Ibrahima Baba Kaké
Sékou Touré, le héros et le tyran
Jeune Afrique Livres. 1987, 254 p. Coll. “Destinées”
“Littérature guinéenne”
L'Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 200-202
Regard fauve, sourire éclatant, visage de séducteur, Sékou Touré ne dépare pas la galerie des portraits des dictateurs de l'histoire contemporaine.
Fils d'un boucher et d'une servante, Amadou 1 Sékou entre dans l'histoire le 28 septembre 1958 par un Non retentissant à la Communauté française proposée par le Général De Gaulle. Le prestige, l'aura de ce dernier rendent plus intense ce instant qui va décider pour la Guinée d'un quart de siècle. Sans doute, Sékou Touré, pourtant rompu aux débats de l'Assemblée Nationale française, a-t-il mal évalué la situation intérieure de la France, ses obligations de moyenne puissance face aux appétits internationaux dans la période délicate de la décolonisation ; sans doute, s'est-il illusionné sur la fibre paternelle de Charles De Gaulle, mais à Conakry, l'homme de la France libre n'entend ou ne veut entendre que ce Non qui, en fait, n'est qu'un”non mais”.
Pris au piège du défi qu'il vient de lancer, Sékou Touré fait face. Si certaine presse métropolitaine le descend en flamme, il est encouragé par les tiers-mondistes et trouve un soutien chez les oncles d'Amérique et les frères d'Union soviétique.
Sékou Touré ne manque ni de courage ni d' opportunisme, deux qualités qui, si elles ne tissent pas l'étoffe du chef d'Etat, conviennent à celle du leader politique. Orateur étincelant, le président guinéen sait faire sienne des idées que d'autres, d'illustres prédécesseurs, ont émises. Tel David face à Goliath, muni de son seul verbe, il réclame l'émergence d'un monde plus juste où l'Africain aura son mot à dire. La Guinée devient, avec le Ghana du Dr Nkrumah, la Mecque des nationalistes africains, des Noirs américains et caraïbéens. Et comme l'heure est à l'internationalisme, Conakry devient l'une des boîtes aux lettres des révolutionnaires du Tiers Monde.
Cependant, le pays s'enfonce dans le marasme économique. Le socialisme autoritaire qui, de fil en aiguille et au gré des alliances, lui a été imposé, donne les résultats que l'on sait: l'effondrement de l'agriculture sans la promesse d'une vraie industrialisation, l'anéantissement des circuits commerciaux.
Chauffé à blanc par les slogans de celui qui se fait appeler “l'infatigable combattant pour la libération des peuples d'Afrique”, le Guinéen de la rue applaudit aux discours fleuves, travaille peu et se livre f r énétiquement à la débrouillardise. La corruption devient une pratique généralisée. Pour les petits, c'est le moyen de survivre, pour la nomenklatura, de s'enrichir. Le chef de la Révolution encourage ces pratiques dans son entourage. La méthode du complot permanent permet d'éliminer les adversaires déclarés et potentiels et de maintenir l'ordre. En Guinée, ce mode de gouvernement prend les dimensions du grotesque sanglant. Les purges se succèdent. Les camps regorgent de comploteurs. Dans le pays, chacun sait et se tait, complice ou apeuré. A l'extérieur, c'est le silence.
Janvier 1971 : trois anciens ministres et un ambassadeur 2, compagnons de toujours et adversaires d'hier, se balancent au bout d'une corde. Au-dessous, les enfants font la ronde. Leurs parents crachent sur les corps des suppliciés. Images insoutenables projetées à la face du monde.
L'homme du 28 septembre vient de lancer un nouveau défi en rendant publique la réalité de son régime. Désormais personne ne peut plus prétendre ignorer ce qui se passe en Guinée. Des voix indignées s'élèvent. En vain. En tenue para-militaire, Sékou Touré vilipende les traîtres à la révolution.
Que reste-t-il du rêve d'une Guinée nouvelle annonciatrice d'un âge d'or africain? Si le continent se libère peu à peu de ses chaînes, la Guinée est exsangue, vidée de ses forces matérielles et spirituelles. Mis à part quelques thuriféraires patentés, plus personne ne croit à la “révolution globale et multiforme”. Quant au peuple, il ne se montre pas à la hauteur du destin grandiose qu'on a tracé pour lui. Sékou Touré sait qu'il a échoué.
Révélatrice est l'anecdote rapportée par Ibrahima Baba Kaké : affolé, se méprenant sur leurs intentions, Sékou Touré supplie les officiers venus prendre ses instructions prendant les heures chaudes du débarquement de 1970 : “Faites de moi ce que vous voulez mais ne me livrez pas au peuple”.
Il se vengera sur les autres de ce moment d'égarement en provoquant de nouvelles hécatombes. Mais jamais, il n'aura l'idée de démissionner. La Guinée, c'est lui.
Véritable animal politique, il saura imposer au monde une nouvelle image de lui et négocier pour son pays un tournant. La Guinée enfin débarrassée des miasmes de la contre-révolution peut s'ouvrir au monde. A sa tête se trouve un sage capable de jouer les médiateurs dans les conflits qui déchirent le continent- En Afrique, la vieillesse confère presque automatiquement la sagesse et Sékou Touré est l'un des plus vieux chefs d'Etat africains. En outre, il s'est taillé une vraie notoriété dans les pays arabes en se faisant le champion d'un Islam éclairé. Le guerrier a revêtu l'habit du moine. Il peut prétendre à la présidence de l'OUA. Cette élection équivaut pour lui à un certificat de respectabilité délivré par ses pairs. Mais la mort lui ravit la victoire qu'il s'apprête à remporter.
Le 26 mars 1984, le président de la république de Guinée meurt aux Etats-Unis des suites d'un accident cardiaque.
La nouvelle éclate comme un coup de tonnerre. Et si en Guinée ceux qui lui succèdent se hâtent de marteler l'effigie de l'homme du 28 septembre, nombreux sont ceux qui, à l'extérieur comme à l'intérieur, restent fidèles à sa mémoire. Sékou Touré a toujours eu ses supporters. Parmi eux, il a ceux qui, appâtés par les richesses du soussol guinéen, fermaient les yeux sur les exactions du régime, mais les plus nombreux ne voulaient — ne veulent — voir en lui que le héros de l'indépendance, l'un des pères fondateurs de l'OUA, le leader qui, aux côtés de Kwamé Nkrumah, incarna le panafricanisme et de Nasser et Nehru le non-alignement. Tous ceux-là se refusent de déboulonner la statue. Et l'on peut s'interroger avec l'auteur de “Sékou Touré, le héros et le tyran” sur les raisons de la fascination qu'a exercée sur ses contemporains le président guinéen et qu'il continue d'exercer au-delà de la mort.
Sans aucun doute, il a été cet Africain qui a vécu toutes les contradictions idéologiques de son époque. Sékou Touré a incarné le mariage entre marxisme et nationalisme. Un mariage raté qui a engendré bien des nostalgies.
Mais encore, son ascension vertigineuse de jeune homme pauvre- même s'il se réclamait d'un ancêtre illustre — jusqu'au faîte de l'Etat a fasciné. Cette manière qu'il avait de laisser entendre qu'à qui ose, rien n'est impossible … Auteur de plusieurs dizaines d'ouvrages politico-philosophiques, belle revanche sur ceux qui lui refusèrent l'entrée à l'école primaire supérieure, il a intitulé l'un d'entre eux “apprendre — savoir — pouvoir”, sorte de “Quid” à la sauce idéologique dans lequel on trouve pêle-mêle des notions d'hygiène, des recettes de pharmacopée, des définitions de fonctions, des slogans. Une réplique du carnet que, jeune adolescent, l'élève Touré s'était confectionné, sorte de mémento intitulé “Tout en un” et qui contenait dates, proverbes, réflexions, notions diverses. Une manière névrotique de vouloir saisir le monde dans sa globalité, ce qui forcément conduit à sa réduction. C'est peut-être dans ce trait que se trouve une des clés de la personnalité de Sékou Touré et le résumé de 26 ans d'exercice du pouvoir.
Cet autodidacte rompu à la dialectique qui avait fait ses classes politiques à l'école du marxisme et mettait le monde en équation, cet idéologue qui succombait aux vertiges de la raison était aussi un homme en proie à toutes les superstitions. Ce chef d'Etat qui citait les philosophes de l'âge des lumières et se référait à Marx, consultait dans le secret de son palais marabouts, féticheurs et autres manipulateurs de cauris, faisait interpréter ses rêves, avait une couleur fétiche, participait à des cérémonies propitiatoires et allait jusqu'à liquider certains de ses adversaires selon un rituel macabre.
Sékou Touré : une personnalité complexe que l'historien I.B. Kaké ne simplifie jamais. Ancien opposant au régime, l'auteur s'est gardé de tout ressentiment ou d'un quelconque esprit de revanche. Il a voulu comprendre qui était celui qui a, pendant un quart de siècle, dirigé la Guinée et comment il l'a dirigée. Et si le portrait ne rend pas tout à fait compte de la démesure d'un personnage hors du commun, c'est que I.B. Kaké n'a pas voulu s'empêtrer dans la mythologie du leader charismatique. Il a choisi de s'en tenir aux faits, de découvrir l'homme à travers les faits et le chef d'Etat à travers des actes de gouvernement, d'analyser le contenu des discours plutôt que réfléchir sur la fonction du discours. La démarche a l'avantage d'être cohérente. Elle se veut pédagogique : en écrivant un livre dépourvu de passion, le Pr. Kaké veut inciter ses compatriotes à assumer le passé et à séparer le grain de l'ivraie.
Sékou Touré, le héros et le tyran contient une foule d'informations inédites puisées aux meilleures sources. Certaines pages, notamment la relation à la fois précise et vigoureuse de la révolution des femmes pendant l'été 77, éclairent mieux que toute analyse sur les relations passionnelles que le leader guinéen entretenait avec ses concitoyens.
Anne Blancard
Radio France Internationale
Errata
1. Ahmed, non pas Amadou, n'est pas un nom de baptême de Sékou Touré. Il acquit ce prénom dans les années à la fin des années 1960, à la suggestion de Gamal Abdel Nasser d'Egypte, dit-on.
2. Keita Kara Soufiana est le quatrième des suppliciés du 25 janvier 1971. Il était commissaire de police, et non pas ambassadeur. Il fut pendu pour avoir facilité la fuite du capitaine Abou Soumah. [T.S. Bah]