Jacques Chevrier
Williams Sassine, écrivain de la marginalité
Editions du Cerf. Toronto. 1995. 335 pages. Collection L'un pour l'autre, n° 2
Préambule
On n'a plus de totems
Alcool à gogo…
Tchicaya U Tam'si, Feu de brousse.
S'il fallait définir le romancier Williams Sassine d'une formule, on pourrait avancer qu'il est l'écrivain de la marginalité. Le mot semble en effet convenir et à la démarche de l'homme et à l'univers qu'il met en scène dans ses oeuvres. Pour cause d'exil, l'écrivain a été longtemps tenu à l'écart du débat littéraire, mais là ne réside sans doute pas l'explication véritable à sa marginalisation, puisque encore aujourd'hui Williams Sassine manifeste une allergie prononcée à l'égard des innombrables forums, tables rondes et autres conciliabules réunissant périodiquement ses confrères, et qui paraissent avoir définitivement pris le relais du palabre traditionnel. C'est donc délibérément, il nous l'a confirmé, qu'il se tient à l'écart du petit monde des Lettres.
La seconde expression de la marginalité de Sassine est à rechercher dans son oeuvre, aujourd'hui forte de quatre romans publiés, dont la plupart des personnages appartiennent au monde des exclus et des rebelles : mendiants, lépreux, chômeurs, fous ou réputés tels, bâtards, maquisards, adolescents révoltés, etc., sans oublier des figures emblématiques comme celles de Saint Monsieur Baly, héros éponyme de son premier roman, ou encore Condélo l'albinos, la figure douloureuse de Wirriyamu, son second roman.
De cette première caractéristique, écrivain de la marginalité, en découle, nous semble-t-il, une seconde : même s'il révèle dans son oeuvre l'envers d'une société en crise, Sassine n'en manifeste pas moins peu de goût pour le débat politique ou social. On ne trouve donc pas dans ses romans de ces fresques à la Sembène Ousmane, dans lesquelles l'individu n'existe que dans la mesure où il incarne la collectivité engagée dans un processus révolutionnaire. Cela ne veut évidemment pas dire que le romancier guinéen se désintéresse des problèmes graves que vit l'Afrique au quotidien; simplement, sa préférence va à l'individu — souvent solitaire — engagé dans ce qu'il faut bien appeler le combat contre les forces du Mal. Mal social et politique, certes, et le romancier sait à l'occasion nous rappeler que l'Afrique vit au temps des assassins, mais plus profondément mal existentiel et ontologique, qui renvoie la plupart de ses personnages au malheur d'être nègre.
Ce malheur trouve son origine dans le « naufrage historique » dont le continent africain selon lui, aurait été, victime depuis la fin du Moyen Age, d'abord en raison de la conquête islamique, puis de la conquête occidentale, et, enfin, de la colonisation qui ont abouti, d'une part, à son aliénation — politique, économique et culturelle — et, d'autre part, ceci étant la conséquence de cela, à sa disqualification.
Par personnages interposés, Sassine invite donc ses compatriotes à se débarrasser des oripeaux des civilisations et des religions d'emprunt — monde arabe et monde chrétien confondus — et à retrouver, intactes sous la gangue des siècles de domination, les « divinités du soleil, de la pluie, des moissons, de la foudre, des forêts… » qui présidèrent jadis aux destinées de l'homme africain.
C'est dire que chacun des romans qui composent cette oeuvre revêt l'allure d'une véritable quête, dont les objectifs sont tributaires à la fois de l'intrigue et de l'équation personnelle des protagonistes, mais qui peut se ramener à un dénominateur commun, la reconquête de l'identité perdue ou occultée. N'est-ce pas Tchicaya U Tam'Si qui, évoquant certains personnages de déracinés qu'il met en scène dans ses romans, parlait « d'hommes sans nombril 1 » ?
C'est dire également que dans le douloureux cheminement qui les conduit vers leur vérité, la plupart des héros de Sassine doivent effectuer une véritable descente aux enfers, au cours de laquelle ils rencontreront nécessairement les épreuves réservées aux audacieux qui osent transgresser les règles du jeu et revendiquent un ordre nouveau. Peu soucieux, à cet égard, d'inscrire leur quête d'absolu dans un monde qu'ils récusent et qui les exclut, ces personnages en viennent le plus souvent à projeter leurs aspirations en direction d'un ailleurs problématique, dont les contours hésitent entre l'utopie et le millénarisme, contribuant ainsi, grandement, à inscrire une bonne partie de l'oeuvre de Sassine dans le registre du mythe et de l'imaginaire.
Mais si les héros de Sassine prônent un retour vers les origines, leurs tentatives, pour y parvenir, n'ont rien d'un système construit et cohérent, si bien que le lecteur est parfois conduit à s'interroger sur la validité de leur projet. En effet, partant du constat lucide d'un réel déficit identitaire et spirituel, les personnages que le romancier fait vivre sous nos yeux paraissent parfois hésiter entre le retour au panthéon des divinités tutélaires de l'Afrique pré-coloniale et l'attente d'un « Christ noir» qui, dans une perspective messianique, serait l'agent d'une « nouvelle alliance» entre la divinité et le peuple noir.
Cette volonté de retrouver le sens caché des choses, oblitéré par des siècles de mensonge et de bâtardise, commande, pour une large part, une démarche qui, partant du chaos contemporain, fait retour vers le non-dit, l'occulté, le chuchoté, suscitant ou ressuscitant au passage des images, des symboles, des figures emblématiques, des archétypes enfin qui sont inscrits dans les grands mythes d'origine de l'humanité. Et le Sassine lecteur des Écritures — de nombreuses occurrences manifestent sa familiarité avec la Bible — se rencontre fatalement ici avec le Sassine qui n'a pas oublié les contes et les récits de son enfance à Kankan, berceau du Mandé, pour se laisser emporter par « les hautes marées de son imagination », selon la formule d'un de ses personnages, Saint Monsieur Baly.
Après une brève présentation de l'homme et de l'oeuvre, l'itinéraire que nous nous proposons donc de suivre dans ce travail partira de l'analyse des romans de Sassine tels qu'on peut les appréhender à un premier niveau de signification : l'évocation de la société africaine, postcoloniale pour Saint Monsieur Baly, Le jeune Homme de sable et Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, coloniale pour Wirriyamu, dont l'action a pour cadre une « province » portugaise d'outre-mer en voie d'émancipation. Cette évocation se propose de prendre en compte, tour à tour, les aspects historiques et sociologiques de ces sociétés, qui expliquent pour une large part le présent, et d'en déterminer le mode de fonctionnement, largement conditionné par un constant recours à la violence et à l'oppression. La dénonciation du pouvoir totalitaire reposant sur des hommes et des institutions pervertis, représente pour Sassine, comme pour beaucoup de ses contemporains, une véritable opération de salubrité publique, mais elle ne saurait, à elle seule, se constituer en un objet littéraire unique. Si l'Afrique connaît aujourd'hui une tragédie sans pareille, c'est, suggère le romancier, parce qu'elle a trahi ses dieux tutélaires.
Plutôt que complaisance morose à l'égard des malheurs du temps, Sassine invite donc ses lecteurs à un recentrage sur les valeurs profondes enfouies dans la mémoire d'une Afrique qui, sur bien des points, s'apparente à la « structure feuilletée » dont parle Claude Lévi-Strauss à propos des mythes.
Les quatre derniers chapitres de notre travail se donneront donc pour objectif de suivre pas à pas le romancier dans sa quête d'une Afrique perdue qui, telle un palimpseste, laisse apparaître peu à peu, aux yeux d'un observateur avisé, les traces immémoriales déposées en elle au long des siècles passés. Pour Williams Sassine, il ne s'agit plus cette fois de faire oeuvre d'historien ou de chroniqueur, mais de se laisser progressivement imprégner par les mythes fondateurs dans lesquels baignent les origines de l'humanité, qu'il aille chercher son bien dans les mythes bibliques ou dans les grands mythes cosmogiques africains. Nous serons ainsi conduits à évaluer la constante dérive d'une oeuvre qui oscille sans cesse du réel à l'imaginaire, du profane au sacré, dérive affectant aussi bien les catégories de l'espace et du temps que le parcours quasi initiatique suivi par les personnages qui en sont les acteurs.
D'une oeuvre à l'autre, on retrouve en effet, à quelques variantes près, un scénario identique. Ainsi le héros éponyme de Saint Monsieur Baly et ses compagnons d'infortune ont-ils pour projet de construire une école pour les pauvres ; mais on comprend rapidement que cet objectif, louable en soi, leur sert en réalité d'alibi ou de paravent pour un projet beaucoup plus fondamental qui vise, pour les uns, à la récupération de leur identité, et, pour le héros, à se hisser au niveau d'une véritable sainteté.
Dans Wirriyamu, le jeu se complique, puisque plusieurs parcours interfèrent : celui des maquisards désireux de
déloger l'occupant portugais de Wirriyamu, celui de Kabalango, aspirant à une « bonne mort » sur la terre de ses ancêtres, celui enfin de Condélo l'albinos, rêvant d'une union mystique avec sa « maman » dans un au-delà paradisiaque.
Oumarou, le jeune héros du Jeune Homme de sable, s'inscrit à son tour dans un cheminement initiatique qui n'est autre que celui de l'adolescent cherchant à la fois
à se dégager d'une tutelle paternelle équivoque et à fonder une vérité qui se dérobe, comme se dérobe le personnage lui-même. Quant à Camara, le héros du Zéhéros n'est pas n'importe qui, son retour au pays natal, si dérisoire soit-il, ne reproduit-il pas l'itinéraire de l'orphelin à la recherche de ses origines ? Enfin, il saute aux yeux que « l'Homme », dans « L'homme de la grande fatigue 2 », fait lui aussi figure d'orphelin engagé dans la quête éperdue de son double.
Ces quelques indications laissent déjà entrevoir la nature ambiguë des héros de Sassine, en même temps que le statut ambivalent d'un texte qui oscille en permanence de la chronique au mythe. La destinée de personnages taraudés par le sentiment d'une faute irrécusable liée à l'obsession des origines les conduit en effet à s'identifier, peu ou prou, à quelques-unes des grandes figures bibliques, le Christ, Caïn ou Satan, échos manifestes des lectures scripturaires du romancier. Mais à travers d'autres figures récurrentes évoquées au fil du texte, les jumeaux, l'ogre, l'androgyne, etc., sans oublier un bestiaire omniprésent qui va des mouches au lion en passant par quelques animaux chimériques, Sassine inscrit à l'évidence son entreprise littéraire dans une perspective analogique qui se réfère aux plus anciennes mythologies — africaines, orientales ou indo-européennes.
On peut donc estimer que s'il y a bien une singularité de l'oeuvre de Williams Sassine, elle réside dans cette perméabilité du texte littéraire au langage du mythe. Langage métaphorique et polysémique par excellence, dont on sait qu'il constitue la substance même de la tradition orale africaine, tous genres confondus, et qui contribue à lui assurer cette configuration à la fois allégorique et parabolique dont peuvent à juste titre se réclamer les romans qui font l'objet de cette étude.
L'approche des personnages, telle que nous l'avons appréhendée ici, montre que s'ils ne sont pas dénués d'épaisseur psychologique, leur profil les apparente cependant, pour une bonne part, à des figures emblématiques, et que le message dont ils sont porteurs se formule volontiers en termes de paraboles. Parabole, en effet, que l'épilogue de Saint Monsieur Baly qui métamorphose son héros en saint et transforme la petite communauté dont il a été le fondateur en un véritable phalanstère écologique, tandis que la retraite au désert d'Oumarou, dans Le jeune Homme de sable, revêt une incontestable coloration biblique.
Notes
1. La nouvelle intitulée “Lazare”, contenue dans le recueil La Main sèche, met en scène un personnage, Lazare, qui après avoir quitté sa famille, se définit lui-même comme un « homme sans nombril ».
2. Texte encore inédit.