Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 24
« Gros Bois » m'avait dit :
— Mon “poclain 75” n'est pas compliqué à faire marcher. Et il m'a montré comment on fait. Deux pédales appuyées, on avance ; on appuie la pédale droite pour tourner à gauche et la pédale gauche pour aller à droite. Au début ça marchait, mais j'avais oublié comment on s'arrête et comment on recule. Je te le jure, papa, je voulais seulement montrer à Kankan que je n'étais pas le fils de n'importe qui.
Je le laissai parler. Il faut apprendre à la jeunesse à se justifier. Il portait encore sur une joue les empreintes de mes cinq doigts.
— Ce n'est rien, fiston. Il faut songer maintenant à chercher de quoi dédommager tout le monde. J'espère que cette vieille folle de Fanta a planqué quelque part un trésor. Mais où ?
— Et si je reprenais le « poclain » pour aller fouiller la plantation ?
— Mon fils, tu veux que je te dise quelque chose ? Tu es un immense crétin ou un génie irrécusable.
Il eut l'air de réfléchir pour choisir. Je me levai. C'est alors que je vis un danseur venir vers moi. Il dansait la danse électrique, la danse à la mode. Un pas en avant, un demi pas en arrière, la tête suivait tandis que les bras se levaient et s'abaissaient de façon saccadée, jouant sur un levier imaginaire. Mes compatriotes aiment la danse, mais je ne pensais pas trouver à cette extrémité de la Guinée un si fin connaisseur d'une danse qui n'avait pas encore fini de naître. Le robot stoppa tout contre moi. Il me semblait l'avoir vu un jour.
— Je suis Taram. Tu me reconnais ?
Je dus faire un gros effort d'imagination. Avec 60 kilos de plus et la bosse qu'il portait au front en moins, c'était bien un certain Taram.
— Assieds-toi, mon frère.
Mori lui avança une chaise et il reprit sa danse avant de l'occuper.
— J'étais au Camp Boiro, soupira-t-il quand il se fut installé.
— C'est un endroit pour apprendre à danser ? demanda mon fils.
Taram partit d'un gros éclat de rire.
— Tu peux le dire, petit. On dansait au courant.
— C'est pour ça qu'on l'appelle la danse électrique ?
Je fis taire le crétin du regard. Il se leva et s'en alla déçu.
— Toute la ville ne parle que de toi, petit frère, reprit Taram. Ta tante était une femme formidable. Quand je suis sorti de Boiro, après huit années, j'étais paralysé des pieds et des bras. Un médecin m'avait dit « mange bien et dors beaucoup, et ça ira un jour ». C'est grâce à elle que je marche aujourd'hui. Elle m'a pris sous son toit, m'a donné du beefteck chaque jour et m'a prêté un dentier parce que je n'avais plus de dents, même dans la bouche. Ma femme était décédée, mes deux premières filles se sont exilées — il
paraît qu'elles font là-bas les putains —, mon fils était devenu un milicien, il ne voulait pas me voir. Mes forces sont revenues lentement et j'ai pris une case. J'attends que les militaires me restituent la maison que le pédégé m'a confisquée lors de mon arrestation.
Je ne voulais pas retourner le couteau dans la plaie, mais je ne pus m'empêcher de lui demander comment c'était arrivé.
— C'est à cause des Allemands. J'étais leur chauffeur. Quand l'affaire du 22 novembre a éclaté, on m'a traité de
collaborateur avec la Cinquième colonne. J'ai été l'un des premiers arrêtés, me jura-t-il d'un ton d'élève récompensé. Tous les autres sont venus bien après. Moi j'étais de la
première promotion…
Ainsi, voilà un rescapé du fameux Camp Boiro, le camp le plus silencieux du monde, un silence composé d'absences. Il se remémorait lentement les noms sur le bout des doigts en s'humectant les lèvres de temps à autre.
— De toute façon, conclut-il, cela n'a plus d'importance. Ils sont tous morts. J'ai fait quelques jours ici à Kankan avant qu'on ne me transfère à Boiro. Le lendemain ils m'ont ligoté dans le dos au point que mes omoplates se touchaient et m'ont fait agenouiller sur un tas de tessons de bouteilles, face à un mur. Quelqu'un est passé derrière moi et m'a brutalement serré les joues pour faire sortir ma langue sur laquelle on brancha des pincettes reliées à une batterie. A un signal, je sentis mon crâne éclater. Je hurlai et me cognai contre le tortionnaire. Alors il me prit la tête et se mit à jouer avec contre le mur. Je gagnai une bosse sur le front et perdis le reste de mes dents dans l'affaire. Ils me ramenèrent évanoui. C'est après que je compris la combine pour survivre. Puisque je ne savais rien, je devais jouer à l'imbécile qui ne savait jamais rien.
— Alors Taram, qu'est-ce que tu faisais avec les Allemands la nuit ?
— Camarade, je ne sortais que pour déposer la femme du chef du projet. Elle était tellement jolie que je me trompais souvent de levier à cause de mon bangala qui ressemblait à un autre levier. Ils se tordaient tous de rire, peut-être pour cacher leur levier qui soulevait doucement leur pantalon. C'était rigolo.
Je le regardai rire et je fis comme lui à la fin.
— Quand ils voulaient bander, les salauds, on allait chercher Taram et on lui redemandait “comment tu faisais la nuit avec les Allemands ?” Et Taram ajoutait des détails inconnus la veille. Moi-même j'avais fini par croire à cette histoire et dès qu'ils me laissaient retourner dans ma cellule, j'ôtais mon pantalon pour me coucher dessus comme si c'était une belle Allemande blonde. Dans ces moments-là, tous mes compagnons de cellule se taisaient et fermaient les yeux. Quand j'en avais fini avec mon irrésistible Allemande, ils me demandaient à leur tour : “Qu'est-ce que tu faisais avec les Allemands, la nuit ?” C'était la nuit. Et je parlais pour faire reculer les murs jusqu'aux intimités, pour chasser la peur de l'autre nuit, la mort qui pénétrait parfois à pieds déchaussés pour emporter l'un d'entre nous. Toi qui as été à l'école, il faut essayer de mettre tout ça un jour en bon français.
Je le lui promis, mais je ne savais pas ce que c'était, “en bon français”. Je raconterai son histoire au grand Michel. Si j'avais été un écrivain, j'aurais parlé de cette nuit de sorcières avec des cris d'écorchés, avec des ruissellements de sang ponctués de petites bagarres de silences et d'espérances. A l'aube, avec la lumière qui fait ressembler un noeud coulant à un cri et qui confond un bruit de fusil et celui d'un champagne débouché, j'aurais décrit cette humanité qui appelait la mort en public.
— Deux semaines après mon arrestation, une foule de femmes a pu s'approcher de notre mort pour crier : “A bas les traîtres, pendez-les par les couilles.” Quelques jours après, celle qui avait mené la foule était parmi nous, la tête rasée.
Je commençai à rire, cette fois-ci avant lui.
— Et ce n'est pas fini, petit frère. On ne savait toujours pas si on était condamnés à mort ou non. On pêchait de temps en temps parmi nous des gens qui disparaissaient, mais ça c'était la pêche. Quand tu jettes ta ligne, tu n'appelles pas ton poisson. Nous étions des poissons dans les filets du pédégé, mais en même temps nous savions que nous n'étions pas des poissons. Si nous devions mourir, nous voulions l'apprendre à l'avance. Un jour, un garde avait son transistor allumé derrière la prison. On parlait justement de condamnation. Nous fîmes aussitôt la courte échelle au petit Moctar. De là-haut, l'oreille collé au seul trou de notre cachot, il nous transmettait les nouvelles en riant. “Un tel, on va te tuer.” Il riait. “Un tel, tu seras pendu.” Il riait. “Un tel… Taram, tu vas crever en prison.” En bas, au fur et à mesure que nous apprenions ces choses, nous nous retirions un à un de l'échafaudage. Et ce qui devait arriver arriva. Le solide Bangoura, la base de la courte échelle, était condamné à mort. II s'effondra et petit mMoctar dégringola la tête la première. II fallait voir combien nous avons ri à notre tour. II gémissait, “mais moi je n'ai rien fait”, et nous riions. Le lendemain il fut parmi les premiers “transférés”. Quand ils sont venus le prendre, la nuit, il avait retrouvé son rire. Il disait : “Toi tu seras pendu, toi tu seras fusillé, toi tu vas crever en prison, toi…” Il paraît que quand on lui a passé la corde au cou, il disait encore en riant : “Toi tu seras pendu, toi tu vas crever…” Moi je n'ai rien fait, je ne suis pas un comploteur.
— Tu fumes quelque chose, mon frère ?
Je lui allumai une cigarette qu'il tint dans le creux de la main. Je lui proposai également à boire.
— Qu'est-ce que tu as à boire ? Je ne bois plus d'alcool, mais je ne dis pas non si tu en as.