Editions L'Harmattan-Guinée. 2012, 62 pages
On dit souvent que tout être humain traverse trois étapes incontournables dans son existence. La première phase est celle qui va de la tendre enfance à l'âge majoritaire. Cette étape est caractérisée par la dépendance de l'individu vis-à-vis de sa famille d'abord, de la société ensuite. Tout ici lui est prodigué par les autres.
Vient ensuite l'étape de participation active à la vie collective. L'individu se forme, apprend un métier, se marie et procrée pour contribuer à la perpétuation de son espèce.
La dernière phase du cycle de vie est celle très importante de la transmission d'expériences. Elle se confond dans une large mesure avec la période codée de vie inactive que l'on appelle la retraite.
En Afrique en général, en Guinée pour ce qui nous concerne, cette dernière période requiert une importance capitale. Celle-ci tient au fait bien connu qu'en Afrique, pendant un certain temps encore, les personnes âgées demeurent un creuset de savoir, de savoir-faire et d'expériences accumulées au cours de toute une vie, dans une société d'oralité.
39. A la lumière de ce qui précède, pouvez-vous dire pour quelles raisons profondes et dans quelles conditions vous avez décidé de prendre votre retraite politique anticipée ? Voire votre retraite tout court ?
Mon attitude politique était, à mon avis, en phase avec la vision que j'avais de la mission politique. J'ai démissionné parce que je ne pouvais pas servir avec le même allant, la même conviction et la même efficacité deux courants politiques et idéologiques radicalement opposés. S'agissant de la carrière politique tout court, je me suis trouvé devant un fait accompli qui m'a inspiré une attitude de sagesse. J'ai été choisi par le président Lansana Conté dans un premier temps pour faire partie du gouvernement. Je lui ai exprimé mon sentiment de ne pouvoir être utile à aucun poste
ministériel dans le contexte d'alors. Mais je lui ai surtout fait comprendre que cela risquait d'alimenter une source de mécontentement, voire de haine profonde de la part des jeunes membres du gouvernement qui seraient autour de moi et que je pourrais être amené à vouloir conseiller en raison de mon âge et de mon expérience. A ce double titre donc, je risquais d'être pour lui une entrave plus qu'autre chose. C'est alors que le président
Lansana Conté me demanda :
— « Que veux-tu faire alors ? »
Je lui ai répondu que je préférais être son simple conseiller personnel. Ce qui fut fait de 1993 à 2000.
40. Comment se sont effectuées les sept années de collaboration avec le président Lansana Conté? Avez-vous eu des désaccords avec lui ? Si oui, dans quel domaine ?
Ma position avec le président Conté était simple. Je n'agissais que sur demande. Je lui donnais mon point de vue à charge pour lui de décider. C'est comme ça que nous avons travaillé. Car il aimait souvent humilier ses ministres. Pour avoir compris cela, je l'ai toujours évité. Dans l'ensemble du temps, nos relations étaient bonnes.
41. Quelles étaient, à vos yeux, les principales qualités du président Lansana Conté ?
Le président Lansana Conté était assez introverti. Il avait conscience de ses limites. Il a pris goût au pouvoir en l'exerçant. Il n'a pas eu le caractère de résister aux tiraillements qui avaient cours dans son entourage. Lors de l'élection présidentielle de 1993, sachant qu'il y avait des règles à respecter, il lui fallait trouver un directeur de campagne compétent. Autour de lui, chaque ministre, chaque parent, convoitait ce poste à responsabilité.
Un jour, Kazaliou Baldé me téléphona au nom du président Lansana Conté qui, selon ses dires, avait besoin de me voir. Je me suis rendu à son bureau. Il m'avoua être l'auteur de l'appel. Il tenait absolument à me faire venir. C'est pour cela qu'il a évoqué le nom du Président. Il voulait me proposer le poste de directeur de campagne. Après lui avoir dit non, je suis allé voir le président Lansana Conté. Il abonda dans le sens de Kazaliou Baldé.
— « Je pense que c'est toi qui peux tenir ce poste », déclara-t-il.
J'ai refusé la proposition afin de ne pas exacerber l'ethnocentrisme. En revanche je suis parvenu à lui faire accepter la candidature à ce poste de monsieur Diallo Thierno Mamadou Cellou, inventeur du
fameux slogan : « Ton pied, mon pied ».
42. Il est fréquent de voir des anciens diplomates s'engager durablement dans la vie politique en raison de leur succès passé et du climat d'entente instauré entre leur pays et les pays tiers. Vous, vous n'avez jamais manifesté la moindre velléité politique. Pourquoi ?
Probablement parce que je n'ai pas eu de passion pour la politique. Certes, j'ai servi comme ambassadeur pour me rendre utile à mon pays. Mais le carriérisme politique ne m'a jamais intéressé. C'est sans doute la raison principale qui explique mon attitude plus ou moins distante du monde politique.
43. Parlons encore de votre retraite tout court. A quel moment précis l'avez-vous prise ? Et où ?
J'ai pris ma retraite le 31 décembre 2000. En République de Guinée. Le dernier poste d'activité étant celui de conseiller personnel du président Lansana Conté. J'ai donc tout simplement jugé opportun de laisser la place à la jeunesse.
44. Depuis lors vous avez décidé de vous retirer de toute activité. En d'autres termes, vous avez renoncé notamment à tout contact politique. Pourquoi une attitude si radicale ?
Je pensais, d'après le parcours effectué, en avoir fait suffisamment pour enfin consacrer le reste de mon temps à ma vie de famille.
45. Peut-on considérer votre retraite silencieuse comme une occasion d'enrichissement manquée pour la postérité ? Car vous avez indéniablement beaucoup de choses utiles à transmettre à la jeunesse guinéenne. N'est-ce pas votre avis ?
Personnellement, je ne peux pas considérer cela comme une occasion manquée. On ne peut pas être à la fois juge et partie. Il demeure néanmoins vrai que certaines choses m'auraient intéressé si seulement j'y avais été associé. J'aurais peut-être aimé être associé à la vie administrative du pays. J'aurais aimé participer à la réflexion, à la conception, voire à l'élaboration du destin futur de mon pays.
46. Pendant combien de temps avez-vous vécu en exil ? Dans quels pays ? Comment avez-vous choisi ces pays ? Quels souvenirs marquants avez-vous gardés de cette période d'exil ?
J'ai vécu en exil de 1968 à1990. En France d'abord ; ensuite au Zaïre, actuelle République démocratique du Congo. Durant cet exil j'ai perdu ma mère. C'est le souvenir qui m'a le plus marqué. J'en ai été profondément ému. J'ai eu beaucoup de mal à m'en remettre. Mais il fallait s'y faire. La vie est ainsi faite. Ma conviction musulmane m'y a certainement beaucoup aidé. Fort heureusement pour moi toute ma famille regroupée s'est occupée des cérémonies rituelles et tout s'est bien passé à cet égard. Ce fut une immense consolation pour moi.
47. L'ancien enseignant reconverti à la diplomatie n'a-t-il pas éprouvé, à la fin d'une carrière diplomatique si brillante, apprise sur le tas, la nécessité d'une structure de formation des futurs diplomates guinéens, l'ENA par exemple ?
Sans aucun doute. Surtout que le régime guinéen de l'époque n'a pas utilisé les critères de choix classiques pour nommer ses représentants diplomatiques. Il s'agissait plutôt de parents, d'amis, de militants zélés, etc., à qui l'on offrait une sinécure sans aucun rapport avec les préoccupations majeures d'alors.
48. Avez-vous encore, en 2010, des relations d'amitié dans les pays qui vous ont si généreusement offert un asile ?
Oui. Bien sûr ! J'ai conservé de bonnes relations avec les pays qui nous ont colonisés ; notamment avec la France. Pays dont j'ai finalement acquis la nationalité quand j'ai été déchu de ma nationalité guinéenne.
Mais il n'y a pas que la France. Lorsque j'ai démissionné de la diplomatie guinéenne, j'ai pris soin d'informer le président Félix Houphouët-Boigny.
Ce dernier a aussitôt ordonné à ses représentants diplomatiques en Allemagne de me donner les papiers ivoiriens. Cela fut fait dans les meilleurs délais. Et c'est grâce à ces papiers que j'ai regagné Paris. Là, j'ai rencontré le haut-commissaire aux réfugiés qui m'avait connu en Guinée lorsqu'il travaillait à l'ambassade de France en Guinée. Sur sa propre initiative, ce haut-commissaire aux réfugiés me délivra des papiers de réfugié. Cela a permis à mes enfants de continuer leurs études à Paris.
Le Zaïre aussi m'a gratifié d'un geste de réconfort et de générosité à la suite d'un long scénario qui mérite peut-être d'être raconté. J'étais à Paris. Le président Mobutu s'est rendu en visite au Niger du temps d'Hamani Diori. Madame Mobutu a apprécié les tenues de Madame Hamani Diori. Elle voulut connaître l'adresse de ses couturières. Mais elle n'obtint pas satisfaction. En fait, les couturières recherchées étaient retournées en France suite au décès de leur père. Fort heureusement pour Madame Mobutu, des personnes de l'entourage de Madame Diori connaissaient les coordonnées des couturières. Celles-ci furent donc avisées par ces indicateurs. On leur fit comprendre que Madame Mobutu souhaitait les rencontrer dans le but de se faire habiller par elles à l'instar de leur cliente Madame Diori. Depuis cette date les couturières étaient à l'affût du couple Mobutu à Paris.
Un mois plus tard, Monsieur et Madame Mobutu se sont rendus en France. Et les couturières qui ont eu vent de leur arrivée prirent contact avec Madame Mobutu. Ces couturières ont dû jouer par la suite un rôle d'intermédiaire entre le couple présidentiel et moi. Ce fut mon premier contact avec le président Mobutu. Il en garda un bon souvenir. Car lorsqu'il apprit la nouvelle de ma démission, il prit l'initiative de me rencontrer en Suisse. Il me fit remettre les papiers zaïrois qui me permirent d'aller vivre en République démocratique du Congo pendant tout le reste de ma vie d'exilé.
49. Votre retraite silencieuse n'est point synonyme de solitude. Vous avez le privilège, parfois malgré vous, de recevoir des visiteurs de marque comme les candidats à la présidence de la République, des ministres ou anciens ministres, d'éminentes personnalités religieuses comme l'archevêque de Conakry, Monseigneur Vincent Coulibaly, le premier imam de la grande mosquée de Conakry, El Hadj Mamadou Sali ou Camara, etc. Comment conciliez-vous cette affluence de fortes personnalités avec votre humilité ?
Je pense qu'effectivement l'humilité, comme on le dit souvent est bel et bien un signe de grandeur. J'aurais du mal à m'expliquer autrement cette affluence. Je n'ai rien fait pour la déclencher. Ce qui se passe en ce moment autour de moi est gratifiant à bien des égards. Recevoir de si grandes figures africaines de Guinée, est un évènement inqualifiable. C'est à la fois un grand honneur et un
bonheur pour moi de bénéficier de toute cette attention de la part de mes concitoyens, mais aussi de la part de personnalités étrangères. Quant à la question de l'expliquer, j'aurais du mal à le faire. C'est quelque chose qui me dépasse, à l'instar de ma désignation comme envoyé personnel du premier président guinéen auprès du Général Charles de Gaulle.
J'observe du reste que cette marque d'attention à mon égard prend des formes variées. Un exemple simple, mais pratique le confirme. Durant le mois d'octobre 2010, des peintres inconnus de moi ont débarqué à mon domicile. Je fus le premier surpris de cette visite impromptue.
— Qui vous a demandé de peindre ma maison ? leur demandai-je ?
— « C'est un Libanais, du nom de Monsieur Habib Attia qui a pris l'initiative de faire réhabiliter votre maison. Il prétend le faire en témoignage de son affection d'enfance pour vous. C'est le fils d'un vieil ami à vous ».
— Admirable, non ? C'est à l'évidence la marque d'une dimension sociale incontestable que tout le monde vous reconnaît.
50. On a souvent dit que la diplomatie guinéenne au lendemain de l'indépendance avait pour principal support la culture. Etes-vous de cet avis ? Avez-vous une illustration de cette affirmation ?
Non, je ne crois pas à cela. La diplomatie guinéenne était basée sur un choix arbitraire des hommes à partir de critères insolites. Elle a curieusement été perçue comme le moyen de récompenser les membres de famille ou des militants zélés, à de rares exceptions près. Toutefois, à regarder les choses de plus près, on peut partiellement souscrire à l'affirmation. La culture a joué un rôle de premier plan dans la Guinée indépendante. Tout d'abord elle est apparue à travers les langues nationales comme un élément indispensable à la compréhension des évènements, à leur justification ensuite. Ce sont les chansons en langues nationales qui ont amplifié et répandu le sens profond des changements intervenus en faveur de l'indépendance du pays.
C'est ainsi par exemple que l'on a appris aux concitoyens la signification des changements politiques survenus et désormais irréversibles dans les relations entre la Guinée et les pays tiers, à commencer par les anciennes puissances coloniales.
Sur le plan intérieur, la culture a contribué à un éveil de conscience historique et a servi de support puissant d'intégration nationale. A preuve, le creuset culturel formé par l'ensemble instrumental créé à dessein par Fodéba Keita en 1961. A preuve aussi l'émancipation de la femme africaine. De nombreuses femmes de Guinée reçurent des distinctions méritées. Jeanne Martin Cissé est à cet égard un symbole mondialement connu. Elle n'est pas une exception.
La première Africaine pilote est une jolie Guinéenne malheureusement peu connue de ses concitoyens. La musique traditionnelle avait alors pris une importance reconnue au-delà des frontières nationales. Le devoir de mémoire envers les héros comme Samory Touré, Alfa Yaya Diallo, Zégbéla Togba, Béhanzin, etc. connut également un essor inégalé. Ces observations s'appliquent également aux prestations appréciées des formations orchestrales comme le Bembeya Jazz national ou les Amazones de Guinée. En effet, au pire moment de l'isolement politique de la Guinée sur la scène internationale, la combinaison judicieuse de ces différents faits culturels a hissé très haut le drapeau de l'indépendance et entretenu l'image d'une Guinée résolument engagée dans le combat pour l'indépendance et l'unité du continent
africain.
51. Il est établi que les personnalités comme vous sont dépositaires de savoir et de savoir-faire précieux pour la conduite d'un pays comme la Guinée. Croyez-vous que ce sentiment est suffisamment répandu dans la société guinéenne d'aujourd'hui ? Vous sentez-vous sollicité à ce dessein en cette difficile période de transition ? Sinon, comment expliquez-vous la mise à l'écart des personnes-ressources comme vous ?
Je ne le crois pas. Car même les plus jeunes et les moins armés des Guinéens se croient aptes à donner des conseils de sagesse dans notre pays. C'est la manifestation d'une suffisance suicidaire. Il est difficile de se connaître pour s'ériger en penseur. Il demeure cependant vrai que j'aurais bien participé à tout ce qui aurait pu faire avancer ce pays vers des lendemains meilleurs. Je l'aurais fait volontiers avec bien d'autres concitoyens. Il y en a eu de très nombreux. Mais j'ai du mal à comprendre cette certitude de façade qu'affichent de nombreux concitoyens et qui constitue un véritable fléau pour le pays.
La mise à l'écart des personnes comme moi est facile à comprendre. Quand vous n'êtes pas dans les affaires courantes en Guinée, on vous tient pour un homme fini. Face à une telle situation, j'ai choisi de me tenir en retrait. J'ai toujours jugé important de savoir s'effacer pour laisser la place aux jeunes. J'observe sans forfanterie que les rares interventions ou interviews que j 'accorde ont des échos porteurs. Et je m'en félicite.
52. Une rumeur persistante laisse croire depuis plusieurs années que le régime politique du président Sékou Touré est le meilleur régime que la Guinée indépendante ait connu à ce jour. Qu'en pensez-vous ?
Ce n'est peut-être pas le meilleur régime que la Guinée ait connu. Il est vrai que grâce à sa solide connaissance de ce pays et des Guinéens, le président Sékou Touré en a profité pour braver
une icône difficilement attaquable à l'époque : le Général Charles de Gaulle. Sa personnalité en est sortie grandie et son aura politique s'est accrue. Mais le pays en a souffert et continue d'en souffrir.
Dire dans ces conditions que c'est le meilleur régime politique que la Guinée ait connu est une affirmation qui suscite un sérieux débat. Car il y a une question induite par cette affirmation qui est
très importante. Celle de savoir en quoi le régime Sékou-touréen serait-il le meilleur que notre pays ait connu ? Il serait meilleur pour qui ? C'est dire qu'il y a un vrai débat de société à instaurer.
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