Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 14
Je trouvai le chauffeur la tête dans le capot, à 15 heures. Dès qu'il me vit il sourit.
— C'est un peu tôt mais je n'ai pas cessé de penser à vous, chef. Vous avez passé une bonne nuit ?
— Tout s'est bien passé finalement entre les punaises, les cafards et les putes qui gueulaient leur plaisir ou leur tarif.
— Je vous disais que ce n'était pas cher.
J'abandonnai. On n'était pas sur la même longueur d'onde. Le gérant sortait la tête.
— Boubacar, comme d'habitude, dit le chauffeur à son adresse.
— J'ai donné les ordres, assura Boubacar en réintégrant
sa boîte.
— Bon, j'arrive. Mon fils va descendre les bagages. Moi je vais faire un tour.
Je voulais acheter des bandes dessinées. Une heure après, je revenais avec un carton de médicaments, un Monde et un Jeune-Afrique pour ne pas faire comme n'importe qui. Mori suait.
— Papa, ils vont me tuer, se plaignit-il en me montrant des jerricanes alignés. C'est moi qui ai porté tout ça.
— Vous faites du trafic d'essence, ou quoi ? protestai-je.
— Non, c'est seulement de l'eau, patron, dit le chauffeur. Mon moteur chauffe un peu.
L'optimiste ! Il y avait de quoi éteindre tout Dakar.
— Vos valises sont déjà dans le coffre, patron. On charge ça sur le toit et on y va, poursuivit-il en faisant signe à Mori d'approcher.
— Montre-lui que tu peux être le futur double-less, l'encourageai-je.
Le petit me regarda de l'air d'un animal qu'on mène à l'abattoir.
— Après, je te paye un sandwich à la pâte d'arachide, ajoutai-je pour lui faire plaisir.
Il était dix-sept heures trente quand tout fut prêt. Au moment de nous embarquer, je dis au chauffeur :
— Trois mille, cette fois.
— Pourquoi, patron ?
— Parce que tu l'as dit : tout ce qui se porte ici se paye. Regarde le crâne de mon fils, il est aplati par tes sacs d'eau.
— On y va, déclara-t-il. On verra après.
Après ce fut l'enfer. Son moteur but les centaines de kilos d'eau chargés bien avant que l'on fasse la moitié du chemin. Il était déjà dix-huit heures.
— Il ne faut pas vous décourager, nous dit le chauffeur. On finira par arriver. Allah est grand.
— Et toi tu en profites, le coupai-je.
Le moteur cala. Il bondit avec son boubou plié en éventail au bout d'un bras et ouvrit le capot. J'entendis un bruit de ventilateur. Je sortis la tête par la portière. C'était son bras qui brassait l'air. Un gars comme ça pourrait relier Dakar à New York en moins de vingt-quatre
heures à la nage.
— Tu sais nager? lui demandai-je.
— Je n'aime pas l'eau, chef.
Une médaille olympique que le Sénégal perdait. Et ça continuait de faire fiuutt, fiuutt sous le capot. Quinze minutes après, nous redémarrions. Mais un kilomètre plus loin, un bruit de petit volcan en éruption secoua la voiture.
— On pousse un peu, nous proposa-t-il.
Et on poussa pendant un autre kilomètre. Je devinais dans les voitures qui nous dépassaient des figures ricanantes. Dire que je n'étais pas n'importe qui ! Mori avait fondu, je ne le reconnaissais pas. Il n'avait gardé que ses joues d'adolescent adorant les sucreries.
— On souffle un peu et ça ira, nous confia le taximan.
On souffla un peu et nous repartîmes. Le moteur recommença à éternuer.
— Pourvu qu'on atteigne là-bas, il y a un policier.
— C'est lui qui poussera cette fois-ci, j'espère.
— Non, ma voiture a peur des policiers. Elle ne s'arrête jamais devant eux.
Je connaissais le phénomène. En face d'un dentiste, la rage de dent se calme toujours.
— Elle n'est pas en règle, compléta-t-il.
— Elle ne passe donc jamais de visite technique ?
— Elle non, mais mon portefeuille, si !
Nous dépassâmes le flic sans problème. Mais il aurait fallu tous les policiers du Sénégal pour que notre machine à vapeur atteignît l'aéroport. Dès qu'on perdit l'agent de vue, elle refusa d'avancer. Il était dix-huit heures quarante-sept.
— C'est encore loin ? demandai-je.
— Un peu, chef. Dans les cinq kilomètres.
— Mori, on sort les bagages et on va à pied, ordonnai-je.
— Papa, on n'arrivera jamais à temps. L'avion décolle à 19 heures.
— Tout est dans l'intention, lui dis-je sentencieusement. On fera semblant de partir
— Inch Allah, vous arriverez en avance, nous promit le taximan.
Accoudé sur sa portière il avait abandonné la partie. Je le regardai, il me sourit.
— C'est la première fois que ça m'arrive, chef, me jura-t-il. Mine de rien, c'est une bonne voiture. Depuis quinze ans elle me fait vivre moi et mes huit gosses. Si vous voulez, je vous attendrai à votre retour de Conakry.
Je lui donnai son argent, prit ma grosse valise vide sur ma tête et donnai le signal de départ de la longue marche. Il faisait déjà nuit quand nous pénétrâmes dans l'aéroport.
Air-Afrique avait eu quatre heures de retard. Je faillis m'écrier : Air-Afrique est formidable, mais je dus y renoncer devant la douleur de ceux qui attendaient depuis l'après-midi.
Dans le hall d'attente, on s'impatientait. J'allumai une cigarette d'un air important et m'assis avec mes journaux près d'une grosse métisse qui respirait en émettant de petits sifflements. Elle me foudroya du regard à cause de ma cigarette.
— Ça vous dérange, madame ? demandai-je.
— Au contraire. Moi j'ai fini de fumer mon paquet. On aurait du être à Conakry depuis longtemps.
Je lui tendis une cigarette. C'est ainsi que je fis la connaissance de Béatrice. Elle était dans les affaires comme moi, mais elle, elle était ingénieur en inventions. Oui, ça existe. Je me présentai comme chercheur, sans préciser ce que je cherchais comme tout le monde. Elle était Antillaise à moitié, l'autre moitié appartenant à un Français.
— Madame, moi je suis Guinéen, enfin je l'étais avant de le redevenir par la mort du PDG.
Elle avait connu des Guinéens quand elle était étudiante à la faculté des sciences de Paris.
— Mais on aurait pu se rencontrer, madame, parce que moi j'ai étudié là-bas.
Elle me demanda mon nom après m'avoir dit le sien.
— On va prendre un pot, Béatrice, je passe ma vie dans les avions et je sais que ce n'est pas pour aujourd'hui, le départ. D'ailleurs vous avez vu, j'ai fait exprès de venir en retard pour être en avance. Bon, Mori, tu surveilles nos affaires et doucement avec les bonbons.
Au bar je commandai deux bières.
— C'est bon, Béatrice, il y a des vitamines B dedans et c'est bon pour le système nerveux, pour un chercheur et une inventrice. Elle me confia qu'elle allait à Conakry pour montrer aux nouvelles autorités ses récentes inventions. Elle avait mis au point un petit truc électronique qu'on accrochait au berceau et qui hurlait dès que le bébé se réveille, et puis un autre truc encore qu'on mettait dans un moteur pour économiser
l'essence, mais il fallait d'abord un carburateur spécial, un peu plus cher que les autres.
— Mais ça vaut la peine, Camara, on s'en rend compte après la dixième année d'utilisation, j'ai aussi quelque chose pour les fumeurs comme toi et moi, ça t'intéresse, n'est-ce pas que c'est formidable, ma pastille qu'on met dans la bouche et qui parfume la fumée qu'on expire ? J'ai des quantités d'inventions comme ça et
un pays comme la Guinée, détruit pendant un quart de siècle, ne peut qu'en profiter.
— Vous n'avez rien trouvé pour la bière ? Quelque chose pour la rendre plus gazeuse, plus légère.
— Tiens, c'est intéressant, ça, dit-elle.
— Deux autres bières, hurlai-je.
Je ne me reconnaissais pas. J'avais envie d'un coup de la sauter, de la déshabiller pour voir ou plutôt prendre ce qu'elle cachait. Le grand Michel, mon éducateur, m'avait
toujours assuré que les gens qui parlaient beaucoup avaient besoin de donner ou de recevoir.
— Au fait, Camara, vous ne parlez pas beaucoup de vous.
— En ce moment je me remets en question, lui répondis-je en la servant.
— Je vois, dit-elle.
— Vous m'attendez une minute, Béatrice.
Je descendis de mon tabouret et me dirigeai vers la boutique de free-shop. La vendeuse dut m'expliquer longuement que le briquet en or, le mouchoir de luxe, les cinq cartouches de cigarettes, les trois montres électroniques
que j'avais pris n'étaient pas inclus dans le prix d'avion.
— C'est du vol, madame. Mais ce sera le dernier vol d'Air-Afrique parce que je vais me plaindre, je ne suis pas n'importe qui.
Je ne me calmai qu'en voyant Béatrice me sourire de l'autre côté.
C'était l'embarquement. Béatrice me suivit dans la première queue au même niveau que Mori qui peinait avec son sac de voyage et la valisette de ma nouvelle amie. Les petits trucs dont elle réservait la primeur aux Guinéens y étaient enfermés et je n'osais pas y toucher parce que je ne suis pas n'importe qui pour porter vingt kilos à bout de bras.
De l'autre côté parmi les gens qui montaient en première, je reconnus un ancien copain d'école. Toujours dernier en classe, mais sous le PDG, il était devenu une sorte de directeur de cabinet. Les derniers seront les premiers, c'est connu. Mon copain avait tellement grossi qu'il lui était poussé un derrière et des nichons de matronne. Mais il avait toujours sa petite tête de cancre.
— Alassane, Alassane ! hurlai-je, content de le reconnaître.
Il ne tourna même pas la tête.
— Vous le connaissez ? demanda Béatrice.
— Bien sûr que je le connais. C'est moi qui l'aidais à faire ses devoirs au lycée. Mais il fait le malin pour le moment. Dès qu'on arrive à Conakry, je signale aux autorités qu'il y a encore des vauriens qui se promènent en première aux frais des Guinéens.
— Vous connaissez les nouveaux patrons ?
C'était plus une affirmation qu'une interrogation. Quand je la regardai, je sentis que j'étais monté d'un cran dans son estime. Mori faisait sa tête d'enfant martyr avec la valisette de béatrice qui lui tirait les mains jusqu'aux genoux.
Je m'installai d'autorité près d'elle. L'avion bourdonnait.
J'ouvris mon Jeune-Afrique. Elle prit son Monde. Je tournai les pages, mais en réalité je voulais lui toucher les bras, m'y accrocher avant de remonter jusqu'à sa grosse poitrine maternelle pour y enfouir mon angoisse et mon mal de l'air. Il était trop gros, cet avion, nous n'aurions aucune chance quand il tomberait.
— Est-ce que Jeune-Afrique est toujours interdit ? demanda-t-elle.
— En ce moment c'est plutôt un passeport pour le pays. Siradiou Diallo était condamné à mort par le PDG. Moi aussi d'ailleurs, mentis-je pour me donner de l'importance.
— Tiens, on s'en va, dit-elle simplement comme si elle avait toujours voyagé avec des ex-condamnés à mort.
Je fermai les yeux et essayai de faire le vide en moi. Si je réussis la première opération, la seconde fut pratiquement
impossible à réaliser. Les Blancs ont raison de dire que la nature a horreur du vide. Mon coeur commença à battre le
tam-tam, mes dents cliquetaient, mes oreilles vibraient. Je devenais un orchestre. Et soudain tout redevint calme. Béatrice regardait une photo.
— C'est ma fille. Je l'adore mais elle me donne bien des soucis. Elle prétend qu'elle n'est pas française parce qu'elle
est née en Martinique et qu'elle vit avec un musicien de Zanzibar, soûl le matin, drogué le soir et rasta toute la journée. Je ne sais pas comment ils ont eu le temps de faire trois gosses en deux ans. Je ne vous ennuie pas ? Parlez-moi un peu de vous.
J'allumai une cigarette. Mon histoire d'ex-condamné à mort ne l'avait même pas émue. Il me fallait l'étonner.
— Béatrice, en fait je ne suis pas n'importe qui, lui confiai-je. Mais ne le dites à personne. Je suis rentré dans
l'opposition bien avant ma naissance, avant que le PDG ne prenne le pouvoir. Quand mon père était encore enfant, on lui avait prédit qu'il ferait un petit qui ne serait pas
d'accord avec les grands. A cette époque les hommes voyaient clairement demain parce qu'on ne leur avait pas encore appris à tuer le temps avec les montres. Quand on ne court pas après le temps, il s'arrête et vient vers vous. Je vais vous raconter une histoire véridique que tout bon
Kankanais connaît.
Je viens de Kankan la ville-martyre, le berceau de grands guinéens comme le saint Shérif Sékouba.
Je me tus. Elle avait planté dans ses oreilles ses index. Elle me regarda en souriant.
— Vous parliez de choses intéressantes. Mais attendez un peu pour continuer, je crois que nous sommes dans une
zone de perturbation.
Cette grosse dinde commençait à m'énerver. Je me levai, elle me suivit. Dès que nous fûmes près des toilettes, là où on vend à boire, je la laissai passer devant parce que l'ancêtre Gongodili nous a toujours recommandé :
— Si tu veux voir une femme, ne la regarde pas en face.
De dos Béatrice était bossue, à cause peut-être de sa forte poitrine qui la courbait. Il paraît que les bosses portent bonheur, alors je lui touchai le bas du cou, c'était son point sensible.
— Vous me faites mal, camara. Appuyez moins fort, je crois que je me suis mal couchée hier. Je n'aime pas les oreillers et dans ma chambre il n'y avait que ça.
— C'est mieux que les cancrelats.
— Moi je les adore.
Devant il y avait une autre personne qui achetait, achetait : des cigarettes, des cigares, du parfum, de l'alcool, des mouchoirs, des lunettes, des briquets, des stylos.
— J'ai envie de faire plaisir à de futurs amis de Conakry, se crut-elle obligée de préciser.
Bienheureux les pauvres Guinéens que tout le monde avait oubliés depuis si longtemps et qui allaient se découvrir des amis en plein ciel. Moi, je ne rapportais rien. De toute façon j'avais prévu le coup. Je dirais à tout le monde que la douane avait pillé mes affaires.
— Quel effet ça vous fait de retourner chez vous depuis…
— Depuis plus de vingt ans, complétai-je.
— Tiens, c'est notre tour, dit-elle. Allez-y, je m'arrange un peu la tête cinq minutes dans les toilettes.
Elle était vraiment forte, la Béatrice. Elle ne sortit que quand j'eus fini de faire mes achats, c'est-à-dire trente minutes plus tard. Une bouteille de champagne et une poupée africaine. Il n'y avait pas de chewing-gum pour le petit.
— J'ai pensé à nous, lui annonçai-je en sortant le champagne, et à vous, en lui tendant la poupée.
Elle la tourna et retourna en tout sens en lui caressant la tête tressée à la rasta. Elle devait lui rappeler sa fille, et moi ça me faisait plaisir de pouvoir offrir à une femme un enfant moins encombrant que mon Mori qui boudait dans son coin.
— Je ne sais pas comment vous remercier, Camara.
Comme s'il y avait dix mille façons de remercier un homme qui vous fait la cour.
Je répondis par un haussement d'épaule, comme le fit mon patron quand je lui jurai reconnaissance le jour de ma promotion.
Alors elle se pencha et me déposa une bise sur la joue. Je repensai à Binta qui n'a jamais voulu que je l'embrasse, à Albertine qui n'embrassait pas mais ventousait, et elles se mirent à se renvoyer mes pensées comme un ballon. Bientôt dans ma tête toutes les filles que j'avais connues et celles que j'avais désirées se jetèrent dans le jeu et ce fut la mêlée. Je me voyais arbitre, je trichais ; on me huait et on m'applaudissait.
— Vous me disiez que vous veniez de Kankan.
— C'est vrai que je voulais vous raconter une histoire, lui répondis-je, le champagne calé entre les cuisses, me demandant comment font les blancs pour le déboucher sans effort avec ce petit bruit prometteur. A Kankan, vous découvrirez un jour, vous qui êtes dans la recherche, qu'un Kankanais descendant de Gongodili n'est pas n'importe qui. Le PDG nous a fait la guerre mais Kankan l'a enterré.
Kankan a toujours été en avance en prévision politique sur le reste de la Guinée. Ecoute un peu.
Bien avant qu'on entende parler du PDG, vivait un éléphant dans notre région, un éléphant enragé qui s'attaquait aux femmes et aux enfants. La population des alentours était terrorisée parce que, malgré l'adresse de nos plus grands chasseurs, il faisait ce qu'il voulait. Alors nos meilleurs marabouts travaillèrent sur cet éléphant qui n'était pas un vrai éléphant et donnèrent des balles gri-grisées à nos chasseurs afin qu'ils ramènent la maudite bête. Mais ils ne réussirent qu'à la blesser et la faire fuir. Alors nos marabouts convoquèrent toute la population et leur chef dit :
— La Guinée connaîtra un éléphant qui la mettra à genoux. Je suis trop vieux pour connaître ce temps et je vous plains, vous les enfants qui m'écoutez, car vous chercherez le jour et l'éléphant maudit vous le cachera. Sous son règne, il élèvera une montagne faite d'ombres de Guinéens assassinés, mais il réussira à vous faire croire que c'est son ombre à lui tout seul, pour vous protéger. Mais sa montagne s'écroulera. Vous le blesserez, mais il s'en ira mourir ailleurs et vous ne verrez jamais son cadavre. Vous n'avez pas pu me ramener le corps de l'éléphant satanique. Malheur à vous et qu'Allah vous aide.
Quelques mois plus tard, on nous présentait la carte du PDG avec un dessin d'éléphant.
L'éléphant maudit était né. Nous les Kankanais, on a aussitôt compris ce qui nous attendait.
C'est elle qui me serrait à présent le bras qui tenait le champagne. Etait-ce pour m'aider à le déboucher ou pour partager mes émotions kankanaises ?
— C'est dur, la vie, concluai-je en lui passant la bouteille.
Elle tourna rapidement quelque chose et, sans le flop que j'entendais chez la patronne, elle m'assura que c'était ouvert.
— On se dit « tu » à présent, lui dis-je en appuyant sur un bouton pour réclamer des verres.
— C'est l'autre bouton, mon ami, fit-elle.