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Bernard Mouralis

Université de Lille III


Sékou Touré et l'écriture : réflexions sur un cas de scribomanie
“Littérature guinéenne.”

L'Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 75-85


Nombreux sont, au cours de l'histoire, les responsables politiques qui, parallèlement à l'exercice du pouvoir, ont tenté de s'affirmer dans le champ de production littéraire et intellectuelle. De ce point de vue, Sékou Touré paraît bien s'inscrire dans une longue lignée qui va de Marc Aurèle à François Mitterrand, en passant par des gens aussi divers que Frédéric II, Lénine, de Gaulle, Nkrumah, Senghor, Mao ou Castro.

[ErratumLéopold Sédar Senghor fut un littéraire (poète, professeur, figure de proue de la Négritude dans les années 1930) avant d'entrer en politique. Son itinéraire est donc différent de celui des autres dirigeants sus-nommés. Il retourna à la littérature après la politique, devenant notamment membre de l'Académie française en 1984. — Tierno S. Bah]

Une tentative d'autojustification

Le phénomène est si général qu'on est en droit de se demander s'il n'est pas inhérent à l'établissement du pouvoir politique lui-même dans la mesure où ce dernier tend toujours à se présenter comme un processus de rationalisation des rapports sociaux en fonction d'un certain nombre d'objectifs ou de valeurs préalablement définis. D'où la nécessité, pour le détenteur du pouvoir, de produire un discours destiné à justifier ou légitimer le bienfondé de son action ou de ses options.
Cette inclination pour l'écriture que manifestent tant de responsables politiques prend cependant des formes variables et il serait intéressant, à cet égard, en se fondant sur l'attitude d'un certain nombre de personnages politiques qui ont écrit, d'esquisser une typologie des principales situations dans lesquelles ils se sont trouvés placés. Je me contenterai seulement d'attirer l'attention sur deux problèmes que l'on retrouvera lorsqu'il s'agira d'examiner l'attitude de Sékou Touré face à l'écriture.
Il convient tout d'abord de noter que les responsables politiques qui tentent de s'affirmer dans le champ de l'écriture peuvent se répartir en deux groupes bien distincts. D'un côté, ceux qui accèdent au pouvoir en ayant déjà derrière eux une oeuvre d'écrivain ou de penseur: Lénine, de Gaulle, Mitterrand, Senghor. De l'autre, ceux qui accèdent à l'écriture parce qu'ils détiennent déjà le pouvoir : Frédéric II, Valéry Giscard d'Estaing, Khadafi. Cette distinction qui, dans son principe, n'implique nullement une hiérarchie des auteurs et de leurs écrits, me paraît essentielle dans la mesure où elle conduit à une réflexion concernant la légitimité sur laquelle se fondent respectivement et le pouvoir du prince et le pouvoir du texte.
Dans le premier cas, en effet, le droit que peut avoir un individu d'accéder au pouvoir et de l'exercer se trouve subordonné à une reconnaissance par le corps social de sa capacité à déterminer, à la lueur de la raison, le vrai, le juste, le bien et, éventuellement, le beau. C'est cette thèse que devait en particulier défendre Platon, dans La République, lorsqu'il souhaitait que les cités soient gouvernées par des philosophes-rois :

« Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu'on appelle aujourd'hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actuellement l'un ou l'autre de ces buts de façon exclusive ne sont pas mises dans l'impossibilité d'agir ainsi, il n 'y aura de cesse, mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu'elle peut l'être, et ne verra la lumière du jour » 1.

Dans le deuxième cas, au contraire, c'est le pouvoir lui-même qui confere à celui qui y a accédé et l'exerce une légitimité qui va marquer ses actes et ses discours. Dans une telle perspective, le pouvoir est conçu comme quelque chose qui a nécessairement rapport avec le sacré, car celui qui le détient se trouve retranché du reste des hommes. D'où l'importance qui s'attache aux procédures et rituels qui rendent possible cette mise à l'écart du prince et font de lui un être à part: cérémonie religieuse du sacre dans la tradition monarchique française ou onction du suffrage universel pour les présidents de la ye République.
Le deuxième problème dont il faut, parallèlement, tenir compte concerne l'incidence que le prince, dès lors qu'il tente de s'affirmer comme producteur de discours, peut avoir sur le plan de la vie intellectuelle et littéraire. Jouera-t-il à cet égard un rôle de modèle ? Tentera-t-il de s'imposer par la seule force de persuasion de ses écrits ou recourra-t-il à d'autres moyens ? Ne sera-t-il qu'un écrivain parmi d'autres ou, tout au plus, un primus inter pares et, par là même, un animateur dans le champ culturel ? Autant de questions dont il faudra se souvenir à propos de Sékou Touré.

Les « tomes »

Orateur inlassable, Sékou Touré fut aussi un écrivain prolifique dont la bibliographie s'élevait, au moment de sa mort en 1984, à plus d'une trentaine de volumes — les « tomes » comme on devait les appeler malicieusement en Guinée —, abondamment diffusés aussi bien auprès des Guinéens, d,ans une version brochée, que des chefs d'Etats étrangers qui se voyaient offrir, à l'occasion des voyages officiels, de luxueuses éditions reliées en pleine peau.
Si l'on se fonde sur les bibliographies qui tiennent compte de son oeuvre 2, on constatera que ce n'est qu'à partir de 1959 que Sékou Touré commence à publier ses premiers écrits. De ce point de vue, il peut donc être rattaché à la deuxième des catégories envisagées plus haut, puisque son activité d'écrivain est postérieure à son accession au pouvoir, dont les dernières étapes ont été, en 1956, son élection à l'Assemblée nationale française et la conquête de. la mairie de Conakry et, en 1957, la victoire du P.D.G. aux élections à l'Assemblée territoriale qui va conduire son secrétaire général à exercer effectivement les fonctions de chef de gouvernement 3. Il convient cependant de nuancer cette affirmation. En effet, si 1959 marque bien le début d'une longue série de publications qui va se poursuivre régulièrement et que seule la mort du leader interrompra, l'intérêt de Sékou Touré pourl'écriture se manifeste en réalité beaucoup plus tôt, pratiquement dès le début de son activité militante 4. C'est ce que montrent non seulement les multiples interventions faites par Sékou Touré devant des instances syndicales et politiques et qui généralement ont été diffusées par écrit, mais également les très nombreux articles qu'il a publiés, dès 1945, dans un certain nombre de périodiques 5.

Le maître de la parole …

Ici apparaît sans doute un des traits marquants de l'image que Sékou Touré s'est efforcé de donner de lui-même, tout au long de ces années, sur le plan intellectuel et moral. Celui-ci, en effet, tout en combattant certains aspects de la tradition, notamment à travers l'action entreprise par le P.D.G. contre la chefferie, connaissait parfaitement tout le parti qu'il pouvait tirer de la mise en évidence des liens qui le rattachaient à la tradition. A cet égard, il sut avec une grande habileté se servir d'un patronyme qui l'autorisait à se présenter devant ses concitoyens comme le descendant de l'illustre Samory Touré et mettre au point, d'autre part, une stratégie de la communication orale, dans les meetings comme à la radio, qui lui donnait la dimension d'un authentique “maître de la parole” 6. Mais, en même temps, cet homme qui, parce qu'il avait été exclu de l'Ecole technique Georges Poiret, avait acquis toute une part de sa formation en suivant des cours par correspondance et qui devait, après un bref passage à la Compagnie du Niger Français, intégrer sur concours en 1941 le cadre des commis des services financiers des P.T.T. où il créa en 1945 le premier syndicat du personnel avant de devenir en 1946 comptable des trésoreries du cadre supérieur, avait probablement eu très tôt une conscience aiguë du rôle prédominant que joue, dans le fonctionnement d'un État moderne — et l'État colonial en était un —, l'écriture, avec tous les effets de pouvoir et de contrepouvoir qu'elle permet 7.

… et de l'écriture

D'où la volonté d'apparaître aussi comme un “maître de l'écriture”. Et nul doute que Sékou Touré ait fondé une partie de son charisme sur cette capacité, dont il fait preuve dès les premières années de sa vie professionnelle et publique, de manier et de manipuler l'écrit. C'est en tout cas à cet aspect de la personnalité du leader guinéen que me semble avoir été sensible Sidiki Kobele Keita dans le choix qu'il a fait des documents destinés à illustrer son ouvrage Le P.D.G., artisan de l'indépendance nationale en Guinée (1947-1958) 8 : une bonne partie d'entre eux est constituée justement de photocopies de textes, autographes, dactylographiés ou imprimés dans des périodiques, écrits par Sékou Touré 9.
On voit donc par là que Sékou Touré représente une tentative de combinaison des deux grandes catégories d'écrivains au pouvoir, telles qu'elles ont été définies plus haut. On notera cependant que ce n'est qu'à partir de 1959 qu'il fait usage du livre comme mode d'expression de l'écrit.

Une oeuvre collective

Parallèlement, cette stupéfiante activité d'écriture pose un autre problème essentiel, concernant cette fois l'identité même de l'auteur des textes ainsi produits.
Le caractère problématique de celle-ci tient d'abord au fait que Sékou Touré, pour des raisons matérielles évidentes, n'a probablement pu écrire lui-même la totalité des textes qui lui sont attribués et qui abordent les sujets les plus divers: organisation du parti, politique étrangère, économie, finances et monnaie, culture, etc. Aussi est-il permis de penser que les “tomes” sont, pour une part qui reste à déterminer, une oeuvre collective réalisée par une équipe placée autour du leader et dont il sera possible de retracer peut-être un jour le fonctionnement.
Mais, en même temps, il convient de noter que Sékou Touré n'a pas spécialement cherché à dissimuler cet aspect. En effet, l'examen des titres et de la façon dont s'opère la mention du nom de l'auteur révèle qu'un nombre important de ces textes sont présentés comme ayant un auteur collectif.
C'est le cas, par exemple, de Guinée, prélude à l'indépendance 10 qui se présente sans indication du nom de l'auteur, mais dont la jaquette comporte, à la place où celui-ci devrait figurer, une photo de Sékou Touré et, sur deux bandeaux, une “biographie de M. Sékou Touré”. Le dispositif ainsi adopté me paraît particulièrement significatif : le texte de l'ouvrage étant pour l'essentiel constitué par les débats de la conférence des commandants de cercle, tenue à Conakry les 25, 26 et 27 juillet 1957 et au cours de laquelle le conseil de gouvernement présidé par Sékou Touré exposa sa décision de supprimer la chefferie, il était normal de souligner le caractère collectif de l'ouvrage. Mais, parallèlement, le portrait et la biographie du leader, ainsi que la préface de J. Rabemananjara, contribuent à enrichir l'image de Sékou Touré en conférant au principal acteur du changement politique en Guinée le statut d'auteur.
Dans le même ordre d'idées, on notera le souci de Sékou Touré, même lorsque son nom est explicitement mentionné en tête d'un ouvrage, d'inscrire le texte dans un cadre plus large qui vise bien à souligner le caractère collectif de celui-ci. Ainsi, une partie des textes de Sékou Touré seront publiés dans les multiples numéros de la revue R.D.A. (Révolution Démocratique Africaine) 11. Il s'agit là évidemment d'une fiction, car on chercherait en vain dans ces différents numéros les noms des membres du comité de rédaction, ainsi que les tarifs d'abonnement. Une autre partie de ces textes sera publiée sous le sigle du P.D.G. (Parti Démocratique de Guinée). Cela aura pour conséquence que l'on emploiera indifféremment le nom de Sékou Touré et le sigle P.D.G., lorsqu'il s'agira de désigner l'auteur des “tomes” 12. C'est ce qu'on constatera dans ces lignes extraites de ravant-propos des textes choisis Sur la culture et les arts :

« Les textes réunis dans le présent ouvrage proviennent de différentes publications du Camarade Ahmed Sékou Touré, et ont été choisis et classés par la Chaire de Littérature de l'IPGAN avec la participation des étudiants de ladite Chaire. ( … ) Ce travail répond au souci de l'Université guinéenne d'une utilisation rationnelle et dynamique de la théorie du P.D.G. dans l'effort d'intelligence de l'histoire des arts et de la culture en Afrique en général et de la Guinée en particulier » 13.

D'autres textes, en revanche, mettent en vedette le nom de Sékou Touré comme auteur. C'est le cas pour Expérience guinéenneet unité africaine 14 ou pour les Poèmes militants 15, mais il demeure significatif que le premier de ces textes a fait l'objet d'une réédition dans la série des “oeuvres du P.D.G. », dont il constitue le tome 6 et que le second représente le n° 21 de la revue Révolution Démocratique Africaine.
Cette tendance, que l'on peut constater tout au long de l'histoire de cette production et qui consiste à fondre l'individualité de l'auteur dans un être collectif, correspond, de la part de Sékou Touré, à une démarche très concertée et sur laquelle il s'est d'ailleurs expliqué à maintes reprises.

La culture et le peuple

Le point de vue de Sékou Touré se fonde à cet égard sur deux convictions essentielles, concernant respectivement la définition de la culture et le rôle du leader politique. Pour lui, la culture, loin d'être “une entité ou un phénomène séparé” 16, n'existe que dans et par le peuple dont elle est “inséparable” 17. Et, à la limite, les deux concepts finissent par se recouper à peu près complètement comme le suggèrent ces vers d'un poème intitulé Le Peuple et la Culture :

« La culture partout est une dans son fond Mais multiple dans ses formes d'expression. Car partout c'est le Peuple unique » 18.

On notera au passage que “peuple” et “culture” sont, pour Sékou Touré, des concepts — et des valeurs — auxquels tout le reste de la vie sociale doit demeurer subordonné :

«Culture, chemin éternel des Temps !
Tu conduis, retiens, engendres tout.
La liberté et le progrès humains
Sont ta conquête en ·la société
La société qui te conquiert
Et qui pour demeurer digne et libre
Résolument te sera esclave » 19.

Quant au leader politique, dès lors qu'il a, “d'une manière libre et démocratique, acquis la confiance de ce peuple en vue de le diriger sur la voie qu'il se sera choisie”, il ne peut être que “l'expression des aspirations” de celui-ci et le “défenseur” de ses “valeurs culturelles” 20.

Ce raisonnement est d'un intérêt stratégique évident. En effet, il permet tout à la fois à Sékou Touré d'affirmer sa légitimité intellectuelle, puisque le discours qu'il tient n'est que l'expression du peuple, et de récuser le principe selon lequel un texte pourrait avoir pour auteur un individu. Or, ce dernier point représente ùn enjeu capital, car, si le leader guinéen fondait sa légitimité intellectuelle sur sa propre individualité, c'est-à-dire sur une aptitude personnelle à produire un discours vrai, il serait par là-même contraint d'admettre que d'autres individus pourraient être dotés des mêmes qualités et, à plus ou moins long terme, c'est le système politique qui risquerait de se trouver atteint.

On comprendra alors que l'“intellectuel” et l'“élite”, ces catégories caractéristiques de la pensée “bourgeoise”, ne puissent avoir la moindre place dans la société que tente d'instaurer Sékou Touré :

« Intellectuels ou artistes, penseurs ou chercheurs, leurs capacités n'ont de valeur que si elles concourent réellement à la vie du peuple, que si elles sont intégrées de manière fondamentale à l'action, à la pensée, aux aspirations des populations » 21.

L'“intégration” dont il est ici question doit être envisagée dans son acception la plus concrète: l'intellectuel doit renoncer à son statut de producteur individuel qui le séparait du peuple. Il lui faut

« réintégrer le milieu social [et] retourner à l'Afrique par la pratique quotidienne de la vie africaine, afin de se réadapter à ses valeurs foncières, à son activité propre, à sa mentalité singulière » 22.

En somme, une véritable ascèse. Bien sûr, il n'est pas interdit de penser que certains individus pourraient émerger en tant que tels après s'être engagés dans cette ascèse et donner à lire des textes susceptibles d'apparaître aussi comme l'expression de la pensée populaire. Mais, de ce côté-là, le dispositif est également bien verrouillé: l'expression et la diffusion de cette pensée ne peuvent incomber qu'au leader et à son appareil politique puisque le peuple les a, une fois pour toutes, librement choisis.

A la fois source inépuisable de créativité culturelle et idéal suprême, le concept de « peuple » va ainsi devenir, dans la pensée de Sékou Touré, l'argument qui lui permet sans cesse de discréditer par avance toute tentative d'écriture individuelle :

« Le Peuple, par son génie créateur, ses activités économiques et sociales, développe constamment ses richesses culturelles, perfectionne sans cesse ses formes d'expression, ses connaissances de l'univers, et accroît ses moyens de domination sur la nature.
Les meilleurs et les plus dignes représentants de l'activité artistique et intellectuelle, quant à eux, expliquent, justifient, perfectionnent et valorisent les diverses créations culturelles et artistiques du peuple. « L'élite intellectuelle» ne saurait donc se substituer arbitrairement au Peuple, ni pour confisquer son pouvoir de créativité, ni pour assumer dignement la paternité de ses oeuvres culturelles et artistiques, sans en altérer sérieusement le contenu et en restreindre considérablement la signification sociohistorique et la portée véritable.
C'est pour ces raisons que le principe du « Droit d'auteur » est une pratique malhonnête, une forme d'expropriation frauduleuse et d'exploitation par quelques individus de la société qui, réellement, est et demeure en tout temps, la véritable autorité culturelle, la seule source inépuisable du progrès continu, le seul auteur légitime (…).
L'écriture, la langue et les règles de littérature utilisées par l'écrivain et le poète sont-elles de leur création?
Les rythmes, les instruments musicaux utilisés par un orchestre sont-ils inventés par ces musiciens ?
Non! il nefaut pas confondre la création avec l'interprétation, lefond avec laforme, la fin avec le moyen! » 23.

Ce texte dont on appréciera au passage le caractère très argumenté — un véritable syllogisme — apporte un éclairage précieux sur les conceptions de Sékou Touré en matière de création artistique, littéraire et culturelle.

La politique du vide culturel

Mais il permet aussi de mieux cerner certains aspects du régime politique instauré par Sékou Touré. En ne cessant d'affirmer — dans ses discours comme dans son action — que, selon “la philosophie du P.D.G.”, “l'individu et la société composent une même entité” 24 et que “peuple”, “parti”, “état” et “nation” formaient un tout indissociable, SékouTouré a tenté d'établir un système politique dans lequel on retrouve quelques-uns des traits essentiels du fascisme, pour qui le “totalitarisme” est à la fois valeur et moyen, et Yves Benot le souligne bien :

« Cette sorte d'unité où peuple, parti, nation se confondent dans un bloc compact, et concourent à nier totalement la réalité visible, donne un arrière goût de fascisme » 25.

Mais, à la différence des régimes totalitaires qui se sont développés au cours de la première moitié du XXe siècle et qui avaient mis soigneusement en place tout un ensemble de dispositifs destinés à diffuser et conforter — dans le domaine des arts, des lettres, du cinéma, de la radio et, si possible, des sciences — leurs orientations politiques, le régime institué par Sékou Touré se montre dès le départ très méfiant à l'égard des tentatives de ce genre.
C'est ce que révèlent en particulier le nombre extrêmement réduit des ouvrages de fiction publiés en Guinée, entre 1958 et 1984, l'occultation de la production littéraire des autres pays africains, l'interdiction visant les oeuvres des écrivains guinéens exilés (Camara Laye, Fantouré, Sassine, Monenembo, etc.), la part prépondérante occupée, dans le champ universitaire, par les enseignements et travaux consacrés à l'étude des langues nationales et des littératures orales, l'absence enfin de vie littéraire qui ne peut se développer sam un minimum de liberté d'expression. Un seule domaine fera exception: le “théâtre militant” qui se développera dans un cadre institutionnel particulièrement contraignant, il est vrai, et dont on n'oubliera pas, par ailleurs, qu'il représente une production collective 26.
Ainsi, plutôt que de chercher à regrouper les écrivains, les artistes et les intellectuels dans des organismes qui auraient été étroitement contrôlés par l'appareil d'État et dont son action aurait pu tirer, apparemment, un utile parti, Sékou Touré a préféré s'engager dans ce qu'on serait tenté d'appeler une politique du vide culturel, caractérisée en particulier par un souci vigilant de ne pas laisser émerger des créateurs individuels. Tout se passant en somme comme si ces derniers risquaient de devenir des concurrents toujours susceptibles, à partir du moment où ils s'exprimeraient, de porter ombrage au rayonnement du leader.

Une société sous haute surveillance

L'affirmation d'une telle option s'est sans aucun doute singulièrement accentuée par la configuration psychologique du personnage. Celle-ci mériterait d'être un jour retracée. En attendant, quelques réflexions peuvent être avancées sur ce qu'il faut bien appeler un cas.
En premier lieu, il convient d'être sensible à l'énergie que ne cesse de déployer Sékou Touré contre ses ennemis. La longue série des « complots» en témoigne suffisamment. Mais il est non moins significatif que Sékou Touré ait pu prononcer ces paroles dès le 26 octobre 1958, dans un discours qui sera intitulé lors de sa publication : Naissance de la République de Guinée :

« Hommes et femmes, jeunes et vieux du P.D.G., vous aurez à surveiller chacun, à commencer par le Président Sékou Touré, vous surveillerez tout le monde, dans les moindres agissements, dans la moindre attitude, publique comme privée, tous ceux que vous pouvez considérer comme susceptibles de faire honte à la Guinée et à l'Afrique, prévenez-nous. ( … ) Nous vous prévenons que nous sommes au courant de tout ce qui se fait et cela étonne certains. Nous l'avons déjà dit il y a des années, rien ne sefera en Guinée sans que nous le sachions. (…) Soyez persuadés que ceux qui désireront, ceux qui choisiront un autre chemin que le chemin de l'honneur, seront considérés comme la punaise, et comme tel (sic !), nous saurons leur réserver le sort qui leur convient » 27.

Du pouvoir au délire

Il me semble qu'on voit se dessiner ici de façon assez caractéristique, au lendemain de la victoire du “Non” au référendum, la ligne qui sépare l'exercice autoritaire du pouvoir du délire paranoïaque.
On notera en particulier dans ce texte instaurant, non la République, mais une société de surveillance, le procédé subtil par lequel l'orateur s'inclut délibérément dans la catégorie des gens «soupçonnés” bles» et qui autorise et justifie du coup tous les efforts qui seront ultérieurement déployés contre les ennemis de la Révolution et du P.D.G. Et, dans ce cas, on peut se demander si le mécanisme ainsi mis en mouvement n'est pas comparable à celui que souligne René Laforgue à propos de Robespierre :

« Mais n'était-ce pas à cette terreur, à cette boucherie, que Robespierre a cherché vainement à échapper lui-même, enfaisant retomber le poids de sa propre terreur et de sa culpabilité sur autrui, à la manière des paranoïaques? » 28

A l'instar de Robespierre, Sékou Touré, si du moins l'on se fonde sur l'interprétation de René Laforgue, pourrait apparaître ainsi comme un homme qui n'aurait pas réussi à surmonter complètement le choc qu'aurait représenté pour lui la conquête du pouvoir :

« Le chef paranoïaque, dit encore René Laforgue à propos de Robespierre, en raison de la rigidité de son caractère, de son impuissance à faire autre chose que créer une terreur, ne peut représenter qu'une transition. Lorsqu'il s'agit de revenir à un équilibre normal, il est incapable de le réaliser et de céder la place à la vie. Il est condamné par la collectivité, à moins de rester dans le provisoire et de continuer à faire le jeu du déséquilibre pour se sauver lui-même » 29.

L'écriture, un espace idéal

Parallèlement — les divers extraits donnés ici ont probablement contribué à le montrer —, Sékou Touré témoigne d'une sorte de fascination pour l'écriture. D'elle, il a su tirer une part de son charisme ainsi que des techniques de gouvernement. Mais elle représente aussi pour lui ce champ privilégié dans lequel sa pensée et son action se meuvent avec agilité, sans que jamais aucune limite ne vienne en entraver l'essor. Espace idéal, où tout est possible, séparé radicalement de la réalité rugueuse, décevante et, pour tout dire, triviale. Et, paradoxe pour cet homme qui se voulut avec tant de passion orateur et écrivain, l'écriture, loin de servir à une élucidation du réel et à l'établissement d'une communication avec les autres hommes, contribue au contraire à couper le leader du monde réel et de ses compatriotes. Aussi doit-on lire cette oeuvre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire comme une oeuvre de fiction et dont le référent est purement textuel, car il serait vain de vouloir le situer dans le monde extérieur. L'écriture remplit ainsi une sorte de fonction compensatoire.

L'homme qui courait derrière deux ombres

N'oublions pas enfin les deux ombres qui viennent, à maintes reprises, hanter le texte de Sékou Touré : celle de Charles de Gaulle et celle de Léopold Sédar Senghor. Le sentiment que Sékou Touré nourrit à l'égard de de Gaulle est pour le moins complexe. Sans doute, de Gaulle est-il l'adversaire contre lequel les Guinéens sont appelés à voter “Non”, mais en prenant acte du résultat du scrutin du 28 septembre 1958 comme il s'y était engagé le 25 août (“mais d'obstacles, elle n'en fera pas … » 30, il ne s'oppose pas à l'indépendance de la Guinée et ne peut, de ce fait, apparaître aux yeux du leader guinéen comme le dernier avatar de la figure du Colonisateur. Bien plus, par son intransigeance, il vient renforcer la position de Sékou Touré qui, dans une problématique toute gaullienne, n'avait cessé d'affirmer qu'un traité international, comme la Communauté, ne pouvait réunir que des pays disposant au préalable de la souveraineté nationale. Aussi, Sékou Touré pouvait-il déclarer, lors de son voyage en France, en 1982 :

« Nous soulignons que, n'eût été le général de Gaulle, peut-être l'indépendance de la Guinée aurait été une réalité de l'avenir, mais pas celle de 1958. Nous lui sommes redevables de l'indépendance de la Guinée, et l'histoire retient que la Guinée aura sans effusion de sang fait le passage qualitatif d'un stade colonial à un stade de souveraineté totale » 31.

Mais n'était-il pas déjà significatif que le fameux discours du 25 août figure en bonne place dans Expérience guinéenne et unité africaine, où l'on peut lire également ces lignes qui en constituent un commentaire :

« Ainsi n'existait plus en Guinée, au passage du Général de Gaulle, de décalage entre la vie réelle de ce territoire et son aspiration profonde à l'indépendance » 32.

Quant à Senghor, à la différence de de Gaulle, il va faire l'objet d'attaques . incessantes, visant à la fois son rôle politique — notamment son hostilité supposée contre la Guinée — et sa théorie de la négritude. Mais la multiplicité et la violence de ces attaques prouvent d'abord une chose: Sékou Touré ne cessait de penser à son homologue sénégalais et il ne serait pas exagéré de parler ici de discours obsessionnels dont l'un des sommets sera atteint par le dernier poème des Poèmes militants, intitulé De la négritude à la servitude et qui repose, tout au long de ses dix strophes, sur l'utilisation deux rimes, en -isme et en -ude :

« Dans la forêt mystique de la négritude
Disqualifiée sous toutes latitudes
Il distille, invariable, son néo-racisme
Qu'il associe d'ailleurs au libéralisme
Afin de plonger dans une niaise béatitude
Ceux qui, dupes, le suivent en toute quiétude » 33.

Senghor a beau atteindre « le sommet du fantâchisme » 34, il n'en existe pas moins et vient hanter l'esprit du leader guinéen. C'est que Senghor n'est pas seulement le symbole ou l'incarnation d'une idéologie qui se situe aux antipodes de la « philosophie du P.D.G. », il est également l'auteur d'une oeuvre poétique dont le rayonnement lui permet d'échapper aux aléas de l'histoire et de la politique. Comment Sékou Touré pourrait-il l'oublier, lui qui fut si préoccupé de l'image qu'il voulait donner de lui-même ? Aussi, est-il permis de penser que Senghor demeure, en dépit des diatribes dont il est l'objet, un modèle qu'il se propose secrètement d'imiter, jusqu'au jour où il franchit le pas en publiant Poèmes militants et en accédant du coup au statut de poète et de créateur individuel.

Notes
1. Platon, La République, II; 473, d. et C., trad. R. Baccou, Paris, Garnier, 1958, p. 169-197.
2. Par exemple, in Th. Baratte-Ena Bélinga, J. Chaubeau-Rabut, M. Kadima-Nzuji, Bibliographie des auteurs africains de langue française, Paris, Nathan, 1979, p. 100-101.
3. La loi-cadre de 1956 prévoyait l'élection au suffrage universel au sein d'un seul collège électoral, pour chaque territoire, d'une assemblée territoriale et d'un conseil de gouvernement représentatif. Ce conseil est présidé par le gouverneur et le chef du gouvernement porte le titre de vice-président. En Guinée, le gouverneur Ramadier tendra à considérer son rôle comme purement officiel et laissera le champ libre à Sékou Touré.
Voir en particulier A. Léwin, La Guinée, Paris, PUF, coll. Que sais-je 1, 1984, p. 54-56.
4. Pour la chronologie des publications, cf Baratte-Eno Bélinga, op. cit., ibid.
5. Par exemple, “Conakry à l'annonce de la prise de Berlin”, in Clarté, 25/5/1945 ; “Considération sur la grève des cheminots africains”, in Réveil, n° 270, 22/12/1947; “La faillite des groupements ethniques et racistes”, in Réveil, n° 368, 13/6//949 ; “Kankan agira”, in Réveil, n° 397, 2/1I/1949; “Coutumes et évolution”, in Réveil, n° 393 (sic), 5/12/1949; “La Guinée au carrefour de la liberté », in Réveil, n° 374 (sic), 25/6/1950; “Lettre ouverte aux responsables des organisations syndicales africaines”, in L'Ouvrier, n° 16, 25/8/1952 ; “Les méfaits du colonialisme en Guinée”, in Liberté, n° 86, 27/3/1956. Je cite ces références d'après les indications que donne Sidiki Kobélé Keita, dans son livre Le P.D.G., artisan de l'indépendance nationale en Guinée (1947-1958), “La conquête du pouvoir (1947-1955)”, avant-propos de Yolande Joseph-Noëlle, Conakry, I.N.R.D.G. Bibliothèque Nationale, 1978, 359 p.
6. L'ascendance de Sékou Touré a donné lieu à bien des conjectures. Sur cette question d'un intérêt évident pour entrer dans la psychologie de l'écrivain que fot le leader guinéen, cf Almany Fodé Syda, L'Itinéraire sanglant, Paris, ERTI, 1985, 191 p. On lira notamment “Comment est né le mythe du petit-fils de Samory” (p. 119-120) et “Conséquences du complexe de naissance” (p. 137-139), ainsi que “Une carte d'identité énigmatique” (p. 151-152).
7. Phénomène qui a joué égalemnt un rôle essentiel dans le développement de la France libre. De Gaulle, dès 1940, nefut pas seulement une voix, cefut aussi un génial organisateur de structures qui, au début, n'existaient guère que sur le papier.
8. Sidiki Kobélé Keita, op. cit.
9. Sur les 86 documents que donne cet ouvrage, on relève 12 portraits ou photos représentant Sékou Touré et 10 textes auxquels s'ajoute un rapport de police concernant l'opinion de Sékou Touré (on reste dans le domaine de l'écriture !).
10. Guinée, prélude à l'indépendance, avant-propos de J. Rabemananjara, Paris, Présence Africaine, 1958, 175 p.
11. Il s'agissait évidemment de se démarquer du R.D.A. (Rassemblement Démocratique Africain). La «revue» R.D.A. en était à son n° 69 en 1973.
12. Cefait a été habilement utilisé par Sassine dans son roman, Le Zéhéros n'est pas n'importe qui, Paris, Présence Africaine, 1985, 219 p., où le personnage de Sékou Touré n'est désigné que par l'expression « le P.D.G. ».
13. Ahmed Sékou Touré, Sur la Culture et les Arts (textes choisis), Conakry, Chaire de Littérature IPGAN, 1977, avant-propos.
14. Sékou Touré, Expérience guinéenne et unité africaine, préface d'Aimé Césaire, Paris, Présence Africaine, 1961, 566p.
15. Sékou Touré, Poèmes militants, in R.D.A., n°21, août 1977, 6e édition, 190 p. L'achevé d'imprimer porte la mention « édité par le bureau de presse de la présidence de la République » et « Imprimerie Nationale Patrice Lumumba, Conakry». Par ailleurs, on relèvera au verso de la page de titre la rubrique « Du même auteur» qui comprend 17 ouvrages.
16. Sékou Touré, “Le leader politique considéré comme le représentant d'une culture”, in Présence Africaine, n°24-25, février-mai 1959, p. 104. Il s'agit, avec ce texte de la contribution de Sékou Touré au 2e Congrès des Écrivains et Artistes noirs, tenu à Rome en 1959.
17. Idem, ibid., p.104.
18. Idem., Le Peuple et la culture, in Sur la Culture et les arts, op. cit.., p. 86.
19. Idem, ibid.; p. 87. Noter l'absence de majuscule à l'initiale de « Liberté ».
20. Idem., “Le leader politique considéré … ”, op. cit.., p. 104.
21. Idem, ibid., p. 110.
22. idem, ibid., p. 111.
23. Idem., Culture et révolution, in Sur la Culture et les Arts, op. cit.., p.122-123. Ce texte a paru dans R.D.A. n° 88. Le pasage allant de “le principe” à “légitime” est en caractères gras. En dépit de ces déclarations, il existait, placé sous la tutelle du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique, un Bureau guinéen du Droit d'auteur. La loi n° 043/A.P.N./C.P. du 9 août 1980, “Sur le Droit d'auteur et les Droits voisins” et les décrets n° 446 P.R.G. et n° 447 P.R. G. du 15 septembre 1980 sur les “Statuts et primes” définissaient avec précision les conditions de la profession d'écrivain et le système de rémunération, versée aux auteurs par l'intermédiaire du Bureau guinéen.
24. Idem., L'Afrique et la révolution (Paris, Présence Africaine, 1968, 440 p.), cité par Yves Benot, Idéologies des indépendances africaines, Paris, Maspero, 1969, p. 386.
25. Yves Bénot, op. cit.., p. 253.
26. Sur le “théâtre militant”, cf Sékou Touré, Sur la Culture et les Arts, op. cit.., p. 188 et suiv., on pourrra également se reporter à la “déposition” d'Emile Cissé, accusé d'avoir délibérément saboté l'action culturelle du P.D.G. en matière de théâtre, in Collectif, L'Impérialisme et sa 5e colonne en République de Guinée (agression du 22 novembre 1970), Livre Blanc, Conakry, Imp. P. Lumumba, 1971, p.625 et suiv. Par ailleurs, on se reportera à J.-M. Touré, Les Fonctions socio-culturelles du théâtre guinéen, mémoire de fin d'études supérieurs, Conakry, Institut Polytechnique de Conakry, Faculté des Sciences sociales, 1970, 60 p.
27. Guinée, prélude à l'indépendance, op. cit.., p. 174.
28. René Laforgue, Psychopathologie de l'échec, Genève, Editions du Mont-Blanc, 1963, p. 160.
29. Idem, ibid.,p.171-172.
30. Charles de Gaulle, discours du 25 août 1958, à Conakry.
31. Cilé par André Léwin, op. cit.., p. 60.
32. Sékou Touré, discours du 2 octobre 1958, in Expérience guinéenne et unité africaine, op. cit., p. 213.
33. Idem., Poèmes militants, op. cit.., p. 186.
34. Idem, ibid., p. 185.

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