Paris. Editions Albin Michel. 317 pages
— Et s'il pleuvait? questionne Tony. Nous n'avons rien pour nous protéger.
Nous nous sommes réveillés ce matin assez tard, dans nos hamacs, les muscles : douloureux, engourdis par nos scarifications et par l'humidité de la forêt.
Voiné se dresse au-dessus de nous et nous contemple d'un oeil paternel.
— Il ne pleuvra pas, dit-il avec assurance, Zézé a mis Okobuzogui, le grand masque de l'Afwi, dans la forêt à côté de vous. Tant qu'il restera là, il ne tombera pas une goutte d'eau.
Nous ne voulons pas le contredire, en dépit de nos expériences antérieures.
Badigeonnés de mercurochrome, accroupis autour des marmites de riz que vient de nous apporter Voiné, nous prenons notre premier vrai repas toma. Notre féticheur a jugé les couverts inutiles, et nous mangeons avec nos mains. Après le repas, Voiné examine avec attention nos cicatrices. Nos remèdes ont déjà prouvé leur efficacité sur de nombreux Toma, et devant les résultats obtenus, les féticheurs nous ont autorises a les utiliser de préférence aux leurs pour écourter notre séjour en forêt. Il palpe nos dos, appuie sur nos blessures sans ménagements pour vérifier si par hasard les incisions ne sont pas infectées. Cet examen n'est guère agréable, mais nous sommes si impatients de quitter la forêt que nous affectons de ne sentir aucune douleur.
— Ça va très bien, vos médicaments sont très forts, il faut m'en laisser quand vous partirez. Dans quelques jours, tout sera sec et vous pourrez sortir.
Voiné nous traite maintenant avec beaucoup plus de familiarité. Aux yeux d'un Toma un lien se crée natutrellement entre tatoueur et tatoués. Il n'est plus seulement notre guide, mais notre frère, et nous raconte sans réticences sa propre initiation.
— Quand Zézé m'a fait ça, j'ai beaucoup crié. C'est pour ça qu'on vous a emmenés loin du village.
— Oui, mais toi, dis-je, tu étais un petit bilakoro.
Voiné attendait sans doute cette réponse et se contente de sourire.
Il nous apprend ensuite que Zézé a été tatoué par Wego, ce qui nous donne une idée plus exacte de leurs âges respectifs.
Le déroulement de notre initiation, la nuit dernière, m'a un peu dérouté. Les féticheurs n'avaient revêtu aucun de leurs ornements magiques ; aucun grand masque n'a présidé la cérémonie ; je ne regrette pas ce dépouillement, mais je m'en étonne.
— Vous connaissez déjà tous les secrets, explique Voiné, vous avez entendu l'Afwi, il n'y avait plus rien à cacher. Après la barrière, nous sommes entre hommes ; les masques sortent seulement pour faire peur aux femmes et aux Bilakoro.
D'ailleurs, d'après lui, nous avons subi une initiation spéciale, identique à celle des garçons qui ont quitté le pays enfants et reviennent adultes sans avoir été tatoués. A leur retour, on les marque de l'empreinte du grand esprit, sans mise en scène, dans la petite forêt sacrée de leur village, simplement pour qu'ils retrouvent leur place dans la communauté.
— Mais à, Sogourou, est-ce pareil ? dis-je à Voiné.
Maintenant que nous sommes tatoués, nous avons le droit de connaître le cérémonial de cette fête d'initiation collective. Si nous ne pouvons la filmer, du moins espérons-nous y assister.
— Non, dit Voiné . A Sogourou, c'est une très grande fête. Ça ne se fait pas n'importe quand. Et ça se prépare longtemps avant.
En fait, l'initiation rituelle des enfants n'a lieu que tous les cinq ou sept ans. Plusieurs villages se réunissent et délimitent sur leur territoire une vaste zone de forêt touffue, les pistes qui peuvent la traverser sont barrées et détournées. Une porte imposante, semblable à celle de Niogbozou, en marque l'entrée, ses « mpugi » 1 sculptées, décorées d'ocre, de bleu et de kaolin, ressemblent et rangement dans leur matière comme dans leurs formes, aux statues d'ancêtres des Nouvelles-Hébrides, à l'autre bout du monde. Désormais, l'accès en sera réservé aux seuls initiés.
Il existe donc deux forêts sacrées :
Les fêtes elles-mêmes demandent plusieurs mois de préparation. Les Guelemlaï parcourent tout le pays toma pour annoncer aux habitants que les fêtes sont proches et qu'ils emmèneront bientôt les enfants. Ils recueillent en même temps les offrandes nécessaires à cette assemblée, qui groupe souvent plus de trois mille personnes. Chaque village doit fournir du riz, du bétail, de l'huile de palme et une certaine somme d'argent. Par leur aspect terrifiant, les blancs messagers avec leur immense carcan flottant préparent le climat d'angoisse qui va envelopper les enfants jusqu'à leur initiation.
La veille du grand jour des coureurs vont prévenir tous les villages ; les féticheurs chargent alors les hottes qui contiennent tous leurs masques et leurs talismans, les hommes se couvrent de feuilles de bananier qui les dissimulent entièrement, et tous quittent leur village au crépuscule. Des coins les plus reculés du pays toma, dans la nuit, ces étranges processions convergent le long des pistes vers le lieu du tatouage, à la lueur vacillante des lampes-tempête.
La danse commence ; le tam-tam est absolument interdit, seule s'élève la voix multiple de l'Afwi, ses incarnations secrètes, les grand masques noirs de chaque village participent tous à la fête, ainsi que les Vollolibeï, male et femelle, pour une fois réunis. Les féticheurs sortent leurs talismans et leurs gri-gri et font tour à tour la preuve de leur science magique.
— Alors, dit Voiné, on sait qui est le plus fort, et c'est très dangereux, parce que tous les poisons sont dans l'air.
Au petit jour, soixante taureaux sont amenés sur la place, spécialement aménagée devant l'entrée de la forêt sacrée puis sont égorgés tous ensemble au couteau. Cette effrayante boucherie se déroule sous les yeux des futurs initiés et des femmes.
Les plus beaux morceaux de viande sont ensuite prélevés sur les victimes et cuits avec les fèves rouges du pays ; puis ils sont présentés aux féticheurs sur un large plateau de bois. Les féticheurs versent dans le plateau leurs poisons les plus violents, la plupart à base de bile de caïman. Le grand maître, qui doit être Zézé Sohowogui, pique au hasard un morceau avec sa fourche, et le mange en invitant tous les autres à l'imiter.
— Beaucoup de sorciers meurent, commente Voiné en riant, ils ne connaissent pas tous les médicaments contre.
Cette épreuve confirme le pouvoir magique détenu par le Zogui, et son indéniable supériorité 2.
Les Guelemlaï ont remis depuis longtemps les enfants aux mains des hommes-oiseaux, charges de les conduire aux grands esprits de la forêt ; les Ouénilegagui frappent les bilakoro à coups de gourdin avant de les projeter par-dessus le fronton du camp d'initiation. Mais ils réservent un traitement spécial à leurs propres fils : la fonction d'Ouenilegagui est en effet héréditaire l'homme-oiseau choisit parmi ses fils celui qui le remplacera, et, avant de l'envoyer dans la forêt sacrée, en présence de toute la population, le marque de sa fourche sous le bras.
De l'autre côté du mur, les féticheurs s'emparent des non-initiés, et là, sans aucun décorum, ils les tatouent immédiatement en plusieurs groupes.
— Il y a plus de deux cents enfants, explique Voiné , et ça fait beaucoup de dos àcouper.
Le supplice est inégalement supporté par les enfants. Certains d'entre eux hurlent et se débattent tellement qu'on se contente de leur faire deux ou trois égratignures de chaque côté ; d'autres, au contraire, réclament de nouvelles scarifications pour prouver leur courage ; en général, le jour de la grande fête, on ne dépasse pas trois bandes d'incisions et pendant le stage en brousse les féticheurs en ajoutent une autre chaque année 3.
Après l'épreuve, les enfants doivent s'allonger sur des nattes. Le Zogui prononce les paroles sacramentelles en brandissant sa fourche : « Maintenant, vous êtes des Toma. »
Puis des messagers viennent annoncer aux femmes que leurs enfants ont été dévorés par le grand esprit, et qu'elles les retrouveront, sains et saufs, quand ils auront été digérés et rejetés.
L'épreuve du tatouage n'est pas sans danger ; le même couteau et la même épine servent pour plusieurs enfants, et ne sont pas désinfectées. Les féticheurs badigeonnent les scarifications avec un médicament de leur composition à base de bouse de vache qui transforme souvent de simples coupures en plaies suppurantes. La résistance des Toma triomphe généralement de l'infection. La guérison demande environ un mois, pendant lequel les enfants ne doivent ni se baigner ni se livrer à une activité fatigante.
L'empreinte de l'Afwi se présente alors sous la forme d'une bande de cicatrices verticales, en relief, qui part de la pointe des seins et forme une large boucle montant vers la nuque entre les omoplates.
Il arrive que des néophytes succombent à la suite de leur initiation, mais ce sont des cas exceptionnels et Zézé jouit d'un grand prestige, car au cours des sept tatouages qu'il a présidés, aucun enfant n'est mort.
Ces rites, en apparence barbares, peuvent s'expliquer par le mode d'existence des Toma. Pendant les deux premières années de sa vie, l'enfant ne quitte pas le dos de sa mère. Il participe, sans le savoir, à toutes les activités du village, danses ou travaux des champs, mais dès qu'il est en âge de marcher il se retrouve abandonné à lui-même, prend ses repas et dort quand il en a envie, joue avec ses camarades, se promène dans la forêt, et ne souffre d'aucun des interdits auxquels sont soumis les petits Blancs. Il est curieux de constater que peu d'accidents se produisent pendant cette période.
Mais aux yeux de la tribu, il est comme asexué et ne fait pas encore partie de la communauté. A sa puberté, il doit mourir en tant qu'enfant, pour renaître, homme, conscient de ses droits et de ses devoirs envers les autres. Dépouillée de son contexte mythique, il faut reconnaître que cette pratique d'initiation correspond à une véritable transformation. Elle oblige le jeune garçon a surmonter les terreurs de l'enfance, et exige de lui une grande résistance à la douleur. Mais cette épreuve serait insuffisante s'il ne s'y ajoutait un long séjour dans la forêt. L'enfant connaît maintenant les grands secrets de la race, mais n'est pas encore capable de remplir son rôle d'homme et d'affronter la vie pénible de la brousse. Il doit apprendre tout ce qui était utile aux Toma avant l'arrivée des Blancs.
Les garçons édifient tout d'abord dans le camp d'initiation un petit village ; ils pourront ainsi plus tard construire la case qui abritera leur famille. Ils défrichent leurs lougans, sèment et cultivent leur propre riz, récoltent les palmistes pour en extraire l'huile, et savent bientôt distinguer tous les fruits comestibles de la forêt, repérer la trace du gibier, et chasser avec les chiens. Ils tissent eux-mêmes les bandes de coton de leurs boubous et dans leurs moments de loisir fabriquent de la rabane. Tout l'excédent de leur production parvient à leurs parents.
En dehors de cette éducation purement matérielle, les féticheurs leur dévoilent toutes les grandes traditions de la tribu : les noms des esprits de la forêt et des héros, la fabrication des médicaments et des poisons, l'interprétation de la volonté des esprits par les noix de cola, la lecture des présages au cours des sacrifices, les interdits et le rituel des cérémonies fétichistes.
L'art de la communication par le son tient une place importante dans cet enseignement. Nous savons déjà que les Toma peuvent se transmettre n'importe quel message par tambour ou par sifflet. Nous l'avons découvert l'année précédente d'une façon assez curieuse : après avoir enregistré les hommes-oiseaux en train de danser, accompagnes par un minuscule tambour de bois, nous avions fait entendre la bande à tous les habitants de Niogbozou. A plusieurs reprises, ils éclatèrent de rire sans raison apparente. Soupçonnant la vérité, nous avions tente une seconde expérience. Les rires recommencèrent aux mêmes passages. Le soir, je demandai à notre interprète, Prosper Zoumanigui, l'explication de cette hilarité.
— Les tambours disaient des bêtises. Chez les Toma ils parlent ; c'est exactement comme le clairon des militaires, quand ça sonne on sait tout de suite si c'est l'heure de la soupe, ou si on appelle l'adjudant.
Les enfants apprennent encore un art essentiel : faire parler l'Afwi. L'exécution de la musique sacrée doit se soumettre à des rites très précis ; aucune fantaisie n'est admise de la part des exécutants, et pour arriver a ce résultat, ils s'entraînent pendant leur stage en brousse. A cet égard, la musique toma, sacrée ou profane, semble être le monopole de quelques privilégiés. En effet, les petits orchestres comme celui qui nous accompagnait pendant les portages, parcourent le pays, tels des troubadours, pour se rendre à chaque grande fête et suivre les personnages importants dans leurs déplacements.
A l'intérieur du camp d'initiation, les Ouenilégagui, chargés de faire respecter les lois tribales, répriment toute infraction plus sévèrement encore que dans le village. L'enfant doit être capable à sa sortie de respecter de lui-même et comme d'instinct les traditions. Il est lié par le secret à sa race, doit contribuer par toutes ses activités au maintien des coutumes ancestrales et au bien-être de la communauté. En contrepartie, il pourra réclamer son appui et se décharger sur elle d'une part de ses responsabilités. De temps en temps, il subit de nouvelles épreuves physiques ; abandonné dans. la forêt, il devra, par exemple, assurer sa subsistance par ses propres moyens. La vie dans le camp d'initiation est parfois si dure que certains enfants n'en sortent pas vivants.
Le stage d'initiation peut durer sept ans. A la fin de ce noviciat, les enfants regagnent la case de leur famille. L'une des très grandes fêtes toma se déroule à cette occasion. La sortie des nouveaux initiés attire une foule encore plus nombreuse que le tatouage, car elle s'accompagne de spectacles fastueux.
La cérémonie débute par une sorte de baptême, qui se déroule dans l'enceinte de la forêt, dont seuls les initiés sont témoins. L'enfant prend un bain de purification dans le marigot, allongé dans le courant, la tête tournée vers la source. Le féticheur, dans ses incantations, lui confirme alors le nom secret qu'il a reçu pendant son initiation, et que les tambours ou le sifflet peuvent reproduire. Il est ensuite amené devant une barrière magique qu'il doit franchir d'un bond en présence d'une assemblée de notables ; sept feuilles toutes différentes ont été dispersées parmi celles qui jonchent déjà le sol au delà de cette barrière, et il ne doit pas en toucher une seule. L'enfant ne peut compter que sur sa chance, mais c'est un des risques du jeu. Les Toma n'aiment pas les malchanceux.
A l'aube, le jour même de la sortie, un messager traverse le village et brise une poterie devant la case de la famille de tout enfant mort pendant l'initiation, en disant : « Ton fils est comme cette poterie. » Les parents ne peuvent manifester leur douleur qu'après la fête, et doivent participer à toutes les réjouissances. Le père connaissait déjà la nouvelle : il peut pénétrer en tout temps dans le camp d'initiation ; mais, tenu par le secret, il n'avait pas le droit de prévenir sa femme.
Au cours de son stage en brousse, le fils aîné de Zézé se tua en tombant du palmier, et le grand maître des féticheurs n'a jamais laissé paraître aucune amertume.
Devant l'entrée de la forêt se dresse une esplanade, comme une scène de théâtre ou les féticheurs vont donner les preuves éclatantes de leur pouvoir magique.
Tour à tour, la végétation et les animaux les plus dangereux de la brousse obéissent a leurs commandements. Pendant très longtemps, nous n'avions pu obtenir aucun renseignement de Voiné à ce sujet. « Les arbres bougent, disait-il, et les animaux viennent à l'appel des sorciers. » Mais maintenant, nous portons sur notre dos l'empreinte de l'Afwi et il peut parler.
En réalité, seuls quelques minces troncs flexibles s'inclinent à la voix du Zogui. Un jeune garçon, attaché en haut d'un tronc ébranché, comme sur une échasse, et masqué par des franges de raffia, le fait osciller en tous sens. Les animaux de la forêt ne se manifestent guère que par leurs cris, et les fauves les plus redoutes, les panthères, ne sont que des inities cousus dans des peaux et qui, bien entraînés, imitent parfaitement les attitudes de cet animal, au moins vus de loin. Un notable s'avance jusqu'a l'entrée de la forêt sacrée et a travers les épaisses racines de fougères demande à l'Afwi les garçons du village. Un long dialogue s'engage. L'Afwi en échange des enfants réclame des offrandes. Tous les habitants du village s'approchent, les dons s'amoncellent et les enfants sortent enfin de leur réclusion.
Ensuite, viennent les danses, avec tous les personnages de la forêt sacrée, et la fête se termine par un repas gargantuesque où sont mangées les boeufs sacrifiés.
Un symbolisme analogue se retrouve dans toute initiation. Avant d'être incorporé au groupe, le postulant doit se soumettre a une série d'épreuves psychologiques et physiques, qui le plongent dans un état second, comparable à une mort, et le mènent a la connaissance, font de lui un homme nouveau.
La différence des rites à l'entrée et à la sortie de la forêt paraît assez significative à ce sujet.
Selon Voiné, les Kissi, les voisins des Toma, ont acheté très cher les secrets du tatouage, car sur toute la terre, chez les peuples primitifs, les mêmes rites existent sous des formes légèrement différentes, dont le but est d'assurer le maintien de la tradition et son corollaire : la prééminence de la communauté sur l'individu. Une nécessite vitale groupe les hommes dans leur lutte pour la vie, dans la forêt hostile ; la collectivité doit rejeter les membres inaptes ou déficients. Déjà une mortalité infantile importante opère la sélection naturelle ; le stage en forêt, par sa rigueur, provoque une seconde élimination. Les Spartiates ou les Athéniens n'agissaient pas autrement, mais peut-être d'une manière plus systématique, et ne laissaient aucune chance de survie à l'individu considéré comme inutile.
Il est étonnant de constater que chez les Toma, la circoncision, tenue pour indispensable, ne joue cependant pas un rôle capital dans l'initiation. Elle correspond à une nécessité physiologique, et ne donne lieu à aucun rite spécial.
— Si vous voulez être circoncis, nous dit Voiné, ça vous coûtera un mouton pour vous quatre ; vous nous devez déjà un taureau, parce que nous vous avons coupé le dos. Ou alors, vous pouvez devenir Guelemlaï.
Nous n'avions pas envisage cet aspect commercial de la question, et il nous révèle du même coup l'origine des messagers de la forêt sacrée. Ce sont en général les enfants de familles pauvres qui ne peuvent subvenir aux frais du grand tatouage et aussi, suivant les termes de Voiné, « ceux qui ont le coeur très dur ». Envoyés par leurs parents aux féticheurs, deux ans avant la date fixée, ils subissent les épreuves rituelles et, le crâne rase, passés au kaolin, revêtus du carcan de raffia, ils parcourent le pays pour préparer l'initiation de leurs camarades.
— Quand les Guelemlaï vont venir à Touweleou, alors la fête de Sogourou sera tout près d'exister, dit Voiné.
Nos scarifications seront-elles cicatrisées à temps. C'est notre dernier sujet d'inquiétude.
Claustrés dans la pénombre verte de notre trou de forêt, nous restons la plupart du temps allongés dans nos hamacs a dormir ou à discuter. Le jour filtre au-dessus de nous, à travers la voûte des grands arbres. Parfois, de petits singes gris ou bruns sautent de liane en liane et, de loin, nous observent. Toute proche, gronde la cascade invisible où nous ne pouvons même pas aller nous baigner.
Voiné nous apporte tous nos repas et ne nous quitte en général qu'à la nuit. Souvent le vieux Wego l'accompagne. Beaucoup plus loquaces qu'avant notre initiation, ils continuent tous les deux à répondre sans détours à nos questions. C'est ainsi que nous apprenons comment on devient féticheur.
Il faut être prédestiné. En réalité, on ne devient pas, on naît féticheur. A sa naissance, les femmes, à des signes connus d'elles seules et que Voiné lui-même ignore, désignent l'enfant qui sera capable de remplir plus tard cette fonction. A partir de cet instant, certaines précautions sont prises. Des qu'il peut marcher, le petit garçon doit être écarté du village familial, de son père en particulier, et confié à un Zogui, qui, bien avant le tatouage, commence son éducation.
Après avoir subi les mêmes épreuves que les autres, le futur féticheur continue, sous la direction de son maître, l'étude des rites magiques. Puis il doit faire la preuve de ses dons. Il ne semble pas, selon Voiné, qu'il subisse des épreuves physiques supplémentaires. Les examens portent principalement sur l'intuition et l'astuce ; et notre guide nous raconte comment il a conquis son grade.
Les féticheurs de son village, réunis dans la forêt sacrée, avaient choisi entre eux l'une des neuf boules de riz placées sur une dalle au centre de la clairière. Voiné, convoqué, dut la retrouver sans hésitation et la manger : les autres étaient empoisonnées.
Le féticheur, une fois nommé devient le gardien de la tradition et détient tous les secrets de la race. Voiné nous a souvent parlé de sorciers, mais nous comprenons maintenant que c'est dans son esprit un terme péjoratif, par lequel il désigne tous les mauvais féticheurs, adversaires de Zézé.
Tout féticheur a ses assistants ; fait curieux, le devin Wego, malgré sa fonction et son grand âge, n'est que l'homme de main de Zézé,
— Et moi, qui suis encore très jeune, nous dit Voiné, je peux commander à presque tous les vieux de Touweleou, parce que je vais remplacer Zézé après sa mort.
Le rôle de l'assistant est assez bien défini. Il remplace le Zogui dans tous les actes que lui interdisent sa position, et peut, à la rigueur, se charger de supprimer les ennemis de son maître.
— Si on veut, on peut rendre un homme fou en quelques semaines, assure Wego, consulté.
Je repense à nos nuits sans sommeil, aux sons, aux bruits inexpliqués, au dédoublement de Voiné. Quelles réactions un climat d'angoisse semblable peut-il déclencher chez un homme plongé depuis son enfance dans l'ambiance magique de la forêt ?
J'ouvre un oeil. Voiné, penché sur moi, secoue mon hamac.
— Alors, patron, debout.
Le jour est à peine levé. Voiné ne perdra jamais cette habitude de nous réveiller trop tôt.
Wego est venu avec lui et contemple Tony qui se redresse péniblement.
— Le vieux va vous laver au marigot, dit Voiné. Après vous pouvez sortir.
Il a pris, sans doute, cette décision hier soir avec Zézé, après avoir examiné nos cicatrices, mais ne nous en avait pas parlé. Il y a près d'une semaine que nous vivons prisonniers de notre puits de verdure, et nous ne serons pas fâchés de retrouver notre liberté.
Nous sommes debout dans les remous du torrent jusqu'à mi-corps. Il ne fait pas chaud dans l'ombre du matin. Juché sur un rocher, en face de nous, Wego hurle des incantations qui se perdent dans le vacarme de la cascade, et nous asperge avec un bouquet de feuilles. Impassible, les bras croisés, Voiné nous observe de la rive.
Après ce baptême rituel, nous ressortons de l'eau, frissonnants, et nous nous séchons tant bien que mal avec des gestes prudents. Les incisions boursouflées nous tirent encore la peau à la hauteur des côtes.
Puis, les hamacs repliés, nous reprenons le chemin du village.
Un ordre inaccoutumé règne dans la case. Voiné, pendant notre absence, a fait le ménage avec soin. Il devait se sentir bien désoeuvré pour accomplir une telle besogne. Nous lui votons des félicitations.
A peine réinstallés, un vieil homme, tout tremblant, vient nous trouver. Il extrait de la poche de son boubou un imprimé tout froissé et me le tend. Ancien tirailleur, il connaît quelques mots de français, mais il ne sait pas lire ; en notre absence, personne n'a pu lui indiquer ce que signifiait cet inquiétant papier. Une rapide explication suffit à transformer sa crainte en joie délirante. Il s'agit simplement d'aller toucher au bureau militaire de Macenta un rappel de pension du combattant.
Comme il s'éloigne, nous voyons arriver Zézé, la mine renfrognée. Les nouvelles doivent être mauvaises. Zézé s'assied sous l'auvent de la case, découragé : la date du tatouage de Sogourou, qui devait avoir lieu dans quelques jours vient d'être reculée. Impossible d'obtenir de nos féticheurs un renseignement précis à ce sujet. Ils ont une vague notion de la semaine, car à l'exemple de leurs voisins, les Malinké islamisés, dont le jour hebdomadaire est le samedi, ils ont fixe le leur au vendredi. Selon Voiné, quelques ancêtres se souviennent encore des dix mois, très élastiques, que comportait l'année toma. Mais seul, en fait, le cycle des saisons et des travaux aux lougans marquent pour eux l'écoulement du temps. Par approximations successives, nous finissons par comprendre que nous sommes condamnes à près d'un nouveau mois d'attente
Depuis notre arrivé en pays toma la célébration de cette fête est sans cesse reportée. Les féticheurs, ennemis de Zézé, veulent-ils nous vaincre à l'usure ?
Des nuées grisâtres envahissent le ciel encore très bleu ce matin. Une pluie diluvienne s'abat sur le village.
Pendant nos six jours de retraite dans la brousse, il n'est pas tombé une goutte d'eau. Voiné, cette fois, avait raison. Okobuzogui nous a protégés tant que nous étions sans abri.
Quelques heures plus tard, apparaît le vieux Voiné Béawogui. Il revient d'un voyage dans la région de Sogourou et confirme les informations de Zézé. Le tatouage est fixé à la prochaine lune montante, c'est-a-dire dans un mois environ. Nos suppositions pessimistes étaient également justes. Les féticheurs de Sougourou redoutent notre présence et, pour l'éviter, ont résolu d'attendre jusqu'à la dernière limite, avec l'espoir de nous voir partir avant.
— Je ne m'occupe pas de leurs histoires, ajoute le vieux Voiné, mais je connais tout ça. Ils ne peuvent pas changer le moment du tatouage et, avant les grandes pluies, quand les temps sont arrivés, il faut le faire ou les esprits des ancêtres se fâchent et tout le monde meurt.
Ce délai supplémentaire bouscule encore une fois nos plans. Nous sommes en pleine saison des pluies et craignons l'humidité pour la conservation de notre pellicule impressionnée. Il faudra l'expédier au plus vite en France, mais elle doit être accompagnée. Virel se désigne de lui-même pour cette mission. Ses regrets se lisent sur son visage. Demain, il partira. Nous l'accompagnerons à Bofossou.
Ce soir, nos amis féticheurs sont venus partager notre repas. Voiné nous confirme l'invitation du chef de canton, Koli Zoumanigui que nous avions rencontré à Macenta, chez Foromo. Nous sommes conviés à la grande fête des femmes qui doit avoir lieu ces jours-ci dans son village. Peut-être là-bas, pourrons-nous filmer d'autres rites secrets. Ceci rend plus pénible encore le sacrifice de Virel, et devant sa tristesse, les féticheurs tiennent chacun à lui offrir un cadeau, qui prouvera partout, même en France, que les Toma le considèrent comme un frère. Wego lui donne un boubou à larges rayures, Voiné sa réduction du masque d'Angbaï, et Zézé une fourche de sorcier.
Notes
1. Racines des fougères arborescentes.
2. Voir Appendice VIII : « Epreuve du poison ».
3. Les dessins des tatouages varient suivant les régions.
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