Paris, Maspéro, Coll. Cahiers libres, 1964. 205 pages
Dans les pays sous-développés, deux civilisations économiques
coexistent: l'une, de type dit développé, qui n'intéresse
directement qu'une minorité d'individus et est géographiquement
limitée aux centres urbains et aux centres industriels, s'il en existe,
l'autre, de type dit sous-développé, qui intéresse
la masse et est éparse dans toute la brousse.
Or, et c'est là le fait socio-économique essentiel, les salaires
horaires sont nominalement élevés dans les civilisations économiquement
évoluées. Ils sont bas, au contraire, dans les civilisations
économiquement sous-développées.
Ce qui revient à dire qu'en Afrique et donc en Guinée, coexistent
deux systèmes de salaires : un systéme de salaire élevé,
le plus limité dans son extension tant sociale que spatiale et un
système de salaire bas, le plus généralement répandu.
Très longtemps les Européens ont seuls bénéficié
des salaires élevés. Cependant, dès après la
deuxième guerre mondiale, le problème de la rémunération
des agents de la Fonction Publique dans les Territoires d'outre-mer, où
sont simultanément employés des métropolitains et des
autochtones, s'est posé en termes nouveaux parallèlement à
la réorganisation juridique des rapports entre les colonies et la
métropole.
Théoriquement, du jour où une administration emploie des agents
issus de deux civilisations économiques au niveau d'évolution
différent, c'est-à-dire à salaires horaires différents,
une option est à faire entre deux solutions ou bien payer chacun
par référence au niveau des prix de son pays d'origine ou
bien payer chacun d'après son grade sans autre distinction, le salaire
horaire le plus élevé étant adopté pour tous
comme seul capable de permettre un recrutement extérieur.
Dans le contexte colonial, la première solution paraissait racialement
discriminatoire, puisqu'elle aboutissait en pratique à payer à
grade égal aux Africains des salaires inférieurs à
ceux des Européens.
Dans la mesure même où une certaine opinion se formait en France
contre le colonialisme, dans la mesure également où pour maintenir
sa position la métropole était amenée à édulcorer
certains des aspects les plus agressifs de sa domination, la solution discriminatoire
plus ou moins tacitement appliquée jusqu'alors devait être
catégoriquement condamnée. Ce fut l'objet de la loi no. 50.772
du 30 juin 1950, dite loi Lamine-Gueye dont le but exprimé en son
article 1er :
La détermination des soldes et accessoires de soldes de toute nature dont sont appelés à bénéficier les personnels civils et militaires en service dans les territoires relevant du Ministère de la F.O.M. ne saurait en aucun cas être basée sur des différences de race, de statut personnel d'origine ou de lieu de recrutement. "A égalité de grade, et s'il y a lieu, de classe dans le grade et d'échelon dans la classe ou le grade, les traitements, majorations ou suppléments de traitements, indemnités et prestations de toute nature seront fixés à des taux uniformes dans l'intérieur d'un même cadre et d'un même territoire ou groupe de territoires et d'une même résidence.
En dépit de la technicité, il est nécessaire d'étudier
l'application de cette loi qui amena en quelques années la création
et le renforcement d'une classe africaine privilégiée.
Pour permettre la réorganisation du service public outre-mer, la
loi Lamine-Gueye divisa les fonctionnaires en trois cadres admistratifs
en dehors de toute discrimination d'origine, d'après les titres universitaires
possédés : le Cadre Général au niveau de la
Licence, le Cadre Supérieur au niveau du Brevet élémentaire
du Baccalauréat, le Cadre Local enfin au niveau du Certificat d'Etudes
primaires.
L'assimilation entre fonctionnaires européens et autochtones se fit
par l'établissernent dans les Territoires d'outre-mer d'une grille
indiciaire applicable aux cadres supérieurs et locaux, calquée
sur la grille métropolitaine. Comme cela avait été
le cas en France en 1948, la création de cette grille posa le double
problème de la fixation de la solde de base et de l'échelonnement
des indices.
La solde de base devait concilier deux principes en fait contradictoires
: l'alignement sur la Fonction Publique métropolitaine voulu par
le législateur aux fins de faire disparaitre toute discrimination
d'une part et la nécessité d 'autre part de donner pour base
à la grille indiciaire des Territoires d'outre-mer le minimum vital
local conformément aux principes de la Fonction Publique et afin
d'éviter une trop grande disparité, difficile à justifler,
entre les rémunérations du secteur privé et celles
du secteur public. En fin de compte, un rapport rigide fut établi
entre les indices locaux et les indices métropolitains qui fut en
Guinée comme dans toute l'Afrique Occidentale Française, de
2,23, la solde correspondant à l'indice 100 de la grille métropolitaine
étant celle de l'indice 223 de la grille locale. Aussi l'évolution
de la grille locale fut-elle régulièrement identique à
celle de la grille métropolitaine pour tous les indices égaux
ou supérieurs à 223. C'est-à-dire que la grille locale
évolua en suivant exactement les modifications de prix intervenues
en métropole et sans tenir compte de l'évolution du coût
de la vie ni du pouvoir d'achat sur le plan local.
De 1949 jusqu'à la Loi-Cadre de 1956 en Afrique Occidentale Française,
les Cadres généraux bénéficièrent ainsi
de 13 revalorisations de salaire, les Cadres locaux et supérieurs
de 10. Le taux en a été constamment supérieur aux hausses
du coût de la vie guinéenne, non seulement si on le calcule
par référence exclusive aux produits locaux mais même
si l'on se réfère aux seuls produits d'importation 1.
Les salaires publics outre-mer n'étaient pas seulement supérieurs
au niveau local des prix, ils étaient même supérieurs
aux salaires publics métropolitains. L'applcation de l'égalité
stricte entre salaires locaux et métropolitains fut, en effet, rendue
délicate par l'institution des francs "coloniaux" et l'incidence
de leur création sur les niveaux de prix locaux.
Après la deuxième guerre mondiale, alors que les Territoires
d'outre-mer avaient été par suite des événements
arrachés à l'orbite économique métropolitaine
et étaient donc restés à l'écart de l'évolution
des prix français, il apparut nécessaire de ne pas leur imposer
les dévaluations supportées par le franc métropolitain
tout en sauvegardant la notion de zone franc. Aussi, bien que lui restant
étroitement rattachés, les francs d'outre-mer ne furent-ils
plus à parité avec le franc métropolitain. Ils prirent
le nom, en Afrique, de francs C.F.A. (Colonies Françaises d'Afrique).
Devait-on dans ces conditions verser outre-mer des salaires nominalement
égaux aux salaires métropolitains, ou bien au contraire appliquer
strictement la parité locale ? L'une et l'autre solutions paraissaient
trop théoriques. Une troisième fut adoptée, basée
sur "l'index de correction", qui est le chiffre par lequel il
convient de multiplier le salaire métropolitain pour obtenir en C.F.A.
une parité réelle. Par référence au niveau des
prix métropolitains et locaux, cet indice fut fixé en 1949
à 1,6. Il ne fut pas changé quand le C.F.A. valut 2 Frs métro,
si bien qu'en 1958, l'équivalent d'un salaire métropolitain
de 100.000 Frs devenait, compte tenu des diverses indemnités d'outre-mer :
Cadre général | 127.000 Frs C.F.A. |
Cadre supérieur | 112.000 Frs C.F.A. |
Cadre local | 96.000 Frs C F.A. |
Sauf dans le cas des Cadres locaux, soit pour 40 % des salaires, la Guinée,
pays financièrement pauvre, versait donc des salaires nominalement
plus élevés que la France.
En supprimant les anciens cadres et en attribuant aux pouvoirs locaux la
compétence en matière d'organisation administrative et en
matière de solde, la Loi-Cadre rendait théoriquement possible
la suppression de toute référence à la Fonction Publique
métropolitaine.
L'article 3 de la loi 56.619 du 23 juin 1956 précisait que la réforme
administrative devait se faire tout en assurant aux fonctionnaires et aux
agents sous statut des régies ferroviaires, en service, le maintien
de leurs droits acquis notamment en ce qui concerne les rémunérations,
les avantages sociaux, les régimes de pensions, le déroulement
normal de la carrière.
La deuxième Conférence des Ministres africains de la Fonction
Publique qui se tint à Dakar, le 12 novembre 1957, donna dans sa
recommandation no. 1 son interprétation de cet article : La notion
de droit acquis doit être entendue d'une façon statique et
les droits acquis doivent porter sur l'ensemble de la rémunération.
Par là, la Conférence entendait signifier que cette notion
de droit acquis ne devait pas servir à entraver la liberté
future des Gouvernements locaux. En particulier, en matière de solde,
la prise de position de la Conférence signifiait que les agents de
la Fonction Publique ne pourraient pas toucher une somme globale inférieure
à celle qu'ils touchaient antérieurement à la Loi-Cadre.
Mais cela signifiait également que ces mêmes agents ne pourraient
pas se prévaloir par la suite, au nom de la notion de droit acquis,
d'augmentations accordées aux cadres non territoriaux en fonction
desquels leurs propres salaires avaient été calculés
depuis 1950. De même, la notion de déroulement normal de la
carrière signifiait maintien en service dans des cadres administratifs
et nullement que ces nouveaux cadres devraient être calqués
sur les anciens.
En conclusion de quoi, la Conférence affirma l'autonomie des réglementations
africaines par rapport à celles de la Fonction Publique métropolitaine
et, en conséquence, le non rattachement des salaires locaux aux salaires
métropolitains.
Il y avait donc là une possibilité virtuelle d'amorcer un
mouvement de deflation salariale. Il n'en fut rien dans la pratique. Les
traitements des ministres, ceux des membres de leurs cabinets furent rattachés
à des soldes métropolitaines. Les gouvernements ne pouvaient,
dans ces conditions, faire aboutir une action pour renverser l'ancienne
psychologie qui réclamait l'identification des soldes locales aux
soldes métropolitaines. Au moment du référendum, les
salaires publics continuaient à être calculés sur le
coût de la vie en France.
L'application de cette législation érigea en classe privilégiée,
les fonctionnaires africains. Une augmentation des salaires publics n'a
pas en effet la même signification lorsqu'elle intervient dans une
conjoncture de hausse des prix et qu'elle la suit ou lorsqu'elle intervient
dans une conjoncture de stabilité ou de moindre hausse des prix.
Dans le premier cas, il s'agit de maintenir le niveau de vie antérieure
d'une certaine catégorie sociale dont les revenus nominaux n'ont
pas suivi la courbe ascendante des prix. Dans l'autre cas, au contraire,
l'augmentation aboutit à favoriser la couche sociale dont on a relevé
les salaires, au détriment des autres groupes sociaux, appelés
à payer le supplément d'impôts nécessaire pour
couvrir l'accroissement des dépenses. Dans le cas tangible de la
Guinée, cela conduisit à scinder le pays en deux classes aux
intérêts divergents -budgétivores et contribuables-
les fonctionnaires d'un côté, les masses paysannes de l'autre.
Dès le départ ce clivage avait un aspect de classe. Une catégorie, en effet, d'agents de la Fonction Publique n'avait jamais bénéficié de l'assimilation de leur traitement à ceux de la métropole. C'était la catégorie des sous-agents comprenant les fonctionnaires recrutés sans aucune condition de diplômes, que ce soit sans concours, ou avec un petit concours destiné à vérifier simplement que les candidats savaient lire et écrire. A ces catégories appartenaient les plantons, les chauffeurs, les gardiens. Les organisations syndicales avaient depuis plusieurs années présenté des revendications intéressant ces fonctionnaires et avaient tenté d'obtenir leur alignement sur la Fonction Publique métropolitaine. L'administration s'y était toujours refusé, prétextant soit du coût d'une telle réforme, soit de la nécessité d'exiger le certificat d'études primaires au minimum, ce qui aurait tari le recrutement, soit enfin de la trop grande disparité qui aurait ainsi été créée entre les rémunérations du secteur public et celles du secteur privé.
Avec la Loi-Cadre de 1956, le problème des sous-agents se trouvait
réglé, en fait, puisque le principe de l'alignement de la
Fonction Publique locale sur la Fonction Publique métropolitaine
était théoriquement abandonné dans le cadre de la réforme
de la Fonction Publique locale et de sa territorialisation.
Sur 4.575 agents publics, la Guinée au moment du référendam
comptait environ 1.500 prolétaires de la Fonction Publique
disposant d'un revenu annuel individuel de 60.000 C.F.A. environ. Par contre,
245 fonctionnaires disposaient de plus de 1.000.000 C.F.A., 830 de plus
de 500.000 C.F.A, 220 de 250.000 C.F.A. et l.780 de 130.000 C.F.A.
L'aspect de classe s'amplifiait dans un deuxième stade, par l'emploi
des salaires ainsi versés. Généralement, en effet,
le fonctionnaire continuait à vivre journellement à la manière
traditionnelle, c'est-à-dire à peu de frais, si bien que,
même lorsqu'il avait à charge une partie de sa famille au sens
large du mot, il pouvait épargner une part importante de son salaire.
Or cette épargne, hormis les dépenses de démonstration
telles que voiture américaine, frigidaire, bijoux, était investie
soit dans des entreprises de transports, soit dans des maisons de rapport.
C'est ainsi notamment que nombre de personnalités politiques, ministres,
membres des cabinets ministériels, députés construisaient
des immeubles qu'ils louaient au prix fort à l'administration.
1. Indice 100: 1952.
En 1957, les indices s'établissaient comme suit en Guinée
:
Prix des produits d'importation | 128 |
Prix des produits locaux | 106 |
Salaire cadres généraux | 149 |
Salaire Cadres supérieurs | 134 |
Salaire Cadres locaux | 132 |
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