Pierre Guillo. Les écailles du ciel de Tierno Monenembo
Paris. Le Seuil, 1986, 193 p.
“Littérature guinéenne”
L'Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 190-91
Avec son deuxième roman, Les écailles du ciel, Grand prix littéraire d'Afrique noire 1986, l'écrivain guinéen confirme son appartenance à la génération qu'il a qualifiée lui-même “de la désillusion et du cauchemar”. Les thèmes abordés dans Les crapauds-brousse (Le Seuil 1979) sont repris dans cette oeuvre : dans un pays imaginaire, des personnages dérisoires sont emportés par des événements qu'ifs sont incapables de contrôler ; et pourtant, il y a rupture entre les deux romans, notamment au niveau de la structure. En effet, alors que Les crapauds- brousse décrivent d'une manière linéaire une réalité politique, sociale et économique, Les écailles du ciel accordent une place importante à l'imaginaire que les réalités et l'histoire sont dissimulées par tout un langage fantasmatique et on peut dire que si Les crapauds- brousse sont “un cauchemar raisonné” (Maryse Condé), Les écailles du ciel, empruntant la structure du conte, dérivent vers le flou et le symbolique.
Pour l'auteur, le titre énigmatique du roman constitue le signal d'alarme puisque selon le dicton peul cité en exergue, les signes annonciateurs de la catastrophe sont : le chimpanzé blanc, les racines de la pierre, les écailles du ciel, et c'est bien l'histoire pleine de bruit et de fureur d'un désastre que raconte le griot Koulloun.
Le roman met en scène Cousin Samba dont la vie est “entraînée dans une mécanique hors de portée de (sa) compréhension” comme J'affirme le vieux marabout du village de Kolisoko. Maudit dès sa naissance, Samba qui restera muet du début à la fin du roman promène dans le monde un “regard peu intéressé” et “sa mine boudeuse et dégoûtée”. Pendant la période coloniale qui a marqué le village à travers “l'épisode- hévéa” et “lekkol”, Samba est successivement chassé de son village, recueilli dans la capitale par une prostituée, employé comme boy dans une famille européenne qui sombre dans la folie puis emprisonné une première fois à la mort de sa patronne. Devenu garçon coiffeur, il est ensuite mêlé par hasard au mouvement d'émancipation de son pays et devient même, malgré lui, un militant connu du Parti de l'Indépendance, ce qui lui vaudra un deuxième séjour en prison. libéré le jour de l'indépendance et nommé planton par protection, il participe à la griserie de la libération puis très vite à l'horreur de la dictature. A la suite d'une manifestation, “l'histoire par un des ses sacrés détours, (ramène notre) héros à (sa) prison d'antan, ce même cul-de-basse-fosse de Fotoba”. A sa sortie de prison, dix ans plus tard, Samba retrouve un pays méconnaissable où règne une “atmosphère d'hystérie collective, de théories ratiocinées et d'idéologies artisanales”. Puis les événements s'affolent à la mort du leader et le quatrième et dernier chapitre du roman intitulé ironiquement “le commencement des choses” montre une succession de coups d'état, d'émeutes réprimées dans le sang et le retour de Samba à Kolisoko où il se transforme en “poussière de cendre qu'un coup de vent s'empresse d'éparpiller”.
Une telle présentation risque de conduire le lecteur à comparer Cousin Samba à Candide qui est, lui aussi, le témoin impuissant de la folie des hommes mais la comparaison s'arrête là ; en effet, alors que le héros de Voltaire se lance dans une quête qui le conduit en Eldorado puis à sa métairie où il trouve un bonheur raisonnable et la sagesse, l'anti-héros de Monénembo lancé dans une “quête faussement biblique d'il ne savait trop quoi” ne trouve à la fin de son périple que la mort et n'a “aucun héritage à laisser, pas même un conseil”.
Ce deuxième roman de Tierno Monénembo peut à coup sûr être considéré comme représentatif des tendances actuelles du discours romanesque africain telles que les a répertoriées Jacques Chevrier dans son article “Le roman africain dans tous ses états” (Notre Librairie n° 78). C'est ainsi que l'on retrouve dans Les écailles du ciel comme dans les romans les plus récents de Williams Sassine, Henri Lopès, Soni Labou Tansi, Georges Ngal … un personnage indécis, une ombre muette dans le cas de Cousin Samba, rejeté par un monde où règnerait la violence, la corruption et la misère. Refusant tout manichéisme, Monénembo, à l'instar des écrivains cités, dénonce avec la même véhémence les maux des régimes contemporains et les abus de la colonisation, allant jusqu'à remettre en cause l'image idyllique de l'Afrique d'avant l'arrivée des Blancs.
Mais le plus grand intérêt du roman réside dans le renouvellement de l'écriture. L'auteur aime à souligner qu'il laisse totale liberté à son imagination et qu'il “n'est plus dominé par la langue mais qu'il la domine”, faisant sienne cette déclaration de Tchicaya U Tam'si: “Je ne rends pas compte, je rends conte”. C'est ainsi que dans le roman cohabitent constamment légende, conte et récit réaliste : que l'on songe à ce merveilleux récit de la bataille de Bombah au cours de laquelle le roi Fargnitéré décapité par trois balles en or “se baissa, ramassa sa tête et se mit à accomplir la toilette mortuaire que le peuple n'avait pu faire … Il s'éleva ensuite, à mi-chemin entre ciel et terre, s'enfla d'eau, de grêle, de foudre et de vent”. De même, une place importante est accordée à l' imaginaire avec l'irruption de rêves, de cauchemars, d'apparitions de fantômes “ tels celui de Sibé qui apparaissait à son petit-fils Samba “ tout de blanc vêtu, un cafard dans la bouche”. Il faut également souligner que cette écriture est caractérisée par le mélange des genres, la variété des registres de langue, l'emploi de nombreux africanismes et la création de néologismes, en bref l'enrichissement du français . Il n'est donc pas interdit de penser que de jeunes auteurs africains comme Tierno Monénembo ne soient les signes précurseurs de l'éclosion d'une génération d'auteurs francophones qui pourraient porter la langue française aux sommets auxquels les auteurs sud américains ont porté l'espagnol et le portugais.
Enfin, ce qui touche profondément la sensibilité du lecteur, c'est la grande sincérité dans l'engagement dont fait preuve Monénembo. L'auteur guinéen exilé pendant 19 ans a su dépasser la contestation des régimes en place telle qu'elle apparaît dans Les crapauds-brousse, la critique reste sévère mais se teinte de nostalgie; l'auteur qui a réglé ' ses comptes s'est rapproché de son peuple et comme Jorge Amado ou Gabriel Garcia Marquez fait montre d'un amour profond pour le peuple dont il est le fils. Il réussit à faire de la réalité sordide qu'il décrit une réalité aimable et atteint le véritable but de l'écrivain qui est d'exprimer sa société.