Paris. Editions Albin Michel. 317 pages
— Ne t'occupe pas des porteurs, me dit Voiné, le matériel va venir derrière.
Tous les habitants sont venus jusqu'au cercle de lianes. Le regard voilé de tristesse, ils ne disent rien. Beaucoup me serrent la main à la façon des Blancs. Les enfants me regardent avec de grands yeux graves. Je n'ai aucune envie de partir, mais je sais bien que je n'ai plus rien à faire ici. Un ciel décoloré pèse sur toute la brousse. Pour la dernière fois, nous descendons la piste de Bofossou.
Les trois féticheurs me précèdent en silence. Je ne me lasse pas cette fois de contempler le pays toma, comme si j'avais peur de l'oublier. Nous traversons plusieurs lougans. Dans la terre noire brûlée par les défrichages où se dressent çà et là les grands troncs calcinés, surgissent les premières pousses vert tendre du riz. Les hommes y ont construit des petites cases provisoires en palmes où va rester avec sa famille l'homme de garde qui chasse les oiseaux. Sur notre passage, les hommes viennent jusqu'a la piste pour nous saluer. Le claquement de doigts rituel est encore amical, mais je sens qu'un lien invisible est déjà rompu. Derrière moi, la vie toma reprend, immuable.
Dès l'arrivée à Bofossou, je me dirige vers la case de Baré. Au-dessus de la porte pend l'écriteau que nous lui avons fabriqué, Jean, Tony et moi, « A la Tour d'Argent. Gargote no.1. Baré, propriétaire à Bofossou. »
En tablier bleu sur son short, Baré est en train de remplir une bonbonne de vin au tonneau avec un tuyau de caoutchouc. Il se redresse et sourit.
— Ah ! patron, je croyais que tu étais mort.
— Et Tony ?
— Je l'ai vu. Il était bien malade. Il est parti à Macenta.
Baré va chercher deux verres et les remplit. Nous bavardons un moment.
— Et le cinéma ? demande Baré.
— Tu sais ce qui s'est passe.
— Oui, les gens de Sogourou, ils sont pas méchants, mais ils comprennent rien, voilà.
— Peut-être, dis-je en haussant les épaules. Maintenant, c'est sans importance.
Je ne parviens plus à écouter Baré. Je me sens vide, j'ai l'impression de sortir d'un cauchemar.
La nuit vient. Il est trop tard pour repartir ce soir à Macenta. D'ailleurs, il n'y a pas de camion.
Je vais installer mon hamac dans notre case, en face de la gargote.
Le fossé s'est déjà creusé entre les féticheurs et moi. Ils se sont retirés dans la case de Voiné, à l'autre bout du village et je mange seul, accroupi sur le lit toma. Après le repas, j'attends leur visite, mais ils ne viennent pas me retrouver pour la longue soirée de discussions habituelle. Ils n'ont plus rien à me dire. Ils craignent de me voir partir et cherchent en même temps à hâter mon départ. Après, ils se retrouveront seuls au milieu de leurs frères hostiles. « C'est une histoire entre Toma. »
A la lumière de la lampe, je parcours mon carnet de script et m'aperçois qu'après l'échec de Sogourou, de nombreux plans manquent au film. Impossible de les tourner seul. J'essaie toutes les combinaisons possibles de montage, mais je retombe toujours sur les mêmes problèmes insolubles. Demain matin, je ferai parvenir un mot à Tony pour lui demander de me rejoindre, s'il le peut.
Depuis l'aube, je me promène de long en large, au bord de la route. J'ai griffonné en hâte un message pour Tony, plein de grands mots où il est question d'effort à fournir coûte que coûte, de sursaut de volonté… Je sais pourtant qu'il était inutile d'employer un style emphatique pour décider Tony à revenir, mais dans mon état de délabrement nerveux, je me suis laissé aller…
Tout à coup un camion de cinq tonnes, venant à Macenta, s'arrête pile devant la case, dans un nuage de poussière jaunâtre. Le chauffeur africain en chemise à fleurs saute bas à de la cabine et très poliment soulève son chapeau.
— Pardon, Monsieur, vous n'avez pas de la colle forte ?
Je le regarde, éberlué.
— Non, lui dis-je, pas ici.
Avec un vague remerciement et un grand salut, il va reprendre son volant et démarre.
Je me remets peu à peu de ce choc par l'absurde. Même si le camion était allé en direction de Macenta, j'aurais sans doute oublie de confier ma lettre au chauffeur. Deux heures plus tard environ, un transporteur indigène accepte de se charger de cette commission.
Je continue a tourner en rond dans Bofossou, et vais à plusieurs reprises jusqu'à la case de Voiné ; Zézé, Wego sont là, prostrés dans nos hamacs, inertes. Voiné fait semblant de dormir sur sa natte, tourne contré le mur. Je m'assieds près de lui et lui secoue l'épaule.
— Voiné, j'ai demande à Tony de venir. Je l'attends.
Voiné se redresse.
— Mais il n'est pas guéri
— J'espère tout de même qu'il pourra venir. Et j'aurai besoin de toi pour le film.
Voiné se relève et m'accompagne à travers le village. Nous nous arrêtons chez Baré et buvons ensemble le doboïgui.
Puis nous allons reprendre notre attente au bord de la route. Voiné est taciturne. Je lui offre une cigarette et nous fumons sans rien dire.
Une luxueuse voiture de brousse débouche sur la route de Guéckédou et s'arrête devant la case de Baré.
Une portière s'ouvre à l'avant. Un colonel descend.
La portière symétrique claque. Un second colonel sort de la voiture. Aux portières arrière apparaissent simultanément deux autres colonels.
Dans l'état de nerfs où je suis, je me crois une seconde le jouet d'une hallucination. Je regarde Voiné. Il contemple les uniformes.
Les quatre militaires me jettent un rapide coup d'oeil et l'un d'eux entre chez Baré. Puis il en ressort aussitôt, déclare « il n'y a rien ici », et les quatre officiers du service de santé, sans doute en tournée d'inspection, remontent dans la voiture qui disparaît.
— Tu as vu, dit Voiné. Les oreilles rouges.
— Les oreilles rouges ?
— Avant le temps de la force, on les appelait comme ça chez les Toma.
Ces deux premiers contacts de la journée avec la civilisation retrouvée me laissent un long moment perplexe.
A la fin de l'après-midi, un camion stoppe au bord de la route et Tony en descend si chancelant que je suis obligé de le soutenir. Maintenant, j'ai des remords de l'avoir appelé. Il prétend aller beaucoup mieux, mais ne peut ni se lever, ni absorber quoi que ce soit.
Après une nuit très pénible, nous essayons quand même de tourner les plans indispensables. Entre chaque prise de vues, Tony doit s'allonger et nos acteurs, les féticheurs, qui se désintéressent complètement de ce travail ne font plus rien pour nous aider. A contrecoeur, ils se prêtent aux photographies. Tout enthousiasme est tombé.
Serait-ce pour nous donner plus de regrets encore ? Jamais la forêt n'a paru plus luxuriante, jamais les couleurs du marché de Bofossou n'ont été plus éclatantes sous ce ciel dégagé où brille enfin le soleil. Et pourtant, dans quelques instants, nous allons quitter le pays des Toma, par un des camions du marché.
Les commis de Baré chargent les derniers bagages sur la plate-forme arrière. Ce spectacle attire un grand nombre de curieux, mais tout à coup la foule s'écarte respectueusement pour livrer passage à un homme d'une stature imposante. Il tient à la main une sorte de faucille allongée, semblable peut-être à l'arme dont se servaient les druides pour couper le gui sacré. Je le reconnais à cet attribut magique : c'est Darazou Koïwogui, le rival de Zézé, le devin d'Anorezia qui a réussi à nous interdire l'accès de la forêt sacrée. Impassible, il nous tend la main. Je ne sais pourquoi, nous répondons à son salut. Puis il nous tourne le dos et repart sans un mot.
Le moteur tourne. Le chauffeur nous attend. D'instinct, nos amis se rapprochent ; nous ne formons plus qu'un groupe compact et nous ne savons pas très bien comment nous séparer.
— Les esprits de la forêt vous aideront… Même en France, dit Zézé.
Voiné ne lâche plus ma main. Le visage de Wego, pendant un court instant, perd son immobilité. Nous enjambons le panneau arrière du camion qui démarre et bientôt ne distinguons plus, parmi la foule bigarrée, que les trois silhouettes immobiles.
Bofossou disparaît. A la sortie du village, nous croisons un homme seul : Vouria Koli, celui qui, le premier, avait refusé de nous dévoiler le secret des Toma. Lui aussi nous a reconnus et il lève sa fourche.
Au-dessus de la route, la forêt semble se refermer. Un grand ciel de tornade avance sur le pays toma.
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