Paris, Maspéro, Coll. Cahiers libres, 1964. 205 pages
Dès lors, le Gouvernement fut entrainé à remédier
à cette addition d'intermédiaires par la suppression autoritaire
du commerce privé. De cette suppression, les autorités guinéennes
firent le point de départ de leur doctrine et de leur politique de
décolonisation économique. Sur elle fut basée une savante
construction aboutissant à la planification par le contrôle
du commerce, du crédit et des prix et par l'extension du secteur
étatique, grâce à la création d'entreprises d'Etat
et à la nationalisation de certaines entreprises privées.
Dsns 1'élaboration de leur doctrine, les dirigeants guinéens
furent assistés par des experts étrangers. La multitude des
offres d'aide fut très grande. Elles n'étaient pas toujours
désintéressées. Certains intermédiaires, libano-syriens
notamment, proposèrent des solutions, telle celle du port franc,
où leur intérêt propre était innocemment confondu
avec celui de la Guinée. Des spécialistes en sous-développement
venus des mondes qu'il est convenu d'appeler occidental et communiste cherchèrent,
à travers leurs analyses, à inféoder la Guinée
à l'orbite de leur nation.
Le choix guinéen se porta sur deux experts français, l'un
en matière de planification, Charles Bettelheim, I'autre en matière
d'agronomie tropicale, René Dumont. Leur audience fut inégale.
Les conseils de Dumont ne furent pas pris en considération. Cela
est certainement moins dû à leur non conformité aux
desiderata guinéens qu'à leur faible valeur intrinsèque.
Ils se présentèrent sous forme de notes hâtives, jetées
après un voyage express qui reprenaient les idées à
la mode en matière de sous-développement et qui traduisent
bien le risque qui guette un grand esprit trop grisé par le succès
et qui en oublie l'autocritique.
Ceci ne présenterait qu'un intérêt anocdotique si n'était
ainsi illustré un procédé révélateur
de la nature réélle de "l'assistance technique"
que les nations capitalistes déversent sur les pays dits sous-développés.
Promouvoir à la dignité d'économistes internationaux
des techniciens, certes intelligents, mais dont le clavier de connaissances
est par définition limité à leur discipline propre,
c'est donner facilement et à coup sûr une auréole scientifique
à des théories économiques qui ne servent, en pratique,
qu'à défendre les intérêts des grands trusts
internationaux. Trop heureux du vernis que des stages de formation accélérée
de quelques semaines leur octroyent, incapables de juger sur le fonds de
notions complexes, faute de connaitre et d'avoir manié les indispensables
notions de base, des agronomes, des pédologues, des hydrologues,
des administrateurs se font les véhicules d'idées qu'on leur
a inculquées, et ce, auprès de gouvernements africains tout
aussi conditionnés et tout aussi incapables de réagir. Dira-t-on
jamais assez le rôle éminemment conservateur que jouent, dans
cette conjoncture où ils sont malhabilement maniés, des outils
comme le coefficient de capital, le multiplicateur de Keynes ou les pôles
de développement de Perroux ?
Ceux de Charles Bettelheim, au contraire, furent suivis à la lettre.
Il en a lui-même, dans un article des Cahiers internationaux
de janvier 1961, donné un résumé et une explication
:
"Les problèmes de developpement de l' Afrique ne pourront être - et ne peuvent être résolus - que si sont bouleversées les anciennes structures issues du colonialisme, soit qu'elles se présentent sous la forme de structures traditionnelles (mais intérieurement corrompues), soit qu'elles constituent le prolongement de la situation de dépendance économique dans laquelle le colonialisme avait placé l'Afrique.
Les transformations de structures qu'exige le développement économique de l'Afrique Noire impliquent, notamment, que le commerce extérieur soit l'objet d'un monopole d'Etat, I'Etat centralisant l'essentiel des opérations d'importation et d'exportation et centralisant ainsi, en méme temps, les profits qui, autrefois, etaient réalisés sur ces opérations par le commerce privé.
Ces transformations de structures impliquent également la mise en place d'un réseau de commerce intérieur contrôlé par l'Etat, tout au moins au stade du commerce de gros et de demi-gros, et la mise en place, au niveau du commerce de détail d'un réseau de coopératives d'approvisionnement qui assure que les producteurs et les consommateurs ne soient pas exploités par le commerce privé. Les profits qui pourront être réalisés au niveau de ces opérations commerciales devront être centralisés et contribuer à l'accumulation nationale sans laquelle il est impossible d'assurer un développement économique d'ensemble.
Bien entendu, la monnaie et le crédit ne pourront être laissés entre les mains du capital étranger ou d'une puissance étrangère, mais devront être placés sous le contrôle direct de l'Etat par la création d'une Banque Nationale chargée de l'émission de la monnaie, du contrôle des changes et de la distribution du credit effectuée selon un plan pré-établi.
Quant à la législation fiscale et minière, à la législation des sociétés, à la reglementation des investissements étrangers héritées de la période coloniale, il est indispensable qu'elles soient rejetées. Les pays d'Afrique doivent mettre en place une fiscalité nouvelle, adaptée aux exigences du développement. La liberté d'action doit être retirée au capital étranger, car celui-ci ne se préoccupe pas d'un développement économique d'ensemble, mais seulement de réaliser le maximum de profits dans quelques secteurs particuliers de l'économie; ces secteurs, à haute rentabilité, s'ils sont accaparés par le capital étranger, ne contribuent pas, comme ils pourraient le faire, à la formation d'une accumulation nationale dont les pays d'Afrique ont le besion le plus urgent.
Les réformes de structures, évidemment, doivent porter aussi sur les structures agraires. Les rapports de production dans les villages doivent être profondément modifiés, afin de permettre le développement d'une agriculture moderne et productive, notamment en favorisant la mise en place d'organisations coopératives fonctionnant de façon démocratique. Cette mise en place implique bien des transformations sociales à l'intérieur du village et une volonté politique résolue. Il serait illusoire de créer bureaucratiquement de telles coopératives : celles-ci ne fonctionneraient pas et ne contribueraient en aucune façon au développement réel des forces productives. La mise en place de structures rurales nouvelles est une des opérations les plus importantes qui incombent aux jeunes partis politiques des pays africains."
Les conseils de Bettelheim furent ainsi à la base des réformes
qui furent réalisées en Guinée à partir de juin
1959.
Leur ensemble correspond à une nationalisation au sens profond
du terme, puisqu'elles visent d'une part à réduire le pouvoir
du capital étranger, et d'autre part à étendre le domaine
public. A leur terme, la majorité des activités traditionnellement
colonialistes devait être passée entre les mains de l'Etat
guinéen.
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.