Paris. Editions Albin Michel. 317 pages
Le problème des porteurs ne se pose pas une minute, ce matin. Les habitants de Kovabakoro sont si presses de nous voir partir que tous les hommes valides se proposent pour nous aider. Notre matériel nous précède. C'est la première fois sur ce genre de trajet. Pour éviter toute maladresse involontaire ou non, nous nous déplaçons sans cesse, Jean, Voiné et moi, de la tête à la queue de la colonne.
Les tornades répétées ont transformé la terre sèche des pistes en glaise luisante et grasse. Montées et descentes abruptes se succèdent, augmentant les difficultés du parcours.
Les fourmis rouges, rares en saison sèche, sont réapparues avec les pluies.
Elles traversent la piste en deltas irréguliers qui peuvent s'étaler sur trois a quatre mètres de large. Et les porteurs doivent sauter rapidement entre ces ruisseaux grouillants, épais de quatre ou cinq centimètres, pour éviter les morsures des « guerriers ».
L'agilité des Toma dans ces mauvais passages avec des caisses de trente kilos sur la tete est paradoxale. Les quatre hommes qui portent le groupe électrogène, spécialement encombrant, ne sont pas moins habiles que les autres.
Une rivière nous barre la route. Un faisceau de branches, soutenu par des fourches oscillantes fichées dans la vase la franchit. La rivière a environ dix mètres de large. Les porteurs très droits passent sans hésitations avec leur charge ; le groupe électrogène même, en équilibre sur la tête des deux hommes les plus solides traverse sans encombre. De l'autre rive, les Toma, arrêtés, nous regardent. Nous devons être ridicules avec nos attitudes de funambules, bras étendus, vacillants, les orteils crispés sur le bois glissant.
Deux courtes mais violentes tornades nous surprennent en pleine brousse, entre les villages pourtant nombreux qui jalonnent notre chemin. Partout l'accueil chaleureux contraste avec celui de Kowobakoro et nous devons nous arrêter pour saluer les notables au passage.
Un seul hameau nous sépare de Touweleou et nous avons hâte d'arriver avant la prochaine tornade qui se prépare. Derrière nous, un appel nous arrête : c'est un jeune garçon qui nous apporte un poulet. Il explique à Voiné que dans le dernier village nous ne sommes pas restes, parait-il, assez longtemps et qu'un vieillard nous fait parvenir ce cadeau.
— C'est l'oncle de celui que tu as soigné, dit Voiné. Celui qui tombe toujours du palmier. Le vieux est très fâché que tu n'aies pas attendu. Il est revenu de son lougan pour te voir. Il t'envoie ce poulet et veut que tu reviennes un autre jour.
A Touweleou, nous nous sentons chez nous. Les habitants nous accueillent avec des démonstrations d'amitié qui nous touchent, surtout après l'expérience de la veille. Nous nous réinstallons dans notre case et maniaques comme de vieux célibataires, y recomposons notre désordre familier. La journée se passe en rangements, et en mise au point du matériel. Nous attendons Tony avec impatience, mais à la nuit, il n'est pas encore
A notre surprise, il arrive a pied a onze heures du soir, couvert de boue et d'égratignures. Il a laisse la bicyclette à Bofossou. Voiné et Zézé n'en croient pas leurs yeux. Jamais ils n'avaient pensé qu'un blanc pouvait se déplacer la nuit, sans lampe, seul dans la brousse. Ils se lèvent, enroulés dans leurs couvertures à la mode toma et lui apportent immédiatement des noix de cola et du vin de palme en témoignage d'admiration et ordonnent de faire chauffer de l'eau pour qu'il puisse se laver. La nouvelle se répand rapidement dans le village. Notables, vieilles femmes, enfants défilent dans la case pour contempler ce phénomène : un blanc qui marche la nuit comme les féticheurs. Avant même de s'être restaure, Tony nous fait le compte-rendu de son voyage.
— Ça va mal, dit-il à voix basse. Mais on en reparlera tout à l'heure.
Puis, sur un ton normal
— J'ai absolument voulu revenir ce soir. Il paraît que la fête de Sogourou est pour ces jours-ci. Je voulais vous prévenir. Je pensais arriver avant la nuit, mais avec tous les marigots, la gadoue, la pluie, j'ai été retardé. Dans la petite savane, entre Serissou et ici, je n'en menais pas large. J'avais l'impression qu'un animal me suivait. J'ai gratté des allumettes et fumé sans arrêt puisqu'il paraît que le feu fait peur aux fauves.
— Il y a beaucoup de panthères dans cette savane, remarque Voiné.
— Oui, et je passais mon temps à perdre la piste. En forêt, la nuit, ça va encore mais en savane… Enfin, pieds nus, je sentais mieux la trace… En rentrant dans la brousse, à un quart d'heure d'ici, j'ai senti un grand souffle tout près de moi. J'ai fait un bond… J'ai frotte une allumette. C'était un taureau. J'ai compris que j'étais arrivé.
— Mais, dit Voiné, c'est le taureau fou de Kovobakoro.
Tony sous le coup de l'émotion rétrospective émet un juron énergique.
— La nuit, continue Voiné, toutes les bêtes sont enfermées maintenant à cause du riz.
Les jeunes pousses vont bientôt sortir de terre et depuis plusieurs jours le village est entouré, à quelque distance, dans la brousse, d'une solide clôture fixée d'arbre en arbre par des lianes.
Une fois seuls dans la case, Tony passe aux mauvaises nouvelles.
— Tout le monde sait maintenant que nous sommes tatoués et ce que nous avons vu. Le commandant de cercle est très inquiet. Il dit que les féticheurs sont prêts à tout pour nous punir, nous empoisonner ou même soulever la population contre nous. Pour éviter les ennuis, il envisage même de nous retirer notre autorisation de tournage et d'arrêter nos prises de vues. Nous n'avons plus une minute à perdre.
Après une rapide discussion, nous décidons de nous rendre à Sogourou le plus tôt possible pour préparer le terrain et connaître la date exacte de la fête.
Le lendemain, dans la fraîcheur de l'aube, une file de malades attend déjà devant notre case. Tous veulent se faire soigner avant de partir pour le lougan. Sur les pierres dressées des tombes, des hommes affûtent leurs coupe-coupe à longs mouvements précis. Les habitants de Touweleou ont maintenant une telle confiance en nous qu'ils n'hésitent pas à nous amener leurs enfants et ceux-ci se soumettent très sagement aux traitements les plus douloureux et même aux piqûres.
Zézé et Voiné viennent nous trouver à la fin de la visite.
— Tu dois aller dans la case des femmes du vieux Zézé , dit Voiné à jean, notre médecin-chef, une de ses femmes a fait le petit cette nuit et il est mort, il faut la soigner.
Ils sont tous deux impassibles. Cette mort à leurs yeux n'a rien d'un mauvais présage. Ce n'est pas un châtiment, l'enfant ne devait pas vivre, c'est tout.
Sans transition, il ajoute de la même voix indifférente :
— Vous pouvez préparer les machines, les Guelemlaï vont venir aujourd'hui.
C'est la première manifestation du grand tatouage. Dans quelques jours, nous saurons enfin à quoi nous en tenir.
— Enfin, ça y est, constate jean d'une voix morne.
Tony et moi n'ajoutons aucun commentaire. Un accord tacite se fait entre nous. A quoi bon discuter du peu de chances qui nous restent de filmer cette cérémonie.
Nous sommes assis dans nos hamacs, songeurs. Voiné est sorti devant la case. Puis il réapparaît, l'air excité.
— Les Guelemlaï ! s'écrie-t-il, les Guelemlaï sont là !
Tous les enfants bilakoro, rassemblés dans un coin de la place, collés contre une case, derrière une tombe d'ancêtre, forment un petit troupeau apeuré. Ils ont revêtu pour la circonstance des sortes de bonnets phrygiens en peau de panthères, franges de poils de chèvres, incrustés de cauris et des dalmatiques en losanges de peau de tons différents, vestiges de l'ancienne caste des guerriers.
Quelques flaques d'eau brillent encore sur le sol rouge.
Les garçons du village déjà tatoués, les bras cercles et les lèvres fardées de kaolin, plantes entre les cases, barrent la route aux blancs messagers de la forêt sacrée avec de longues branches. Les Guelemlaï, aux traits figés sous l'emplâtre blafard, dans un ballet au ralenti, tentent symboliquement de forcer le passage avec leurs perches blanches. Ni chant, ni musique. Seuls, troublent le silence, les cris des enfants, le raclement des perches sur le gravier, le froissement des longues franges de raffia.
Le maître des Guelemlaï, en chapeau de cow-boy et pantalon long sous son boubou, vient trouver les habitants rassemblés sur la place. Il marche devant eux de long en large, en brandissant une verge d'herbes sèches et leur réclame les offrandes. Chacun des hommes de Touweleou, après avoir prononcé le discours d'usage, remet sa contribution pour la grande fête. Indifférents à ces transactions, les Guelemlaï continuent à tourner dans le village sous leurs pesants carcans. Ils s'efforcent à la fois d'atteindre les Bilakoro et d'échapper à nos caméras. Depuis leur arrivée, ils se montrent réfractaires à toutes prises de vues et s'enfuient des qu'ils nous rencontrent. Les petits garçons de six a sept ans, qui n'ont pas encore atteint l'âge de l'initiation, poussent des glapissements de joie et nous regardent avec des sourires ravis : nous terrifions les Guelemlaï dont ils ont si peur.
La cérémonie dure une bonne partie de l'après-midi. Puis subitement la barrière protectrice se disloque, tous les Bilakoro se sauvent d'un seul élan vers la forêt, poursuivis par les hommes blancs que, cette fois, Jean réussit à filmer au vol.
Revenus dans le village, les enfants se pressent dans notre case, riant et bavardant. Leurs voix fraîches répètent en choeur un mot que nous ne comprenons pas.
Je questionne Voiné :
— Qu'est-ce qu'ils disent
— Chasseurs de Guelemlaï. Ils vous appellent comme ça parce que vous avez fait peur aux Guelemlaï.
Les enfants s'installent autour de nous, mais Zézé entre et les renvoie d'un geste. Il veut nous parler en particulier.
Le conseil qu'il nous donne ne fait que confirmer notre décision de la veille. Nous devons aller voir le chef de canton du Oulamaï, responsable du grand tatouage de ce groupe, pour obtenir son appui. Ce chef, tout jeune, doit sa nomination aux blancs et, d'après Zézé , il ne pourra rien nous refuser. Voiné nous conduira là-bas. Zézé trop compromis maintenant restera à Touweleou et se fera « chauffer » par Wego. Nous partirons demain.
Après une marche très pénible, nous arrivons au village du chef de canton. Quelques femmes s'affairent devant leurs cases. Enfin se présente un homme qui propose de nous conduire au hameau voisin où, paraît-il, se trouve le chef. Nous rebroussons chemin, avant de nous engager sur une nouvelle piste. Le chef de canton déjà au courant de notre arrivée vient à notre rencontre. C'est un maigre jeune homme à l'air nerveux et maladif. Son accueil sonne faux comme le personnage. Il est armé d'une énorme canne et arbore un béret basque plaqué sur son crâne comme une calotte.
Nous revenons au village et il nous reçoit dans sa case, dont le décor constitue un curieux compromis entre le style toma classique et la salle a manger Henri II. Partout des petits volants rouges décorent des meubles pesants, oeuvres d'artisans locaux. Des photos de vedettes oubliées voisinent au mur, avec celles d'hommes politiques déchus. Lebrun trône dans un grand cadre. Il s'installe derrière un large bureau recouvert d'une nappe à fleurs. Nous prenons place sur des chaises en face de lui. Comme tous les chefs de canton, il parle assez facilement le français. Mais contrairement à toute attente, il ne s'informe pas du but de notre visite et se répand en amabilités gratuites. Nous sortons la classique bouteille de rhum cadeau. L'oeil trouble, bilieux, il balbutie un vague remerciement et l'enfouit dans un tiroir du bureau. Jamais je n'ai vu un Toma faire ce geste. L'alcool se boit, ne se met pas en réserve : c'est dans le tempérament de la tribu.
Après nous avoir fait admirer les trésors de sa case, ustensiles de ménage variés, cartes postales, magazines, il interrompt brusquement la conversation qui s'amorce sur le tatouage, sous le prétexte de s'occuper de notre repas et de notre logement.
— Il y a un grand charlatan ici, annonce Voiné en sortant sur la place. Je dois aller le voir.
Nous pénétrons à sa suite dans une case obscure ou déjà sont réunis quelques vieillards. Ils nous saluent amicalement, se poussent un peu pour nous faire de la place.
Une intimité relative s'établit. Je constate alors à quel point nous sommes assimilés. Les Toma nous acceptent parmi eux sans réserve, ne se dérangent même plus pour nous et, par une curieuse contradiction, refusent de nous admettre à leur rite secret.
Le charlatan en boubou crasseux déroule une natte pleine de sable qu'il étale devant nous. Les yeux mi-clos, d'un geste machinal, il commence à tracer des signes cabalistiques, très semblables à ceux des géomanciens de l'Afrique du Nord. Pendant une demi-heure, sans un mot, il laisse errer ses doigts dans le sable. Quand il ne reste plus de place disponible, d'un mouvement ample, il efface tout et recommence.
Enfin, lentement, il parle : Voiné l'écoute, ses grands yeux dilatés fixés sur lui. Il est aussi fasciné que le soir où Virel lui faisait les tarots, puis il se tourne vers nous :
— Je dois faire le cadeau aux femmes de ma famille et tuer un coq blanc sur la tombe de mon père. Après tout ira bien et je serai peut-être chef de canton.
J'avais songé un instant à demander moi-même une consultation. Mais je suis déçu par cet oracle. Je m'attendais à des révélations beaucoup plus intéressantes. La mince silhouette du chef de canton apparaît dans l'encadrement de la porte.
— Le repas est prêt, dit-il simplement.
Nous le suivons dans une petite case impeccablement rangée et balayée. Sur le sol, au milieu, nous attendent la cuvette de riz et le traditionnel poulet à l'huile de palme. Nous n'avons emmené aucun couvert et nous nous accroupissons pour manger a la mode toma.
Voiné disparaît avec le chef.
Quelques instants plus tard, il revient s'asseoir avec nous. Il semble très satisfait.
— Le petit chef va nous aider, dit-il. Il parlera aux vieux pour nous.
Nous ne partageons guère son entrain. Nous avons eu le temps d'échanger nos impressions sur notre hôte. Il ne nous inspire aucune confiance.
D'ailleurs, quelques instants plus tard, l'air toujours absent, il vient prendre congé de nous ; une affaire urgente l'appelle dans un village voisin.
Nous partons en même temps que lui. Sur le chemin du retour, nous suivons un moment la même piste. Au loin, au-dessus du moutonnement de la forêt, on aperçoit la falaise abrupte d'Oko qui domine Touweleou. Nous atteignons une grande dalle de rochers noirs ou nos chemins divergent.
Cette fois, nous n'allons pas laisser passer l'occasion d'obtenir une réponse claire, mais le petit chef réussit pourtant à se dérober.
— Il y a toujours une case prête pour vous chez moi, dit-il. Je ne sais pas quand vient le tatouage et je ne peux vous permettre de filmer. Il faut que je parle aux vieux. Je vous dirai après.
Il ne nous laisse pas le temps d'insister et s'enfonce dans la brousse, sa lourde canne au poing.
Voiné suffoque d'indignation.
— Le petit chef ment. Dans une semaine, tous les féticheurs seront dans son village pour la fête, il le sait et s'il veut, il peut commander aux vieux.
Le ciel est uniformément gris et lourd. Devant notre case, à Touweleou, nous soignons le dernier malade de la matinée. Un homme arrive et me tend un pli confidentiel qui porte le cachet du cercle de Macenta. Nerveusement, j'ouvre l'enveloppe. Tony et Jean lisent par-dessus mon épaule. Le commandant de cercle me convoque d'urgence, sa lettre ne contient aucune précision. Voiné regarde avec attention nos visages soucieux.
— C'est mauvais ? questionne-t-il.
— Non, ce n'est rien, le commandant du cercle veut nous voir.
Aussitôt, il se rassure, car pour lui, entre blancs, tout s'arrange.
Nous rentrons dans la case pour nous concerter. C'est sûrement mauvais, comme dit Voiné. Le commandant de cercle veut me transmettre sa décision d'interrompre nos prises de vues. La question ne fait pas de doute. Je vais partir tout de suite et tacher d'obtenir un délai. En mon absence, Tony et Jean tourneront les plans de raccords indispensables au montage du film et enregistreront tout ce qu'ils pourront à Touweleou même.
Malgré la chaleur moite et un début de crise de paludisme, je suis si préoccupé que j'en oublie la longueur du trajet. Pieds nus, je marche à pas rapides sur la piste. Comme je vais à la ville, j'ai pris a la main mes souliers en « peau de camion », spartiates taillées dans les vieux pneus que vendent les dioulas sur les marchés. Je regarde à peine autour de moi. Comment vais-je m'en tirer à Macenta ? Brusquement, mon pied droit s'enfonce dans un magma grouillant. Je fais un bond. Trop tard. J'ai marché en plein sur une colonne de fourmis. Ma jambe en est déjà couverte jusqu'à mi-mollet. Je les écrase, les chasse frénétiquement, mais les mandibules des guerriers restent accrochées dans la chair. Une brûlure douloureuse me monte le long de la cuisse. Il ne faut surtout pas s'arrêter. J'arrive à Bofossou en boitant. J'ai la jambe à moitié paralysée de la cheville à la hanche.
Heureusement, c'est aujourd'hui jeudi, jour de marché et je trouve très vite un camion pour me conduire à Macenta. Le voyage est pénible. Les élancements des morsures me parcourent tout le coté.
Je ne reconnais pas Macenta. Toute la petite ville a l'air endormie sous le ciel de plomb. Je monte jusqu'au bureau de poste à tout hasard pour ramasser le courrier. Les employés assis devant la porte sont en train de faire une belote en fumant des cigarettes. Je m'en étonne :
— On ne travaille quand même pas le jour de l'Ascension, me dit l'un d'eux.
Nous vivons depuis longtemps en marge du calendrier. J'avais un peu perdu la notion des fêtes mobiles ou non et des jours fériés.
J'hésite à me présenter au commandant de cercle un jour de fête, dans ma tenue de brousse : souliers en peau de camion, vieux short et chemise déchirée, cheveux et barbe hirsutes, mais je tiens à connaître sa décision aujourd'hui même et je me dirige vers la résidence. Après tout, l'importance de ma tenue est secondaire. Cette illusion ne dure pas. Je traverse le jardin fleuri, monte les marches et fais irruption dans un élégant cocktail. Mon apparition jette un froid certain. Assez gêné, j'essaie de faire bonne contenance. Le commandant de cercle, aimable, nullement surpris, m'attire dans un coin. Il ne me transmet aucune décision définitive. Il craint seulement pour nous les représailles des féticheurs et se déclare fatigué de recevoir chaque jour des réclamations à notre sujet. Je défends notre cause de mon mieux, lui répète une fois de plus que nous acceptons les risques de notre entreprise.
— J'ai transmis votre dossier au gouverneur, dit-il. Je ne peux rien vous interdire tant que je n'aurai pas obtenu de réponse, mais je vous conseille de terminer votre travail rapidement.
A force de persuasion, j'obtiens quinze jours de délai. Je sors de la résidence fou de joie. Nous avons tout le temps de filmer le grand tatouage qui se déroulera dans une semaine.
Je voudrais rentrer prévenir mes camarades immédiatement. Impossible de trouver un camion qui retourne vers la foret. Je passerai donc la nuit à Macenta. J'ai oublie mes morsures de fourmis et mon début de crise de paludisme.
Jean et Tony m'attendent avec impatience.
— Après ton départ, me dit Jean, on a réussi a filmer tous les plans de raccords que tu avais demandé, mais Voiné ne va pas fort : il se croit empoisonné. Dans la case voisine de la nôtre, je trouve Voiné gisant sur le lit toma, grelottant, le regard angoissé, enfoui jusqu'au menton dans le duvet de Tony. Il se soulève avec effort sur un coude.
— Les gens de Sogourou m'ont poisonné, me dit-il. Heureusement les patrons me soignent.
J'essaie de le convaincre que sa fièvre, ses vomissements et ses douleurs d'entrailles sont provoqués par un simple accès de dysenterie et non par une vengeance de ses ennemis, mais il ne me croit pas.
— Le complot est sur nous, plus fort que jamais, dit-il.
Puis il ajoute avec mépris :
— Le petit chef n'a même pas envoyé la note.
La réponse du chef de canton devait en effet nous parvenir le lendemain de notre visite. Mes amis n'ont rien reçu en mon absence.
Réunis dans notre case, nous nous concertons. Ni Jean ni Tony ne croient réellement à un empoisonnement. Ils ont suivi depuis deux jours la maladie de Voiné et pensent qu'il dramatise un malaise passager. Demain, il sera guéri.
Les nouvelles que je rapporte nous obligent à agir vite. Puisque le chef de canton nous a oubliés, nous lui enverrons demain un messager qui nous renseignera en même temps sur l'état d'esprit des féticheurs. Il faut un homme habile, intelligent pour remplir cette mission. Le chef des porteurs de Touweleou nous a déjà rendu de grands services. Nous allons le trouver. Il sait un peu le français. C'est un garçon jeune, aux traits fins, au visage ouvert, très silencieux. Sans hésiter, il accepte d'être notre porte-parole.
Cette décision prise, nous nous sentons moins anxieux.
Comme nous nous allongeons dans nos hamacs, le vieux Voiné Beawogui fait son apparition. Il revient d'une de ses tournées presque quotidiennes à travers le pays toma et nous apprend avec amertume que dans plusieurs villages, il a été écarté du conseil des notables et s'est vu interdire l'entrée de la forêt sacrée. Tous les habitants de Touweleou sont maintenant considérés comme des traîtres.
Le lendemain, un peu plus tard que d'habitude, Voiné vient nous réveiller. Les traits tirés, il est marqué comme nous par une nuit sans sommeil, mais affiche pourtant un optimisme inattendu. Nous l'informons de notre projet. Il l'approuve et propose immédiatement d'accompagner le chef des porteurs.
— Les patrons m'ont guéri, dit-il. Je n'ai plus peur de rien. Je veux aller là-bas, expliquer tout aux vieux. Ils vont comprendre.
Nous ne cherchons pas à le dissuader. Quelques heures plus tard, les deux hommes se mettent en route.
Nous les suivons jusqu'au bout du village ; je regarde disparaître la longue silhouette dégingandée de Voiné ; malgré son arrogance, ses comédies et ses petites roublardises, il est pour nous un véritable ami. Il fera tout pour obtenir gain de cause.
Depuis hier matin, nous attendons le retour de notre ambassade. Nous avons eu le temps d'envisager toutes les solutions possibles, de peser toutes nos chances. De plus en plus, nous doutons de la réussite. Dans une semaine peut-être cette expédition sera terminée. Ces derniers jours d'attente et d'incertitude deviennent très éprouvants pour les nerfs.
Avant la tombée de la nuit, nous nous décidons à aller au-devant des deux hommes. A peine hors du village, nous les voyons remonter la piste. Des qu'il nous aperçoit, Voiné brandit son chapeau noir en signe de triomphe.
— Le complot est défait, dit-il. Les vieux n'ont rien contre vous. Ils avaient seulement juré sur le gri-gri de ne plus rien vous montrer. Si vous venez à Sogourou au moment de la fête, comme si vous passiez par hasard, ils ne seront pas coupables et vous pourrez filmer.
— Oui, approuve le chef des porteurs. Ils ne peuvent pas vous demander de venir. Ils ont promis. Mais si vous êtes là, ils ne diront rien.
Cette interprétation imprévue des lois ancestrales arrange tout. Le tatouage n'aura lieu que le dimanche suivant, c'est-à-dire dans une semaine. Mais les préparatifs de la fête commenceront paraît-il le jeudi. Nous n'avons pas une heure à perdre. Et nous décidons sur le-champ d'expédier des le lendemain nos caisses de matériel en avant, par fractions. De village en village, par les relais de porteurs, elles arriveront à Sogourou sans trop de difficultés et nous les retrouverons jeudi matin.
Malheureusement, la plus grande partie des cérémonies se déroulent avant l'aube et depuis un mois, nous attendons les torches au magnésium indispensables. Tony, une fois de plus, se désigne pour aller voir à Macenta s'il ne les trouve pas au courrier du mercredi soir.
Nous avons l'impression d'avoir à la dernière minute arrache la décision. Nous ne savons comment remercier les deux hommes d'avoir mené à bien ces négociations diplomatiques.
La journée du lendemain se passe en préparatifs enthousiastes, nous vérifions les caisses et, après avoir reparti au mieux les charges, nous les voyons prendre une à une la direction de Sogourou.
Le mercredi matin, Voiné arrive dans notre case et se laisse tomber sur la banquette de terre battue, accablé.
— Le petit chef a fait reporter vos bagages à la limite du canton ; il vous interdit d'entrer chez lui .
Cette fois, nous ne comprenons plus. Il est vrai qu'avec le temps nous sommes devenus pour les Toma des êtres un peu à part, à mi-chemin entre eux-mêmes et les wigui mais jamais ils ne nous ont traités ainsi. Malgré ce contretemps, nous décidons de respecter notre programme. Tony part pour Macenta et nous attendons, sans réaction, la confirmation de cette nouvelle qui nous paraît incroyable.
Au milieu de l'après-midi, un messager en casque colonial se présente a nous, au garde-à-vous ; ses pieds nus sortent de leggins bien cirés. Les yeux effarés, il nous fait un salut militaire. Il tremble de la tête aux pieds. Il me tend une note du chef de canton, qui vacille entre ses doigts. C'est un gribouillis indéchiffrable ; je lui demande quelques explications. Il est trop ému pour parler. Peut-être est-il fatigué par l'effort qu'il vient de fournir ; nous le faisons asseoir et lui offrons un quart de vin. Ses traits se détendent, il se rassure peu à peu et réussit à articuler quelques mots : les gens de Sogourou lui avaient dit que nous allions le battre, peut-être le mettre aux fers car il nous apporte une très mauvaise nouvelle. Comme nous l'avait annoncé Voiné, le petit chef, sur l'ordre des féticheurs, s'opposera même par la force s'il le faut à notre venue dans son canton.
Nous n'imaginions pas que le sacrilège commis par nos alliés féticheurs pourrait entraîner des conséquences d'une telle gravité. Nous connaissons trop bien les lois de l'hospitalité toma. Impossible de s'y tromper. Cette prise de position de la part d'un chef équivaut a une déclaration de guerre.
Au cours de la conversation, les habitants de Touweleou sont venus nombreux s'installer dans la case. Ils prennent notre parti avec véhémence. Une vieille femme que nous avons soignée nous apporte des noix de cola en témoignage d'amitié, bientôt imitée par la plupart des habitants. Le messager est conquis. Je vais raconter ce que j'ai vu, dit-il. Et ils comprendront que vous êtes les amis des Toma.
Nous lui demandons de transmettre une dernière proposition : si nous assistons au grand tatouage, nous filmerons uniquement ce que les femmes peuvent voir. Sur un dernier salut militaire, il nous quitte et nous assure que demain matin à l'aube, au plus tard, il nous apportera lui-même la réponse.
Nous l'avons attendu en vain et sur les instances de Voiné, vers dix heures du matin, nous prenons nous-mêmes le chemin de Sogourou. Le ciel est très bleu, la piste sèche. Nous n'emmenons aucun bagage. Notre intention est d'obtenir une dernière entrevue avec le chef de canton. Voiné lui-même ne se dissimule pas les risques d'une telle tentative. Nous traversons rapidement plusieurs villages. L'attitude des hommes a changé depuis plusieurs jours. Ils viennent nous saluer au passage, mais avec réticence. Peu à peu, Voiné perd son assurance, ralentit le pas, il essaie de plaisanter, de gagner la sympathie des habitants mais son inquiétude se transforme peu à peu en angoisse. Il nous arrête près d'un marigot, va cueillir de longues tiges de roseaux et nous en remet une à chacun.
— Prends ça, dit-il. Si tu veux être fort à Sogourou, c'est le pays où il y a beaucoup de sorciers, il faut que tu le gardes à la main.
— Tu crois que c'est bien utile ? dit Jean avec humeur.
— Si, si, c'est très solide.
Un peu avant de franchir la limite du canton, à un croisement de pistes, il se prosterne sur le sol, les bras en croix, et reste ainsi plusieurs minutes.
Nous atteignons Eyssenazou, le premier village du canton d'Oulamaï. Les habitants viennent au-devant de nous sur la place. Voiné discute un long moment avec eux. Nous nous asseyons sous l'auvent d'une case. Les hommes nous regardent d'un oeil méfiant. Voiné traîne dans le village, bavarde aux portes des cases. Il finit par nous rejoindre, tête basse.
— Alors ?
— C'est mieux si je ne vais pas plus loin, dit-il. Les Toma, si on les force, ils deviennent méchants. Il faut faire attention.
— Tu veux rester ici ?
— Pour moi, c'est très chaud, là-bas à Sogourou. Vous, vous êtes des blancs. Vous pouvez continuer.
Nous n'insistons pas et réclamons un autre guide. Contre toute attente, les habitants désignent un homme pour nous accompagner. Voiné se ressaisit et prend la tête de la colonne.
Le chemin habituel qui mène droit à Sogourou traverse un peu plus loin la forêt d'initiation. Pour ne pas indisposer les féticheurs, nous prendrons une piste détournée, beaucoup plus longue et pénible.
Dans un petit village inconnu, nous retrouvons l'homme aux leggins qui nous attend. Fatigués, nous nous asseyons. A l'autre bout du village, des notables, accroupis, nous observent. Mais pas un ne se lève pour venir nous saluer. D'après le messager, le maître du tatouage et le chef de canton viennent au-devant de nous.
— Le maître du tatouage, dis-je à Voiné, mais je croyais que c'était Zézé à Sogourou ?
— Plus maintenant, dit Voiné avec un geste d'impuissance. Ils ont changé.
Cette destitution brutale en dit long sur l'acharnement du clan adverse.
Mais Voiné a surmonté sa peur et veut en finir le plus vite possible. Il s'impatiente et nous presse de continuer. Pour lui, il s'agit simplement d'une manoeuvre. Si nous tenons vraiment à voir le chef, il faut aller chez lui, directement. L'homme aux leggins ne partage pas cet avis mais accepte de nous conduire par la nouvelle piste qui contourne la forêt sacrée. Grossièrement défrichée, elle est hérissée de chicots d'arbres aigus tailles au coupe-coupe. Voiné marche à toute allure. Nous ne voulons pas nous laisser distancer. Pieds nus dans les côtes et les descentes abruptes, nous nous blessons à chaque pas.
— Il nous prend pour des fakirs, grommelle Jean excédé.
Un marigot de cent mètres de large coupe la piste. Nous pataugeons dans la vase à grandes enjambées, hors d'haleine, les pieds en sang.
Après trois heures de ce calvaire, nous débouchons sur une large piste qui, selon Voiné, doit nous amener à Sogourou en un quart d'heure.
De la brousse, tout près de nous, monte soudain la voix rauque de l'Afwi. Je m'arrête ; à travers le lacis de lianes et de branches, j'aperçois des silhouettes d'hommes au milieu desquels se dresse le grand masque noir.
— Vite, vite ! hurle notre guide qui se met à courir en direction du village.
Sans bien comprendre, nous l'imitons. Nous connaissons déjà l'Afwi, nous sommes tatoues. Pourquoi devrions-nous fuir devant le Grand Esprit ? Derrière nous, la musique sacrée se tait et nous reprenons une allure plus normale.
La piste se met a descendre. Entre les arbres apparaissent les toits des cases : Sogourou. C'est le premier village toma que je vois bâti dans un creux de terrain et non sur le sommet d'un mamelon. Quelques fumées bleues montent dans l'air tranquille. Sogourou est un grand village. J'y remarque avec surprise de nombreuses cases carrées. Nous nous approchons. Tout est désert et silencieux. Pas une femme devant sa porte. Pas un notable.
A peine avons-nous franchi le cercle de lianes que de tous cotes surgissent des hommes aux visages fermés qui nous environnent en un instant. Je fais demander par Voiné une case pour nous reposer et de l'eau suivant la coutume. Personne ne répond. Le cercle hostile se resserre. Nous nous asseyons et tachons de conserver un air dégagé.
Enfin le chef de canton arrive. Il nous adresse la parole en toma alors qu'il parle français et demande à Voiné de traduire :
— La décision des vieux est irrévocable : ils refusent définitivement de nous laisser filmer quoi que ce soit. Les secrets des Toma ne sont pas pour les Blancs. Ils se déclarent prêts à nous aider pour toute autre chose, mais ne veulent plus rien nous dévoiler.
Sans conviction, je m'efforce de leur préciser nos intentions. Nous n'avons jamais utilisé la force ni la ruse pour connaître les mystères de la foret sacrée. Certains Toma nous les ont montrés parce que nous étions leurs amis et qu'ils avaient confiance en nous. Nous avons promis de ne rien révéler aux femmes toma ni aux Bilakoro. Nous ne projetterons jamais notre film en Afrique Noire et nous sommes prêts encore une fois à nous engager par écrit, à leur signer une note. S'ils nous laissent assister à la cérémonie, nous ne filmerons que s'ils nous y autorisent.
Un vieillard s'avance alors, que je ne connaissais pas. « Le maître du tatouage » me souffle Voiné. Il ordonne aux hommes de se retirer dans la foret pour délibérer, dit quelques phrases brèves à Voiné sur un ton tranchant et s'en va.
Nous nous retrouvons seuls dans le village désert. Voiné est gris de terreur.
— Le vieux a dit que c'était moi qui vous avais conduis ici, je dois mourir et vous aussi.
Jean et moi nous nous regardons. Nous sommes trois, sans armes. Impossible de prévoir ce qui nous attend. Il ne faut surtout montrer aucune nervosité. Nous n'avons qu'un moyen de les impressionner : rester calmes.
Jean se relève puis, avec des mouvements précis, arme son Leica et l'oeil au viseur, attend.
Une rumeur grandissante nous environne. La place est toujours vide. J'éprouve un petit pincement au coeur.
— Ça y est, balbutie Voiné tremblant, ils viennent nous tuer.
En un instant, nous sommes cernés par une multitude de Toma. Ils doivent être près de trois cents. Leur impassibilité contraste avec leur fureur de tout à l'heure et me rassure encore moins. Fichter, flegmatique, prend photo sur photo. Après un long silence, le chef de canton me traduit les paroles du vieillard :
— Si vous restez là, dit-il, les hommes restent aussi autour de vous. Vous ne pourrez pas bouger. Vous n'aurez ni la case, ni le feu, ni l'eau.
Voiné nous supplie de ne pas insister.
— Il faut partir maintenant, patron, il faut partir.
A regret, nous sommes contraints de battre en retraite, encadrés par une douzaine d'hommes. Jusqu'au premier village, ils nous escortent sans dire un mot, mais dès le cercle de lianes franchi, ils ont perdu leur air farouche.
Au moment de nous quitter, ils échangent avec nous de brefs adieux :
— Gueria… Gueriao…
De temps en temps, nous croisons un groupe de Toma, sans doute au courant de l'incident. Ils s'arrêtent pour nous laisser passer. Certains nous dévisagent d'un air ironique, d'autres au contraire nous tendent la main pour le salut rituel avec des regards compatissants.
Le jour baisse. Fourbus, les pieds en piteux état, nous sommes obligés de nous arrêter dans un hameau bien avant Touweleou. Tony se préparait à en repartir pour nous rejoindre avec les torches. Il était si sûr de notre réussite qu'il apporté en outre des cadeaux pour les habitants de Touweleou et pour fêter la fin du film, quelques bouteilles millésimées, un camembert et un saucisson, denrées que nous n'avons guère vues depuis notre arrivée dans le pays toma.
Dans la case qu'on a bien voulu nous abandonner, nous partageons ce festin avec Voiné et nous nous consolons tant bien que mal de nos déboires.
En pleine nuit, les gémissements de Jean nous réveillent. Il grelotte de fièvre et, souffre atrocement du ventre. Il se tord de douleur à un tel point que nous sommes obligés de l'allonger sur une natte ; impossible de le laisser dans son hamac. Il est pris de vomissements spasmodiques et d'une violente crise de dysenterie. Nous fouillons dans la caisse de pharmacie. A tout hasard, nous lui donnons un calmant. Jusqu'au matin, il continue à gémir, à se rouler sur sa natte, sans que nous puissions rien pour lui. Voiné, affolé, ne cesse de répéter :
— C'est les gens de Sogourou… Patron, ils l'ont « poisonné » !
Nous décidons de faire transporter Jean dans son hamac, mais au moment du départ, il se sent un peu mieux et refuse avec énergie de l'utiliser. Nous restons un moment en arrière pour surveiller le portage. Jean nous précède, accompagné par Voiné.
Nous le rattrapons bientôt. Le regard voilé, les yeux creusés, blafard, il tente de franchir un marigot, cramponné aux épaules de Voiné. Plongé dans l'eau boueuse jusqu'à la taille, il s'épuise mais s'obstine a vouloir marcher.
A cinq cents mètres du village, en passant sous la haute falaise noire d'Oko, il est repris d'une crise de vomissements incoercibles. Tony et moi le soutenons chacun sous un bras et remontons lentement la longue côte qui finit à l'entrée de Touweleou. Des femmes qui préparent le repas, des vieux assis devant leur case, des enfants s'approchent. Une haie silencieuse, inquiète se forme jusqu'à notre case.
Nous étendons Jean à bout de forces, sur une natte, dans son duvet.
Il faut se rendre à l'évidence. Nous ne connaissons rien de son mal et sommes incapables de le soigner.
Tous les habitants se sont groupés devant la porte, l'air affligé, n'osant rien dire.
Dans l'ombre de la case, Jean, le visage cireux, se contracte, tenaillé par une souffrance intolérable.
Le vieux Zézé arrive de la forêt sacrée, haletant. Il examine Jean, le palpe avec des mouvements très doux, et après une courte conversation avec Voiné disparaît. Quelques instants plus tard, il revient, l'air grave, ferme la porte de la case et sort des plis de son boubou un sac de coton de forme allongée. Il en extirpe avec difficulté un récipient en terre cuite, couvert de sang coagulé et de cauris, le débouche, y plonge une petite baguette et lèche le liquide blanchâtre et visqueux qui répand une odeur nauséabonde. Il veut prouver par là qu'il n'y a rien a craindre. Nous secouons Jean :
— Le vieux Zézé va te donner le médicament, lui annonce Voiné.
D'une voix imperceptible, Jean me demande mon avis :
— Tu le prendrais ?
— Je crois qu'il n'y a rien d'autre à faire. On ne sait jamais.
Nous le soutenons pour lui permettre d'absorber l'horrible potion. Il ouvre la bouche et fait une affreuse grimace.
— C'est infect, murmure-t-il. Si je n'en crève pas…
Apres une courte accalmie, les spasmes douloureux reprennent avec une violence accrue et Jean s'affaiblit d'instant en instant. Nous décidons, Tony et moi, de le faire ramener en hamac sur le bord de la route et là, de le mettre dans un camion à destination du centre européen le plus proche.
Mais quand il voit arriver les huit porteurs et le palanquin, il refuse de bouger, se raidit de toute sa volonté contre la souffrance, mais ne réussit qu'à l'aggraver. Je l'aide à se soulever.
— Ce n'est peut-être qu'une amibienne, Jean, mais il faut que tu partes. Tu reviendras quand ça ira mieux.
Il me regarde. En une nuit, il est devenu méconnaissable. Finalement, il cède.
Les hommes se remplacent par équipes de quatre. Le hamac à quelques mètres de moi se balance entre les torses nus et luisants des porteurs. Dans les remontées ou les descentes très dures les hommes patinent sur l'argile gluante de la piste et Jean se trouve par moments la tete plus basse que les pieds. Pour franchir les marigots, ils sont obligés de s'y mettre tous. J'aperçois le visage blême de Jean, nez pincé, lèvres exsangues. Pour lui, ce trajet doit être un supplice.
A la traversée des villages, les gens s'approchent et nous regardent passer, sans parler, avec compassion, comme les habitants de Touweleou.
Plusieurs fois, je crois Jean évanoui, je cours a ses côtés et le secoue, mais toujours, d'une voix faible, il me rassure :
— Non ça va pour le moment, j'espère que je tiendrai jusqu'a la route.
A Bofossou, nous nous retrouvons dans la petite case en face de chez Baré. C'est la troisième expédition que nous faisons ensemble Jean et moi. Nous ne nous sommes encore jamais séparés. Nous attendons deux ou trois heures. Nous n'avons pas grand' chose à nous dire. Je fais un ballot de ses affaires.
Enfin arrive, un camion conduit par un blanc. Je hisse Jean près du chauffeur. Il parle de venir nous rejoindre, des qu'il sera remis. Je sais que pour lui aussi Sogourou était le but final, qu'il n'admet pas de voir le film inachevé. Mais je lui ordonne de rentrer en France, directement.
— Pour ce qui reste à faire, Tony et moi, nous nous débrouillerons.
Le camion démarre. J'aperçois une dernière fois Jean affaissé sur le siège avant, le regard terne, la tête renversée en arrière.
Je regarde le camion s'éloigner. Je ne sais pas très bien ce que Jean va devenir… Mais je n'ai pas le temps de m'attarder, il nous reste peut-être encore une chance d'achever notre travail et Tony m'attend à Touweleou.
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