Recherches africaines. Conakry. No. 2, janvier-mars 1960. p. 54-59
La première conférence interafricaine des sols 1 s'était tenue à Goma en 1948, la seconde à Léopoldville en 1954. Après ces assises tenues au Congo Belge, il était prévu de tenir la troisième à Dalaba, en territoire alors français. Et ce choix paraissait un coup de chapeau à l'école pédologique française après les deux premiers qui attestaient la prééminence au moins quant aux moyens de l'école belge.
Entre-temps une donnée imprévue est venu modifier la signification du choix de Dalaba : l'indépendance de la Guinée.
La République de Guinée a, en effet, repris à son compte l'invitation faite précédemment par le gouvernement français.
« Pour la première fois, notait dans son rapport général le professeur Aubert, une conférence des sols est tenue dans un Etat récemment promu à la souveraineté et qui a le dynamisme caractérisant le jeune âge ; ses populations nous en ont donné, un témoignage extraordinaire et sans cesse renouvelé.»
Pour la première fois aussi, à côté des délégations des puissances coloniales (France, Belgique, Grande-Bretagne, Portugal) figuraient d'importantes délégations des pays indépendants d'Afrique.
Il n'est pas inutile de souligner l'effort consenti par la Guinée tant en sacrifices matériels qu'en énergie humaine pour assurer la parfaite réussite de ces assises scientifiques : pendant plusieurs semaines, des fonctionnaires de tout rang, ministres en tête , les militants de la section P.D.G. de Dalaba, et bien d'autres, se sont dépensés pour vaincre les obstacles.
Et ils n'étaient pas minces ! Si le choix de Dalaba était parfaitement justifié scientifiquement parlant pour tenir une telle conférence, au coeur de ce Fouta-Djalon dramatiquement menacé par l'érosion des sols, il l'était beaucoup moins quant aux conditions pratiques. Aux difficultés d'accès s'ajoutaient les difficultés d'hébergement de plusieurs centaines de personnes: Les installations climatiques établies durant la dernière guerre par le Service de Santé colonial étaient depuis des années à l'abandon ; quant à celles du camp des parachutistes, les unités de paras les avaient fait sauter avant d'évacuer le pays, au lendemain du 28 septembre 1958. Il n'y avait ni électricité, ni distribution d'eau. Il a fallu tout faire, tout organiser. Et, si les participants n'ont pas trouvé à Dalaba le confort des palaces, ils ont été unanimes à reconnaître qu'ils y avaient trouvé des conditions parfaitement correctes de logement et de travail, et que la bonne volonté à leur égard n'avait jamais fait défaut.
Ce qui a frappé surtout les participants, c'est la présence et l'extraordinaire accueil de celui qui, pour la première fois, les recevait : le peuple de Guinée, le peuple d'Afrique.
D'ordinaire et c'était la règle en Afrique les conférences de spécialistes se déroulaient au milieu de l'indifférence générale ; seules les autorités gouvernementales locales (représentées par un spécialiste ou un « sacrifié » qui s'ingéniait à dissimuler son ennui) leur accordaient l'hommage forcé d'une présence intermittente.
Ici, ce n'est pas seulement le gouvernement qui tint à affirmer son intérêt de façon éclatante, en déléguant à la séance d'ouverture tous ses membres, président en tête 2. C'est le peuple, organisé dans ses sections du P.D.G. qui, lors de tous les déplacements des délégués, vint rendre un hommage émouvant à la science qu'ils représentaient. Dans chaque chef-lieu ou village, c'est avec la même ampleur que lors des visites de chefs d'Etats amis que les populations se mobilisèrent sur leur passage, portant témoignage de leur prise de conscience, de leur discipline, de leur foi dans l'indépendance et l'unité de la patrie africaine, mais aussi de leur espoir et de leur foi en la science pour résoudre leurs problèmes vitaux. Cet accueil a surpris les délégués, parfois peut-être a-t-il irrité certains, nostalgiques du temps où les populations d'Afrique n'avaient que le droit de se taire. En tous cas il les a impressionnés et les a fait réfléchir : l'écho s'en est manifesté dans le contenu même des débats.
Encore faut-il mentionner le tact parfait avec lequel non seulement les responsables administratifs et politiques, mais le peuple lui-même surent se comporter en face de délégués de pays comme le Portugal, l'Afrique du Sud ou la « Fédération » Rhodésie-Nyassaland. Tous surent montrer le visage, de la Guinée nouvelle, affirmer ses espoirs, dans des formes qui ne pouvaient blesser personne. Tant les travaux que les contacts privés « hors-séances » furent empreints d'un parfait esprit de courtoisie et de compréhension.
La conférence groupait 130 participants, appartenant :
En outre étaient présents les responsables administratifs et techniques de la C.C.T.A. et leurs collaborateurs, les directeurs des deux organismes permanents intéressés de la C.C.T.A., Bureau Interafricain des Sols (M. Fournier) et Service Pédologique Interafricain (M. D'Hoore).
Cent trente-huit communications ont été présentées par écrit. Il ne pouvait être question de les présenter toutes lors des séances, même sous forme abrégée : mises à la disposition des participants sous forme, ronéotypée, elles seront imprimées en volume, avec les rapports, résolutions et recommandations du congrès.
La conférence en dehors des séances d'ouverture et de clôture, et des deux journées d'excursions préparées sur le terrain 4 s'est répartie par sections dont les rapporteurs ont résumé, l'essentiel de l'apport des communications. La discussion s'est ouverte sur cette base permettant aux auteurs de répondre aux questions, de préciser leur pensée. Les rapports définitifs ont pu ainsi être élaborés en toute clarté, ainsi que les recommandations adressées aux gouvernements.
Malheureusement, établis sur la base limitative des communications adressées, ces rapports (au moins dans quelques sections) excluaient délibérément des travaux sans lesquels le point de la question ne pouvait pas être fait. Etait-il possible de faire autrement ? Cet écueil eût été, pensons-nous, évité avec une composition plus diversifiée des délégations. Cette composition reflétait des conceptions, des politiques différentes : chez les Belges et surtout les Britanniques les hauts fonctionnaires des services agricoles et forestiers l'emportaient ; dans la délégation française, les pédologues, sous la houlette du professeur Aubert, menaient le jeu ... Cependant on est en droit de regretter l'absence des géomorphologues, des géologues, des techniciens de l'hydraulique, pour ne citer que quelques-unes des spécialités directement intéressées et dont la contribution était indispensable. L'auteur de ces lignes était le seul géographe présent ... Nul doute que la présence de spécialistes des catégories énumérées eût contribué à élargir les horizons.
La pédologie s'est taillée la meilleure part avec plus de cinquante communications. C'est dans la Section I (classification des sols) que les discussions ont été le plus animées, parfois difficiles à suivre par le non-initié. Comme déjà en 1954 à Léopoldville, l'école belge d'une part, l'école française de l'autre (appuyée par les Portugais) se sont vigoureusement opposées. Elaborées dans des pays différents, avec des méthodes différentes, les conceptions des deux écoles apparaissent encore pour l'instant difficiles à concilier. C'est le signe de la jeunesse de la pédologie africaine intertropicale, née pratiquement depuis la seconde guerre mondiale. Et il n'est peut-être pas sans profit pour la science que l'approche de la vérité se poursuive ainsi par des voies différentes, le choc des opinions excluant ici tout dogmatisme figé. Depuis Léopoldville, en tous cas, une étape a été franchie : les définitions ne s'appuient plus sur des données essentiellement qualitatives : elles cherchent la précision quantitative, dans la composition physique, chimique, biologique des sols. C'est un progrès : c'est peut-être, à la limite, un risque ; le risque étant de ne pas accorder toute l'importance nécessaire aux processus, à l'histoire des sols. Cela dit sans négliger l'extrême difficulté qu'il y a parfois à déchiffrer ces palimpsestes naturels que sont les sols actuels. On hésite aussi visiblement entre une classification génétique (mais qui ne tient pas toujours assez compte des apports extérieurs, des interférences entre cycles d'évolution), et une classification utilitaire répondant aux besoins des agronomes : l'une et l'autre ont leurs raisons d'être.
Le recours à des méthodes d'investigation plus précises a, sous un certain angle, avivé les controverses, mais les a placées sur un terrain plus solide. Déjà, à un certain degré de généralisation, un rapprochement est devenu possible. Au terme d'une confrontation laborieuse et passionnée, un accord s'est dégagé sur des définitions provisoires des grandes unités pour l'établissement de la carte des sols de l'Afrique à l'échelle de 1/5.000.000eme.
Cette carte sera présentée au 7e Congrès International de la Science du Sol en août 1960. Elle comportera 45 unités définies (contre 23 et 35 pour les premières et deuxièmes approximations jusqu'ici réalisées). Dans l'ordre des Kaolisols (où les subdivisions prêtaient aux discussions les plus vives), on a retenu trois grandes divisions :
Les définitions que nous ne pouvons détailler ici sont bien entendu beaucoup plus précises et tiennent compte d'une série de caractéristiques (rapport limon/argile; rapport SiO2/Al2O2, etc.).
Les excursions, conduites par MM. Fauck et Maignien, ont permis de confronter les vues sur le terrain, M. Maignien a pu faire apprécier la nouveauté et l'intérêt de ses conceptions sur le cuirassement des sols, et démontrer comment se forment les cuirasses actuelles du Fouta-Djalon, par migration latérale ou oblique des sesquioxydes sur les pentes 5.
Les autres sections se sont consacrées aux problèmes de l'érosion des sols, de leur conservation et de leur utilisation. Là encore, les progrès réalisés sont substantiels. Il y a une douzaine d'années J, P. Harroy publiait son Afrique terre qui meurt ..., et M. P. Gourou, dans ses Pays tropicaux donnait une vue très pessimiste des possibilités des sols africains. L'état de choses qui fondait ce pessimisme ne s'est pas amélioré : au contraire, la dégradation des sols s'est accentuée. La poussée en profondeur de l'économie monétaire, l'accroissement de la population, ont eu pour conséquence l'extension des surfaces cultivées, la réduction des jachères, sans progrès compensateurs dans les techniques (outillages et façons, assolements, engrais). Mais cette dégradation ne paraît plus inéluctable. C'est le résultat des progrès réalisés dans l'étude des processus de l'érosion des sols, dans la mise au point des méthodes de lutte contre l'érosion, dans les techniques agricoles.
Aussi les conclusions de la conférence sont-elles optimistes. Au Congo Belge et en Rhodésie, accessoirement en Afrique Occidentale, des expériences laissent espérer la mise au point prochaine de techniques modernes assurant à la fois une production agricole intensive et une bonne conservation des sols.
En fait, c'est le bas niveau de vie des populations africaines, l'impossibilité, qui en résultait pour elles d'améliorer leurs techniques, qui était responsable de la ruine des sols.
Une agriculture moderne, employant sinon le tracteur, au moins la culture attelée, réduisant ou supprimant les jachères par des assolements appropriés et par l'emploi d'engrais est techniquement possible. Et quelques exemples cités montrent qu'elle peut être rentable. Jusqu'à présent le paysan africain n'avait pas les moyens matériels de préserver les sols. Il est en train de les acquérir.
L'utilisation des engrais, longtemps considérée comme utopique en pays tropical africain, apparaît aujourd'hui techniquement et économiquement valable : les échecs enregistrés jadis tenaient au défaut d'expérience, à un mauvais choix ou à une mauvaise application des engrais.
La conférence s'est attachée précisément à replacer les problèmes techniques dans leur contexte humain.
« Si, sur le plan de la conservation des sols, nous cherchons la marque de la présente conférence, notait le professeur Aubert dans son rapport général, ne voyons-nous pas qu'elle est dans l'importance plus grande attachée à ses aspects économiques et humains ? Qu'il en soit ainsi en République de Gainée ne serait-il dû qu'à un inexplicable hasard ? »
Dans son discours d'ouverture, le Président Diallo Abdourahmane avait marqué l'incidence des problèmes politiques et économiques sur la conservation des sols 6.
Une fois les techniques mises au point, la conservation des sols est affaire d'investissement au niveau de la production agricole. Ces investissements peuvent être réalisés, d'une part au moyen de la mobilisation des réserves de travail des populations paysannes (c'est l'investissement humain, travaux d'intérêt public réalisés sur la base du volontariat), d'autre part en réformant les circuits économiques, en restituant au paysan producteur une partie des profits énormes réalisés à ses dépens par le commerce de traite. L'un et l'autre, concluait-il, ne sont réalisables que dans le contexte de l'indépendance.
Au même moment les événements du Congo Belge venaient démontrer que les réalisations de caractère purement économique si brillantes fussent-elles , ne sauraient suffire à résoudre les problèmes politiques qui leur sont associés.
Telles sont sommairement résumées, les principales impressions qui se dégagent de cette 3e Conférence Interafricaine des Sols.
Notes
1. Ces conférences intéressent les pays d'Afrique au sud du Sahara.
2. Il s'agissait du président de la République par intérim, Diallo Abdourahmane, le Président Sékou Touré étant à l'époque en visite officielle à l'étranger.
3. Commission de coopération technique pour l'Afrique du Sahara, organisme international qui depuis 1950la plupart des organismes spécialisés de coopération scientifique et technique dans cette sphère.
4. Signalons entre autres éléments de l'excellente organisation du congrès le minutage impeccable de ces excursions, dont l'horaire prévu a été rigoureusement respecté (fait rare, sinon unique, dans la tradition des congrès scientifiques !)
5. Robert Maignien. Le cuirassement des sols en Guinée Extrait des mémoires du Service de la carte géologique d'Alsace et de Lorraine 1958 No. 16. On trouvera un résumé clair dans Chronique des mines d'outre-mer et de la Recherche. No. 281 novembre 1959.
6. Recherches Africaines, No. 1, janvier-mars 1960, p. 5-11.
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