Paris. Editions Albin Michel. 317 pages
Je reviens seul. Les porteurs sont repartis tout de suite après avoir déposé Jean.
A bout de nerfs, je traverse des villages, des marigots, la brousse, la savane, comme un somnambule. Je suis si hébété que je ne sens même plus la fatigue. Je ne pense à rien. Je marche. Une phrase tourne dans ma tête : il faut filmer le grand tatouage… je m'accroche à cette idée, comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort.
Une tornade arrive droit sur moi, s'immobilise dans le ciel du soir et dévie dans une autre direction, rabattue par un vent contraire. La nuit me surprend dans la petite savane après Serissou. Je ne songe pas un instant que je pourrais me perdre.
Mon arrivée à Touweleou ne surprend personne. Tout le village est plongé dans une sorte de torpeur. Par les portes ouvertes des cases, je vois des feux qui brasillent.
Tony est en train de manger, l'air pensif. Voiné et Zézé, silencieux sont assis à côté de lui. Tous trois relèvent la tête en me voyant. Ils ne m'attendaient pas ce soir.
— Comment va Jean ?
— J'espère qu'il tiendra… Quand je l'ai mis dans le camion, ça n'allait guère mieux.
En quelques mots, je raconte notre voyage. Tony, en mon absence, a pris des photos dans le village, a enregistré des chants de femmes nouveaux pour nous. Je lui fais part de ma résolution d'aller jusqu'au bout pour assister a la cérémonie de Sogourou. Il est tout de suite d'accord. De toutes façons, il ne nous reste plus que quelques jours à attendre.
Zézé, qui nous écoute sans comprendre depuis un long moment, sort de son mutisme.
— Je vous ai promis d'aller à Sogourou et je vous conduirai. Je passerai devant vous pour chasser les mauvais gris-gris qu'ils vont mettre sur le chemin.
— Mais tu crois qu'ils nous préviendront du jour de la fête ?
— Il le faut. On a déjà fait les cadeaux aux Guelemlaï. Ils doivent le dire à tout le pays toma. Nous partirons avec les hommes sous les feuilles de bananier pour arriver le jour du tatouage.
Les voix des deux féticheurs se font écho, toutes deux mornes, sans timbre. Ils veulent tenir leur promesse, sans plus.
Pendant toute la nuit, les taureaux galopent d'un bout à l'autre du village, avec de longs beuglements déchirants. Parfois ils se pressent sous l'auvent de la case. Nous entendons leur souffle puissant, le raclement de leur échine contre le mur. Nous ne pouvons pas fermer l'oeil et, au-dessus du halo de la lampe-tempête, désempares, nous échangeons des phrases brèves, sans suite
— Cette nuit, la panthère était autour du village, dit Voiné le visage défait, en entrant dans la case. Toutes les bêtes avaient peur.
Nous errons pendant un long moment dans le village puis excédés par cette inaction nous décidons de tourner pour tourner et demandons a Voiné de nous conduire jusqu'a la caverne où se réunissent les esprits des ancêtres, près de Doezia. Il nous parle de ce lieu sacré depuis longtemps, mais a toujours refusé jusqu'ici de nous y guider. Aujourd'hui, il accepte sans hésitation à une condition : personne ne doit le savoir. Nous irons seuls avec lui et nous éviterons les villages.
Une pluie drue commence à tomber. Peu importe, nous nous ferons doucher au besoin, mais nous n'attendrons pas. Voiné ne fait aucune objection.
Un peu avant d'arriver à Doezia, nous quittons la piste et nous nous enfonçons dans la brousse. Aucune trace de passage n'est visible, mais Voiné, très sûr de sa route, se fraie un chemin à grands moulinets de coupe-coupe. Il faut se battre avec les broussailles et les lianes ruisselantes, se cramponner aux branches épineuses pour éviter de s'enliser au fond des marigots et dans cette lutte, sous ce déluge, les appareils sur le dos, pendant un moment, nous oublions tout.
A la brousse inextricable succède un sous-bois dégagé que ferme, très haut, la voûte dense des feuilles. Les énormes troncs couverts de pans de mousse montent d'un seul jet autour de nous ; un tapis d'humus amortit tous les bruits. Dans la pénombre verte, nous apercevons, au bout d'une sorte d'allée, une paroi lisse de roche noire, dans laquelle s'ouvre une large anfractuosité triangulaire.
— C'est là, dit Voiné.
Il nous entraîne à l'intérieur de la caverne. C'est une salle profonde en demi-cercle, coupée en deux par un énorme bloc tombe de la voûte. Dans l'obscurité presque totale, je distingue sur les grandes dalles tachées de sang un amoncellement de guinzé et de poteries.
— Pour toutes les grandes fêtes, on tue le taureau ici et chaque nouveau chef de canton doit venir honorer les ancêtres, explique Voiné.
Nous cherchons sur les murs des traces de fresques. Il n'y a rien ; la caverne est nue, sombre, sinistre. Nous restons là un moment sans rien dire. Dehors, les trombes d'eau se sont transformées en douce pluie d'automne. Voiné s'est assis dans les rochers au fond de la grotte, silencieux.
Il nous a menés, librement, à la caverne où réside l'esprit de Wewego, l'ancêtre de Zézé puis, avec réticence, au sacrifice aux ancêtres de Kowobakoro. Aujourd'hui, il a enfreint une dernière fois les lois ancestrales pour nous conduire au lieu de réunion de tous les esprits. Je revois les pierres dressées des tombes, violettes de cola cachée, les dalles couvertes du sang des sacrifices et pour la première fois je comprends toute l'importance qu'attachent les Toma au culte des ancêtres sous l'égide desquels s'entreprennent tous les actes importants de leur existence.
Vers le fond de la vallée, un peu en contrebas, nous pénétrons par le coté sous un surplomb rocheux d'environ cinquante mètres de long. Les lianes entrelacées tissent comme un lourd filet entre la brousse et le rocher. Voiné ramasse une branche et décroche un nid de la voûte. Deux petits oiseaux de proie, sans plume, tombent en piaillant sur le sol. Il les ramasse et les enfouit dans la poche oblique de son boubou. Puis, dans un coin, il nous désigne des débris de poterie noire.
— C'est la que les garçons viennent apprendre à faire parler l'Afwi.
Il parcourt des yeux, sur toute sa longueur, l'abri creusé dans le roc.
— Au temps de la force, dit-il, ceux qui luttaient contre les blancs venaient se cacher là. Le canon ne peut rien contre ça. Même un avion ne peut rien.
— Tu sais, dis-je, depuis, les Blancs ont inventé des machines qui peuvent tout casser.
Voiné reste songeur un instant.
— Ça, c'est formidable ! dit-il enfin.
Nous revenons vers Touweleou. Des trombes d'eau s'abattent de nouveau.
Brutalement, Tony est pris de coliques terribles. Il présente les mêmes symptômes que Jean. En quelques instants son visage se creuse, se décompose. Voiné, saisi de panique, ne sait plus quoi faire. Pour lui, la malédiction des esprits est sur nous. Tony, courbé en deux, les mains sur le ventre, se traîne, crispé de douleur. Voiné et moi l'épaulons du mieux possible pour parcourir les derniers kilomètres qui nous séparent de Touweleou.
Je voudrais réunir les porteurs pour qu'il puisse partir ce soir même en hamac, mais les hommes ne tiennent guère à marcher dans la nuit, sous la pluie battante et Tony, comme Jean, refuse avec détermination d'accepter cette solution.
Nous l'avons étendu, Voiné et moi, dans l'obscurité de la case. Je me penche sur lui.
— Passe-moi la pharmacie, dit-il d'une voix éteinte.
J'ouvre le coffret. Une fois de plus, je cherche des calmants qui pourraient le soulager. Il est prêt à tout essayer.
Mais pour lui comme pour Jean, je ne peux rien.
Toute la nuit, il se contracte, se convulse sur sa natte, vomit. Zézé, Voiné et moi, nous nous relayons pour le veiller, incapables de l'aider. Le maître des féticheurs ne songe même pas à lui administrer son contre-poison.
Au petit jour, Tony souffre toujours autant. Cette fois, il se résigne. Il doit suivre le même chemin que Jean, rejoindre la route et, de là, Macenta, si possible. Mais il ne veut à aucun prix que je vienne avec lui. Il s'en tirera. Je ne peux pas abandonner le matériel, perdre ne serait-ce qu'un jour avant de terminer le travail commencé ensemble.
Je n'osais guère me l'avouer mais je sais qu'il a raison et n'insiste pas plus longtemps. Puis je vais trouver Voiné, sans illusion. J'avais prévu son refus.
— La-bas, j'ai senti les gris-gris, dit-il. Ils ont mis contre nous toutes les forces mauvaises. Les deux patrons sont malades. Il ne faut plus y aller.
— Tu ne veux vraiment pas venir ?
Voiné secoue la tête.
— Mais tu as senti, c'est pas possible, dit-il, le regard halluciné. On sentait tous les gris-gris qui soufflaient
Je ne peux vraiment plus lui en vouloir.
Zézé ne s'oppose pas à une dernière tentative mais il ne parle pas de me précéder. Aller là-bas pour lui serait un suicide.
C'est un espoir infime, mais je commence à bien connaître les réactions des Toma. Peut-être en me voyant revenir seul, les mains vides, après ce double accident, m'accepteront-ils enfin parmi eux. S'il subsiste une chance de filmer les grandes scènes du tatouage, je n'ai pas le droit de la laisser passer. Jean me l'a dit lui-même et Tony, après lui, vient de me le répéter.
Mais les paroles de Voiné et l'appréhension de Zézé m'ont ébranlé et je me sens un peu défaillant. Je vais de groupe en groupe. Les hommes du village aimeraient m'aider. Mais aller à Sogourou maintenant, c'est trop leur demander. Enfin, je parviens à décider un ami de Voiné, Akoï, doux ivrogne au perpétuel sourire édenté qui sait deux ou trois mots de français. Il est prêt à partir tout de suite. Il est à demi-irresponsable, inoffensif ; les gens de Sogourou eux-mêmes ne songeraient pas à s'en prendre à lui.
Les porteurs se mettent en marche. Tony est allongé dans son hamac, le visage blanc. Voiné va l'escorter jusqu'à Bofossou. Je les accompagné à la limite du village. D'un faible geste, Tony me dit au revoir. Je regarde le palanquin osciller le long de la piste qui descend, le chapeau noir de Voiné qui disparaît derrière les branches.
Un long moment, je demeure immobile, tourne vers la brousse où sont partis à quelques jours d'écart mes deux compagnons.
Puis je reviens vers le village, fais signe à Akoï qui m'attend, béat, et nous dévalons la pente vers Sogourou, dans la direction opposée.
La pluie est heureusement arrêtée, mais les tornades de la veille ont secoué toute la forêt. Les marigots débordent, la piste d'argile glissante est jonchée de branches cassées.
Nous faisons une courte halte dans un village ; je m'assieds contre une case. Le sol, les toits de chaume sont couverts de feuilles mortes ou fraîchement arrachées. Je n'avais pas encore remarqué cet aspect du pays toma. Une vague angoisse m'oppresse. J'éprouve une envie grandissante d'en rester là, de ne pas aller plus loin. Lentement, je fais un tour dans le village. Toute vie y semble éteinte. Je m'approche des cases. Les vieux notables eux-mêmes sont absents. Nous sommes absolument seuls, Akoï et moi. La fête de Sogourou doit être commencée. Cette perspective m'arrache brusquement a mon inertie. Je me redresse et suivi du fidèle Akoï parviens presque sans m'en rendre compte à Eyssenazou.
Là commence la grande foret sacrée de l'initiation. Je m'arrête, hésite. A peine me suis-je assis sur la dalle plate d'une tombe d'ancêtres qu'un groupe de féticheurs dont je reconnais les fourches incurvées s'avancent vers moi. Je ne connais aucun de ces vieillards. Ils n'ont pas l'air menaçant. L'un d'eux me tend une poignée de colas, tous rouges ; et je pense aux recommandations de Voiné :
— S'il n'y a pas un seul cola blanc, celui qui te fait le cadeau veut te poisonner.
Au point ou j'en suis, je ne peux pas hésiter, je fends une noix et en tends une moitié au vieux. Avec un large sourire il la croque en même temps que moi.
Personne ne comprend le français. J'écris une note au chef de canton et au maître de l'initiation pour leur demander de venir me rejoindre ici. Et je réussis à expliquer qu'Akoï doit aller la porter à Sogourou. Ils acceptent après un moment de délibération, mais il est visible qu'ils ne me laisseraient pas m'y rendre moi-même.
Les longues heures d'attente commencent. Trois vieux s'installent à coté de moi et essaient d'engager la conversation. Mon vocabulaire toma est très pauvre. Pour prouver leurs bonnes intentions, ils m'apportent d'autres cadeaux, bananes, mangues, calebasses d'eau fraîche.
De gros nuages d'un blanc éclatant glissent dans le ciel lumineux. Rien ne bouge dans le village. Je suis là, assis au milieu de ces trois vieillards silencieux. Je sais que les jeux sont faits, que j'ai perdu la dernière partie. Demain peut-être, je quitterai le pays toma pour ne pas y revenir. Une nostalgie m'envahit. Je regarde les tombes d'ancêtres, les cases rondes avec leurs peintures noires, la haute ceinture de forêt, et tout ce décor familier comme si je ne devais plus le revoir.
Les deux messagers arrivent a quelques minutes d'intervalle. Celui du commandant de cercle de Macenta me croyait à Sogourou. La lettre est brève :
Nous devons interrompre les prises de vues en raison des troubles qui pourraient en découler dans la région. L'ordre est formel.
Le messager habituel du chef de canton, l'homme aux leggins, apporte une note à peu près illisible. Avec beaucoup d'effort j'arrive à déchiffrer le message.
Dès la fin de la fête, les chefs et les notables nous laisseront libre l'accès du canton et feront tout a ce moment-là pour nous aider. Nous connaissons déjà les secrets des Toma, que pouvons-nous désirer de plus ?
« Si vous venez, disent-ils en substance, nous serons obligés d'arrêter le tatouage. Les esprits des ancêtres se fâcheront et nous mourrons tous. Mais nous ne voulons plus rien vous montrer. Nous préférons mourir. »
Inutile de lutter. Je rassure les deux hommes. Je ne tenterai même pas d'aller à Sogourou. Une grande lassitude s'empare de moi. L'idée de battre en retraite, de me retrouver ce soir à Touweleou me donne la nausée, mais je n'ai plus le choix. Les vieux me serrent la main à la mode toma. Ils ont réussi à me barrer la route et pourtant ils paraissent plus attristés que triomphants.
Akoï n'est pas revenu. Je marche d'un pas machinal. Le soir tombe sur la foret bruissante. Je ne me suis jamais senti aussi seul. Au bout d'un moment, j'ai l'impression d'être perdu et je m'assieds au bord de la piste, exténué. Mais Akoï arrive en sifflotant, aussi faux que possible, il me jette un coup d'oeil sans rien dire, passe devant moi et continue. Un peu soulagé, je me relève et lui emboîte le pas. Il porte sur sa tête dans un petit panier les menus cadeaux des féticheurs. Tout à coup, il se retourne et se frappe la poitrine.
— Akoï, Sogourou, très mauvais.
Je ne comprends pas très bien. Il répète :
— Voiné, Zézé, Akoï, Sogourou très mauvais.
Je crois deviner, mais son sourire naïf semble démentir ce qu'il affirme. J'aurai l'explication à Touweleou.
Zézé et Voiné sont venus s'asseoir sans un mot dans ma case. Avec de grands gestes, Akoï leur fait un récit détaillé de notre voyage. A la lueur de la lampe-tempête, leurs visages luisent dans l'ombre.
Depuis quatre mois, nous vivons ensemble. J'avais l'impression de les connaître, mais jamais je ne les ai vus comme ce soir. Voiné, raide, tragique, les yeux dilatés, Zézé plus vieux, plus voûté que d'habitude. Cependant, il se redresse avec lenteur et commence à parler d'une voix un peu cassée. Il s'arrête après chaque phrase pour laisser à Voiné le temps de traduire.
— A Sogourou, les féticheurs ont dit : Zézé était le plus fort, mais il a donné notre secret aux Blancs, il les a fait manger par l'Afwi et maintenant ils portent sur leur corps la trace de ses dents pour toujours, comme les Toma et ça n'est pas possible. Un Blanc, c'est un Blanc, un Noir, c'est un Noir. Voiné qui a conduit les Blancs, Wego qui les a aidés, Akoï et tous les gens de Touweleou qui ont montré l'Afwi, sont aussi coupables. Zézé, Voiné et Wego iront à Sogourou après le départ des Blancs pour être jugés.
Puis il se tait. J'interroge
— Vous irez là-bas ?
— Je suis pur Toma, répond Voiné, je ne peux pas vivre en dehors de mon pays, je dois y aller.
— Si un homme a fait quelque chose qui doit lui faire honte, dit Zézé, il vaut mieux qu'il meure tout de suite. J'irai.
Wego est venu à son tour s'asseoir dans un coin d'ombre. Il n'a pas prononce une parole, mais pour lui la question ne se pose même pas.
— Je ferai tout mon possible pour vous protéger, dis-je à Voiné.
— Tu n'y peux rien, dit Zézé, c'est une histoire entre Toma. Vous n'avez rien fait par la force. Vous ne nous avez pas trompés. On ne peut pas regretter ce qui est fait. On ne peut rien nous reprocher, alors nous serons les plus forts au jugement. Demain, le village te donnera des porteurs et nous irons avec toi à Bofossou.
Nous avons partagé notre repas en silence. Le village sait maintenant. Quelques vieilles femmes m'apportent des noix de cola. Tous les notables, tous les vieux, sont venus s'asseoir autour de nous. Aux portes de la case, les yeux des femmes et des enfants brillent dans la nuit. Ils ne veulent pas me laisser seul.
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