Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.
Partout où l'on cherche à poursuivre l'enquête généalogique, celle-ci révèle que l'ancêtre fondateur du lignage étudié, occupant le hameau A, était le « frère » du fondateur de l'agglomération voisine B, lui-même « père » ou « fils » du fondateur de C, village un peu plus éloigné. D'autre part, l'on constate que les mêmes noms de lignage se retrouvent sur toute l'étendue du pays kissi, parfois sous l'effet de migrations récentes. Confrontant ces deux observations, l'enquêteur espère un instant pouvoir expliquer de proche en proche' le peuplement de la région entière : il reconstituerait ainsi au moins la dernière phase de l'histoire locale. Espoir bientôt déçu, car le fil des généalogies ne dépasse jamais quatre ou cinq générations : au delà, c'est l'inconnu. Les homonymes habitant des localités éloignées se tiennent pour issus d'un ancêtre commun, mais sans pouvoir indiquer le degré exact d'une parenté qu'ils n'éprouvent pas le besoin de préciser. Aucun culte n'est rendu à ce premier ancêtre qui n'intervient jamais dans la vie sociale ni religieuse et dont on ne peut en général pas même donner le prénom : aux yeux des intéressés, seule importe l'identité de nom qui permet au voyageur arrivant dans un village, sitôt qu'il s'est présenté, de demander l'hospitalité à ses « parents » nous dirions : aux membres de son clan, kale. Les membres du clan ne se réunissent jamais pour discuter d'intérêts communs qu'ils ne possèdent pas ; non plus que pour agir de concert.
Ce cas n'apparaît pas isolé dans les sociétés noires, on retrouverait une situation comparable jusqu'en des États possédant une véritable constitution politique, avec un pouvoir central reconnu : chez les Ashanti du sud de la Gold Coast, le lignage, fixé au sol, étroitement uni, comprend les descendants (en ligne ici maternelle) d'une même aïeule : ils portent le même nom. Le clan, lui, se trouve dispersé sur l'ensemble du territoire, en sorte qu'aucun clan ne peut donner la liste exacte de tous ses membres, dont le lien le plus évident est aujourd'hui le nom : il suffit de mentionner son appartenance à tel clan pour être accepté comme un « frère», comme un parent, par les autres membres du clan. Le mariage est interdit entre membres d'un même clan, que l'on croit parents par les femmes 1.
A la différence de ce qui se passe chez les Ashanti, les Kissi ne connaissent pas d'exogamie de clan, mais seulement de lignage : on peut épouser une voisine à condition qu'elle appartienne à une autre « cour », porte un nom différent ; aussi bien qu'une jeune fille se réclamant du même patronyme, mais qui doit alors être originaire d'un autre village.
Pas plus que le clan ashanti, le clan kissi ne correspond à une division territoriale. Il arrive rarement qu'un groupe domine la région ; on se trouvera plus souvent en présence de clans à peu près également représentés à l'intérieur d'une même division administrative. On relève ainsi, dans le canton de Farmaya (10.459 habitants), à côté du clan dominant des Keita, la présence de Toluna, de Windia, de Yomboa, de Tengia, de Kamara, de Bongoa, d'Ifoa, de Milimua, d'Ulare. Dans le canton de Bongoro, qui groupe 2.527 habitants, nous avons noté les patronymes suivants : Bongora, Lea, Toluna, Tengia, Kundua, Kuruma, Kamara. Dans le Wendékéré, encore plus petit (1.192 habitants), on trouve, à côté des Windia éponymes, des Wamua, Lea, Milimua, Kuruma, Mara, Toluna...
Certaines régions, il est vrai, portent un nom qui correspondrait à celui du groupe aujourd'hui ou jadis le plus nombreux, ou le plus puissant, sur leur territoire : ainsi le canton de Kouroumandou, dans le cercle de Kissidougou, a pour chef Yomba Kuruma, encore assisté de son père, le vieux Kaba Kuruma ; les Dembadua dominent le Dembadouno, dans le cercle de Guéckédou ; les Lea ont pu à un moment donné contrôler le canton de Lé. On ne doit pas en conclure que tous les Lea sont originaires nécessairement du canton de Lé ; ni que les Kuruma fixés dans les autres régions seront venus à une époque plus ou moins reculée, du Kouroumandou Kuruma étant par surcroît un nom malinké ; le patronyme a souvent été assumé par l'ancêtre éloigné de trois ou quatre générations, qui s'est établi dans le pays et a pris le nom pour marquer sa volonté de fusion avec le groupe local. Autre facteur important, la présence de Malinké dans le nord du pays a incité les habitants, mus par un besoin de protection, par un vague sentiment d'infériorité, enfin par un certain snobisme, à doubler leur nom kissi d'un nom malinké par lequel ils se désignent de préférence aujourd'hui. C'est ainsi qu'une assimilation tacite veut que les Lea (sing. Leno) se disent plus volontiers Keita ou Mansaré ; les Toluna (sing. Toluno), Touré, les Milimua, Oularé... 2
Un exemple rendra les faits plus clairs. Les Lea qui dominent le canton de Yalamba font remonter leur origine à un aïeul venu il y a cinq générations du pays konian (de l'est) ; l'absence reconnue d'ancêtre commun ne les empêche pas de se dire « cousins » des puissants Keita du Farmaya, dont plusieurs cantons les séparent et dont l'aïeul, originaire du Mandé, situé plus au nord, se serait fixé dans la région à la fin du XVIIIe siècle. La présomption de parenté apparaît ici fondée sur le seul fait que dans le langage courant, Keita et Lea sont tenus pour synonymes, le même individu pouvant répondre aux deux appellations. Dans la pensée indigène, la communauté de nom, automatiquement, engendre la parenté : deux Keita, ou un Keita et un Leno, découvrant leurs noms identiques, se traiteront emphatiquement de « frères » ou de « père » et « fils », suivant leurs âges respectifs ; ils observeront les signes extérieurs d'une telle relation sans pour autant confondre leurs proches avec ces « parents » dont ils ignoraient jusqu'alors l'existence.
La notion de clan se réduirait ainsi à une simple homonymie, qui peut avoir été assumée volontairement et dont les intéressés ne se dissimulent pas le caractère toujours arbitraire. Ils justifient cette confusion des noms par des raisons d'utilité pratique, en lui refusant toute valeur affective profonde : le totem, notamment, est toujours affaire de lignage, jamais de clan.
Une dernière caractéristique du lignage est en effet l'existence d'un interdit commun à tous ses membres, hommes et femmes. L'interdit s'énonce habituellement sous la forme :
« Nous, les ... de tel village, nous ne mangeons pas tel ou tel animal; ou tel végétal.»
L'interdit (yemya, en malinké tana) est donc toujours bien
localisé : deux lignages portant le même nom mais habitant des villages éloignés et dont la parenté ne pourrait être précisée se réclameront souvent d'un interdit différent 3.
Ces variantes s'expliquent si l'on songe à l'état longtemps troublé d'un pays où le souvenir d'une origine commune, chez des gens aujourd'hui dispersés, souvent s'est effacé. Dans leur désir passionné de se fondre avec les premiers occupants, de s'accrocher au terroir, des étrangers qui cherchent refuge dans une nouvelle agglomération adoptent, en gardant leur ancien nom, le totem du lignage déjà installé. Plus loin, les nouveaux arrivants auront changé de nom, mais en conservant leur ancien interdit. Enfin certains tabous, tels ceux portant sur la cola ou sur la papaye, ont vraisemblablement été au départ des interdits secondaires, correspondant à l'offrande purificatoire qui doit effacer les conséquences d'une infraction au totem ; leur importance se sera accrue par la suite, du fait même de leur nature, jusqu'à presque
effacer le souvenir de l'interdit premier.
L'enquêteur habitué à des sociétés qui possèdent toujours, avec une histoire, des traditions dont les intéressés aiment à souligner l'ancienneté, échappe difficilement ici à une première impression : celle de se trouver en présence d'une société effritée, pulvérisée, qui aurait perdu jusqu'au souvenir de son héritage spirituel. Mais en regard de cet émiettement dans le passé, l'observateur scrupuleux ne peut ignorer l'effort des habitants qui, sous ses yeux, cherchent tous les moyens de s'enraciner, de fixer leur groupe au sol par les liens qui leur paraissent les plus étroits ; multiplient à cet effet leurs lieux de culte et leurs interdits totémiques.
Dans la confusion générale, un seul interdit demeure à peu près constant : dans tous les cantons visités
sauf un (Kundiadu), les Toluna, c'est-à-dire les membres du clan Toluno,
respectent le caïman : aucun Toluno ne tuera volontairement, ne mangera, de caïman. Ici au moins, dira-t-on, ne sommes-nous pas en présence d'un interdit dépassant le cadre local, d'un interdit de clan ? Mais il suffit de poser la question pour apprendre que c'est dans son village seul et par le seul doyen de sa « cour » de son lignage que
le Toluno qui a transgressé la règle pourra être purifié, soigné des pustules ou de la gale ainsi contractée. Les autres caïmans ne lui seraient interdits qu'à titre de « parents », d'homonymes, des caïmans de son point d'eau ; au même titre que lui-même se dit « cousin » d'homonymes qu'il vient de se découvrir et sans attacher à ce lien de valeur profonde.
L'interdit doit être observé de la naissance jusqu'à la mort. Un fils respectera en outre les tabous de sa mère, mais ses motifs paraissent ici d'ordre surtout affectif ; l'interdit maternel ne se transmet jamais au delà de la première génération. Par ailleurs, les femmes enceintes ou qui allaitent, parfois même toutes les femmes mariées, jusqu'à la ménopause, sont ténues d'observer l'interdit de leur mari car, à travers elles, c'est l'enfant, nourri de leur sang et de leur lait, qui serait indirectement pollué.
Les indigènes n'éprouvent pas de crainte particulière à l'égard de leur animal totémique, qui peut être d'une espèce courante : singe, silure, mange-mil... Ils en parlent librement. Ils ne ressentent pas non plus le besoin de justifier leur interdit, une demande d'explication reçoit partout la même réponse :
« Nous évitons cet animal parce que nos ancêtres ont toujours agi ainsi ».
C'est mus par le seul respect de leurs aïeux que les descendants s'abstiennent de tuer les animaux de l'espèce alliée, d'en manger, de marcher sur leurs traces ; évitent jusqu'à la vue du cadavre d'un animal allié.
En soi, l'objet de l'interdit importe peu. On relèverait bien çà et là quelques exemples d'un lignage portant le nom de son totem : il arrive qu'un Saenduno évite l'iguane, saendu, un Togboduno le singe, togbo. Un coup d'il au tableau ci-joint indique, néanmoins la rareté relative de cette coïncidence : en un seul des six cantons où nous avons rencontré des Yomboa, les « gens de la souris », yombo, évitaient cet animal ; ailleurs, leur espèce totémique était le silure, le termite, l'iguane, la biche... Les Saendua respectent l'iguane, saendu, seulement dans le canton de Toli ; ils s'écartent du caïman dans le canton de Kundiadu, du singe dans celui de Bokossou... Tout au plus peut-on, sans y insister, noter une certaine constance qui veut que d'un canton à l'autre, certains noms apparaissent plutôt liés à des espèces aquatiques (caïman, silure, boa ... ) alors que d'autres se réclameront volontiers d'espèces terrestres (panthère, lion, singe...)
La plupart de ces animaux n'interviennent pas dans la vie économique, non plus que dans l'alimentation. En un cas ou deux seulement, leur choix s'expliquerait par des motifs historiques : le lion, la panthère, sont dans toute l'Afrique totems « royaux » dont la possession traduit une suprématie pour le moins désirée. Les interdits alimentaires et animaux jouent un grand rôle dans le symbolisme rituel des habitants de toute l'Afrique occidentale : émanation directe de l'organisation sociale, la religion kissi se rattache néanmoins à d'autres sources dont le-s intéressés paraissent avoir perdu le souvenir. Nous ne pouvons ici qu'indiquer une direction possible d'enquête.
Dans le canton de Moussama Kossilan, cercle de Kissidougou, sur la rivière Kokou, affluent du Niandan, nous vîmes un point d'eau sacré pour le lignage Mara du village de Koladu. Le lieu se nomme Mbooma, le même terme désigne d'énormes silures, dont la longueur peut atteindre jusqu'à 0 m. 80, qui hantent ce coin (nom générique des silures: kwondo) 4. Le gardien, doyen du lignage, appelle les poissons en les saluant en malinké, langue noble :
« Wuntele, wuntele, ancêtres, je vous salue, sortez, nous avons besoin de vous. »
Au son de sa voix, les silures s'approchent pour venir prendre au creux de la main grains de riz et morceaux de papaye qui disparaissent aussitôt dans les énormes gueules. A la suite des silures, leurs compagnons habituels se montrent, petits poissons au corps rayé dits Yomba, du nom des enfants dont la venue au monde suit la naissance de jumeaux. Au nom du lignage tout entier, le gardien apporte là une offrande après les semailles : une poignée de semences est posée sur la pierre qui sert d'autel, le reste jeté à l'eau. Si la pluie ne tombe pas suffisamment dans les semaines qui suivent, un tribut supplémentaire de deux colas blanches est offert aux poissons. Enfin les prémices du riz, quelques mois plus tard, feront l'objet d'une offrande analogue. Après avoir donné à manger aux poissons, le gardien prend un peu de l'eau consacrée par leur présence et la verse sur son corps devant l'amas de poteries au pied de l'autel ; il explique qu'il agit ainsi à l'exemple de son ancêtre à la sixième génération, Famoru Mara, fondateur du village et du culte, qui venait là chaque matin se laver avec de l'eau de la rivière. La femme stérile vient à Mbooma demander un enfant : elle promet, si sa prière est exaucée, de revenir avec un poulet et du riz cuit (si l'offrande demeure inefficace, ses proches jugeront que la femme « a mauvais cur » est une sorcière). On apporte au point d'eau les nouveau-nés pour les présenter aux silures comme on les montre aux vieillards du lignage lors de la première sortie de l'accouchée ; les poissons se réjouissent de chaque nouvelle naissance, ils viennent à la surface « reconnaître » l'enfant. Au dire d'un vieil informateur originaire d'un autre village, donc parlant plus librement, les parents jadis posaient l'enfant sur un van à la surface de l'eau : les silures entraînaient le nouveau-né au fond des eaux, près des plus vieux d'entre eux qui, eux, ne viennent jamais à la surface : si le van remontait au même endroit, signe de longévité ; s'il était emporté par le courant, l'enfant, rejeté par les ancêtres, ne devait guère survivre plus de quelques mois. Selon le même informateur, les morts, jadis, allaient à Mbooma et devenaient des poissons ; il ajoutait qu'on peut encore reconnaître certains, à la présence par exemple de telle cicatrice que le vivant portait au bras et qu'on voit aujourd'hui sur la nageoire correspondante du silure. Le gardien, lui, nie que les poissons soient un avatar des humains ; il explique par la simple piété filiale l'usage encore en vigueur, qui veut que les poissons soient informés des morts survenues au village. Les termes mêmes qu'il nous donna de l'annonce sont néanmoins fort clairs à cet égard :
« Ancêtre, Un Tel est parti aujourd'hui vous retrouver, son cur était bon, accueillez-le. »
Si le mort avait le cur « très mauvais » (était sorcier), de l'aveu du gardien, il n'atteindrait pas Mbooma.
Dans le sud du Kouroumandou, près du village de Tongi, lui-même à la limite orientale du pays kissi, la rivière Ouaou présente des chutes au-dessous desquelles les eaux ont creusé sur la rive gauche une poche presque circulaire, sorte de lac dont le diamètre atteindrait une centaine de mètres. L'endroit, d'une étrange beauté, porte le nom de Mankaya. Là, dit-on, le fondateur du village, Sindu Bongono, parvenu à un âge avancé, s'est rendu avec huit nattes, tous ses vêtements et ses couvertures, son sabre, son fusil, une marmite. Devant ses descendants assemblés, il a posé les nattes sur l'eau, s'y est lui-même installé, entouré de ses vêtements ; les nattes se sont enfoncées et bientôt une fumée montant des eaux annonça l'arrivée au fond du vieillard, salué par des coups de feu. Depuis, les habitants de Tongi offrent là chaque année avant les semailles un poulet et du riz, en demandant « la santé » :
« ce que nous mangeons, c'est à vous, ancêtres, que nous le devons ».
Jamais on ne pêche en cet endroit, les poissons y sont sacrés. Un petit autel a été dressé au bord de la rivière, amas de pierres et de poteries que surmonte un lambeau de chiffon rouge au bout d'une perche : sara, amulette, protection. Auprès, sur un foyer fait de trois pierres cuit la viande des sacrifices. Comme à Mbooma, la femme stérile vient ici demander un enfant, et l'on apporte les nouveau-nés, pour être lavés avec l'eau consacrée. Lors d'une récolte particulièrement abondante, il arrive que le chef de tout le canton, sur le conseil d'un devin, offre à cet endroit un mouton dont la tête et les pattes seront jetées au fond du « lac » avec une poignée de riz, en remerciant et en demandant « la santé » pour tous. Un vieil informateur appartenant à une autre famille nous révéla en grand secret que, du vivant du petit-fils de ce premier ancêtre, un caïman sortait de la poche sacrée et venait jusqu'au village rendre visite à son descendant, gardien du culte, qui lui offrait des boules de riz. Le gardien se rendait lui-même fréquemment au fond des eaux, chez les siens qui tressaient sa chevelure en trois nattes 5.
Au village de Dandadu enfin, canton de Farmaya, c'est-à-dire dans le nord du pays où l'influence malinké est plus sensible, le lignage Wamuno (totem : l'hippopotame) possède un coin sacré dit Bawa sur le Niandan, affluent du Niger. Jadis, un Wamuno, à sa mort, « allait à la mare ». On y offre encore le premier riz au pied d'un fromager sacré. Jusqu'à une date récente, les garçons qui allaient être circoncis, après avoir selon l'usage visité tous les villages des environs pour s'y faire offrir des cadeaux, se rendaient à la rivière la veille de l'opération en fin d'après-midi ; là, les futurs circoncis se déshabillaient et plongeaient. Bientôt, les spectateurs (les hommes adultes) voyaient une fumée s'élever au-dessus de l'endroit sacré : les ancêtres accueillaient leurs descendants, tiraient des coups de feu en leur honneur, marquant ainsi la part qu'ils entendaient prendre à la cérémonie. On peut supposer que l'opération subie le lendemain n'était plus, dès lors, que la marque visible et durable de ce voyage au pays des Morts, tenu pour l'essentiel du rituel, pour l'initiation véritable.
L'infraction de l'interdit amène selon les lignages et selon les lieux une courbature générale et de la fièvre, une enflure du ventre ; le plus souvent, des pustules sur tout le corps ou une espèce de gale dite dans le nord nyama (gale ordinaire, huinde, wiyonde), dans le sud, bakala 6. Pour guérir, le coupable (qui peut avoir agi involontairement) doit confesser publiquement la transgression et promettre d'offrir un sacrifice après son rétablissement. Le doyen du lignage, gardien du totem, lave le malade avec une eau lustrale provenant de la mare ou du coin de rivière voisin hanté par les animaux alliés si le totem est une espèce aquatique (caïman, silure ... ) ; s'il s'agit d'un animal terrestre (lion, panthère, singe ... ), le coupable est purifié le plus souvent à l'aide d'une plante ayant poussé près du tombeau des ancêtres ou sur un lieu consacré par eux. Une infusion est préparée avec cette plante, le doyen en fait boire quelques gorgées au malade, qu'il lave ensuite avec le reste de l'infusion. La cérémonie a lieu devant les tombes des ancêtres, auxquels le doyen pour terminer adresse quelques mots :
« Ancêtres, Un Tel a mangé le totem sans le savoir, pardonnez-lui. »
Ailleurs, la plante, cueillie en forêt et sans nulle valeur symbolique, est sacralisée par un contact d'un instant avec les tombes des ancêtres ou avec l'autel familial.
Dans le sud et l'est, au voisinage du pays toma, le rituel purificatoire diffère quelque peu, le lien qui unit le groupe humain à l'espèce animale s'y exprime de manière plus frappante. Ainsi, au village de Bruadu, canton de Yalamba, un enfant du lignage Tengano qui a tué par mégarde un mange-mil, son animal totémique, souffre de plaies sur le crâne ; le doyen frotte la partie malade avec un mélange de bouillie de riz et de paille de fonio, mélange conservé à l'intérieur d'une petite cage à oiseaux. Ce modeste objet sert d'autel (solulã, le lieu où l'on parle) au lignage entier, le mélange farine-paille, c'est-à-dire nourriture des hommes et nourriture de leurs alliés, est renouvelé deux fois par an : après les semailles la farine de riz vient du restant des semences ; avant la moisson, des premiers épis coupés. Dans le lignage voisin des Könda, dont le totem est le chimpanzé, l'autel familial est un crâne de singe encastré dans le mur extérieur de l'habitation du doyen; le médicament qui sert à la purification est ici un mélange de farine de riz et de terre raclée à côté du crâne.
Parfois enfin (région nord) le rituel de lustration se réduit à une offrande de riz cuit sur les tombes des ancêtres; le malade, par la voix du doyen, reconnaît ses torts, demande son pardon et promet un sacrifice après la guérison. Tout l'accent est ainsi mis sur la puissance des ancêtres : c'est eux, beaucoup plus que les animaux alliés, qu'une infraction totémique atteint, blesse dans le respect qui leur est dû.
Les serments sur le totem existent, mais ils sont rares : on jure plus souvent sur les tombeaux des ancêtres, sur une amulette léguée par l'un d'entre eux, sur le yallo, symbole de la « santé », de la vie, du lignage. Peu importe, étant donnée la multiplicité des autels dans tout village kissi : le fait essentiel est que le sort du parjure apparaît toujours identique à celui de l'individu qui a enfreint son interdit. Dans les deux cas, un seul mode possible de guérison : le recours aux ancêtres. Offensés, ceux-ci ont infligé une punition (la maladie) qu'ils lèveront à leur seule guise.
Les Kissi, disions-nous plus haut, inclinent à traduire les relations sociales en termes généalogiques : d'où, notamment, l'importance de la cérémonie d'imposition du nom, qui marque l'admission du nouveau-né dans son lignage paternel. Ce fait capital de l'appartenance au lignage, l'interdit totémique le traduit de la manière la plus évidente : à chaque instant, l'individu soumis à cet interdit voit évoqués les liens qui l'unissent à tous ceux, morts et vivants, astreints à la même réserve.
Ce n'est point l'unique fonction de l'interdit totémique : que tout membre de la société, quel que soit son lignage, son statut, son âge, doive obéir à une telle règle, illustre de manière tangible l'existence d'un code moral où l'infraction, tôt ou tard, reçoit son châtiment : le coupable ne peut espérer échapper à la colère des ancêtres « qui voient tout ». Il semble en effet que les Kissi, comme d'autres sociétés africaines, ne puissent concevoir les rapports, si importants pour eux, des vivants avec leurs ancêtres que sous l'aspect d'un combat incessant, dont l'issue toutefois n'est jamais mise en doute : malgré l'inlassable effort des hommes pour apaiser, parfois même pour contrôler, leurs invisibles partenaires, ceux-ci demeurent impénétrables et leur vindicte tombera, inattendue, sur un adversaire aussitôt réduit à implorer son pardon. Le courroux des ancêtres, plus que leur bienveillance, s'impose à l'attention des vivants : courroux nécessaire, car il sauvegarde tout l'ordre social. Le moindre entretien sur ces questions aboutit à l'énoncé d'une phrase dont on ne saurait dire si elle traduit une constatation résignée plus qu'une triomphante certitude : les ancêtres sont tout-puissants, les « enfants » vivants, quoiqu'ils fassent, ne pourront jamais domestiquer leurs pères. Partout présents, agressifs, ceux-ci frappent à la manière des bêtes de la brousse à la manière des animaux totémiques : lions, panthères, serpents, caïmans..., comme eux d'essence immortelle. Nous notions plus haut que la simple vue, quoique involontaire, du cadavre d'un animal allié, à elle seule est une souillure qui appelle purification : le coupable n'obtiendra son pardon qu'après avoir confessé sa « faute ». A rester impunie, pareille infraction, à travers le totem, atteindrait les ancêtres eux-mêmes dont elle mettrait en doute la présence immortelle.
Que certaines actions soient défendues, entraînant châtiment, cette notion qui demeure vague et diffuse dans l'expérience quotidienne, l'interdit totémique la traduit en termes simples, sans équivoque, frappants. Ce n'est pas seulement l'orgueil familial qui s'exprime dans la phrase :
« Nous, les Kamara de tel village, nous (sommes les gens qui) ne touchons pas le singe (ou la panthère, ou l'iguane ... ) ».
Plus confus, certes, c'est aussi le sentiment d'un ordre social : si les Kamara respectent le singe, leurs voisins Keita éviteront le lion et les Milimua le chien. L'interdit totémique évoque enfin, avec la notion d'ordre moral, celle d'une justice, tardive peut-être, mais inéluctable : aucune faute ne demeurera impunie, les ancêtres connaissent le coupable et sauront toujours l'atteindre.
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Cantons | Leno=Keita | Kunduno=Kuruma | Kamano=Kamara | Yombuno=Mara | Milimuno=Oularé | Toluno=Touré | Windino=Yora | Sömbuno | Saènduno | Tengano | Wamuno | Ifono | Bongono |
Farmaya | lion | | singe | ? | iguane ou caïman | caïman | boa | | iguane | | panthère | ||
Walto | lion | | singe | silure ou termite | ? | caïman | | | | iguane | | | |
Tenguia | | iguane | panthère | | | | | | | | | | |
Kundiadu | | iguane | iguane | | | iguane | ? | | caïman | iguane ou silure | | | |
Kossa | lion | | ? | | | | silure, boa | | | iguane ou oiseau-gendarme | | | iguane ou papaye |
Kurumandu (nord) | | | panthère, ou singe | | singe | ? | | | ? | hippopotame | panthère ou hipo | | |
Kurumandu (sud) | | singe | panthère | | | ? | | | | hippopotame | | silure, serpent ou cola | |
Toli | | | singe | iguane | hippopotame | ? | | | iguane | ? | | | |
Yende Sori | | | panthère, iguane | | | caïman | | | | | | | singe ou panthère |
Moussania Kossilan | | | singe | | ? | caïman | | | | | hippopotame | silure ou engoulevent | |
Wendé | panthère | | | | caïman | ? | | | | ? | | | |
Yalamba | cheval, hippopotame | singe | panthère | biche | chien ou singe | caïman | boa ou caïman | | | mange-mil | | | silure ou cola |
Bongoro | ? | singe | panthère | | | caïman | | | | mange-mil | | | cola |
Temesadu | | cola, petit rapace | bösökuño (petit oiseau) | | | ? | | | | | | | ? |
Bokosu | silure | singe | panthère | | | caïman | | | singe | | | | |
Dembaduno | silure, souris | singe | panthère | | chien | caïman | | souris, silure | | mange-mil | | | |
Guéckédou Sayani | ? | souris | | | ? | ? | | | | | | | |
Guélo | | | singe | souris | ? | caïman | iguane | | | | | | |
Owet | | | panthère | | | caïman | | souris | | | manioc sauvage | | |
Wendé | | cola | ? | iguane | iguane | | | | | | | panthère | |
Notes
1. Cf. R. S. Rattray, Ashanti Law & Constitution (Oxford, Clarendon Press, 1929) ; et K. A. Busia, The Position of the Chief in the Modern Political System of Ashanti, O.U.P., 1951.
2.
Principales équivalences entre les noms de clan kissi et malinké | ||
Kissi | Malinké | |
Singulier | Pluriel | |
Leno | Lea | Keita, ou Mansaré |
Kundumo, Kumano | Kundua | Kourouma |
Kamano | Kamara | Kamara |
Milimuno | Milimua | Oularé |
Toluno | Toluna, Tolla | Touré |
Windino | Windia | Touré |
Wamuno | Wamua | Traoré |
Ifono | Ifoa | Mara |
Yombuwo | Yomboa | Mara |
Bongono | Bongoa | Sisé |
3. Le fait est fréquent en Afrique. Ainsi, pour prendre une société très éloignée, les pasteurs Nuer d'Afrique orientale associent leurs totems à des lignages plus souvent qu'à des clans. Un animal ou une plante a rendu service à un homme, les descendants de ce dernier s'abstiendront d'y toucher. De même que les Kissi, les Nuer, s'ils observent une attitude religieuse à l'égard du totem (prières, sacrifices ... ), n'adorent pas pour autant l'espèce totémique : « c'est l'esprit de leurs totems, non leurs corps matériels qu'ils appellent à l'aide, les esprits de leurs pères, les gardiens de leurs lignages. » (E. C. Evans Pritchard, Nuer Totemism, in Annali Lateranensi, XIII (1949), pp. 225-248).
4. Schwab signale l'existence de silures sacrés chez tous les peuples forestiers du nord du Liberia. En ces poissons peut résider l'esprit des vieux, morts depuis longtemps ; c'est pourquoi on ne doit pas les tuer. On leur demande la santé, la fortune, des enfants; ils reçoivent l'hommage des prémices. (G. Schwab, op. cit., pp. 338, 339).
5. Récit singulièrement proche de la tradition recueillie par Schwab en pays manon (ibid., pp. 255-256 et P. 338) : « on entend souvent dire que le « père » du clan est « entré dans l'eau ». Le père très âgé du Gompa, sentant sa fin proche, aurait ainsi disparu : trois jours plus tard, on trouva sa chaîne et son couteau au bord d'un étang profond... »
6. Cf. en manon, ba, plaie, ulcère (G. Schwab, ibid., p. 476).
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