Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 23
Ce matin-là, dès que je me réveillai, j'écrivis à mon ancien patron et nouvel associé.
Mon cher Michel,
De Conakry je n'ai pu t'envoyer même une carte postale, parce que dès mon arrivée les Guinéens ne m'ont pas laissé de répit. Ils savaient que je n'étais pas n'importe qui. Si le PDG nous traitait de zéros, eux m'ont accueilli comme un héros. Partout où je passais, on me demandait des autographes ou des entretiens. De l'aéroport à la ville, malgré la pluie et l'obscurité, il y avait des gens, plein de gens. Je crois que toute la population de conakry y était et que tout le monde m'acclamait. J'ai dû descendre de la grosse Mercedès décapotable que les nouvelles autorités avaient mise à ma disposition. Je suis descendu pour serrer les mains mouillées, c'était mon premier bain de foule. Je suis rentré tout trempé dans la villa que l'on m'avait réservée, une de ces belles villas que le PDG avait fait construire pour faire plaisir à ses homologues qui devaient le nommer président de l'OUA.
Mais tu me connais. Dès que j'appris l'existence de bidonvilles tout autour, j'acceptai l'hospitalité d'un vieil ami. Moi je ne suis pas chef d'état africain, ces gens qui tendent la main dans des palais dorés. Je passai donc ma première nuit chez un vrai Guinéen, à manger, à boire, à danser et à faire des projets. Parce que quand on vit pauvre sur une terre aussi riche et aussi libérée, on apprend à faire des projets. Il n'y avait pas d'avion, mais on me trouva un hélicoptère qui m'attendait pour m'amener à Kankan. On s'arrêtait un peu au-dessus des villes qu'on survolait et j'avais envie de pleurer à cause de leur désolation. Ah ! le PDG avait travaillé ! Un bulldozer n'aurait pas fait mieux.
A Kankan ce fut le délire. De l'aéroport à la ville, je fus porté sur des épaules. Jeunes et vieux pleuraient de joie. Aussitôt arrivé dans le petit palais que m'a laissé ma tante, j'ouvris son coffre. C'était plein d'or, de diamant et d'argent.
J'envoyai acheter à boire et à manger. Cent moutons égorgés, tous de la taille d'un veau ! J'étais fier de moi. Toute la ville ne jure que par moi. Je leur ai promis d'améliorer leur sort en visitant la plantation. C'est immense, avec des milliers de manguiers, d'orangers, le vrai paradis. Quand tu viendras, tu verras.
Je me relus et ajoutai des salutations à l'adresse de son épouse, de la mienne, d'Albertine et de tous les amis communs. Puis j'appelai mon fils pour qu'il me cherche une enveloppe, car j'avais beaucoup de peine à me lever.
Il faut dire que l'histoire du mouton m'avait laissé, ainsi qu'à toute la population valide, des plaies et des bosses. Ce qui devait être une fête s'était terminé à l'hôpital pour la plupart d'entre nous. Seul le mouton put s'en tirer sans dommages. Faya, lui, continuait de bêler. Il faudrait que je pense à lui tordre le cou un de ces jours pour lui rendre sa voix. J'étais plein de projets ce matin-là, comme tous les matins kankanais.
Je reconnus la poste sans problème puisqu'elle n'avait pas changé depuis près de trente années d'indépendance. Je ne vis qu'un seul employé. Il ronflait déjà, le pauvre, la tête intelligemment posée sur une joue, avec un rond bien propre qui s'agrandissait sous sa narine gauche à chaque expiration.
— Mon frère ! Mon frère !
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? dit-il d'un ton mauvais.
Je fouillai mes poches pour les monnaies. Le ronflement avait repris, j'étais un peu gêné de devoir le réveiller à nouveau. Le sommeil des autres est sacré, même en journée continue. Mais j'avais besoin d'écrire au grand Michel pour lui dire que, malgré la dérive des continents et trente ans de promesses de changement du PDG, la Guinée ne s'était secouée ni dans l'espace, ni dans le temps.
— Un timbre, s'il vous plaît.
— Vous vous trompez. Ici c'est la poste.
Il m'entendait et me répondait tout en dormant. Je l'admirai mais insistai quand même. Il grogna quelque chose. Je compris que j'avais le choix entre la mairie, le commissariat ou le syndicat des transporteurs. Ailleurs on me reconnaissait à cause du mouton.
— Mais votre timbre de dix syllis vaut ici quinze syllis ! Pourquoi ? «
— Il a fallu transporter le timbre jusqu'ici, monsieur Camara.
Après tout on ne pouvait pas travailler pour rien. Mais quand même, le timbre du pédégé me parut le plus lourd du monde.
— Si vous connaissez quelqu'un qui va à Conakry, mieux vaut lui donner votre lettre, me conseilla une dame en se curant les dents. Ici on attend l'avion tous les jours.
Un timbre acheté pour rien. Je n'osai pas protester. Les cinq autres secrétaires se curaient les dents en journée continue mais, malgré leur mine bovine, je devinai une agressivité de pétroleuses.
— Vous nous avez apporté des journaux, monsieur Camara ?
Je me retournai. C'est alors que je remarquai la seule machine à écrire de cet immense bureau. Cinq dactylos pour une machine.
— Dès que l'avion arrive, répondis-je. A propos, comment faites-vous pour la machine ?
— On ne fait rien.
Le PDG disait que le meilleur mari de la femme était son travail. Pauvre travail cocu. Mais c'est connu, les cocus font les meilleurs époux. Moi je suis toujours du genre macho réactionnaire et féodal. « On doit gagner son pain à la sueur de son front », ce que je leur fis remarquer avec ma bravoure habituelle. Elles ne répondirent d'abord rien, peut-être pour voir si c'était de la provocation, de la plaisanterie ou si tout simplement je ne mettais pas en doute leurs vertus. Et puis elles se mirent en route avec des cris variables de poules menacées. Je finis par comprendre
que le PDG avait dit aussi : l'homme qu'il faut à la place qu'il faut.
— Est-ce que c'est votre père qui nous paye, monsieur Camara ? Chaque fois qu'on voit un Guinéen débarquer, on rigole en douce, parce que de quoi vous viviez dehors, hein ? Hein, vous serviez l'Impérialisme ! D'ailleurs vous venez avec des étrangères qui n'ont pas besoin d'être baisées tous les jours. Nous on avait pas le choix, mais on n'a pas fui pour rester libre, monsieur Camara, n'est-ce pas ? N'est-ce pas que c'est facile de critiquer les militaires. Eux aussi ont fait des promesses, mais que feront-ils des dizaines de milliers de fonctionnaires qui n'ont rien à faire, s'ils les mettent à la porte ? Nous les femmes nous frapperons de porte en porte pour manger et nourrir nos petits et tout ce que nous aimons à n'importe quel prix. Monsieur Camara, foutez le camp avec votre sale tête.
Je m'en allai avec ma sale tête. Non loin je vis un petit salon de coiffure et comme l'enseigne était prometteuse, « travail rapide et soigné », j'entrai. Il faisait frais dedans, mais si sombre que je dus crier pour voir le maître des lieux. Il me prit par la main et me guida jusqu'à un tabouret qui m'arrivait à la poitrine. Ensuite il me souleva.
— C'est bien ici qu'on coupe les cheveux ?
Personne ne me répondit. Dans mon dos j'entendis comme un bruit de couteau qu'on aiguisait.
— Monsieur Camara, j'ai coupé autre chose que des cheveux. Quand vous sortirez d'ici on ne vous reconnaîtra pas, m'assura-t-il. Alors tu ne reconnais pas le vieux Bassirou, le champion de la circoncision ?
Ça me revenait. Le vieux Bassirou ! On le respectait et le craignait à la fois. Combien de bangalas avait-il mal coupés jusqu'aux couilles ? Je lui demandai depuis quand il ne s'occupait que des têtes.
— Mon fils, j'ai d'abord été boucher à cause des Russes. Ils ont raconté partout que les parents devaient amener leurs petits à l'hôpital où on donne des produits pour ne
rien sentir. En plus le PDG disait que toutes les festivités de baptême, de mariage, de circoncision sont mauvaises parce que trop chères. Mais mon fils, tu vois, la vie c'est
bon quand tu peux faire naître d'une douleur une fête. Comment un homme peut-il souffrir si on lui enlève quelque chose sans qu'il s'en rende compte ? Les jeunes, à présent, entrent dans la vie d'adulte caressés et tenus par la main. Alors ils font le diable, boivent, se droguent juste pour mépriser la vie facile qu'on leur promet et regarder la mort qu'on leur cache. Il fallait les voir, les jours de pendaison, tout excités avant de redevenir des petits restés de l'autre côté dans l'enfance, peureux et craintifs. Ils se sentent orphelins depuis le changement de pays du PDG, leur papa grondeur, cruel et affectueux. Le nouveau patron ressemble trop à un bon tonton. Toute la Guinée aujourd'hui est malade, abrutie, appauvrie, encore anesthésiée comme après une opération et je suis sûr qu'elle mettra du temps à découvrir ce que le pédégé, pendant vingt-six ans, lui a ôté.
Je retrouvais les délices et les subtilités de ma langue avec cet homme qui avait pratiqué son semblable comme on pratique un métier, dans la sueur et souvent dans le sang. J'avais fini par oublier la hauteur vertigineuse du tabouret lorsqu'il m'annonça :
— Mon fils, baissez la tête, je commence.
Je me penchai en arrière pour rétablir l'équilibre, et lui poussant, moi repoussant, je finis par oublier le raclement désagréable du couteau sur ma nuque. Il me lâcha un moment la tête pour aiguiser à nouveau son
couteau et j'en profitai pour lui assurer :
— Le PDG était probablement plein de bonnes intentions et toute révolution a besoin de temps pour…
— Mon fils, ne me parle plus jamais de révolution ou d'indépendance. J'ai tout perdu et je ne sais même pas si j'ai la conscience tranquille.
Il attaquait une tempe en me tordant le cou jusqu'à l'épaule opposée.
— C'est quand je suis devenu boucher que j'ai commencé à comprendre, reprit-il. On tuait un boeuf. Le ministre délégué prenait une cuisse et le coeur, le secrétaire fédéral une cuisse et le foie, son adjoint la queue, la tête revenait au chef de la milice. Après que les présidents de comité, leurs secrétaires et leurs recommandations s'étaient servis, on s'occupait des forts en gueule et ensuite de tous les autres militants révolutionnaires.
— Votre boeuf devait être énorme.
— Un boeuf est un boeuf, mon fils. Mais comme on pendait les ministres et les secrétaires fédéraux dès qu'ils devenaient gros, ça nous consolait. Une façon comme une autre de rendre justice.
Il s'en prenait à mon autre tempe.
— Et si le PDG revenait aujourd'hui, on lui rendrait le pouvoir et nous on applaudirait, conclut-il amèrement.
C'est à ce moment que des hurlements de terreur nous parvinrent.
— Ne bouge surtout pas, mon fils, m'ordonna l'ex-boucher en appuyant fermement la lame du couteau sur mon crâne. Il ne faut jamais s'occuper des problèmes des autres.
Malgré ces sages paroles je dégageai ma tête et sautai dans le vide. Je me foulai une cheville et faillis perdre une oreille. Boitillant et ensanglanté, je sortis. Hommes et femmes couraient en tout sens comme des lapins et bientôt le sol se mit à trembler.
« Gros Bois » arrivait essoufflé.
— C'est ton fils Mori, finis-je par comprendre quand il réussit à rentrer sa langue. Il arrive avec ma pelleteuse.
La bête approchait.
— Je vous donne le couteau, dit dans mon dos le vieux Bassirou en s'enfermant.
La solidarité humaine…
— Fuyons, me conseilla « Gros Bois ».
— Il s'agit de mon fils, moi je ne bouge pas, répondis-je bravement. Le linge sale se lave en famille. Je me baissai et ramassai le couteau. Il avait coupé des bangalas, des boeufs et ma tête. Je souhaitais que le Ciel me donne le courage d'affronter mon héritier lorsque l'engin déboucha. J'aperçus un moment le petit, puis il disparut dans la cabine pendant que les tonnes de ferraille zigzaguaient. Le brave petit ! Je lui fis des signes et le monstre apparemment comprit le geste. Il stoppa un instant et redémarra avec la force bruyante de dix vieux tanks. Le salon de coiffure de l'ex-boucher fut soufflé en une seconde.
Mori criait en haut, en nous pourchassant. Le vieux Bassirou, avec sa théorie de la jeunesse qui a besoin de se défouler, tombait, se relevait…
Après la monumentale gifle que je lui donnai plus tard, le fiston me dit qu'il riait à cause de ma tête : le boucher m'avait coiffé à la mode « coq », avec juste une touffe de cheveux semblable à une crête au sommet du crâne.