Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages
III. — La lionne
— Chapitre 2 —
L'homme lui désigna une chaise et s'assit. Il ramassa une pile de cartes et commença à les battre.
— Tu es né sous une bonne étoile, Oumarou.
— C'est la première fois qu'on me dit ça.
Il distribua les cartes entre quatre joueurs imaginaires.
— Tu sais jouer ?
— Non.
— Ce n'est pas important. Sache seulement que la liberté est comme un jeu de cartes ; on l'apprend en une journée, mais très souvent il faut toute une vie pour bien jouer. Saisis la liberté que je vais t'offrir comme la dernière chance de ta vie. Je ne te ferai pas de sermons ; si tu avais été mon fils, ou simplement un frère, j'aurais su t'éduquer. Tu ne veux pas apprendre à jouer ?
— C'est mon père qui aimait jouer.
— Ton père était un homme ; il aimait la vie et savait se battre. Malheureusement, tu es né. Tout ça nous éloigne du sujet. Avant de te laisser partir, je dois te préciser ceci : c'est sur l'insistance de Hadiza, ma cousine, et bientôt mon épouse, que j'ai accepté de combiner ta libération. Elle et moi, on devait se marier depuis longtemps, mais ton père l'a gagnée parce qu'il était riche. Je n'ai pas hésité pour la combine, parce qu'au fond c'est grâce à toi que je suis à présent le chef de la Sûreté et que je peux épouser Hadiza. Tu vois que la mort de ton père et celle de Elhadj Karamo m'ont énormément profité. A ce propos, je me fiche pas mal que tu sois coupable ou non ; j'avais reçu l'ordre de te faire parler et tu aurais fini par me raconter n'importe quoi. Mais Hadiza a trouvé une meilleure solution : te faire évader, ce qui serait un aveu de tes crimes, aveu plus solide que toutes les dépositions. Quand je t'ai vu évanoui dans la cour de la prison, j'ai aussitôt fait venir une ambulance. Le reste n'a pas été bien difficile. Officiellement tu es en cavale. En ce moment, on te recherche partout en ville. Notre Guide n'était pas content, bien sûr. Mais j'ai réussi à le calmer avec tes « aveux » qui comportent les noms de ses ennemis déclarés et le mobile de ton acte : l'obliger à ouvrir les portes de la cité afin que tes complices puissent se glisser parmi les volontaires décidés à abattre la lionne. C'est pourquoi, à partir de demain, toute la ville sera hermétiquement fermée à l'extérieur. Ce qui se passera ici ne regarde personne. Cette lionne nous aidera, j'en suis sûr, à séparer les bonnes des mauvaises graines de notre société. Elle ne tuera que les gens incapables de se défendre. Et qu'avons-nous à faire des gens incapables de se défendre contre seulement un animal ? Grâce à cette lionne et à notre soleil, nos concitoyens apprendront à ne compter que sur eux-mêmes ; au bout de cette nécessité, ils découvriront le prix de la véritable indépendance sur laquelle le Guide veut bâtir une société solide et juste, de cette solidité et de cette justice que seuls savent renforcer des hommes disciplinés et ingénieux… Quand tu sortiras, on ne manquera pas de te convaincre que tout est pourri ici, que notre Guide nous conduit à la catastrophe, que notre parti n'est qu'une association légale de vauriens, de délateurs et d'arrivistes. Que répondras-tu à ces apatrides ? Je sais à l'avance ta réponse. Je suis sûr que tu reviendras un jour. Ou pire, dès que tu te feras une situation confortable, tu armeras des crétins et tu les aideras à venir semer le désordre ici. Mais sois convaincu que nous saurons toujours les démasquer à temps, grâce aux expériences de la lionne et du soleil. Profite de la chance que je te donne et refais-toi une autre vie ailleurs. Je t'ai apprêté un chameau, le chamelier t'attend dehors. Il te conduira à la frontière
la plus proche. Libre à toi d'aller ensuite où bon te semble. Je t'ai également préparé un laissez-passer et de fausses pièces d'identité. Si tu essaies de revenir, tu sais ce qui t'attend…