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Guinée Française
Ethnographie


Pierre-Dominique Gaisseau
Forêt Sacrée
Magie et rites secrets des Tomas

Paris. Editions Albin Michel. 317 pages

Avec la collaboration de Henri Robillot
Voiné Koywogi, Zézé Sohowogi, Wego Béawogi


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Je regarde, assis contre le mur, ces trois hommes : Zézé, Wego, Voiné, prostrés, le regard fixe.

Je voulais découvrir les secrets des Toma, je m'attendais à trouver en ces féticheurs des êtres à part et je sens ce soir, à leurs réactions, à leur peur, que ce sont simplement des hommes.
Je suis arrivé ici avec un souci de logique, un besoin d'étiqueter, de classifier. J'ai cherché à connaître le pourquoi de tout, sans me résoudre à admettre que les Toma établissent entre les choses des rapports différents des nôtres. « Parce que c'est comme ça », répondaient-ils, ou bien ils me donnaient leurs raisons à eux qui ne pouvaient me satisfaire. J'insistais, souvent je leur suggérais même à mon insu les solutions possibles ; ils finissaient toujours par en choisir une, soit parce qu'ils la trouvaient plus attrayante, soit plus simplement pour me faire plaisir et se libérer de l'interrogatoire.
Je me heurtais toujours à toutes les contradictions qui ne les gênent pas. Tous ces esprits de la forêt — fabriqués de l'aveu même des féticheurs par les hommes —, ces gris-gris, objets de commerce, ces masques, ce goût du secret pour le secret me décevaient un peu et je ne voyais partout que truquages.
J'exigeais des Toma une pureté et une rigueur inhumaines.
La prédiction de la foudre à Doezia et le dédoublement de Sagpaou, en apparence inexplicables, se rattachaient à des phénomènes de prémonition, de suggestion, encore mal connus mais dont on ne peut guère nier l'existence. Je n'étais nullement surpris de les trouver chez des hommes plus instinctifs, plus attentifs que nous aux rêves, aux coïncidences, à toutes les forces obscures.
Confusément, j'attendais d'eux autre chose ; l'attitude des trois féticheurs ce soir et celle des hommes de Sogourou me font entrevoir la vérité.
Le premier problème qui m'avait arrêté était celui de l'origine de l'homme. Les Toma ne se l'expliquent pas plus qu'ils ne cherchent à envisager la survie, à laquelle ils croient cependant comme me l'a confirmé hier encore la visite à la caverne habitée par les esprits des ancêtres. Nous avons pu le constater, ils sont convaincus de l'existence des fantômes, et ils parlent sans cesse des esprits. Mais que signifie ce mot dans leur bouche ?
Je revois la porte du camp d'initiation à Niogbozou et les effigies des esprits sous le petit auvent. Nous devons en avoir une photo prise l'année dernière. Fébrilement je retourne tous nos papiers et je ne tarde pas à la retrouver. La cosmogonie des Toma s'organise aussitôt sous mes yeux.
Je n'avais pas pu la deviner à l'époque car je ne connaissais pas Okobuzogui, le masque secret, incarnation de l'Afwi. Aujourd'hui je l'identifie sans peine au grand X qui barre son visage et le distingue de toutes les autres incarnations.
A sa gauche sont assis dans l'ordre l'homme, la femme et la bête. Ils s'appuient contre un mur où rampe le grand serpent au milieu de peintures schématiques. Tout s'explique maintenant, c'était si simple que je n'y avais pas pensé.
« Au début, a dit Zézé, il y avait l'eau, le serpent, le Belimassaï et le Zazi. »
Tout d'abord je suis tenté de croire que ce sont les symboles des quatre éléments : l'eau, la terre, l'air et le feu, mais il s'agit plus probablement d'une structure analogue.

Cette constatation et la présence d'Okobuzogui me donnent la signification des masques.

J'aurais pu chercher longtemps l'origine des masques ; elle se perd comme celle de l'homme dans la nuit des temps, puisque l'Afwi lui-même résulte de l'union de tous les Toma. Ce n'est pas lui qui les a crées, mais comme le disait Zézé : « C'est nous, les Zogui, qui avons fait tout cela. » Cette phrase, prise dans son sens littéral, avait mis le comble à ma déception. Il voulait seulement parler des masques, des talismans, formes extérieures d'une religion destinée à maintenir la tradition dont lui, le Zogui, est gardien. Sans ces symboles et ces rites étranges, elle disparaîtrait et avec elle la structure sociale dont elle est l'expression. Privés de ces lois ancestrales, les Toma croient qu'ils ne pourraient vivre.
Les féticheurs ne m'avaient pas menti, lorsque après m'avoir fait entendre la voix du Grand Esprit de la Forêt Sacrée, ils m'avaient dit : « Voila la grande affaire, le grand secret qu'aucun Blanc ne doit connaître. »
La voix, le verbe qui fit de l'homme un être différent est la seule manifestation de l'Afwi, l'être suprême, qui contient tous les symboles de la cosmogonie toma. « L'Afwi c'est l'union de tous les Toma. » Il devient à mes yeux une sorte d'abstraction et pourtant je sais bien que pour les Toma il est inséparable de toutes ses incarnations. Il y a bien longtemps, des hommes, les ancêtres des Toma, venus de partout, selon Voiné, se groupèrent pour se défendre contre la Forêt, contre les autres hommes.
Le cas n'est pas unique, les Boni et les Nyuga de Guyane ont ainsi reconstruit une cosmogonie, qui leur permet de subsister dans les forets du Haut-Maroni, alors que, esclaves noirs évadés, ils étaient arrivés là de tous les points de l'Afrique.
Les Toma ont compris que de leur union seule dépendait leur existence, ils en ont fait une sorte de divinité, l'Afwi, le Grand Etre, représentation de la Collectivité, qui dévore les jeunes garçons pour les intégrer à la tribu et auquel on sacrifie parfois un être humain pour lui redonner un sang nouveau.
Les rites de la forêt sacrée se conforment étroitement à ce symbolisme. Le jeune Toma, au moment de son initiation, a la révélation de cette grande force collective. Il renonce à son individualité pour faire partie de cette communauté toma qui participe à l'Afwi, l'Esprit, et s'identifie à la bête par ses totems animaux.
Mais la force de cette tradition repose sur le secret : c'est un occultisme qui coupe les Toma de tout échange avec l'extérieur et par là même impose une limite à leur forme de civilisation. C'est une religion des Toma pour les Toma.
Déjà les contacts s'établissent de toutes parts avec les autres tribus, avec les Blancs et forcent les Toma à sortir de leur isolement. La forêt devient moins hostile et l'occultation moins indispensable vis-à-vis des étrangers. Les trois hommes qui nous ont aidés l'ont senti confusément et ils nous ont révélé leurs secrets mais ce qu'apporte notre civilisation aux Toma ne s'adapte pas à leurs besoins.
Voila pourquoi les féticheurs réunis à Sogourou referment la brèche ouverte dans le mur de la Forêt Sacrée.
Nous sommes arrivés là pleins de bonne volonté, prêts à tout subir pour comprendre, mais ils savaient bien que nous n'allions pas construire notre case, cultiver notre lougan et nous intégrer définitivement à leur communauté. Nous acceptions toutes les formes extérieures mais pas les conséquences réelles de l'initiation.
— Maintenant, disent-ils avec raison, vous connaissez nos secrets, que désirez-vous de plus ?
Zézé et Voiné se sont placés par leur geste en dehors de la Collectivité, ils la redoutent, ils redoutent aussi les forces incontrôlables que doit déchaîner à leurs yeux tout acte de ce genre. Notre venue et l'incident créé par nous involontairement bouleversent l'ordre ancestral, obligent les Toma à se poser des questions qui ne peuvent obtenir aucune réponse et qu'ils avaient évité de soulever jusqu'a présent.

Mais je m'aperçois que j'analyse tout cela avec mon esprit de Blanc. Pour eux tous ces symboles vivent, se contredisent, se rattachent les uns aux autres et ne peuvent se classifier aussi simplement.
Ils n'avaient rien à m'expliquer. Il fallait que je comprenne seul.

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