourtant voulu garder, moi, que le souvenir de sa vie !

Et, c'est bien la relation de sa mort qui me dicte ici et maintenant la fin de mon récit que je n'ai plus envie ni aucune raison de prolonger outre mesure …

Je ne vais pas m'étendre, par exemple, sur le temps mis et le courrier échangé avec Rézé 14 avant d'obtenir enfin ma naturalisation sans laquelle je n'ai pas pu, dans l'immédiat, envisager le voyage en Guinée pour être aux côtés de ma famille éplorée 15.
D'ailleurs, ne venait-on pas juste de me réclamer les extraits d'acte de naissance de ma maman et de mon … papa ? Quand on s'est ravisé après mes nombreuses autres réclamations qu'il n'y en a pas besoin, « dans mon cas », mon dossier — jugé complet de toute façon dès septembre 1991 à Bangui — a été enfin aiguillé vers la voie de sa bonne résolution.
Après « comparution avec mon épouse » devant le Tribunal de Belley dans l'Ain, je suis entré en possession de mon certificat de nationalité au Tribunal d'Instance et de Police de Villefranche dans le Rhône en octobre 1992.
Dès courant novembre, j'ai pu alors me faire établir une carte d'identité française et un passeport européen ! …
Le bonheur qui aurait été celui de mon père, trois ou quatre mois plus tôt, de savoir terminés tous mes tracas paperassiers que son marabout a su bel et bien déceler longtemps à l'avance ! …
Six mois plus tard, il aurait été tant réconforté aussi de constater que mon investissement dans La Nouvelle Ecole n'est pas en totalité passé par pertes et profits ! N'est-ce pas l'expérience acquise dans sa réalisation qui m'a ouvert, en effet, les portes de Jeune Afrique 16 à Paris en avril 1993 ? …
Enfin, quelle n'aurait pas été sa satisfaction de constater que grâce à La Nouvelle Ecole, toujours, j'ai été pressenti puis choisi par un des grands universitaires guinéens réinstallés au pays pour créer et animer pendant quelques mois en 1994 et en 1995 un bimestriel des jeunes intitulé Soriba 17 !
C'est d'ailleurs à l'occasion de l'exécution du premier volet de ce contrat que j'ai pu faire le déplacement de Conakry et de Labé, tous mes papiers enfm en règle, pour présenter des condoléances un peu tardives.
J'ai alors tout appris sur les derniers moments de mon regretté papa. Qu'il ait senti approcher sa fin ne m'a pas étonné ! Mais il a fait mieux : tant qu'il l'a pu, il a récité pour lui-même à voix haute et stoïque toutes les prières aux mourants. Il ne s'est interrompu par intermittence que pour jeter un regard, paraît-il, sur la quatrième de couverture de mon deuxième livre à son chevet, la seule sur laquelle est publiée ma photo ! …
Puis, son coeur qu'il avait si grand s'est essoufflé et a cessé de battre. La piqûre que le nouveau « docteur » du voisinage lui a administrée, les massages que mes frères ont su avec courage pratiquer sur lui — en aurais-je eu la force, moi ? — le calmant pour son asthme qu'il a bien reçu n'ont rien pu y faire …
Aux dires de tout le monde, Labé et ses environs lui ont réservé un enterrement d'une grandeur et d'une dignité qui pourront être égalées un jour mais sans doute pas souvent dépassées ! … Je ne parle pas de toutes les personnes, parents, amis et connaissances, accourus de maints endroits de la Guinée et même de quelques pays limitrophes pour les cérémonies du septième et du quarantième jour …

Moi, c'est au moment de repartir pour Conakry que j'ai éprouvé tout le poids du grand vide occasionné par la triste disparition. Mon père n'est plus là, en effet, pour me dire où se cachent les redoutables Rawaniyanko ! …

Cependant, je n'ai pas plutôt pensé à lui très fort que je me suis senti aussitôt protégé, éclairé et confiant comme avant ! Est-ce parce qu'il a eu la sagesse, dès mon premier retour au pays, de me faire copier sur un cahier d'écolier quelques versets protecteurs fondamentaux ? Ne permettent-ils pas aux gens de chez nous sachant y recourir à bon escient d'arpenter le monde entier sur des échasses aux apparences frêles mais en vérité assez confortables pour aider à franchir maintes difficultés de la vie présente et future sans trop de panique ni de vertige ?

… On ne s'étonnera pas si j'avoue essayer plus souvent de me conformer sans toujours y parvenir aux règles de vie respectées par mon père et qui lui ont valu estime et considération de tous que de passer le temps à solliciter les vertus supposées d'une quelconque sourate 18 …

A Conakry, j'ai retrouvé l'INPL dans le même piteux état qu'il y a cinq ans, pire peut-être bien ! La nomination à sa direction d'un ancien Guinéen de Côte d'Ivoire la réanimera-t-elle bientôt ? Plusieurs imprimeries privées ont tout de même vu le jour dont une moderne et très performante, La Nouvelle Imprimerie du Kaloum. Horoya y est fabriqué. Nous avons pu y faire produire deux des trois numéros de lancement de Soriba car, par amitié, nous avons confié le premier à l'IDEC enfin rénovée qui publie elle-même L'Educateur, un périodique gratuit 19 …
Quelques autres publications : satirique, économique, d'informations générales ou d'opinions de partis politiques — légaux depuis 1992 — paraissent de façon plus ou moins régulière sans aucune crainte de ne plus pouvoir le faire pour des raisons d'ordre technique. Les journaux de faits divers fleurissent eux aussi, bien servis qu'ils sont par la délinquance et la criminalité de sang ambiantes …
— N'aurais-je pas eu tort de rentrer en Guinée dix ans plus tôt ainsi que me l'ont reproché à l'époque des amis ivoiriens et français ?
— Non! Je ne le pense pas plus aujourd'hui qu'hier !
— Certes, je n'ai pas pu profiter en mon temps de certaines facilités désormais courantes. Mais, je ne regrette pas, bien au contraire, de rn' être jeté le premier à l'eau sans canot ni bouée de sauvetage. Je suis au moins sûr que, dès la prochaine opportunité, je saurai nager mieux et plus longtemps ! …

Notes

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