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Guinée Française
Ethnographie


Pierre-Dominique Gaisseau
Forêt Sacrée
Magie et rites secrets des Tomas

Paris. Editions Albin Michel. 317 pages

Avec la collaboration de Henri Robillot
Voiné Koywogi, Zézé Sohowogi, Wego Béawogi


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Les musiciens d'Orapossou nous accompagnent, Jean et moi. Tony, bien qu'assez éprouvé par notre aventure nocturne est parti au jour sous un ciel gris pour Macenta avec la bicyclette de Koli. Il viendra nous retrouver directement ce soir à Kovobakoro.
Koli avait quelques affaires à régler, mais il prendra son cheval et nous rejoindra avec les porteurs et notre matériel.
Tout semble s'arranger.
Voiné est particulièrement loquace ce matin. La rapide guérison de Zézé lui a donné confiance et il s'engage à nous faire assister à tous les rites de l'enterrement. Tout au long de la piste, il nous décrit les différentes cérémonies que nous allons pouvoir filmer. Il n'y a, paraît-il, pas une seule femme dans le village. Elles ont dû se sauver loin dans la brousse, car le grand masque secret doit sortir en plein jour et parcourir toutes les rues du village, escorté par la musique sacrée de l'Afwi. Puis on prélèvera sur le cadavre toutes les parties du corps qui ont une valeur magique et serviront à faire des médicaments.

Puis, le cadavre sera roulé dans les épines placées à l'intérieur de la natte qui le recouvre.
— Le féticheur a fait beaucoup souffrir les gens pendant son existence, précise Voiné, il faut se venger de lui.
Si la famille du mort est riche, elle peut conserver pour elle les fractions du corps dépecées et la force du féticheur reste chez les siens. Sinon, le partage se fait entre les féticheurs présents.
L'Afwi accompagne le cadavre jusqu'à sa tombe et quand la fosse est recouverte tout le village assiste alors au sacrifice habituel.
Des nuages sombres roulent sur un ciel terne. Dans une demi-heure au plus nous atteindrons Kovabakoro,
Les musiciens qui nous précèdent s'arrêtent à un croisement de pistes, puis les tam-tams nous entourent et redoublent d'ardeur.
— Ils ne vont pas plus loin, dit Voiné. Ils ne peuvent pas entrer là où il y a un mort.
Voiné exécute une dernière petite danse au milieu de l'orchestre. Nous faisons aux musiciens le cadeau d'adieu et continuons notre route.
Le village s'étage sur deux plates-formes de sable et de roches noires. Quand nous y arrivons, il semble paralysé. Pas un appel. Pas un pilon résonnant dans son mortier. Pas une femme devant sa case.
Des groupes d'hommes accroupis conversent à voix basse et se détournent à peine pour nous accueillir. Un peu déroutés, nous nous asseyons devant une case. Voiné regarde autour de lui d'un air soucieux. Au bout d'un moment, le chef de village se présente. Malingre, le regard fuyant, il tourne sa chéchia dans ses doigts et baisse la tête avec une attitude de soumission feinte. Il s'excuse de son retard, se déclare très honoré de notre visite et nous désigne une case minuscule et vide où nous tenons à peine, Jean et moi. Puis il disparaît sans attendre. Son hospitalité s'arrête là. Il ne nous fait apporter aucun des cadeaux habituels.
— Un vrai traître de mélo ! dit Jean.
Peu importe, d'ici quelques heures, Koli rétablira la situation.
A cette heure du jour où tous les Toma travaillent aux lougans, les hommes de Kovabakoro sont rassemblés dans le village, désoeuvrés. Mais leur présence inhabituelle mise à part, rien ne donne l'impression qu'un décès important vient de se produire. Nous n'avons pas encore vu la case du mort ni entendu les lamentations rituelles. Nos bagages arrivent, de loin en loin, au compte-goutte, mais il nous manque encore la partie la plus importante du matériel, en particulier l'indispensable groupe électrogène. Un porteur luisant de sueur, dépose à nos pieds une caisse de pellicule vierge. Par l'intermédiaire de Voiné, nous le questionnons. D'après lui, Koli est en train de terminer ses préparatifs de départ. Quelques heures se passent en attente. Tous les porteurs qui se succèdent apportent la même nouvelle : Koli selle son cheval et arrive.
Nous nous promenons dans le village, sans recueillir une seule marque de sympathie. Peu a peu, les femmes reviennent de la brousse, par petits groupes, et se remettent à vanner ou à piler le riz devant leurs cases.
— Regarde, me dit Jean. Une blanche !
Le même détail nous a frappés en même temps.
C'est une femme mince et élancée en train de piler le riz à longs mouvements élastiques.
Elle est si peu bronzée qu'elle m'apparaît tout à coup beaucoup plus nue que les autres.
D'ailleurs, plusieurs habitants ressemblent étonnamment à des Européens, tant par la couleur de leur peau que par leurs traits.
Et l'un des hommes, assis devant la case la plus proche, qui nous observe d'un oeil méfiant en fumant sa pipe, a tout à fait la tête d'un sous-officier rengagé.
J'en fais la remarque à Voiné. Il sourit.
— Tu sais, dit-il, ici c'était le pays de Kowo, grand chef qui voulait faire la guerre aux blancs, mais ils ont amené le canon sur la montagne, là-bas.
Et il me désigne un promontoire verdoyant qui domine la foret.
— Ils ont tire. Les guerriers ne connaissaient pas ça et se sont tous sauvés. Kowo aussi… Il est quand même enterré ici.
Il nous conduit à l'extérieur du village. Une tombe d'ancêtre se dresse sur une butte, au pied d'un grand arbre mort.
— C'est là, dit-il. Kowo aurait dû écouter le vieux Kréan qui a fait tout de suite la paix avec les blancs, mais celui-là c'était un grand chef, il n'avait jamais de sabre ou de fusil, même pas une canne. Quand il parlait, tout le monde tremblait. Il était grand comme le Laniboï, la nuit il volait au-dessus des cases. C'était le dernier a être aussi grand.
— Mais comment étaient les hommes, autrefois ?
— Ils étaient tous aussi hauts que des cases.
— Tu veux parler des Toma ?
— Non, dit Voiné. Tous les hommes étaient comme ça. Les Toma n'existaient pas.
— Mais comment sont-ils venus
— Ils sont venus de partout. Le vieux Zézé, ses grands-pères sont venus de la savane… Maintenant, ils sont des purs Toma.
Les tombes sont en général dans le village même. Je m'étonne de voir celle de Kowo à l'écart.
Kowo Bakoro était beaucoup plus grand, m'explique Voiné. Il y avait même un autre village tout près, mais les gens ont quitté.
Derrière lui, nous gravissons un étroit sentier. Au milieu d'un grand espace découvert, au sommet de la colline, se dresse une petite case ronde, isolée, presque intacte et tout autour, des cercles de terre battue bordes çà et là d'un pan de mur. La végétation n'a pas encore réenvahi ce plateau et seule pousse une herbe rare. Une brèche dans l'enceinte des grands arbres laisse voir en contrebas la masse vert sombre de la forêt dont les vallonnements courent comme une longue houle jusqu'a l'horizon voilé de vapeur. Voiné étend le bras :
— Là-bas, c'est Sogourou, dit-il, comme s'il avait deviné mon obsession.
Nous revenons sur nos pas. Voiné nous montre, s'enfonçant en pente raide sous la brousse, un chemin au sol rocailleux couvert de mousse. Des réseaux de lianes le barrent en tous sens. Ce sentier ne doit être guère fréquenté, ni entretenu. Je m'y engage, attire par l'aspect mystérieux de l'endroit.
— Si tu veux, dit Voiné, mais c'est la qu'on adore les ancêtres et je n'ai pas le droit de t'y conduire.
Cette subite dérobade de Voiné, d'habitude si plein d'assurance, m'intrigue. La piste abrupte, glissante, descend entre de hauts blocs de pierre noire. Des draperies de mousse pendent jusqu'au sol des rochers et des lianes. Dans l'ombre humide et verte, je me sens transporté dans un paysage de Jules Verne. Sur une large dalle au bord du chemin s'amassent des offrandes. Je m'arrête un instant, continue à descendre et me retrouve subitement devant les premières cases du village. Voilà pourquoi Voiné ne tenait pas a me servir de guide de façon trop ostensible. Il craignait de se mettre tous les habitants a dos. Après cet incident, l'appui de Koli nous est plus que jamais indispensable. Mais le soir tombe, il n'a pas donne signe de vie.
Dans la case, le vieux Zézénous attend pour nous transmettre de mauvaises nouvelles. Les notables l'ont charge de nous dire que le mort n'était pas un grand féticheur et que son enterrement ne serait l'occasion d'aucun rite spécial.
— Mais ils mentent, ajoute Voiné et le vieux Zézén'a pas voulu les forcer. Il faut attendre Koli. S'il commande, vous pourrez tout voir.
Les femmes ont maintenant regagné le village. Et d'une case voisine de la nôtre montent dans la nuit les lamentations de mort.
Les deux féticheurs, Jean et moi, nous sommes assis, dans l'obscurité de notre case, silencieux. Pour le moment, nous n'avons rien à regretter. Tony n'est pas encore arrivé avec les pièces de rechange. Mais dans son coin, Zézéremâche son amertume. Pour la première fois, des féticheurs autrefois soumis à son autorité le tiennent en échec.
Le lendemain, dans la matinée, arrive enfin le groupe électrogène. Jean et moi en commençons le montage. La plupart des hommes se désintéressent de ces préparatifs. Nous sommes bien mis en quarantaine. Seuls quelques jeunes garçons plus curieux assistent aux essais. D'après les derniers porteurs, Koli, retenu hier par une affaire urgente, nous rejoindra sûrement aujourd'hui.
Jean est en train de dérouler le fil jusqu'à la case quand une débandade soudaine se déclenche dans le village. Tous les habitants s'engouffrent dans les cases. Sur la place déserte débouche au galop un taureau qui s'arrête d'un bloc et renifle, les naseaux sanglants.
Sur le seuil de la case où nous avons couru nous abriter, Voiné nous explique que la bête a rompu ses entraves au cours d'un sacrifice à Boueylazou et s'est sauvée après avoir été blessée d'un coup de fusil.
Quelques hommes ressortent d'une case avec une calebasse remplie de sel. Ils s'approchent à pas prudents du taureau pour le capturer. Le taureau gratte le sol, incline la tete, comme pour charger puis fait volte-face et redisparaît dans la brousse. Personne ne tente même de se mettre à sa poursuite.
Rien ne semble annoncer la cérémonie prévue. Nous achevons pourtant d'installer le matériel. Les hommes palabrent à l'intérieur de leurs cases pendant que le martèlement des pilons résonne dans le village. Tout est prêt pour le tournage. Gênés par la froideur des habitants nous ne sortons même plus, et restons assis dans nos hamacs.
Vers midi, les notables se décident à nous rendre visite, l'air enfin détendu. Selon eux, l'homme que l'on va enterrer n'était pas féticheur, mais seulement le chef des chasseurs et nous pouvons, si nous le désirons, filmer toutes les cérémonies en son honneur. Après la discussion d'hier soir, il est clair qu'il s'agit d'une manoeuvre destinée à nous satisfaire partiellement.
— Ce n'est pas vrai, me souffle Voiné furieux. Tu n'as pas besoin de sortir les machines.
Je partage son avis, mais ne désire entamer aucune discussion qui pourrait indisposer les féticheurs.
Je préfère attendre sans y croire une solution dans la venue de Koli, et nous suivons les notables jusqu'a la case du mort.
Tous les chasseurs sont réunis sur la place dans leur tenue de brousse : toques en peau de singe, boubous délavés en lambeaux. Bardés de talismans de chasse, de sacs de poudre, ils tiennent leurs fusils à piston. A leurs pieds somnolent une trentaine de chiens jaunâtres. Je n'imaginais pas qu'un hameau aussi petit pouvait réunir une telle meute.
Un par un, les hommes pénètrent dans la case. Le cadavre est là, enroulé dans une natte, à même le sol. Le chasseur touche la natte et y fait coucher tous ses chiens. Quand chacun a accompli ce rite, ils se réunissent et, assis sur une tombe d'ancêtres, discutent pour se partager les terrains de chasse.
Accroupi contre une case, pour passer le temps, je joue avec l'un des chiens qui me témoigne beaucoup d'amitié. Un des notables qui m'observe en ricanant, se tourne vers les autres, dit quelques mots et tous se mettent a rire. Voiné me traduit cette réflexion d'un air ulcéré
— Le vieux dit que tu as choisi le plus mauvais chien. Celui qui n'a jamais pu apprendre à chasser.
J'avais oublie que le clan des Koiwogui était non seulement celui des guerriers et des chefs, mais aussi celui des chasseurs. Voiné, dont la réputation de chasseur est grande dans tout le pays, ne peut supporter que son « patron » ne sache pas du premier coup d'oeil faire la différence entre un bon et un mauvais chien.
— Si tu avais un fusil, ajoute Voiné avec regret je pourrais aller avec eux et ce soir je te ramènerais une biche noire. Ils vont sûrement voir du gibier. Le mort leur a donné toute sa force et les chiens trouveront les traces.
Les chasseurs se séparent et disparaissent rapidement dans la brousse.
A notre grand étonnement, quatre hommes entrent à nouveau dans la case et en sortent Ie cadavre. Nous les suivons jusqu'à une fosse déjà creusée, que nous n'avions pas remarquée. Sans aucune cérémonie, ils déposent le cadavre au fond du trou et rabattent la terre. Nous ne savons que penser. Zézéet Voiné, outres, assistent sans mot dire à ce dénouement imprévu. Nous nous retirons dans notre case, très déçus. Koli peut arriver maintenant. Il est trop tard.
— Ils n'ont pas le droit de faire ça, proteste Voiné. L'esprit du mort va se venger et ne les laissera pas dormir.
A la suite de Zézé, il va rejoindre les notables dans la case du chef de village. Nous n'attendons rien de cette discussion. Il serait aussi simple de commencer à ranger notre matériel.
La nuit tombe. Nos deux féticheur consternés traversent la place et nous font signe de les rejoindre.
Apres avoir referme la porte de la case, ils parlent tout d'abord entre eux à voix basse pendant un long moment. Puis Voiné se tourne vers nous.
— Le vieux, dit-il, sait très bien ce qui va arriver. Maintenant Koli ne viendra plus…
Il nous dévoile alors tous les dessous de l'histoire. Koli a simplement demandé aux gens du village l'autorisation de nous laisser filmer, mais n'a donné aucun ordre. Ils n'ont pas accepté. Zézé leur a signalé que déjà nous connaissions tous les secrets et qu'il n'y avait rien à craindre.
— Peut-être toi tu n'as pas peur de la mort, lui ont-ils dit, tu es libre de montrer aux Blancs ce que tu veux, mais nous ne voulons pas mourir.
Mis au courant de leur décision, Koli Zoumanigui n'a pas insisté et sous prétexte d'affaire urgente, il laisse l'incident se régler de lui-même.
— Ils ont enterré l'homme, comme ça, ajoute Voiné. Quand vous serez partis, ils le sortiront pour faire la cérémonie.
Nous n'avions pas envisagé cet escamotage. Ainsi, malgré toute l'autorité de Zézé, malgré son exemple même, les féticheurs sont prêts à encourir la fureur de l'esprit du mort plutôt que de nous dévoiler des secrets que nous connaissons déjà. Je me tourne vers Zézé, prostré dans l'ombre.
— Tu n'as rien pu faire ici, lui dis-je. Dans le petit village, ils refusent de t'obéir, même pour nous laisser filmer un enterrement. Crois-tu que tu pourras obtenir davantage à Sogourou et commander aux trois mille Toma qui s'y trouveront ?
Le vieux maître des féticheurs se redresse. Il parle d'une voix forte et Voiné lui-même retrouve toute son assurance pour traduire :
— Toutes les paroles que tu dis sont vraies. Ici, Koli commande. Je n'ai pas voulu commander, moi. Pour aller à Sogourou, je passerai devant vous et rien ne m'arrêtera. Je suis le maître du tatouage, je suis le plus fort. Pour réussir, nous allons nous chauffer, Voiné et moi ; les guelemlaï ne sont pas encore passés, nous avons le temps.
Il se lève et sort, sans un mot de plus.
Nous ne connaissions pas encore le rite auquel il vient de faire allusion, mais nous savons que les Toma considèrent le feu comme la plus grande force. Ils l'entretiennent dans leur case pendant toute la nuit et, nous a dit Voiné :

« Quand un homme ne mange pas assez de viande, et qu'il n'a plus de force, il faut qu'il reste assis longtemps à côté du feu. Ça remplace la viande. »

Dans les circonstances très graves, quand un féticheur par exemple veut dominer son adversaire, il se retire dans la foret sacrée, construit avec ses assistants au-dessus d'un foyer une sorte de claie de bois vert, suspendue à environ un mètre du sol, s'y installe avec tous ses talismans et reste là à invoquer les esprits. Ce rite doit se reproduire pendant sept jours successifs et s'accompagner d'une continence sexuelle absolue.
Voiné parait maintenant très pressé de rejoindre Touweleou. Selon lui, il est inutile d'attendre Tony qui nous rejoindra là-bas.
— Les gens dans le village ont la tete dure, dit-il.
Ils attendront tout le temps et ne feront rien devant nous.
A regret, nous décidons de suivre son conseil et fixons le départ au lendemain matin. Dans la nuit, une fois de plus, nous rangeons notre matériel. Jean est écoeuré. Nous n'échangeons pas une parole.

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