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Guinée Française
Ethnographie


Pierre-Dominique Gaisseau
Forêt Sacrée
Magie et rites secrets des Tomas

Paris. Editions Albin Michel. 317 pages

Avec la collaboration de Henri Robillot
Voiné Koywogi, Zézé Sohowogi, Wego Béawogi


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Le jeudi, à tour de rôle, car le voyage n'a rien d'une partie de plaisir, nous profitons du camion d'un commerçant indigène venu se ravitailler au marché, pour aller à Macenta chercher le courrier. C'est mon tour aujourd'hui, mais cette fois, Jean m'accompagne. D'après les dernières lettres reçues de Paris, il y a quinze jours environ, la naissance de son fils doit être imminente. Il ne peut s'agir, bien entendu, que d'un fils. A peine le camion nous a-t-il déposés sur la place du marché qu'il m'entraîne a grandes enjambées vers le bureau de poste.
Le triage du courrier, arrivé hier, n'est pas terminé et Jean, toujours impatient, met en cause toute l'administration des P.T.T. de France et d'Afrique et la nonchalance des employés du bureau local. Pourtant, les postiers se mettent en quatre pour le satisfaire, et retournent en tous sens les sacs de courrier, et même les paquets d'imprimés. Enfin, rayonnants, il lui tendent un télégramme vieux d'une semaine. Jean pâlit, l'ouvre fébrilement, l'empoche et sort sans un mot, furieux, à la grande déception des employés. Je les remercie pour lui et le rattrape. Il regarde fixement devant lui :
— C'est une fille, dit-il. Et comme si ça ne suffisait pas, ils l'ont appelée Virginie !
Dans ce « ils », je sens qu'il englobe l'humanité tout entière, et la rend responsable de la naissance de sa fille et de ce nom romantique, qu'il juge ridicule.
Je lui démontre que j'ai survécu à une épreuve semblable pendant l'expédition Orenoque-Amazone, et lui assure qu'on s'habitue à tout.
Nos quelques amis européens de Macenta ont tenté de le consoler devant un apéritif. Peine perdue, il a sur ce point, les mêmes réactions qu'un pur Toma. En revanche, ils ont réussi a nous faire manquer le camion du retour. Apres le dîner, ils nous entraînent au cinéma en plein air, dernière innovation de la ville.
Au bout du village indigène, entre deux bâches fixées à des piquets, un petit appareil de 16 mm. projette des images plutôt floues sur un drap sommairement tendu. Le ronflement du groupe électrogène domine, parfois, les voix des acteurs et la musique chevrotante. Sur le sol inégal, les bancs primitifs, surchargés de spectateurs, oscillent dangereusement.
Le public se compose en majorité d'Africains, qui suivent avec un intérêt passionné les combats des bacilles et des microbes, et encouragent les adversaires de la voix, au cours d'un documentaire sur l'oeuvre de Pasteur. Un film sur le catch ne soulèverait pas plus d'enthousiasme. A cette première partie, succède sans entracte, un vaudeville de la bonne époque, dont les quiproquos restent même pour nous, indéchiffrables, mais les représentants en caleçons et fixe-chaussettes de la race des seigneurs poursuivis par d'énormes matrones indignées, dans un décor modern-style, soulèvent des tempêtes de fou rire.
Nous sommes partis avant la fin, pour aller prendre une bière chez Foromo, le « Gargotier numéro 1 » de Macenta .
Dans la grande case au sol en terre battue, sont aménagés des boxes aux cloisons de torchis. Sur les murs où sont peintes des briques en trompe-l'oeil s'étalent des affiches publicitaires avec d'aimables jeunes personnes qui vantent l'excellence de breuvages variés. Les consommateurs sont nombreux et bruyants. Plusieurs jouent au fao. D'autres sont attablés devant des verres de bière ou de doboïgui.
Foromo, grand, massif, l'air réjoui, nous conduit vers un box libre.
— Fauteuillez-vous, messieurs, fauteuillez-vous, dit-il en nous désignant le banc taillé à la hache.
Après nous avoir servis, il nous présente ses clients de marque, en particulier Koli Zoumanigui, chef de canton de Baezia.
— Oui, approuve Zoumanigui, en caressant sa courte moustache, il y a dix-sept ans que je commande le canton.
— Et tu n'as jamais été empoisonne ?
Je lui pose cette question sur le ton du monsieur au courant des usages. Un chef de canton peut susciter beaucoup d'envieux.
Zoumanigui Plisse ses petits yeux brillants.
— Non, je suis beaucoup trop malin.
Il s'installe à notre table et nous bavardons. Koli est au courant de toutes nos difficultés, et se déclare prêt à nous aider. Il nous invite même à une grande fête des jeunes filles qui doit avoir lieu dans son village quelques semaines plus tard.
Puis il nous quitte, et nous rentrons chez nos amis finir la nuit en attendant de trouver un camion qui nous ramènera à Bofossou.

Tony et Virel nous attendent au camp de base, où ils ont ramené les documents déjà recueillis : pellicules et bandes sonores utilisées. Au cours de ces deux derniers mois, nous avons réussi, contre tout espoir, à filmer les rites sacrés des Toma, et à enregistrer la sauvage musique de l'Afwi. Mais un problème essentiel reste à résoudre. Comment parviendrons-nous à assister aux cérémonies d'initiation de Sogorou. La période des grandes pluies approche et la date de cette fête solennelle n'est même pas encore fixée.
L'opposition latente de la plupart des féticheurs réduit d'ailleurs nos chances a néant, ou peu s'en faut. Pour Voiné, cependant, notre admission au « grand tatouage » ne fait aucun doute. Zézé Sohowogui, grand maître de l'initiation, a présidé sept fois la cérémonie. Avec son appui, tout reste possible.
Pour confondre nos adversaires, Voiné a résolu de demander leur appui aux esprits de la forêt, et ce matin, il va sacrifier un coq blanc au lieu où, selon lui, vit son génie protecteur. Nous l'accompagnons. Il gagne directement le bord du marigot, où les femmes lavent le linge. De là, nous suivons un sentier à peine tracé qui nous conduit assez loin en aval, à la base d'une haute cascade, sous l'ombre dense des arbres. Un peu en retrait, au plus épais de la brousse, une faille s'ouvre entre deux gros rochers, au creux de laquelle brille une petite nappe d'eau noire. Voiné s'agenouille devant ce trou et, prosterné, commence ses prières aux esprits, puis il égorge le coq blanc, qui, après avoir vacillé un instant, se jette dans l'eau, les ailes ouvertes.
— Le sacrifice a bien donné, dit Voiné en se relevant, le complot sera défait.
Au retour, le long de la rivière, il s'arrête à la naissance d'une petite presqu'île ou se dressent quelques arbres. Une étroite plate-forme de terre battue cernée de broussailles y a été aménagée. Au milieu, sur une grande dalle noire sont rangées les offrandes : riz ou piments, dans des canaris, à l'abri d'une bande de cotonnade tendue entre deux branches : c'est le sacrifice au serpent .
— Si le serpent accepte tes cadeaux, dit Voiné, s'il mange les oeufs que tu lui apportes, il te protège toujours. Le serpent ne ment jamais.
Je me souviens alors que, pour les Toma, l'eau et le serpent ont préexisté à l'homme et, par conséquent, même à l'Afwi.

Les traits tirés sous des barbes hirsutes, nous commençons à être marqués de l'empreinte de la forêt.
Les multiples petites croix de sparadrap qui nous constellent bras et jambes rongés par les moisissures des crow-crow qui apparaissent inévitablement avec la saison des pluies.
Ces quelques journées passées à Bofossou sont un peu pour nous comme des vacances. La gargote de Baré où l'on trouve vin rouge et même conserves, le pain amené de Macenta, le confort relatif de la case avec son mobilier de caisses, le marigot où nous allons nous baigner nous changent de la rude vie de la brousse.
Voiné, qui passe le plus clair de son temps à ne rien faire, nous a pourtant convaincus qu'un assistant lui était indispensable, et il a engagé un gamin d'une douzaine d'années, le petit Zézé, qui sait deux ou trois mots de français et devrait nous être très utile.
Sa présence est en fait destinée surtout a relever le prestige de Voiné aux yeux des habitants. Zézé, un gosse maigre au visage triangulaire est très déluré, mais n'a pas la vocation d'un boy. Il nous a servi deux ou trois fois notre repas, à un rythme accéléré, sous l'oeil réprobateur de Voiné, pour filer rejoindre ses petits amis dans le village.
Voiné voudrait le ramener à Touweleou, mais nous avons constate très vite qu'il oubliait totalement les rudiments de son vocabulaire dès que nous lui demandions un service, et qu'il restait introuvable quand Voiné avait besoin de lui. J'en fais la remarque a notre interprète :
— C'est vrai, approuve-t-il.
Et après réflexion, il ajoute
— Cet enfant ne fait rien, il faut tuer un coq sur son gri-gri, ou il va devenir fou.
Je ne veux pas discuter ce dernier point, et lui conseille de remettre le petit Zézé à ses parents pour qu'ils prennent eux-mêmes les mesures nécessaires.

Après cette courte période de détente, nous avons retrouvé avec plaisir notre case à Touweleou. Depuis notre départ, Zézé, qui manifeste beaucoup plus d'anxiété que notre féticheur-conseil, s'est remis a parcourir le pays pour faire échec aux émissaires de Darazou.
Je m'étonne de leur acharnement.
— Ils croient que vous voulez casser la situation des Toma ! me dit Voiné.
De temps en temps, nous l'accompagnons dans ses tournées. D'après Zézé, nous pourrons combattre efficacement les calomnies de nos adversaires par notre attitude amicale.
Les pistes du Gueriguerika nous deviennent de plus en plus familières, et nous comptons maintenant dans les villages de nombreux amis. Les Toma paraissent beaucoup trop occupés à leurs cultures pour s'intéresser à notre activité ; chaque année, après la récolte, les lougans sont abandonnés, et les notables déterminent dans la forêt les nouveaux emplacements que les hommes doivent défricher. On brûle ensuite sur place les arbres abattus. En cette saison, pendant la journée, les vieillards seuls restent dans les villages avec les enfants. Tous les habitants en âge de travailler débroussaillent, arrachent les multiples racines, et préparent les terres pour les semailles. Cette dure besogne doit être terminée avant les grandes pluies. Mais quand ils rentrent le soir, ils viennent tous nous saluer avec cordialité, et leur hospitalité ne se dément jamais. Rien ne nous semble donc justifier l'inquiétude de Zézé.
Tous ces voyages à travers la forêt nous confirment la grande importance des sacrifices dans la vie des Toma.
Dans tous les villages, nous découvrons des objets rituels qui jusqu'alors, ne nous avaient pas frappés.
Sur les tombes d'ancêtres sont plantes des croix horizontales de rondins percés en leur milieu et enfilés le long d'une tige comme des tourniquets superposés.
Des piquets cerclés d'une pile d'anneaux se dressent sur les places. Dans les cases sont accrochées des gerbes de lianes-spirales. Sous les auvents de chaume pendent des chaînes aux maillons de lianes flexibles.
Tous ces talismans protègent le village ou les familles contre le feu, la mort, les maladies.
Et en pleine brousse, loin des villages, de part et d'autre de la piste, s'ouvrent d'étroits sentiers qui conduisent aux sacrifices personnels de chaque homme, à l'eau et au serpent.

De longues journées d'attente reprennent dans Touweleou désert pendant que Zézé et Voiné vont interroger les devins célèbres sur la conduite à tenir. Cette inaction forcée devient insupportable. Nous en profitons pour organiser une sorte de dispensaire où nous traitons coupures, maladies vénériennes, blessures provoquées par l'éclatement des fusils de fabrication locale, abcès de plus en plus nombreux et c'est presque avec satisfaction que nous voyons arriver nos malades habituels à la fin du jour.
Au début, les gens de Touweleou ne se confiaient pas facilement à nos soins, mais nous avons réussi quelques guérisons éclatantes. Les antibiotiques, pénicilline ou auréomycine ont un effet foudroyant sur ces organismes qui n'en sont pas saturés ; et les clients, pour la plupart des femmes, viennent chaque jour plus nombreux à la « consultation » de Jean Fichter, que son habileté à faire les piqûres a promu médecin de l'expédition.
Un soir, on nous amène une « urgence ». C'est un homme, curieusement tassé sur lui-même, couvert de balafres, le visage et l'épaule ouverts par des entailles béantes. Un examen rapide suffit à nous renseigner : le tassement est simplement congénital. Mais notre patient, tel le malafoutier de l'Ivrogne dans la Brousse, est tombé du haut d'un palmier. Les plaies, une fois désinfectées et remplies de sulfamides, nous les refermons de notre mieux à l'aide de bandes de sparadrap serrées, car nous ne possédons pas d'agrafes. Le blessé commence à se remettre de ses émotions, et après un verre de rhum il est en état de parler.
— C'est la troisième fois qu'il tombe du palmier, explique Voiné.
Nous conseillons au blessé de ne plus se livrer à cet exercice, qui n'a pas l'air de lui réussir. Son oeil gauche, qui n'a pas disparu sous les pansements, exprime une profonde tristesse.
— Il ne peut pas, c'est son métier ; il récolte les palmistes.

Les vieux notables et féticheurs ont pris l'habitude de se réunir dans notre case ; même en l'absence de Voiné, nous pouvons avoir avec eux de longues conversations ; le patriarche Voiné Béawogui nous sert d'interprète. Sa barbe et ses cheveux blancs, sa haute taille, sa maigreur et la noblesse de ses gestes l'apparentent un peu aux Peuhls du Fouta-Djalon. Dès son enfance, après avoir été tatoué, il a quitte le village pour aller travailler chez les Blancs. Devenu l'homme de confiance d'un administrateur, il l'a accompagné dans ses déplacements, et parle presque toutes les langues de Guinée. Il a pris sa retraite à Touweleou. Ici tout le monde le respecte et admire ses connaissances, bien qu'il se refuse à pratiquer les rites fétichistes. C'est le sceptique du village. Il se tient à l'écart de toutes les cérémonies et, plus heureux que le tirailleur Noël Akoï, réussit à vivre sans ennuis. Il se contente d'élever à sa manière ses petits-enfants dont un essaim l'escorte en permanence, et de surveiller ses cultures. Notre matériel technique l'étonne ; surtout l'enregistreur, et il nous questionne sans cesse à ce sujet, mais en revanche ne comprend ni notre intérêt pour la forêt sacrée, ni l'attitude hostile des féticheurs à notre égard.
— Les Blancs, avec leurs avions, voient d'en haut tout ce qui se passe, et connaissent delà toutes ces histoires… Ils ne nous cachent pas leurs secrets, nous devons leur montrer les nôtres.
Malheureusement, tous les Toma ne partagent pas cet avis. Un soir, Zézé revient effondré d'un de ses voyages. Darazou a maintenant réussi à convaincre presque toute la population de la gravité du sacrilège. Il prétend que nous avons filmé les rites secrets dans le seul but de les dévoiler aux femmes et aux tribus voisines, et que nous ne tiendrons aucun de nos engagements. Il veut à la fois évincer Zézé du grand tatouage de Sogourou, et nous empêcher d'y assister.
Les sacrifices expiatoires et les amendes rituelles n'ont pas apaisé la colère de nos adversaires, et je me souviens encore une fois de l'avertissement de Prosper Zoumanigui à Macenta à propos des fêtes de Sogourou.
— Pour les voir, il faut être tatoué.
Nous avons déjà envisagé souvent de nous soumettre aux rites d'initiation. Mais ce soir, après nous être concertés nous décidons de poser nettement la question aux féticheurs. Nous sommes tous d'accord pour être tatoués et souhaitons même subir cette épreuve. Elle nous rapprochera des Toma et mettra fin à une situation équivoque de plus en plus pénible.
Dès l'entrée de Zézé et Voiné dans notre case je n'hésite pas.
— Tu m'as dit que tout homme qui a vu l'Afwi doit être tatoué. Nous voulons l'être maintenant.
Voiné est paralyse de stupeur. Puis il explose :
— Ça c'est impossible ! Le vieux n'accordera jamais.
Il n'ose même pas traduire ma demande.
Zézé lui pose la main sur l'épaule. La réaction de Voiné ne lui a pas échappé. Il veut savoir.
Dès les premiers mots de Voirie, Zézé change de visage. Ils restent un long moment médusés et sortent sans un mot. Nous attendons leur réponse une partie de la nuit, en fumant cigarette sur cigarette. Ils ne reviennent pas.
Huit jours durant, nous les harcelons, matin et soir, dès le retour de leurs parcours dans la brousse, chaque fois que nous les rencontrons sur la place, dans la case.
Huit jours durant, ils s'absorbent dans des palabres qui n'en finissent pas avec les notables du village.
Leurs arguments ne manquent pas de poids.
Jamais aucun Blanc n'a été tatoué. L'initiation présente des risques graves. Certains Toma n'y ont pas survécu. Que diraient les autres Blancs, ceux de Macenta ou des villes s'il arrivait un accident. Qui sait si la fureur des féticheurs, loin d'être calmée, ne redoublera pas.
Ce geste d'obédience aux rites, peut soit nous concilier nos adversaires, soit être considéré comme la dernière insulte. C'est une arme à double tranchant.
Nous nous engageons au silence, au respect de la parole donnée. Nous prenons nos risques librement. Ils n'en courront aucun, quoi qu'il arrive.
Ils continuent à se récuser avec obstination.

— J'ai bien aiguisé mon couteau, dit Voiné, avec un drôle de sourire, vous allez souffrir. La peau des Blancs est moins dure que celle des Noirs, et pour un Noir, c'est déjà dur.
Ce matin, en entrant dans la case, il nous a brusquement annoncé :
— Vous serez tatoués cette nuit.
Et toute la journée, c'est au tour de Voiné de nous harceler. Avec un plaisir sadique, il nous décrit en détail les différentes phases du supplice. Les féticheurs l'ont décidé. Au petit jour, nous serons « mangés par le grand esprit ».
Nous suivrons Voiné et Zézé au fond de la forêt sacrée , tout près de la cascade, dont le grondement étouffera nos cris. Je demande si Zézé nou
— Non, répond Voiné, le vieux maintenant ne fait plus ça, je travaille pour lui. C'est comme le commandant du cercle àMacenta , le grand chef des blancs, il n'écrit plus lui-même, les autres le font pour lui.
Wego nous accompagnera pour nous soutenir et nous empêcher de bouger.
A demi rassurés, nous nous efforçons de plaisanter en évoquant l'épreuve-prochaine, mais nos rires sonnent faux.

Nous préparons longuement le matériel de prises de vues. Aucun de nous ne tient à affronter seul, en imagination, la cérémonie décisive et nous nous couchons dans nos hamacs le plus tard possible.
Je me suis assoupi un court instant. Un effroyable cauchemar me réveille en sursaut. Voiné, devenu fou, me taillade à grands coups de couteau et je ne peux pas même me débattre, car Wego me cloue au sol de toute sa force ; mes camarades, pétrifiés de stupeur, ne font pas un geste pour me secourir. L'estomac noué, le souffle oppressé, j'ai beau me répéter qu'il s'agit d'un mauvais rêve, que ce tatouage n'a rien d'un crime rituel, qu'il ne comporte aucun danger réel, impossible de fermer l'oeil.
Je constate, d'ailleurs, avec une vague satisfaction, qu'aucun de mes compagnons ne dort réellement. Ils se retournent en tous sens et laissent parfois échapper de longs soupirs. Je me retourne vers Jean, couché dans le hamac voisin
— Tu dors ?
Il se soulève sur un coude.
— Non, pas plus que toi.
Et dans la nuit nous discutons des meilleures dispositions à prendre pour pouvoir filmer cette cérémonie. Bientôt le sujet est épuisé et dans le silence, chacun de nous retrouve son angoisse intacte…
Je me demande l'heure qu'il peut être, une porte grince dans le village sur ses gonds de bois. Un pas crisse sur les graviers de la place, s'approche de notre case. Nous l'avons tous entendu et sommes debout tous les quatre quand Voiné entre, une natte roulée sous le bras.
Sans un mot, nous commençons à nous habiller.
— Non, dit Voiné en rabattant ma chemise. Pas ça.
En short, torse nu, je suis surpris par le froid de la nuit. Dans l'obscurité, Voiné nous entraîne rapidement hors du village. A l'entrée de la forêt sacrée, il s'arrête et allume la lampe-tempête.
— Ça fait très exécution capitale, dit Virel à mi-voix.
Les branches mouillées nous cinglent au passage. Le trajet nous paraît interminable. A chaque pas, nous trébuchons sur les racines, nous nous entravons dans les lianes, et nous nous déchirons aux épines, mais Voiné ne ralentit pas son allure.
— Il est trois heures, dit tout à coup Virel.
Et nous comprenons immédiatement que Voiné, aussi pressé que nous d'en finir, a devancé l'heure prévue : le tatouage devait avoir lieu à l'aube.
Le mugissement de la cascade grandit. Enfin, nous débouchons dans un trou de forêt : Zézé et Wego nous y attendent déjà, assis devant une lampe-tempête.
Voiné repart seul, l'air contrarié ; les deux autres féticheurs discutent entre eux à voix basse. Nous ne savons quelle contenance prendre ; Virel prépare fébrilement la trousse de pharmacie, Jean et moi, la caméra et les torches au magnésium, Tony s'est assis pour attendre. Au bout de quelques instants, Voiné surgit de la brousse. Il tient à la main un fragment de branche, hérissé d'épines crochues.
— Allumez les grandes lumières, dit-il.
Et il pèse sur les épaules de Virel pour le faire asseoir devant lui pendant que Wego lui prend les bras et les maintient au-dessus de sa tête ; tous ses gestes révèlent une douceur que ne laissait pas deviner son visage, aux traits durement sculptés. Virel a un sursaut de douleur. L'épine vient de pénétrer près de son sein droit. Elle glisse. Voiné, impassible pique à nouveau plus profondément, soulève la peau, et l'incise d'un rapide coup de couteau. Une goutte de sang apparaît. Voiné recommence un demi-centimètre plus loin.
Il opère depuis dix minutes déjà, et pourtant il vient à peine de terminer une sorte de grande boucle montante au milieu du dos. Virel n'a pas dit un mot, mais son visage blême, crispé, ses dents serrées, et ses ongles qui s'enfoncent dans le bras de Wego témoignent de sa souffrance. Plusieurs fois, j'ai eu l'impression qu'il allait s'évanouir. Mais sa volonté de tenir a été la plus forte.
La troisième torche va s'éteindre. Voiné se redresse. Il vient d'achever la dernière incision sous le sein droit. Un quart d'heure s'est écoulé depuis le début du tatouage. Wego lâche le bras de Virel qui se relève, épuisé, et va s'allonger sur la natte que Voiné a étendue dans l'ombre.
C'est le tour de Tony, et je pense égoïstement que mon attente va encore se prolonger…
Cette fois, Voiné me semble moins hésitant. Il aligne ses incisions avec plus de sûreté. Son appréhension s'explique. Il est le premier Toma à tatouer un Blanc. Une chaînette de gouttes de sang sillonne le dos de Tony. Inerte, il se laisse complètement aller contre la hanche de Wego qui lui tient les poignets. Un peu inquiet, je l'interroge :
— Ça va ?
— Ça va, dit-il d'une voix blanche, mais j'ai l'impression d'être tailladé à coups de rasoir. C'est ça le plus dur.
Enfin, c'est a moi. Je comprends tout de suite ce qu'a voulu dire Tony. J'ai presque l'impression d'entendre craquer la chair à chaque entaille. Je m'efforce de fixer mon attention ailleurs : sur un gros papillon de nuit, posé près de la lampe-tempête ; sur Zézé, en face de moi dans l'ombre, le visage grave, sa fourche magique à la main et coiffé, on ne sait pourquoi, du feutre noir de Voiné. Je voudrais interroger Jean sur ses prises de vues. Je tourne la tête vers lui. Il est penché sur la caméra. Ma vue se brouille. Mes oreilles bourdonnent. Une vague nausée m'envahit. Je ne sais pas même où Voiné m'incise en ce moment.
— Où en est-il ?
— Il vient juste de finir la grande boucle.
Apres moi, Jean a subi sans histoire les scarifications ; du moins dans une demi-inconscience, n'y ai-je prêté beaucoup d'attention.
Nous sommes tous allongés sur la natte. Une lueur imprécise envahit le ciel au-dessus des arbres. Zézé sort de l'ombre et brandit sa fourche au-dessus de nous. Voiné traduit ses paroles :
— Vous avez été mangés par le grand esprit de la forêt. Vous porterez toujours sur vos corps les traces de ses dents. Maintenant vous êtes des hommes, des Toma comme nous.
Virel se relève avec effort et de la pharmacie, sort une bouteille de rhum qui passe de main en main. Chacun boit une longue rasade.
— Et les féticheurs ? dit Voiné, sévère.
Je lui tends la bouteille.
Sa main tremble un peu. Il approche le goulot de ses lèvres. Nous nous sommes recouchés sur la natte et les mains sous la nuque nous regardons le petit jour qui filtre à travers les feuilles. Je perçois à nouveau les bruits mêlés de la cascade et de la brousse.
Jean sort un paquet de cigarettes.
Nous suivons des yeux les spirales de fumée qui se perdent dans l'ombre humide. C'est la première fois de la nuit que j'apprécie le goût du tabac.
Je ne pense pas à grand' chose. J'éprouve une sorte de joie diffuse. Depuis un an j'imaginais cette épreuve qui devait nous ouvrir un domaine inaccessible.
De légers frissons me parcourent la surface de la peau.
Jean se redresse.
— On pourrait peut-être rentrer, dit-il.
Nous nous relevons avec des gestes raides. Nous avons tous envie de nous retrouver dans la tiédeur de la case. Et le dos traversé d'élancements douloureux, à mouvements prudents, nous rassemblons notre matériel.
— Non, vous, vous restez ici, dit Voiné, si une femme vous voit comme ça elle meurt. Je vais vous apporter les hamacs et les couvertures.
Et les féticheurs nous laissent seuls dans la forêt sacrée à l'aube.

Note
1. Voir Appendices VI et VII : « Sacrifice au Serpent » et « Pour être protégé par le Serpent ».

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