Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages
III. — La lionne
— Chapitre 4 —
Il avait cessé de compter les carcasses des animaux éparpillés sous la lune. Ils avançaient lentement, au rythme du balancement du chameau qui n'accélerait son trot que près des petits villages abandonnés. Parfois, à côté de tentes remplies de toux et de pleurs d'enfants, des hommes se levaient à leur passage et agitaient avec lassitude les bras en signe d'adieu.
Oumarou se serra contre le chamelier et lui passa les bras autour de la taille. La démarche ondulante du chameau lui donnait une vague nausée et, quoiqu'il n'eût jamais quitté son pays, il la compara au « mal de mer ».
« Une expression apprise seulement dans les livres », songea-t-il. Il constata avec amertume qu'il avait voulu vivre jusqu'ici comme un personnage de roman, héros assumant, entre les brûlures d'un soleil implacable et le confort familial, toutes les vicissitudes d'un brillant combat entre le bien et le mal. Un roman qui avait rapidement débouché sur la vie, seulement à cause d'une bouteille. Et c'est lui qui devait dire merci, tout abandonner et aller se faire oublier dans d'autres combats sans grandeur. Il chassa ses amertumes en songeant que s'il était mort, sa mort n'aurait servi à rien. Tout à l'heure, en traversant la ville, les mêmes gens poussaient les mêmes cris brefs de joie et les mêmes hurlements de terreur sous les mêmes étoiles.
Bandia avait raison : il est plus utile de creuser une grotte que de gravir une montagne.
Sa nausée s'accentua. Il s'efforça de regarder en l'air. Le ciel était si profond qu'il en ralentissait le glissement de la lune. Il se serra davantage contre le chamelier ; l'homme s'agita ; il desserra son étreinte et s'absorba dans la contemplation de la lune. Peu à peu, il sentit naître en lui d'étranges affinités avec cet astre attendrissant dans son éclat frais, mais impuissant à faire oublier la présence accablante et prochaine du soleil. Il tendit le cou par-dessus l'épaule du chamelier.
Les premiers vents de la nuit avaient peigné et lissé avec soin le sable ; les arabesques de leur passage sur les crêtes brillaient de toute leur splendeur et de toute leur mystérieuse nouveauté. Il éprouva le besoin de bavarder avec le chamelier, mais se tut.
Une vague musique de cora lui revenait à la mémoire, en même temps qu'il se souvenait de la figure détendue du vieux Bandia tourné vers l'ouest, du côté de son pays natal. C'était toujours dans cette position que le vieil homme tirait le plus sur les cordes de son instrument et sa voix montait alors si haut ! Il se demanda un moment ce qu'étaient devenues sa femme et sa fillette. Le jour où il avait décidé de se retirer chez sa grand-mère, il l'avait aperçue, son bébé au dos, l'air inquiète, tournoyant autour de la cora à terre. Il n'avait pas eu le courage de lui dire la vérité.
« Peut-être qu'elles font partie des premières victimes de la lionne. »
Il se demanda également si sa mère avait souffert. Il eut la vision de son petit corps décharné et de son regard triste. Il l'avait toujours connue avec ce visage plein de lassitude de toutes les femmes du pays, dont le destin était de vivre et de mourir dans l'ombre, sous le ciel le plus éclairé du monde. Il se rappelait ses colères et ses querelles avec les voisines, lorsque, tout petit, il rentrait à la maison en pleurnichant. Elle n'avait jamais cessé de penser que le monde entier se liguait contre son unique fils pour l'empêcher de réussir. Même quand devenu grand, il lui avouait parfois certaines fautes, elle l'excusait aussitôt avant d'accuser quelqu'un. Il lui avait demandé un jour pourquoi elle ne se plaignait jamais : elle portait encore des traces de coups de cravaches sur les bras et dans le dos. Elle parut surprise par l'impertinence de la question, puis répondit que tout ceci n'avait pas d'importance, parce qu'Allah voulait que la femme serve l'homme. Il avait voulu insister, mais s'était rendu compte que si la même question lui avait été posée, il aurait répondu de la même façon, comme si son époux à lui avait été cet impitoyable sort qui commençait à marquer du soleil, fouet aux innombrables lanières brûlantes, les hommes, les bêtes et les choses.
Ce jour-là, il avait regardé sa mère, son balai à la main, bouleversé par cette image qui venait de naître en lui. Il la remua longtemps après, presqu'avec délice, heureux de se sentir concerné par la lente tragédie qui descendait ses épées du ciel. C'était à partir de ce jour-là qu'il avait pris l'habitude de se promener dans les quartiers pauvres, se nourrissant de toutes les similitudes misérables entre les conditions de vie de sa mère et celles de cette humanité désarmée et soumise que volait chaque nouveau soleil. Au fur et à mesure, pour sortir de l'ombre familiale que rafraîchissaient les réussites de son père, il se complut dans une autre image qui le présentait comme un orphelin et, du plus profond de lui-même, fouillant dans ses souvenirs les plus lointains, il ramena un jour avec joie une plaisanterie :
— Oumarou, je t'ai ramassé…
Alors il courait vers sa mère qui le grondait tendrement :
— Si tu ne fais pas ce que te dit ton père, on va te jeter là où il t'a ramassé…
Il commença à se mêler aux jeux de tous les petits mendiants qu'il rencontrait. Parfois il les suivait jusqu'aux abords des grands magasins et, comme eux, tendait la main. Il s'imaginait facilement perdu et abandonné. Lorsqu'une main laissait tomber une aumône, il levait les yeux en souhaitant découvrir un visage affectueux qui s'éclairerait brusquement à sa vue avec de joyeux cris de reconnaissance :
— Mon fils, c'est toi mon fils ; je te cherchais depuis si longtemps…
Mais les charitables ne s'arrêtaient que quand on s'accrochait à eux avec effronterie et pitoyablement. Ils secouaient presque toujours les bras, comme on se débarrasse d'insectes répugnants, ou alors souhaitaient rapidement :
— Qu'Allah ait pitié de vous.
Il s'entendit répondre un jour :
— Si Dieu avait pitié de nous, il ne nous aurait pas créés pauvres et infirmes.
C'était dit avec tellement de désespoir que tous les passants avaient ri. L'homme se retourna : c'était un ami de la famille qui le reconduisit de force à la maison. Le lendemain, il retrouva les petits mendiants, malgré la colère paternelle.
— Si tu continues à te comporter comme un enfant abandonné…
Mais dès qu'ils le virent, ils se moquèrent de lui et l'isolèrent.
— Ne lui donnez rien, monsieur, son père est très riche…
Alors il se renferma sur lui-même, rêvant tout seul, au milieu des sanglots de la cora du vieux Bandia, aux mille visages possibles de son « père », un père puissant et protecteur des pauvres.
Au lycée, pendant que ses camarades ne pensaient qu'à leurs études, Oumarou ouvrait désespérément tous les livres pour y chercher le remède aux maux qui tombaient du ciel. Et puis vint Tahirou, le nouveau proviseur. Il se souvenait de leur première rencontre : c'était après une composition ; il l'avait félicité devant toute la classe :
— C'est très bien, Oumarou ; si j'avais un fils comme toi…
On lui raconta que Tahirou n'avait pas d'enfant, que le Guide et lui s'étaient assis sur le même banc d'école, qu'il n'avait pas peur de critiquer publiquement ses décisions, toutes choses qui le faisaient à la fois craindre, admirer et l'isolaient. II prit plaisir à comparer leurs deux amères solitudes et, tirant inconsciemment de sa fréquentation avec les mendiants un goût équivoque pour l'attendrissement et une confuse révolte contre l'ordre établi,
il ne tarda pas à voir en lui le père qu'il cherchait. Il s'éloigna davantage de son père, occupé à agrandir ses affaires, et dont les activités toujours plus prospères permettaient si mal à son fils de jouer un rôle de petit « orphelin ». Chaque colis qu'il recevait à l'école lui apparaissait comme un acte de dénonciation paternelle de sa condition de privilégié. Il le partageait aussitôt après, avec un air coupable.
Dès que Tahirou le prit en amitié, il crut qu'enfin il le reconnaissait. Il n'avait rien oublié. Même sa première marque d'affection :
— Mon petit Oumarou, tu ne découvriras dans aucun livre le remède miracle aux malheurs de nos concitoyens. Mais tu peux découvrir les coupables…
A son arrestation, il sentit naître en lui la conscience d'une force aveugle et cruelle qui brisait chaque fois les minces barrières protectrices de chaleur humaine qu'il s'efforçait de bâtir autour de lui.
Oumarou essaya encore de s'expliquer bien des choses. Mais tous les événements qui avaient fait de lui un assoiffé courant de mirage en mirage semblaient se condenser en une unique boule hérissée de clameurs de détresse et de ses propres cris, parfois de révolte, parfois de désarroi ou d'innocence. n se secoua. Il constata alors que ses yeux braqués sur la lune lui faisaient mal. Il agita la tête et les pieds en tous sens pour se dégourdir. Sa nausée avait disparu. Il commençait à éprouver dans tout le corps, comme des pas de danse, la démarche lente et ondulante du chameau.
La lune était montée haut dans le ciel et, comme si elle eût tiré à elle les premières fraîcheurs de la nuit, une légère brise descendit des étoiles pour caresser les merveilleuses dunes de sable. Les étoiles, à l'horizon, diffusaient dans leur fluorescence scintillante une étrange paix.
Oumarou trouva au fond d'une poche de son boubou deux morceaux de sucre et une noix de cola. Il croqua la noix. La douleur de sa dent cassée se réveilla aussitôt, en même temps que les souvenirs de l'horrible prison. Mais en se voyant loin d'elle, une douce sensation de bien-être l'envahit ; il se laissa aller contre le dos du chamelier, fermant les yeux pour mieux s'imprégner du silence frais de la lune, de la présence sécurisante des étoiles et surtout pour vivre pleinement chaque pas du chameau, comme si chacun eût défait un peu plus le mystérieux fil de souvenirs qui l'attachait encore, dans la cité, à une existence haïssable. Il se surprit en train de battre les flancs de l'animal avec impatience. Ses pieds, dans ces mouvements d'éperonnage, donnaient à leur ombre ramassée, presqu'immobile, la pitoyable image d'un grotesque oiseau luttant pour s'arracher de la terre, à l'aide de ridicules ailerons.
Le chamelier grogna quelque chose. Oumarou se calma.
— Quand arriverons-nous à la frontière ? demanda-t-il.
L'homme commença à défaire le long turban qui lui cachait presque tout le visage. « S'il pouvait comprendre combien je suis pressé de quitter ce monde faux et cruel », pensa-t-il. Il avait profondément souhaité la libération de Tahirou pour qu'ensemble, en compagnie du vieux Bandia et de sa cora, ils refassent le monde. « Que j'étais fou ! Chacun d'eux, à sa manière, avait trop le sens de la démesure pour vivre en dehors de sa rage ou de ses tourments, se dit-il. Bandia, avec son complexe de culpabilité envers ses dieux, se sentait le plus insignifiant des
hommes, et Tahirou… »
Son ancien proviseur lui avait fait peur. « Un homme amer, vieilli et fatigué, prêt à donner le dernier coup de griffes et qui mettait dans la bouche des jeunes son propre goût d'un mysticisme tardif et abusif. Bandia et lui ne pouvaient continuer à vivre que dans un livre… », songeait à nouveau Oumarou.
— Nous ne sommes plus très loin, dit l'homme.
Il avait fini d'enrouler sur son crâne et son front tout son turban. Il arrêta l'animal et le fit agenouiller.
— Nous allons boire quelque chose de chaud, proposa-t-il en mettant pied à terre.
Déjà il s'était assis avec, entre les bras, une grosse bouteille thermos enveloppée dans un vieux sac. Oumarou l'imita.
— C'est du thé.
Il versa le liquide brûlant dans deux tasses, en tendit une à Oumarou.
— Tu ne cherches pas à fuir, toi ? demanda le jeune homme.
L'homme le regarda un instant avec beaucoup de tristesse avant d'aspirer une gorgée de thé. Puis il fit un grand geste de son bras libre, comme s'il eût voulu chasser loin de lui tout ce qui ne possédait pas le pouvoir réconfortant du thé. Oumarou souffla un peu sur sa tasse. Il commença à boire par petits coups.
— Il est très fort, n'est-ce pas ?
Dans la voix de l'homme il y avait de la fierté.
— Il est un peu amer.
— C'est ce qui fait sa force, mon frère.
L'homme leva la tête. La lune éclaira son visage aux traits rudes. Le gros turban, sur sa tête, ressemblait à une couronne.
— J'espère qu'on arrivera bientôt.
— Dès qu'on finira notre thé, on repartira. Il faut que je revienne avant midi, sinon je trouverai la ville fermée.
— Moi, je suis sûr que d'ici là, tous ceux qui peuvent marcher fuiront ce régime.
— Il n'y a pas longtemps que j'ai perdu mon frère. Il était parti à la recherche de son dernier mouton ; il n'est jamais revenu. Un vent violent soufflait. Hier, la lionne a tué ma femme. Mais il faut que je sois à l'heure demain pour pouvoir entrer en ville.
Il n'avait jamais connu son grand-père, mais Oumarou l'imaginait proche de cet homme dont il ignorait jusqu'au nom.
— Comment vous appelez-vous ?
— Ahmédou… Buvez votre thé pendant qu'il est chaud. La nuit sera très froide.
— Ahmédou, je suis content de sortir de ce pays. Je souffrirai certainement là où je vais, mais jamais autant qu'ici.
L'homme se contenta de se caresser la poitrine avec la petite tasse chaude.
— Aucun honnête homme n'a d'avenir dans ce pays, reprit Oumarou.
— Tout ce que gagne l'homme lui est donné par Allah. Et personne ne peut reprendre ce qu'Allah a donné.
— C'est avec le nom d'Allah qu'on vous trompe, Ahmédou, s'écria Oumarou.
— On ne peut rien contre ce qui est écrit.
Oumarou sentit l'homme définitivement retranché derrière
ses convictions. « Quand je pense que c'est pour eux que je me battais. »
Ahmédou remplit encore les deux tasses. Oumarou vida la sienne d'un trait. Ensuite il se leva et s'approcha du chameau couché.
— Ahmédou, qu'est-ce que tu feras contre la lionne ? lança Oumarou.
« Dès que j'arriverai, je consulterai un bon dentiste », se promit-il. Les nerfs de sa dent malade commençaient à palpiter.
— Une lionne n'est pas immortelle, répondit Ahmédou. On dirait que les Blancs vous apprennent surtout, dans leurs écoles, à souffrir pour ce qu'on ne peut pas éviter.
Le jeune homme haussa les épaules et s'éloigna. « Il est temps que je m'occupe de moi-même », se dit-il. Il se baissa pour ramasser une poignée de sable. Le sable était si doux, si fin, et le silence autour était si pur ! Il éprouvait de plus en plus une joie enfantine à courir et à se rouler dedans. Ses maux de dent avaient disparu. Il ôta brusquement son boubou et l'attacha autour de ses reins. Il commença à esquisser quelques pas de danse. Il savait que non loin, des hommes se terraient, fous de peur, mais à présent seule importait sa délivrance et, sans qu'il pût expliquer clairement de quoi se composait cette délivrance, il la ressentait dans tout son être comme une renaissance que ses pas exaltaient au son de l'unique musique valable de cora qui remplissait sa mémoire.
« Lorsque je finirai mes études, ou en même temps, j'apprendrai à jouer de la cora … Sa voix … Il me faut également posséder cette voix virile, éraillée. Il paraît qu'en fumant beaucoup, les cordes vocales s'épaississent… Et j'aurai besoin de cette voix pour mon métier d'avocat…
»
Tout autour de lui, il se vit grandir en même temps que cette voix qu'il voulait capable d'émouvoir chaque grain de sable qu'il foulait. n se démenait dans tous les sens, comme pour faire partager au silence et au vide environnants, dans la joie et dans la douleur, cette charge d'espérances nouvelles qu'il portait en lui. Tous ses vieux souvenirs se ramassaient derrière lui, semblables à des monceaux de cadavres sales et puants que l'air de cette première nuit de liberté purifiait : elle entassait dans son imagination d'innombrables succès qui le rendaient enfin à lui-même et à cet orphelin débordant d'amour qui offrirait à tous les abandonnés un royaume aussi vaste et aussi paisible que cet océan de sable, « que nous couvrirons ensemble de toutes les nuits de communion et de réconciliation. Caressant de tous nos bras bénis les coeurs de toutes les coras, nous élèverons dans l'éternité la symphonie la plus harmonieuse, la plus joyeuse et la
plus fraternelle pour tisser entre nos terres et nos soleils, le seul accord de solidarité et de… ».
Une musique folle et précipitée de cora le pénétrait de toute part pour s'enrichir des plus beaux mots qu'il cachait en lui et ressortir à travers tout son corps secoué de pas de danse. Il s'entendait crier de longues phrases merveilleuses qui rendaient humaine cette danse de possession. Il lui semblait parfois, dans certains de ses sauts, pouvoir plonger les mains jusqu'au fond du ciel qu'il croyait désormais ouvert.
Tout se mêlait et se démêlait dans sa tête : la présence tranquille du vieux Bandia, sa grosse cora aux vingt et une cordes, Tahirou dévoré par son propre regard, sur son dernier lit, dans une minable chambre d'hôpital traversée d'éclairs et de coups de tonnerre, sa mère réduite à des cris de souffrance sous une lionne affamée, son père aux visages multiples, Hadiza à la féminité troublante, Papa Ibrahim serrant dans son infirmité l'ombre de son fils Ousmane, les doigts qui fouillaient sa bouche pour en retirer la petite cauris protectrice, les nombreuses bouteilles de vin vides dans l'épaisse fumée de cigarettes de sa chambre, le sable rougi du sang du vieux Bandia et cette cora qu'une main invisible continuait de gratter au-dessus d'une tombe profanée. Et, tout près d'une frontière qui lui promettait enfin la paix, les larmes de tous ceux qu'il ne pouvait pleurer et les acclamations de ceux à qui il enseignerait un nouveau sens du bonheur, aussi respectueux de la terre que celui de son grand-père, aussi responsable de la nuit que celui du vieux Bandia, aussi imperméable aux coups que celui de sa mère, un bonheur aux écorces durcies pour une révolte aussi permanente que celle de Tahirou, aux racines aussi souples et ingénieuses que son père, et dont toutes les branches s'accrocheraient au ciel avec la foi de Papa Ibrahim…
Au bout de ce kaléidoscope d'images tourbillonnantes, Oumarou se sentit soudain vidé de toute force. Il se laissa tomber sur le dos, ivre de vie.
— Il est temps de partir, dit Ahmédou.
L'homme était déjà à côté du chameau. Oumarou se leva et enfila son boubou. Lorsqu'ils repartirent, il se serra à nouveau contre le chamelier. Il regarda la lune à avoir des larmes aux yeux et les laissa couler, s'accrochant à la vision d'une vieille femme désarticulée sous les pattes d'un fauve, s'efforçant vainement de donner à la victime le visage de sa mère. « Tant pis », se dit-il. Puis il s'essuya les yeux. Même cet artifice ne pouvait pas l'aider à se réconcilier avec son passé. « Tu m'appelles la bête, mais c'est toi qui es un monstre », lui chuchota une voix.
Il fit semblant de n'avoir rien entendu.
— Ahmédou, comment fais-tu pour ne pas te perdre dans ce désert ?
L'homme tourna vivement la tête. Son front lui heurta la bouche.
— Pourquoi cette question ?
« C'est bien fait qu'il t'ait donné un coup sur la bouche », reprit la voix. Il la chassa en s'adressant à son compagnon.
— Il commence à faire froid, Ahmédou.
L'homme murmura quelque chose d'indistinct. Oumarou remarqua alors qu'il avait enroulé le turban autour de sa tête, jusqu'au cou. « Quand l'a-t-il fait ? » se demanda-t-il.
— Pendant que tu essayais de pleurer sur ta mère, lui répondit la voix. Mais au fond, tu n'as jamais aimé que toi-même.
Un moment après, elle poursuivit :
— C'est vrai qu'il commence à faire froid. Ta dent ne t'embête pas ?
— Fiche-moi la paix avec ma dent, s'énerva Oumarou.
— Qu'est-ce que tu dis? demanda l'homme.
— Je me disais qu'on se sent bien seul dans ce désert.
Ahmédou tapa sur les oreilles du chameau qui accéléra le pas. Oumarou se cramponna à la selle. Il avait l'impression d'être perché sur une branche qu'on agitait de bas en haut.
— Tu parles de solitude parce que tu feins d'ignorer mon existence, reprit la voix. Ne me réponds pas, sinon ta bouche sera pleine d'air froid et tes maux de dent se réveilleront.
— Tu penses, Ahmédou, que la frontière est encore loin ?
« Je te répète de ne pas trop parler. Avec ce froid, les maux de dent se communiquent jusqu'aux oreilles…»
La voix couvrait celle du chamelier. Oumarou tâta du bout des doigts sa dent cassée. « C'est dur pour toi d'admettre à nouveau mon existence, n'est-ce pas ? »
Il se rappela avoir lu qu'une voix tourmentait de la même façon un personnage de roman.
— C'est ça, j'ai trop lu, se réconforta-t-il.
— Non, ce n'est pas ça, Oumarou, tu le sais bien. Cet homme n'avait pas la conscience tranquille ; mais moi, est-ce que je te reproche quelque chose ?
La dent palpitait, à présent.
— Ce qui t'énerve, Oumarou, c'est qu'il y a quelques minutes, tu dansais, tu sautais de bonheur ; et puis je suis venu et tu ne sais pas au juste qui je suis.
— Je sais, mais oui, je te connais, répondit Oumarou.
— Tu te trompes, Oumarou. Moi aussi, je croyais que tu me connaissais : tu te souviens de ton coup du magnétophone ? Tu parlais tout le temps de moi en des propos décousus et tu as même conclu à ma mort ; tu avais trop bu.
— Ce n'est pas vrai, juste une bouteille.
— En ce moment même, tu aimerais bien te saouler, Oumarou.
— Ça, c'est vrai. Ma dent commence à me faire mal.
La douleur était à présent tapie sous sa dent, et il la sentait pousser ses mille pattes sur tout un côté de sa figure, jusqu'à la tempe.
— C'est le thé, accusa Oumarou ; il était trop sucré.
— Non, ce n'est pas le thé, assura la voix ; je suis revenue parce que je savais que tu allais souffrir.
— Petite cauris de Bandia, aide-moi ; communique-moi ton insensibilité.
Une des pattes de la douleur s'enfonça soudain dans son oreille.
— Dès que je serai là-bas…
— Tu souffriras davantage, compléta la voix, tu continueras toujours de souffrir.
— Ce n'est pas vrai. S'il le faut, j'arracherai toutes mes dents.
— Oumarou, pourquoi as-tu pris l'habitude de parler au futur ? Il n'y a pas longtemps, tu voulais tout, tout de suite.
— Je te reconnais, à présent. C'est toi qui me rendais incapable d'être heureux. Je me demande ce que tu cherches encore.
— Tu as tort de penser ainsi, Oumarou ; est-ce que je t'ai reproché quelque chose ? Je ne suis venue que pour te donner le courage d'agir.
— Tu ne m'auras plus.
— Ne nous disputons pas pour si peu ; on dirait que tu n'as plus mal à la dent, Oumarou.
Depuis quelques instants, il éprouvait un immense soulagement dans tout le corps. La lune ne les éclairait plus que par-derrière. Le chameau ralentit ; il en profita pour se soulever un peu au-dessus de la selle à l'aide de ses bras.
— Ton derrière ne te fais jamais mal, Ahmédou ?
Il avait envie de parler, pressentant que la voix reviendrait peupler ses silences. Ahmédou ne répondit pas.
Alors il se mit à fredonner un air à la mode.
— Je t'ai déjà conseillé de fermer la bouche ; l'air froid va taper sur les nerfs de ta dent cassée, gronda la voix.
— Et alors ? Ne te mêle pas de mes affaires ! cria Oumarou malgré lui.
Le chamelier se retourna, et à nouveau son front heurta la bouche du jeune homme.
— C'est bien fait, dit la voix.
— Toi, je ne t'écoute plus ; je sais ce que tu veux.
— Au lieu de t'énerver contre moi, occupe-toi de ton mal de dent qui revient.
Cette fois-ci, la douleur remuait rapidement ses pattes dans tous les sens. Lorsque l'une d'elles plongea dans son oreille, il ne put se retenir de pousser un cri sourd.
— Est-ce que tu oseras reprocher à Ahmédou son geste ? Tu n'oseras pas, assura la voix. Il pourrait se fâcher et…
— Si, je le peux.
— Je ne te crois pas ; autrefois sûrement, parce que dès que quelque chose ne te plaisait pas, tu le manifestais aussitôt. Tu ne réponds pas, ou bien est-ce que tu es en train de penser à ta dent ?
— C'est de l'auto-suggestion, se dit Oumarou.
— Non, ce n'est pas de l'auto-suggestion, s'écria la voix. Dès que tu es dans une situation donnée, tu fais appel à une de tes vieilles lectures. Je me demande ce qu'il te resterait si on t'enlevait ce que tu as appris dans les bouquins des Blancs.
— C'est grâce à ces connaissances que je réussirai, s'écria à son tour Oumarou.
— Mais qu'est-ce que tu as ? s'énerva le chamelier.
— Je t'avais bien dit de ne pas ouvrir la bouche, sinon ton maître va se fâcher et penser que tu es fou.
— Il n'est pas mon maître. Ni lui, ni toi, ni personne. Je conduis moi-même ma vie.
— Ce n'est pas l'avis du nouveau chef de la Sûreté ; il pense que tu es un pauvre type.
— Laisse-moi faire ; un jour je reviendrai puissant et je m'occuperai de cet imbécile.
— Oumarou, en réalité tu es un étranger pour ton peuple ; c'est pour cette raison que tu es content de partir. Un étranger, c'est quelqu'un qui dit chaque fois, au milieu des siens,…
— J'ai quitté parce qu'on m'a obligé de le faire.
— Ne m'interromps pas : un étranger, c'est quelqu'un qui dit toujours : demain je ferai ceci, demain je ferai cela, pendant que ses frères désespèrent ; c'est quelqu'un qui a la tête encombrée de connaissances qui l'empêchent de penser dans sa langue, c'est…
— J'ai déjà décidé de ne plus t'écouter ; d'ailleurs, pourquoi me parles-tu toi-même en français ?
Pour fuir la voix, il promena sa langue sur la dent cassée. La douleur allait et venait en flux et reflux. II cracha.
— Mais qu'est-ce que tu as, Bon Dieu ! s'exclama le chamelier. Tu m'as craché dessus.
— Arrête-toi, Ahmédou. J'ai la tête qui tourne.
— On a assez perdu de temps.
« C'est ce que je te disais : après le peu de temps que je t'ai abandonné, tu es devenu incapable de t'imposer. »
— Si tu n'arrêtes pas, je vais sauter à terre.
— Tu auras bientôt ce que tu cherches, répondit Ahmédou.
L'homme, comme pour souligner sa détermination, fouetta les oreilles du chameau.
« Tu ne sais même pas où il t'emmène. Quand je pense que tout à l'heure, tu dansais de joie au nom de ta liberté ! Tu as toujours cru que tu pouvais faire ce qui te plaît ; c'est pour te détromper que je suis revenu. Mais je me demande si je ne t'ai pas abandonné un peu trop longtemps. Auparavant, tu aurais déjà obligé le chamelier à s'arrêter.
— Je le peux encore.
— Parions.
Soudain Oumarou se laissa glisser le long du flanc de l'animal ; Ahmédou, surpris, fut désarçonné. Le jeune homme était déjà à terre. Ahmédou, s'accrochant tant bien que mal à la selle, le piétina, mais Oumarou lui donna des coups sur les jambes. Le chamelier lui tomba dessus. Oumarou le frappa alors au visage. L'homme, avec un grognement de colère, s'assit à califourchon sur son ventre et le gifla à plusieurs reprises de toutes ses forces. Oumarou se révolta et, pendant qu'Ahmédou essayait de retrouver son équilibre, lui enfonça les doigts dans les yeux.
Ahmédou tomba à la renverse en hurlant de douleur, puis se releva rapidement et s'éloigna, les deux mains plaquées sur la figure. Oumarou, à son tour, se releva. Le chamelier, en gémissant, tâtonna jusqu'au chameau couché, et de la selle il tira un long couteau.
— Si tu es un homme, approche, fils de chien, cria-t-il.
Oumarou se mit à courir droit devant lui. Lorsqu'il se retourna, il aperçut Ahmédou tournant en rond autour du chameau et s'arrêta pour observer le manège. Par moments, l'homme fouettait l'air en tout sens avec son couteau, puis s'immobilisait avant de reprendre sa ronde au moindre bruit.
— C'est grâce à moi que tu l'as vaincu, Oumarou, assura la voix ; tu gagneras toujours, si tu m'écoutes. A présent, tu es vraiment libre.
Le jeune homme s'assit, la tête entre les genoux, en face du chamelier.
— C'est bon, la liberté, n'est-ce pas ? Regarde autour de toi, Oumarou. Tu as le choix entre mille directions différentes, mille pays différents.
— Tu sais que ce n'est pas vrai, répondit Oumarou ; tout est encore perdu à cause de toi. Ahmédou ne me pardonnera
pas mon…
— Tu te trompes ; il te suffit de le tuer et de prendre son chameau. Mais reste à voir si tu es capable de tuer un homme pour sauver ta vie. Ton père, lui, n'aurait pas hésité.
Ahmédou hurla de longues phrases de défi. Il s'adossa au chameau comme un homme acculé, son couteau pointé devant lui. Une vague pitié envahit le jeune homme.
— Ne trouves-tu pas que ce ciel et cette terre qui se touchent tout autour donnent l'idée d'une grande coupole ?
— Tu as raison ; on a l'air de prisonniers à l'intérieur ; c'est peut-être pour ça que j'ai pitié de lui.
— Je sais que tu es à côté, hurla à nouveau le chamelier. Mais tu es un lâche, un fils de bâtard.
— Ne l'écoute pas, Oumarou ; réfléchis d'abord à la façon de t'en tirer. Laisse-moi également te faire remarquer une chose : tu n'as plus mal à la dent. C'est dans la lutte que tu vaincras tous tes maux de dent.
Il fit taire la voix en jurant tout haut :
— Que je suis bête ! Ce maudit thé était peut-être drogué et il me fait entendre toutes sortes de…
— Approche un peu, fils de chien, au lieu de parler.
Oumarou se contenta de regarder, loin devant lui, la ligne emprisonnante de l'horizon. Ileut soudain peur de ne jamais pouvoir la franchir, pour entrer dans cette nouvelle vie qu'il avait imaginée pleine d'hommes nouveaux et forts. La peur ne dura qu'un instant, chassée par la voix.
— Si tu as pitié de lui, tu es perdu, Oumarou. La vie, c'est comme ça.
Il vit Ahmédou rouler en boule son turban et se l'appliquer par petits coups sur les yeux.
— C'est le moment de l'attaquer, lui conseilla la voix. Il a dû laisser tomber son couteau.
— Ahmédou, est-ce que ça te fait mal ? cria-t-il.
L'homme l'injuria.
— Si tu ne veux pas le tuer, aide-le.
— Mais comment, Bon Dieu ? Tu es toujours là à me demander de sauver les autres, sans me montrer comment.
— Ne t'énerve pas, Oumarou…
Il laissa parler la voix. Un jour, il avait rejoint sa mère en pleurant ; elle allait au marché. Elle l'avait serré un moment contre elle, avant de prendre un bâton pour l'obliger à retourner à la maison. Il aurait voulu serrer contre lui de la même façon Ahmédou, et l'abandonner.
— Je ne pourrai pas l'aider ; je n'ai jamais pu aider qui que ce soit, petite voix.
— Lève-toi, et va droit devant toi.
Il se leva et obéit à la voix.
— Je suis fatigué, petite cauris du vieux Bandia, dit-il.
— Tu m'as crevé les yeux, mais tu es perdu, toi aussi, cria Ahmédou. Le thé était empoisonné. Tu ne sortiras jamais de…
— Ne l'écoute pas, Oumarou. Continue d'avancer, tu finiras par entrer dans tous tes rêves.
— Petite cauris, supplie pour moi cette voix. Qu'elle se taise. De quels rêves parle-t-elle ?
— De tous les rêves où tu n'entendras plus jamais les rugissements d'une lionne, les pleurs d'un malheureux et le hurlement du vent.
— Petite cauris, dis-lui que je cherche d'abord la puissance pour mieux venir en aide à ceux qui souffrent.
— Ton père raisonnait de la même façon, Oumarou ; mais tu as vu : il est devenu puissant et il n'a rien fait.
— De toute façon, il n'y a nulle trace de rugissement de lionne, ici.
— Tu mens, Oumarou ; partout où tu entendras un gémissement, arrête-toi, tu verras une lionne.
— Tu racontes des bêtises ; tu veux me suggérer d'entendre partout des rugissements, comme tu l'as fait avec ma dent.
— Oumarou, le rugissement de la lionne est dans le vent ; c'est pourquoi, quand le vent souffle, tout le monde se cache. N'entends-tu rien ?
— J'entends les lamentations d'Ahmédou ; mais Ahmédou est comme les autres, il ne veut pas être sauvé et je ne sais pas comment m'y prendre pour l'aider.
— Toi qui as lu des tonnes de livres, tu devrais le savoir.
— Les livres, les livres… Tahirou lui-même avait tout lu, pourtant…
— Ne t'arrête pas, Oumarou, continue d'avancer.
— C'est ce que je fais, n'est-ce pas, petite cauris ? Explique-lui, je t'en prie, que je n'aspire plus qu'à une vie tranquille et que je suis fatigué.
— Je suis plus vieille que la petite cauris. De toute façon, elle ne peut plus rien pour toi. Quand Bandia te l'offrit, tu as souri en douce comme devant une idiotie, et tu n'as pas écouté ses explications sur la manière de l'utiliser.
Un cri d'Ahmédou lui parvint, étouffé.
— Ce qui est bête, c'est que je ne sais jamais si c'est toi qui penses ou si c'est moi-même, se plaignit Oumarou.
— Tu veux que je te dise la vérité, Oumarou ? Tu ne sais même pas qui tu es ; tu es un jeune homme de sable : à chaque coup de vent, tu t'effrites un peu et tu te découvres autre. Un jour, il ne restera rien de toi. Pour vivre, il faut un noyau, et toi tu n'en as pas.
— Petite cauris, elle me dit souvent des mots pour me fâcher ; tu ne pourras jamais deviner combien de fois, elle et moi, on s'est querellés. Si tu étais ici, je te l'aurais présentée ; elle est partout autour de moi, vivante, harcelante, infatigable. Je l'appelais « la bête », « l'araignée » ou « le monstre » parce qu'elle a sa morale particulière.
— Ahmédou, est-ce que tu as mal ? répéta le jeune homme, les mains en porte-voix devant la bouche.
Il reprit sa marche.
— Il n'a pas entendu, petite cauris. Personne n'entend jamais ce que je crie, sauf cette voix qui m'accompagne toujours partout et me pardonne tout. Un jour, j'ai couché avec ma belle-mère, elle ne
m'a donné aucun remords ; elle m'a dit seulement : “Oumarou, tu as raison, puisque ton père et les autres sont des menteurs.” Je souffre seulement parce qu'avec elle, je n'ai pas le droit de penser à moi-même.
— Seuls ceux qui donnent la vie ont le droit de penser à eux-mêmes, répondit la voix. Ton grand-père était de ceux-là.
— C'était facile pour grand-père : son monde était simple et propre.
— Il avait surtout compris que le désert est une conscience.
— Moi aussi, je peux enfanter. Petite cauris, dans le premier village rencontré, j'expliquerai que moi aussi j'ai eu peur, un jour, que j'ai alors essayé de fuir le soleil, la lionne. Quand ils s'approcheront je leur montrerai comment…
— Oumarou, tu parles encore comme un livre ; personne ne te comprendra.
— Ce n'est pas vrai.
— Alors essaie de traduire, par exemple à Ahmédou, que le désert est une conscience.
— Ahmédou, est-ce que tu comprends que le désert est une conscience ? cria-t-il en se retournant. Attends, je vais te le traduire.
Il courut vers l'homme. « Il faut que je le lui fasse comprendre », se dit-il en remontant son boubou jusqu'à la taille pour aller plus vite. Sur une grosse dune il s'arrêta et inspecta des yeux tout autour de lui. « Je suis encore allé trop loin », se reprocha-t-il avant de dévaler soudain la dune, terrassé par une brûlure violente au ventre. Ilresta recroquevillé sur lui-même, la respiration lente et difficile. Il pensa qu'Ahmédou avait raison et que le thé était empoisonné.
— Ne pleure pas, Oumarou, dit la voix.
— C'est ta faute. Pourquoi m'avais-tu abandonné ?
— Je rôdais en ville… j'ai trouvé un corps.
— De quoi parles-tu, petite voix ? … Mon Dieu, que ça me fait mal.
— Ne t'agite pas trop … Moi aussi, je regrette de t'avoir abandonné. Mais tu passais tout ton temps à m'injurier : ça me gênait de te voir malheureux à cause de moi… Tu te rappelles, le coup contre l'ambassadeur ?
— Si tu avais été avec moi, on aurait mieux réussi.
— J'étais à côté de toi. Tu as été formidable.
— C'est vrai, petite voix ?
Le jeune homme sourit malgré les brûlures qui lentement se répandaient dans tout son ventre.
— Mais qui es-tu, petite voix ?
— Je suis une voix que les gouvernements traquent tout le temps; on m'assomme, on me bastonne, on me tire dessus, mais je ne meurs jamais ; on m'appelle désespoir, folie, ennui, mais je ne me décourage jamais.
— C'est vrai … Moi-même je t'appelais la bête, le monstre, l'arai… Que j'ai mal !
— Tu as même pensé que j'étais ta conscience. Non, la conscience ne dérange plus personne. Moi, je n'arrive que quand quelque chose de très grave menace un peuple. Alors je viens, je m'installe d'abord dans un corps, puis dans d'autres corps, et ensemble on entreprend de débarrasser toutes les pourritures. Avec toi, c'était pareil, Oumarou.
— Ne me laisse pas mourir, alors, je t'en supplie. Ne me quitte plus jamais.
— Tu ne mourras pas. Je suis seule à accorder la vraie immortalité. Bientôt on retournera en ville : Bandia, Tahirou et beaucoup d'autres nous attendent.
— Si je pouvais me lever, on partirait tout de suite. Aide-moi à me lever; ça me fait encore très mal, mais si tu m'aides …
— Non, reste couché d'abord. Nous avons des millions d'années devant nous. D'ailleurs, le corps que j'ai trouvé est prêt …
— On l'habitera, on lui fera pousser des cris de révolte, il ne respectera rien, il n'aura peur de rien … Comme moi, on le traitera de maudit, de …
— Ne te fatigue pas, Oumarou ; cesse de t'agiter … Tu as bien compris. Si tu le veux, je te laisserai occuper à toi seul un corps. Mais il faut d'abord que je t'apprenne à chasser cette peur respectueuse des lois qui ne protègent que les grands. On l'appelle conscience, mais …
— Moi, c'est le corps de mon père que je voudrais habiter, s'il n'était pas mort, le salaud. … Oh mon Dieu, que ça me fait mal !
— J'ai oublié de te dire que c'était avec lui que j'étais quand je t'ai quitté.
— Je comprends maintenant : un jour, il m'a dit que les vieux aspirent également à une vie juste, mais quand on a la main dans la gueule d'un caïman, il vaut mieux le chatouiller que le frapper. Il complotait contre le Guide, n'est-ce pas ?
— Ne le dis à personne, surtout pas à Ahmédou.
— Tu peux me faire confiance. Il serait capable de courir avertir le Guide. On va bien les avoir, n'est-ce pas? … Je regrette d'avoir tout le temps pensé du mal de mon père.
— Tout le monde t'a déjà pardonné, Oumarou. Mais garde bien le secret. Ce secret est ton noyau.
— Quand m'amèneras-tu, petite voix ? Parle-moi, j'ai de plus en plus mal.
— En ce moment, dans le ciel, un gros tas de nuages vient de se former ; il a la forme d'une lionne. Mais le vent se lève, il disperse le nuage, il n'y a plus de lionne et le ciel est à nouveau clair et beau. On sera comme ce vent, on soufflera sur toutes les injustices …
— Allons-y tout de suite ; j'ai peur de mourir, petite voix.
— Tu ne mourras pas, Oumarou. On ne parlera pas de toi, mais toi, tu donneras tout le temps aux autres le courage d'agir contre le mal, tout le temps tu parleras aux autres : c'est ça l'immortalité.
— Tout, tout de suite : c'était notre devise, n'est-ce pas ? Même quand le Guide sera renversé… Ça me brûle, à présent, jusque dans la poitrine… Continue de me parler, ne t'arrête pas, petite voix… Je garderai le secret…
Le jeune homme se tordit de douleur, les deux mains crispées contre le ventre, comme si c'était en cet endroit qu'il cachait le secret. La voix s'était tue. Seule la lune vivait de sa froide clarté au-dessus du désert nu et ridé, semblable à une mer figée.