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Denise Paulme
Les Gens du Riz
Les Kissi de Haute-Guinée

Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.


Chapitre II
Chasse — Pêche — Elevage


Le travail de la terre fixe toute l'attention des Kissi. Cultivateurs qu'un attachement passionné courbe sur leur sol, une autre activité leur paraît toujours secondaire, ils la jugeront en fonction des seuls services qu'elle peut rendre à l'agriculture.

Chasse

Ainsi le danger de la chasse ne les retient guère : ils y reconnaissent sans enthousiasme la seule nécessité d'une défense contre les animaux sauvages et leurs déprédations. Dans les villages, chèvres et moutons vagabondent entre les maisons : ces animaux ne sont jamais traits, leurs maîtres méprisent le lait et ses sous-produits comme ils ignorent l'usage possible de la toison de leurs moutons. Les mêmes individus recueilleront soigneusement les déjections de leur bétail, dont ils ont su distinguer la valeur d'engrais.
Les panthères demeurent assez nombreuses dans la région pour qu'on voie souvent le matin, aux abords d'un village, le cadavre d'un veau ou d'un chevreau à moitié dévoré.
Aussi les agglomérations sont-elles parfois défendues par une palissade qu'il faut escalader pour atteindre les premières maisons ; si le visiteur émet quelques doutes sur l'efficacité d'une telle protection, on lui explique qu'un charme, sara, enterré sous la palissade, la rend infranchissable aux « ennemis » du village.
Ces « ennemis » : panthères, buffles, singes... (l'éléphant a disparu de la région), jadis chassés à la sagaie, le sont aujourd'hui au fusil par de quasi-professionnels (dusuno, pl. dusua), reconnaissables à leur bonnet dont le coton naturel disparaît sous une croûte d'un noir luisant, sang séché des victimes. Les autels de chasseurs, sölu dúsua : pierre à l'intérieur de l'habitation ou sous son auvent, arbre en bordure du sentier à la sortie du village, souvent aussi à une croisée de chemins, sont rougis par le jus des colas : au départ, le chasseur ouvre une noix, en croque la moitié, crache le jus sur l'autel en informant ses prédécesseurs défunts de son départ et en leur demandant une chasse fructueuse ; il promet en ce cas une part du gibier. Au retour, il s'arrêtera un instant devant l'autel pour rendre compte de son expédition ; il n'omettra pas de déposer au pied de l'arbre ou sur la pierre un morceau du foie de l'animal abattu, part des morts sans l'assentiment ni le concours desquels le chasseur serait rentré les mains vides. Tout chasseur possède encore plusieurs amulettes (kowã) et poudres magiques (suo), toutes frottées de sang, qui doivent lui permettre d'affronter les multiples dangers de la forêt : épines, serpents, bêtes sauvages ; qui doivent, surtout, le rendre invulnérable à la volonté maligne, au « cœur mauvais », des sorciers (kuino, pl. koyã) 1.
Les pièges européens à mâchoire en fer, yañora kilinde (kili, fer), fréquents sur tous les marchés locaux, n'ont pas complètement remplacé les anciens pièges : fosse dissimulée sous des branchages et dont le fond se hérisse de pieux sur lesquels la bête s'empalera en tombant ; cage en branchages près de laquelle un chevreau attaché comme appât bêlera toute la nuit ; en cherchant à atteindre sa proie, la panthère déclenchera (on l'espère du moins) le mécanisme d'une trappe qui se refermera derrière elle, l'emprisonnant. Souvent aussi, au-dessus des sentiers, une traverse forme pont entre deux arbres ; sur la traverse, un collet en écorce, où écureuils, rats-palmistes, singes même, qui cherchent à passer d'un arbre à l'autre, se prendront une patte 2.
Un autre piège, fort simple, consiste en une galerie ménagée dans l'épaisseur du mur et qui fait saillie à l'extérieur de l'habitation : les rats s'y multiplient, attirés par les provisions que la ménagère conserve dans des calebasses et dans des paniers pendus à la charpente du toit ou posés sur un rebord intérieur qui forme étagère. Quand la portée de rongeurs, dont on suit la croissance par ses cris, est jugée à point, le maître du logis creuse un trou à la base du conduit, allume un feu, s'empare des rats. Grillés, fumés, préparés dans une sauce à l'huile de palme, ceux-ci accompagneront fort bien la quotidienne bouillie de riz.
Arcs et flèches (toutes à pointe en fer) sont restés en usage pour la chasse aux oiseaux, aux phacochères et aussi aux gros poissons. Pour ces derniers, la flèche, pourvue d'une barbe, peut atteindre jusqu'à 1 m. 85. Les flèches plus petites sont trempées dans une décoction d'écorce de köndo (le tali bambara, Erythrophlaeum guineensis) qui les empoisonne.
Les enfants — les garçons surtout, les filles étant prises par les soins du ménage et des nouveau-nés qu'on leur confie aisément — trouvent un complément de nourriture dans la chasse aux oiseaux, aux rongeurs, surtout aux innombrables agoutis et rats palmistes qu'ils tuent à l'aide d'un arc et de flèches de leur fabrication, ou en se servant de pièges à collets, dont ils dissimulent le lien en écorce sous des feuilles et qu'ils appâtent avec quelques arachides.

Pêche

Les mêmes jeunes garçons s'efforceront d'apaiser une faim toujours renaissante en pêchant à la ligne dans les mares ou les ruisseaux. La canne à pêche, quand elle existe, est une branche quelconque ; à la queue on fixe une ligne en fibre de palmier, l'hameçon en fer a été acheté à un colporteur ou sur le marché, un ver sert d'appât. Le petit pêcheur grille sa proie, la mange sur place, plus rarement la remet à sa mère ou cherche à la vendre au marché.
Pour les hommes, la pêche apparaît une distraction plus qu'un travail sérieux. Outre l'arc et les flèches, les Kissi se servent de paniers et de filets. Ils pêchent en fin de saison sèche, époque de loisirs, dans les mares alors presque asséchées, à l'aide de paniers coniques sans fond (dunduo) en bois de sudua : le pêcheur avance pas à pas dans la mare en s'efforçant de ne pas effrayer le poisson, applique sur le fond l'ouverture la plus large de son panier, retire sa prise à la main. Près des rivières plus importantes, certains hommes (« celui qui veut », la pêche n'est pas une occupation professionnelle), pêchent à l'épervier, au lever et au coucher du soleil. Le filet (kamanduiyo) est fabriqué par le pêcheur lui-même, le bord en fibre de palmier, le fond en gros fil européen, de texture plus mince; les plombs, lii'o, fixés sur les bords ont été achetés au centre local, chez un commerçant ou sur le marché. A l'aide de leur épervier (les nasses ne sont pas connues partout) ou de barrages en branches dressés dans les cours d'eau, les Kissi capturent diverses espèces de poissons, dont les plus courants sont le bifo, long de 0 m. 60 environ, aux écailles argentées ; le könda plus allongé, noir et au mufle grenu. Le fulo, qui mesure environ 0 m. 20, plat et argenté, offre des écailles plus serrées que le wando, de même taille. Tout village situé au bord d'une rivière y possède un lieu de culte où la pêche est interdite. Les poissons qui hantent ce lieu sont plus ou moins tenus pour des parents (le séjour des morts se place assez régulièrement au fond des eaux) et nous vîmes ainsi près du village de Koladu, dans le canton de Moussama Kossilan, cercle de Kissidougou, d'énormes silures apprivoisés répondre à l'appel du vieillard qui les nourrit et venir manger dans sa main des grains de riz et des quartiers de papaye.
Les femmes pêchent également, mais seulement, semble-t-il, à l'aide d'une grande épuisette sans manche, yala yöya, dont le filet (yala) en raphia ou en nervure de palmier est tendu sur un cerceau en fibre de palme ou en bois dur. Cette épuisette est l'attribut constant des femmes que l'on rencontre sur les sentiers. (Nous retrouverons plus loin cette association d'idées qui unit le principe féminin à l'élément humide : ainsi les lieux de culte des femmes, distincts de ceux des hommes, se situent toujours au bord d'une mare ou d'une rivière).
Vers février ou mars, lorsque les mares qui ont subsisté jusqu'alors au voisinage des rivières sont presque à sec, les habitants des environs choisissent une journée qu'ils consacreront à la pêche. Les hommes et les petits garçons — ces derniers ont attendu le jour fixé avec impatience — frappent la surface de l'eau avec des gaules ou simplement avec leurs paumes, poussent des cris ; les poissons effrayés sont ainsi poussés vers les femmes rangées en ligne, qui se mettent à plusieurs pour remonter des épuisettes à chaque coup alourdies. Tout se passe dans le tumulte et les rires : jour de travail, mais aussi jour de fête.
Le poisson est rarement consommé frais ; en ce cas, grillé. Au retour de leur pêche, les femmes mettent à fumer sur une claie la minuscule friture recueillie pour préparer un condiment dont le goût prononcé, si l'on en juge par l'odeur, relèvera la fadeur du riz bouilli, base de toute l'alimentation indigène.

Elevage

La maladie du sommeil, très développée, limite la présence du bétail. On ne connaît dans tout le pays qu'une vingtaine de chevaux, pour la plupart propriété de chefs. Pas d'ânes autres que ceux des colporteurs venus du Soudan et même ce spectacle, si familier plus au nord, ici demeure insolite.
L'élevage des bovidés ne se heurte pas au seul obstacle de la trypanosomiase. Récemment, plusieurs épidémies de péripneumonie bovine ont décimé les troupeaux, encore diminués par la contrebande pratiquée sur une large échelle dans cette région frontière : les propriétaires vont vendre leurs bêtes en Sierra-Leone, où ils en trouvent un prix élevé. Les animaux (environ 8.000 bovins dans le cercle de Kissidougou, 4.400 dans celui de Guéckédou) doivent se nourrir en brousse, on ne leur fournit aucun fourrage. Presque toutes les vaches que l'on voit appartiennent à des Malinké, les Kissi eux-mêmes ignorent l'art de traire. Ils n'en accordent pas moins une grande valeur aux bêtes à cornes, qui représentent un capital (un bœuf valait entre 5 et 6.000 fr. C.F.A. en 1948). Une vache au moins fait partie presque obligatoirement des cadeaux que le jeune homme doit verser aux parents de sa future épouse. Bœufs et vaches ne sont égorgés que rarement, pour la levée du deuil d'un vieillard ou lors d'une fête solennelle célébrée par un chef en l'honneur de ses ancêtres.
Les chèvres (kuindo, pl. kuindã) trapues et courtaudes, paraissent plus fréquentes que les moutons (saa). Les uns comme les autres sont laissés à vaguer toute la journée dans le village ou à ses abords immédiats. Aussitôt qu'un animal a déféqué, une femme ou un enfant se précipitera pour recueillir la précieuse bouse, destinée à fumer le potager derrière l'habitation. Pas plus qu'aucun autre peuple de l'Ouest africain, les Kissi ne consomment de viande : bœuf, mouton ou chèvre, qui n'ait au préalable été offerte en hommage aux ancêtres.
Le porc serait le seul animal dont la chair ne fasse jamais l'objet d'une oblation. Son élevage s'est accru depuis quelques années sous l'influence européenne, mais n'est pas vraiment entré dans les mœurs. La propriété d'un troupeau de porcins est généralement le fait du chef, qui fera égorger une bête en l'honneur d'un hôte de marque. Les indigènes se plaignent d'une recrudescence de chiques, dont ils attribuent la multiplication à l'introduction des porcs dans les villages, par ailleurs toujours très propres 3.
Comme partout en Afrique, l'animal domestique le plus familier est la poule (söö) qu'on trouve picorant entre les maisons, ou se précipitant sur une ménagère vannant son riz — spectacle qui nous parut toujours incongru, parce que lié à des souvenirs de ferme dans nos campagnes. Contrairement à la réputation d'ailleurs méritée de ses congénères africains, la volaille kissi, nourrie au riz, bien que de taille réduite offre une chair blanche suffisamment tendre pour soutenir honorablement la comparaison avec l'espèce de nos contrées. Les poules cherchent un abri contre les animaux pillards de basse-cour et le soir venu se réfugient d'elles-mêmes dans le réduit qui leur est réservé sur la banquette extérieure en bordure de l'habitation ; le poulailler peut encore être une petite construction isolée dans la cour ; parfois même, il se trouve à l'intérieur du logis, près de la porte. La poule finit habituellement égorgée en sacrifice ; elle peut à la rigueur être remplacée dans cet office par un « poulet muet » — par un œuf. Les Kissi ne mangent jamais d'oeufs et voient avec dégoût les Européens en absorber.
Les chiens (tundo) sont peu nombreux : les chasses'en servent comme rabatteurs mais n'ont pas su dresser leurs chiens à rapporter le gibier. Si l'on tolère leur présence dans le village, c'est pour éloigner les bêtes de la brousse. A demi-sauvages, les chiens rôdent autour des maisons en quête de nourriture ; ils reçoivent plus souvent des pierres ou des coups de pied. Seuls quelques garçonnets possèdent un chiot avec lequel ils jouent et qui reçoit un nom approprié à son aspect ou à son caractère supposé : manduca, il commande; sambuya, il a honte... Parfois aussi, le nom du chien traduit de manière indirecte les sentiments de son maître à l'égard de son entourage : kèndeke, le mal récompensé; sunkole, celui dont on n'ose pas médire en sa présence. Mais en grandissant, le chien devient hargneux et ses rapports avec son maître, quand ils ne cessent pas d'eux-mêmes par la fuite de l'animal, se terminent en général mal.
Enfin les chats, assez rares, occupent une place bien à eux. On juge l'animal utile : il chasse les souris ; mais voleur et, en somme, indomptable. A la différence du chien le chat, ñayo, ne reçoit pas de nom individuel. On ne parle pas d'acheter un chat, on y « épouse » : au seul mot d'achat, l'animal, offensé, quitterait le logis car (lui fait-on dire), « nul n'a jamais pu se vanter d'avoir acheté ma mère ni mon père ». La formule correcte est donc : « J'ai payé la dot du chat », furu ñayo. Le montant même de la « dot » est invariable : quatre colas. Un jeune homme non marié évitera de caresser un chat : qu'un poil de l'animal demeure sur son vêtement, aucune femme, assure-t-on, ne voudrait plus de lui. Une femme enceinte tiendra, elle aussi, le chat à l'écart : si l'animal se frottait à elle, l'enfant à naître s'annoncerait « voleur comme un chat ».

Notes
1. Voir plus loin, IIIe partie. Magie et Sorciers, chasseurs de sorciers.
2. Pièges figurés dans P. Germann, Die Völkerstamme..., pl. 6, fig. 1 à 7 ; et dans G. Schwab, op. cit., pp. 77-80.
3. Les choses ont-elles changé depuis 1913 où le Dr. Neel trouve les « villages malpropres. On y foule une boue épaisse mélangée aux déjections du bétail. » Dr. H. Neel, op. cit. Nous n'avons au cours de deux séjours rencontré qu'un seul village vraiment sale, connu pour tel dans toute la région et jugé très sévèrement par ses voisins.


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