André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume VI. 236 pages
Chapitre 68. Octobre 1972
Jeanne-Martin Cissé accepte une invitation de Louis de Guiringaud, ambassadeur de France auprès des Nations Unies
Fin 1971, l'Assemblée générale de l'ONU a pour la première fois élu la Guinée comme membre non permanent du Conseil de sécurité pour les années 1972 et 1973 76.
C'est à ce titre que Jeanne-Martin Cissé, qui représente la Guinée à New York, sera la première femme à présider cet organe essentiel des Nations Unies, lorsqu'en novembre 1972, ce era le tour de son pay à le faire pour un mois. Jeanne-Martin Cissé profitera de cette présidence pour faire venir à New York les Ballets Africains de la République de Guinée (qui y étaient déjà bien connus), les Ballets Djoliba ainsi que le célèbre chanteur guinéen Kouyaté Sori Kandia.
La Guinée succède à la France, qui, en la personne de son
représentant permanent Louis de Guiringaud, a présidé le Conseil en octobre, puisque c'est l'ordre alphabétique anglais qui détermine le tour de rôle. Or la tradition existe depuis longtemps, qui consiste pour l'ambassadeur du pays qui exerce cette charge d'inviter au début de sa présidence ses quatorze autres collègues du Conseil pour une réception au cours de laquelle quelques problèmes pratiques et même de substance sont discutés et réglés de manière informelle.
L'auteur laisse à Philippe Maddy, à l'époque numéro 2 de la mission guinéenne à New York, le soin de narrer l'épisode, avec spontanéité et une certaine candeur 77.
— Un matin, tantie Jeanne Martin-Cissé, comme nous avions l'habitude de la nommer, m'appela à l'interphone, attirant mon attention sur les cartons d'invitation du jour, car il en arrivait tous les jours et parfois en nombre important. Sans la moindre idée de ce qu'elle insinuait, je répondis qu'il n'y avait rien d'étrange. Elle attira alors mon attention sur les cartons d'invitation du jour, m'invitant à examiner soigneusement les cartes pour voir s'il n'en existait pas parmi elles une qui me paraîtrait bizarre ou insolite.
Après un examen minutieux, je lui fis comprendre que la seule carte qui me paraissait surprenante était celle de la France, qui invitait à un cocktail organisé en l'honneur des membres du Conseil de Sécurité en sa mission permanente à New York 78.
Après la distribution du courrier, elle m'appela dans son bureau et demanda mon opinion sur cette carte. Je lui demandai de me laisser le temps de réfléchir. Nous nous séparâmes pour nous occuper des activités bureaucratiques de la journée. La réception de la France était prévue pour le lendemain soir. La nuit après le travail, tantie Jeanne me téléphona de sa résidence à Riverdale dans le Bronx, une banlieue de Manhattan, pour avoir mon avis sur l'invitation de la France. Sur le champ et sans aucune hésitation je déclarai que nous assisterions à cette réception.
Toute surprise, elle me dit :
— Mais tu sais, Maddy, qu'il n'existe pas de relations entre notre pays et la France.
Je rétorquai que nous pourrions dans ce cas utiliser le prétexte d'être membres et représentants du groupe africain du Conseil de Sécurité.
Mes arguments finirent par la convaincre. Ainsi le jour de la réception, j'ordonnai à notre chauffeur, un Haïtien du nom de Ernest, à préparer la Lincoln noire, voiture officielle de la mission permanente.
Arborant le fanion de notre pays, la Lincoln nous conduisit, tantie Jeanne et moi, à la résidence de la mission permanente de la France, sur Park A venue, où se tenait la réception, à la grande surprise des autres délégués et singulièrement ceux de la Côte d'Ivoire et du Sénégal, mais à la satisfaction ostensible des délégués français, Son Excellence Louis de Guiringaud en particulier.
Son Excellence Siméon Aké, alors représentant permanent de la Côte d'Ivoire et ami à nous, malgré les difficultés d'alors, s'approcha de nous en chuchotant à nos oreilles :
"Les Révolutionnaires n'ont pas de
place ici" ou "Ce sont uniquement les impérialistes et les néocolonialistes qui sont présents", pour employer les slogans et termes guinéens en guise de boutade.
En des telles occasions, l'hôte passe d'une délégation à l'autre pour exprimer ses remerciements et s'enquérir des dernières nouvelles de la vie politique du pays du délégué invité.
L'émotion fut très grande lorsque le représentant permanent de la France aux Nations Unies Son Excellence Louis de Guiringaud s'approcha de tantie Jeanne et de moi pour exprimer sa profonde gratitude pour l'honneur que nous lui avions fait en acceptant de répondre à son invitation.
Ensuite Son Excellence Louis de Guiringaud nous tient ce langage :
— Madame Jeanne Martin, Monsieur Maddy, nous sommes des diplomates auxquels nos pays respectifs ont fait confiance. Je sais que la France et la Guinée traversent des moments difficiles; mais en tant que diplomates, notre rôle est d'oeuvrer au rapprochement des deux pays qui ont beaucoup de choses en commun. Je vous exhorte donc à user de toute votre influence auprès des autorités guinéennes pour la normalisation des relations entre nos gouvernements et nos pays ; de
notre côté, nous ferons tout ce qui est possible pour créer la compréhension entre notre gouvernement et le vôtre.
C'était donc sur ces notes d'espoir et d'engagement que nous fumes séparés. Au retour de la réception, personne de nous ne s'est adressé à l'autre. Un mutisme total jusqu'à mon domicile à Kips Bay Piazza en plein Manhattan sur la 2ème Avenue. Ernest le chauffeur reconduit ensuite tantie Jeanne à sa résidence au Bronx.
Le lendemain matin, tantie Jeanne me convoqua dans son bureau en vue de tirer les leçons de cette réception. Après consultation, nous décidâmes d'envoyer immédiatement un message à Conakry expliquant les motifs et les raisons nous ayant conduit à assister à
cette réception, sachant bien que dans les quarante huit heures ou soixante douze heures, le président Sékou Touré serait informé de la visite de la délégation guinéenne aux Nations Unies à l'Ambassade de
France à New York.
Sur le champ je composai le texte et tantie Jeanne envoya le télégramme chiffré au président Sékou Touré, lui expliquant brièvement les raisons de notre visite à la Mission Permanente de France à New York. En plus de cette démarche, tantie Jeanne m'invita à préparer la valise diplomatique dans laquelle nous enfermâmes
certains documents et la lettre manuscrite de tantie Jeanne Martin au Responsable Suprême de la Révolution (RSR), lui donnant en détail toutes les informations relatives à cette visite.
Le suspense alors commença. Ce fut le grand calvaire. Ni tantie Jeanne, ni moi même ne pouvions deviner la réaction des autorités guinéennes, en l'occurrence celles du Responsable Suprême de la Révolution.
Pendant toute la semaine qui suivit l'envoi de ce message, pas de sommeil, pas d'appétit, à telle enseigne que le personnel commença à s'inquiéter de notre comportement. Je détenais un poste radio de marque Grundig Satellite qui me permettait d'écouter les émissions de la "Voix de la Révolution", soit Radio Conakry, mais à des heures tardives, 3 heures de New York correspondant à la grande émission de 20 heures à Conakry. Aucune allusion à notre message ni à nos démarches.
Tantie Jeanne Martin de son côté téléphona régulièrement à Monsieur Seydou Keïta, alors Ambassadeur de Guinée à Rome, chargé de traiter les intérêts guinéens avec la France, ceci parce que ce dernier était plus près de la Guinée pour obtenir des nouvelles fraîches de Conakry. Aucune allusion relative à nos démarches.
Après une semaine, nos craintes et nos inquiétudes commencèrent à se dissiper. Néanmoins on s'attendait d'un jour à l'autre d'être rappelés à Conakry.
Deux semaines s'écoulèrent sans aucune réaction. Toutefois un matin, la Compagnie belge Sabena à New York, seule compagnie aérienne d'Europe Occidentale autorisée à desservir Conakry, téléphona, nous annonçant l'arrivée de la VD (Valise Diplomatique).
Je pris alors ma voiture de service, une Mercury marron n° DPL 380 New York, et fonçai vers l'aéroport J. F. Kennedy. Mille questions sans réponse s'embrouillaient dans mon cerveau. Je roulai si vite que je me trompai de route d'accès au Terminal Fret.
Au retour à la mission permanente sur Madison Avenue en plein coeur de Manhattan, tantie Jeanne et moi nous nous enfermâmes pour dépouiller le contenu du courrier. A notre surprise nous observâmes une enveloppe manuscrite du président Sékou Touré. Tantie Jeanne se précipita alors sur l'enveloppe et l'ouvrit, les mains tremblantes.
Après quelques secondes de lecture de la correspondance du RSR, elle leva le bras vers le ciel et dit :
— Dieu merci. Dieu soit loué !
Je compris aussitôt ce que cette exclamation signifiait. Dans cette correspondance écrite de la main du président Ahmed Sékou Touré, il était dit de maintenir le contact. Après lecture, tantie Jeanne téléphona à Son Excellence Louis de Guiringaud lui demandant une rencontre dans un bureau adjacent à la salle du Conseil de Sécurité.
Voici donc le début de tout un long processus avec des hauts et des bas, d'espoir et parfois des déceptions ayant conduit au rétablissement des relations diplomatiques entre deux pays idéologiquement et politiquement, opposés pendant près de deux décennies. Ce processus a permis des contacts semi-officiels entre délégués français et guinéens aux Nations Unies.
Notes
76. La Guinée sera de nouveau élue comme membre non permanent du Conseil de sécurité pour le années 2002 et 2003, et c'est à elle qu'échut la responsabilité de présider le Conseil en mars 2003, au moment crucial où se décidait une éventuelle intervention en Irak ou mandat du Conseil.
77. Philippe Maddy, originaire des îles de Loos, face à Conakry, a fait ses études dans la capitale guinéenne, puis à Lagos. Il était professeur d'anglais et de géographie à Conakry lorsqu'il fut affecté de 1971 à 1975 à la mission permanente de la Guinée auprès de l'ONU. Par la suite, avant a retraite, il a été attaché de cabinet au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, puis administrateur civil au Secrétariat général de la présidence de la République, et chef de la division des conférences au Palais des Nations.
78. L'auteur est convaincu que Louis de Guiringaud, qui au demeurant connaissait Sékou Touré pour l'avoir rencontré à plusieurs reprises lorsqu'il était ambassadeur de France au Ghana, n'a jugé utile de consulter personne avant d'envoyer son invitation à la délégation guinéenne.
Peut-être le comportement eût-il été différent à l'époque où le général de Gaulle était chef de l'Etat et surveillait de près tout ce qui touchait à la Guinée. Mais en 1972, Georges Pompidou était président depuis trois an et de Gaulle était mort depuis 1970. Plusieurs tentatives de rapprochement entre Paris et Conakry avaient eu lieu, mais avaient toutes échoué. Pourtant il ne fallait pas se décourager. Ce n'était d'ailleurs pas le tempérament de Louis de Guiringaud.