André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume IV. 236 pages
Chapitre 69. — 22 novembre 1972.
François Mitterrand de nouveau en Guinée
Après son voyage de 1962, dix années passeront avant que François Mitterrand retourne de nouveau en Guinée 80. Cette fois-ci encore, ce ne sera pas une visite ordinaire. Les relations diplomatiques avec la France sont interrompues depuis 1965, et les quelques tentatives de réconciliation ont toutes échoué, en dépit de l'habileté et de la patience des quelques médiateurs. Sékou Touré a marqué sa satisfaction lors de la démission du général de Gaulle en avril 1969 ; après son décès le 9 novembre 1970, il a même envoyé à Paris une délégation conduite par le futur Premier Ministre Lansana Béavogui pour assister aux obsèques du général, mais, si elle a été reçue poliment, "on ne lui a pas serré la main lors de la cérémonie", comme l'a plus tard affirmé à l'auteur Béavogui lui-même 81.
Surtout, la situation intérieure en Guinée s'est considérablement
tendue et la répression s'est terriblement accentuée après le débarquement manqué à Conakry de troupes portugaises et d'exilés guinéens le 22 novembre 1970 (jour anniversaire du général de Gaulle a remarqué Sékou Touré, toujours féru de symboles 82) ; beaucoup de Guinéens ont été arrêtés, parmi lesquels de nombreux responsables civils et militaires, dont plusieurs ministres, qui ont été pendus en public. Quelques dizaines d'étrangers ont également été arrêtés, parmi lesquels vingt-cinq Français, et attendent au Camp Boiro, après des aveux obtenus par les moyens que l'on devine, qu'on veuille bien statuer sur eux. Leurs familles sont dans l'ignorance de leur sort, le bruit court qu'ils sont morts.
Accompagné de Roland Dumas, François Mitterrand choisit de venir en Guinée pour le second anniversaire du débarquement. A leur arrivée, le 20 novembre, ils rejoignent Sékou Touré à Kankan, et participent le 22 novembre dans la capitale à une grande réunion publique au Stade du 28 septembre à l'occasion de la commémoration de l'agression de 1970.
Il y prononce l'allocution suivante :
« J'apporte au Peuple de Guinée, au Parti Démocratique de Guinée, au Président Sékou Touré, le salut du Parti Socialiste Français et, bien au-delà, des millions de Français et de Françaises qui se sentent à l'unisson aujourd'hui avec vous tous. Il y a maintenant quatorze ans, par la volonté de vos responsables et du Président Sékou Touré, vous avez choisi l'indépendance politique ; je suis de ces Français qui pensent, qui ont toujours pensé que vous avez eu raison.
Rien n'est plus important que la liberté d'un Peuple, et cela n'était que le commencement d'une longue route. L'indépendance politique n'est que le résultat de beaucoup de travaux. Il a fallu tout recommencer : une monnaie, des finances, une économie, des techniques, des responsables administratifs. Il fallait conquérir l'indépendance économique, et là, le Peuple de Guinée s'est trouvé devant cet immense problème que connaissent souvent à des degrés divers tant de Peuples en voie de développement.
Là est posée l'une des données principales de notre siècle : en finir avec l'égoïsme des uns envers les autres, avec l'exploitation.
L'indépendance économique ne suffit pas non plus, il fallait conquérir ou plutôt retrouver l'indépendance de la culture, c'est-àdire l'indépendance de l'esprit. Les vieilles traditions, l'histoire trop souvent oubliée et maintenant ressuscitée des Peuples de ces pays et de tous les Peuples de l'Afrique représentent un apport indispensable pour que l'humanité acquière un jour la maturité sans laquelle il n'y a point d'hommes libres.
En ce jour du 22 Novembre 1972, je crois que les délégations ici rassemblées célèbrent ces trois conquêtes : politique, économique et culturelle dont votre Président Ahmed Sékou Touré a incarné tous les combats. C'est un grand anniversaire pour vous, mais c'est un anniversaire important aussi pour les autres, car il doit être clair aussi bien par la façon brutale de conquête d'un pays comme ce fut le cas il y a deux ans, tentative marquée jusqu'aux formes les plus insidieuses du néocolonialisme.
Il n'y a qu'un seul combat et je me réjouis de me retrouver ce matin avec ces milliers de Guinéennes et de Guinéens qui célèbrent à la fois le souvenir d'une grande date et, j'en suis sûr beaucoup plus encore, les promesses qu'elle contient.
J'ai dit indépendance, je dirai unité. Hier j'étais avec les délégations à Kankan et j'entendais votre Président dire: "Il n'y a plus chez nous de discrimination, plus de tribalisme supérieur à l'unité du Peuple, il n'y a plus de différence entre les ethnies et s'il y en avait encore, il faudrait les réduire, il n'y a plus de différence politique, sociale, économique, humaine entre l'homme et la femme". Nous devons méditer ces propos : unité au sein de notre Peuple, mais aussi unité entre les Peuples.
Le Peuple de Guinée n'est qu'une partie d'un tout. Il ne peut pas avoir de destinées à lui tout seul, une fois affirmées, comme il devait le faire, sa liberté, son indépendance et son authenticité. Nous faisons partie d'un monde qui va vers l'unité, sans laquelle nous ne saurons ni dominer la terre, ni conquérir l'espace, ni tirer de la science les enseignements qu'elle nous propose pour le progrès humain.
Voilà pourquoi, au nom de beaucoup de Français avec d'autres camarades qui sont venus ici même, représentant notre courant de pensée, je viens vous souhaiter les voeux de santé et de longue vie au Président Sékou Touré, aux dirigeants de votre Parti. Je formule des voeux de bonheur pour vous tous et enfin reprenant l'expression de votre Président, dite hier : "Oui, un homme naît et meurt, mais un Peuple vit à travers le temps". Je vous souhaite à vous, Peuple guinéen, longue vie. »
Ce texte a bien été reproduit dans les publications officielles guinéennes ; celles-ci se sont en revanche abstenues de reproduire ce que François Mitterrand avait déclaré à France-Soir le 31 janvier 1971, au lendemain des procès et des pendaisons qui venaient d'intervenir à Conakry :
« Mais un procès tel que le plus récent, avec ses accusés absents, son tribunal populaire et les exécutions sommaires qui l'ont suivi, ne peut supporter aucune complaisance, fut-elle celle des souvenirs (…)
Il n'est pas d'excuse à la parodie de justice (…) Il m'est arrivé, comme à d'autres, d'user de l'amitié pour panser certaines plaies, corriger certains jugements, adoucir certaines sentences, et il m'est arrivé d'être écouté » 83
En effet, à l'issue de ce voyage de novembre 1972 que François Mitterrand effectue à Conakry en compagnie de Roland Dumas, il obtient de Sékou Touré la libération de trois détenus français, les époux Picot, des enseignants, ainsi que de Mademoiselle Raymonde Lepage, une jeune laborantine travaillant pour la société aluminière FRIGUIA, filiale de Pechiney, tous arrêtés depuis plus d'un an et jamais jugés.
« On a négocié toute la nuit et Sékou m'a prié de partir rapidement avec les détenus libérés, car ils avaient été jugés légalement — ce qui était faux, évidemment — et il les libérait donc illégalement, affirmant que certains ministres ne seraient pas contents — il pensait sans doute à son demi-frère Ismaël. Pour le départ, je ne disposais que d'un petit avion pour nous ramener vers Dakar, et je me souviens qu'à l'aéroport de Conakry-Gbessia, il y avait une sorte de fête aérienne où nous sommes arrivés, Roland Dumas, les trois libérés et moi, les bras surchargés des oeuvres dédicacées de Sékou Touré. » 84
Encouragées par ces quelques libérations, les familles des détenus, regroupés en une très active association, demandent à François Mitterrand de continuer à s'entremettre pour la libération des autres prisonniers français du Camp Boiro. Certains observateurs ont estimé que le voyage de François Mitterrand en 1972 avait été organisé essentiellement pour tenter d'obtenir la libération de tous les prisonniers français, ce qui eut évidemment constitué un événement politique de première importance devant l'opinion politique française et internationale. En tous cas, cet objectif, s'il était réel, n'a pas été atteint 85.
François Mitterrand charge Roland Dumas de maintenir le contact à cette fin 86. C'est alors que le chemin de Roland Dumas et le mien commencent à se croiser. Roland Dumas est envoyé par François Mitterrand à Conakry et s'y trouve donc en avril 1974 lorsque j'y commence moi-même la négociation dont m'ont chargé le secrétaire général des Nations Unies, dont je suis le porte-parole, et le gouvernement de la République fédérale allemande : tenter d'obtenir la libération d'un détenu au nom doublement symbolique pour un Allemand d'Adolf Marx, arrêté depuis quatre ans et dont on est sans aucune nouvelle. Nous faisons connaissance dans la Villa Camayenne, l'une des villas réservées aux hôtes de marque de passage à Conakry. Le président Georges Pompidou vient de mourir, mais quelques jours auparavant, il a encore pu donner à son ministre des affaires étrangères Michel Jobert le feu vert pour qu'André Bettencourt, dont je fus naguère le chef de cabinet, se rende en Guinée afin d'y réamorcer le dialogue politique et de tenter également d'obtenir la libération des détenus français ; nous ferons ce voyage ensemble en juillet 1974.
Depuis mai 1974, les conditions politiques en France ont changé, et Sékou Touré, qui connaît la vie politique française comme personne, manoeuvre finement. Roland Dumas est reçu, en avril 1974, comme l'émissaire de François Mitterrand, dont les chances d'être élu à la magistrature suprême étaient grandes ; s'il avait été effectivement
élu, c'est certainement à lui — et donc à Roland Dumas — que Sékou Touré eût remis les prisonniers français, et c'est avec lui qu'il eût discuté les modalités de la normalisation entre les deux pays.
Mais quelques semaines plus tard, c'est Valéry Giscard d'Estaing qui devient président de la République française ; de plus, en juillet 1974, je parviens à obtenir la normalisation des relations entre Conakry et Bonn, ainsi que la libération d'Adolf Marx et celle de deux autres Allemands dont Bonn ne savait même pas qu'ils avaient également été arrêtés en Guinée et se trouvaient eux aussi au camp
Boiro 87.
C'est finalement au terme d'une nouvelle année de négociations difficiles que la normalisation entre Paris et Conakry intervint le 14 juillet 1975, et que la vingtaine de détenus français me furent remis
pour être ramenés en France. Tout ceci encore sous l'égide de l'ONU.
Mais il est vrai également que connaissant bien l'influence que Roland Dumas avait acquise auprès de Sékou Touré et le rôle qu'il pouvait jouer à Paris, j'avais toujours maintenu le contact afin de le tenir informé du détail — et des difficultés — des discussions. Je savais qu'il en faisait part à François Mitterrand, qui ne cessait de s'intéresser à ce dossier. Lorsque je fus nommé ambassadeur en Guinée à la fin de l'année 1975, je lui demandai de me ménager un entretien avec François Mitterrand, qui voulut bien me recevoir place du Palais Bourbon — où se trouvaient alors ses bureaux de Premier secrétaire du PS — afin d'entendre la relation de ces négociations et de me donner encouragements et conseils ; ce n'était pas la mode à ce moment là pour les futurs ambassadeurs de demander une audience au principal leader de l'opposition et je crois qu'il n'y fut pas insensible.
Quelques années plus tard, alors qu'il était président de la République depuis cinq ou six ans déjà, je lui demandai de nouveau
audience et il accepta de me recevoir afin de me livrer quelques souvenirs personnels sur Sékou Touré, dont je commençais à rédiger
la biographie.
Au lendemain de la normalisation, François Mitterrand et Roland Dumas adressent ensemble un télégramme à Sékou Touré :
« Nous tenons à vous exprimer notre confiance dans l'avenir, qui verra le développement des liens profonds existant déjà entre nos deux peuples, et le renforcement de notre amitié personnelle. »
Sur ce dernier plan, les choses n'allaient pas se passer comme ils le pensaient 88.
Sékou Touré jouait donc désormais la carte de Valéry Giscard d'Estaing, dont il était dès 1976 question qu'il fasse en Guinée une
visite d'État qui serait le pendant de la visite historique du général de Gaulle à Conakry en août 1958 et qui scellerait au sommet la réconciliation entre les deux pays. Sans doute les relations avec
François Mitterrand n'étaient-elles pas interrompues, mais la normalisation ne leur donnait plus le même intérêt.
C'est alors qu'intervint, en juin 1977, l'un de ces coups d'éclat dont Sékou Touré était parfois familier. Cette querelle — pour artificielle qu'elle ait été — allait altérer les liens entre les deux hommes bien plus profondément que ne l'avaient fait les réserves exprimées par François Mitterrand sur la répression qui avait suivi la tentative de débarquement de novembre 1970 ; plus encore, elle allait durablement ternir les relations avec nombre de socialistes français.
Notes
80. Associé à François Mitterrand, agissant alors en qualité d'avocat, Roland Dumas, lui aussi avocat, plaidera à cette époque contre la Guinée pour le compte de la Banque Internationale de l'Afrique Occidentale (BIAO), qui réclamait une indemnité au gouvernement guinéen à la suite de sa nationalisation et de la saisie, en janvier 1962, de ses biens mobiliers et immobiliers. On lui reprochait, entre autres choses d'avoir aidé des sociétés françaises, notamment la Société des bauxites du Midi, à se faire rembourser en France des chèques émis en francs guinéens. Il n'y eut finalement pas de procès, une transaction étant intervenue, Sékou Touré désirant "faire un geste" vis-à-vis de son ami François Mitterrand (conversation de Roland Dumas avec l'auteur, Dakar, 12 février 1998.) François Mitterrand et Roland Dumas avaient auparavant rencontré les responsables français de la Banque, afin de mettre au point ce scénario de règlement (conversation de l'auteur avec Maître Jean Loyrette, à l'époque avocat de la Banque, Paris, 24 avril 2002).
81. En quittant Paris, il avait pourtant fait des déclarations bien différentes, disant notamment : &ldqup;Nous nous félicitons de la considération dont le gouvernement français nous a entourés, et nous tenons à dire que les contacts que nous avons eus avec différentes personnalités du gouvernement au cours de notre bref séjour ont été empreints de cordialité.”
82. Il le dit par exemple le 18 janvier 1971 en ouvrant à Conakry la session extraordinaire de l'Assemblée nationale guinéenne érigée en Tribunal Populaire et Révolutionnaire pour juger les personnes impliquées dans le débarquement : &dlquo;La date du 22 novembre choisie pour perpétrer l'agression à Conakry est bien la date du 80ème anniversaire que le destin empêcha le général de Gaulle de fêter.”
83. France-Soir, 31 janvier/1er février 1971, sous le titre: “L'exemple que la France pourrait donner aux Africains”
84. Entretiens de François Mitterrand avec l'auteur, Paris, printemps 1986 et 22 septembre 1987.
85. Voir par exemple en annexe “Les retrouvailles de Conakry”, article paru dans Jeune Afrique du 2 décembre 1972 sous la signature de Siradiou Diallo, rédacteur en chef, mais aussi l'un des principaux responsables de l'opposition guinéenne à Sékou Touré, et dont il est plus que vraisemblable — bien que l'intéressé l'ait toujours nié — qu'il ait joué un rôle important dans la préparation et peut-être dans l'exécution du débarquement du 22 novembre 1970.
86. L'Association des familles de prisonniers politiques français en Guinée, qui se crée alors sous la présidence de Georges Trunel (parent de l'un des détenus, Pierre Martignolle), prend contact avec Roland Dumas, comme elle avait déjà pris contact avec Maître Louis Labadie, avocat membre du Parti communiste, à la suite de la libération de deux détenus français en décembre 1973 : René Cazau, fondateur de la section guinéenne du PCF, et Jean-Yves Chailleux avaient été remis à Paul Courlieu, membre du comité central du parti communiste français. Maître Labadie, qui avait eu la possibilité de voir quelques détenus au Camp Boiro, s'était déclaré prêt à négocier leur libération, mais il voulait pour cela avoir l'accord individuel de chaque famille (avec une contrepartie financière, bien évidemment), alors que l'Association souhaitait agir collectivement.
87. Roland Dumas effectua un autre voyage en Guinée à un moment où l'auteur s'y trouvait lui aussi , du 18 au 25 novembre 1974, autour notamment des manifestations commémoratives du 22 novembre 1970.
88. En juin/juillet 1976, alors que l'auteur avait pris ses fonctions d'ambassadeur en Guinée depuis janvier, il y eut un projet de visite de François Mitterrand à Conakry, mais qui finalement ne se concrétisa pas.