Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
Qu'importe ! Si en un clin d'oeil un orage couvre la ville, ployant les arbres sous son souffle, les arrachant bien souvent, emportant des toits, sapant des murs. Qu'importe ! Si des pluies diluviennes inondent les maisons, recouvrent les rues ; ces rues où se dandinent les bonnes mammies revenant du marché, portant sur la tête des fardeaux de mules ; si le vent s'engouffre dans les pagnes des mammies et découvre leurs cuisses bouffies, parsemées de zébrures excitantes.
Qu'importe si ce sont les brûlures poignantes du soleil qui donnent leur part de douleur à cette ville de tous les maux !
Lui, est à l'abri.
Les murs — qui sait qui les a faits si épais, et pourquoi ? — malgré leur propreté douteuse, leur surface rugueuse et rebutante, lui communiquent une sensation solide de sécurité. Reste que la franche transparence des vitres — celles-ci ne lui cachent rien des scènes du dehors — affaiblit, heurte cette sensation qu'il a…
Dehors, en effet, la misère règne, reine impitoyable. Elle s'étale, elle est un vivier marécageux où baigne une foule grouilleuse de petites gens proposant deux articles sur un étalage, ramenant quelques poissons du port de pêche, allant et venant à molle allure, floc-flac, dans la gadoue, ou tout simplement dormant sur le trottoir, sous un manguier, offrant la bave gluante de leurs gueules à des nuées de mouches grasses.
Aujourd'hui, la voit-il, cette misère ? Aujourd'hui qu'il compulse un dossier, rédige un rapport…
Dire qu'il peut parier trois montagnes d'or fin contre un pou : tous ses rapports rejoindront les autres, la grosse pile de papiers froissés qui bourre son armoire et empêche la porte de fermer. Mais des scrupules superflus, une gêne mal placée, sa perpétuelle crainte de l'impossible… Sinon, il se serait épargné cet inutile gribouillage. Voilà des années que le Ministre commande des rapports qu'il ne réclame jamais !
Les premiers jours, Diouldé s'était acharné au travail, avec un enthousiasme de gamin qui a peur de ne pas bien faire et qui voudrait se faire remarquer. Très vite, cependant, la négligence du patron, l'insouciance des collègues et l'abandon général ont eu raison de son enthousiasme. Le cadre honnête, capable et rompu au boulot, est mort. Sa volonté est devenue comme flasque, sa conscience a commencé à sonner le creux et, surtout, une insupportable manie s'est emparée de lui : se forger une personnalité. Une manie qui affecte maintenant la moindre de ses attitudes. Sa voix s'est tellement assourdie qu'elle a fini par se nouer, et il faut que sa secrétaire se dresse sur la pointe des pieds, s'étire le cou à n'en plus finir et ouvre les oreilles à la dimension du monde pour entendre son « bous boudrez bien me dermer la borde ». Il prononce ces mots avec une autorité qui décidément n'a rien d'autoritaire.
Et sa démarche ? II y concentre toute son énergie : de façon si affirmée que ce n'est ni une démarche d'aristo-crate ni celle d'un général victorieux ou d'un chef plein de prestige, mais bel et bien une démarche de pantin.
Le côté vestimentaire, en revanche, a peu changé : un ensemble en Tergal fait d'un pantalon large, difforme, toujours trop court, et d'un veston tout aussi large quoique étriqué au niveau des épaules ; ou alors un grand-boubou, brodé sur la poche d'un fil qui tournicote sur toute la largeur de ladite poche, laissant sur son passage un zigzag coloré que l'on peut à loisir prendre pour une oeuvre d'art ou une empreinte d'araignée. Sous le grand-boubou, une joyeuse tunique brodée au col et aux manches. Mais, en grand-boubou ou en veston, l'élégance lui manque. La qualité du Tergal ne lui confère aucun air distingué. La somptuosité du grand-boubou et le brillant des couleurs ne lui assurent nulle prestance. Rien n'arrive à compenser sa petite taille, son corps tout ramassé où les appendices sont menus à proportion.
Vraiment une poitrine de moineau ! Des épaules peu fournies, de petits bras arqués recouverts d'une peau molle et grasse. Les jambes, des jambes de bancal, de vieilles jambes, mais qui semblent tenir bon, ce qui lui donne une fausse garde de sportif. Le visage est fin, presque agréable, si l'on oublie les nombreux points hérités d'une variole d'enfance. Une moustache, mince filet de duvet entretenu avec soin, mais qui n'impres-sionnerait pas même une mouche. Une poignée de chair, en somme, d'où jaillit une personnalité lamentable, anodine, et que mille atours recherchés ne couvrent que d'un snobisme franchement miséreux.
Comme s'il avait justement trouvé ce qui lui faisait défaut, Diouldé s'est affublé d'une pipe.
Il tire de grosses bouffées et lit avec un manque d'intérêt visible son rapport. La pipe siffle. De nombreux projectiles de cendre fusent et couvrent son papier, qu'il nettoie distraitement de la main. La pièce qui lui sert d'antichambre est le bureau de sa secrétaire.
D'agaçants bruits de conversation en proviennent : toute cette végétation de secrétaires ! Elles aiment à se tenir là, à y tenir leurs palabres : quelque chose de pénible pour Diouldé ! Au début, il avait cru qu'elles le distrairaient. Il s'était mis à écouter, amusé, les ragots qu'elles colportaient sur ses collègues ou sur le ministre. Un jour, il comprit que c'était lui qui faisait les frais. On parlait de sa « démarche de canard » ; oui, sa « démarche de canard » ; de ses « tenues de rustre » — êeeeeh Allâh — ses « tenues de rustre ». Il apprit de la même façon de quels odieux sobriquets elles le désignaient : « patron-fourmi », « patron-crabe », etc. Un autre jour, l'une d'elles raconta que Soriba, le collègue du dessus, s'était permis de lui faire des avances :
— II m'a dit: “Je voudrais t'emmener danser, tu sais que je t'aime”, fit une voix qui, pour imiter le malheureux garçon, s'était transformée en celle d'une femmelette asthmatique.
Une autre secrétaire, peut-être était-ce la même, s'était ensuite enorgueillie de s'être promenée dans la « Merco » du ministre un après-midi.
Depuis lors, Diouldé avait cessé d'écouter et se contentait de deviner en ruminant sa rage. D'autant que lui aussi avait commis la même gaffe que Soriba : nouvellement arrivé au service, il avait fait des avances à sa secrétaire, elle avait esquivé le « coup » avec un air dédaigneux. C'est ensuite que Tiéba, son collègue de palier, lui avait expliqué que la nénette qui tapait ses pauvres écrits était la « précieuse proie de Monsieur le ministre ». Il avait vécu trois jours de sueurs froides, dormant d'anxiété et mangeant de frissons ; la terrible histoire qu'on lui avait racontée à son retour d'Europe, il ne voulait pas la vivre : un de ses amis, arrêté et exécuté lors du dernier complot, l'aurait été à cause d'une altercation qu'il avait eue avec un ministre justement à propos de pagne et de dessous. Il ne savait plus comment regarder sa secrétaire. Heureusement, celle-ci gardait un comportement de subordonnée insolemment formel mais pas du tout inquiétant. Diouldé s'en était tenu là, jouant le jeu comme s'il s'était agi d'une corde salutaire qu'une bonne âme lui aurait jetée au fond d'un puits.
Parfois, il force un peu le jeu, se fait valoir avec lâcheté : il commande du café au moment le plus chaud des discours confidentiels des palabreuses ; le café servi, il remercie avec une fausse assurance, et sa secrétaire, du haut de sa forteresse, lance un cuisant regard sur ses doigts qui tremblent d'une émotion mal tassée.
Alors, Diouldé se concentre sur son rapport — il aime mieux lire ce papier dont personne ne voudra, que d'écouter ce qu'il sait —, tirant hargneusement sur sa pipe et souhaitant trouver un jour le moyen gratuit de « casser le caquet à ces poules »…
Mais il y a pire pour lui: ce sont les rires de ces dames ; leurs rires sont impossibles ! Il parvient à ne pas perdre le souffle à la vue de l'immense poutre de tissus de luxe qui leur sert de coiffure, à ne pas s'offusquer de leurs derrières rembourrés — paraît-il — de chiffons et de coussins, mais leurs rires, non, il ne s'y fera jamais. Les entend-il, qu'il sort, machinalement ; dehors, un vague bien-être l'envahit tout entier : la mer n'est pas loin ; des bouffées de brise arrivent de temps en temps, apaisent la lourde et humide chaleur qu'il fait. Puis il se sent délivré…
La cour où il se retrouve est assez large. De jolis parterres de fleurs Foment. Une immense allée bitumée la traverse, qui se ramifie en de nombreuses petites allées autour des parterres. L'immense bâtiment du ministère des Affaires étrangères se dresse au centre. L'architecture sent le colon à forte dose : la toiture en tuiles rouges ; les murs jadis blancs, maintenant de couleur isabelle foncé ; un immense escalier en forme de pyramide mène à une large véranda ; une façade à la solennité fate, avec un buste de bronze: quelque conquérant colonial, gardant même dans sa statue un oeil de fierté — fierté, peut-être, d'avoir civilisé ces contrées…
C'est là que la Fonction publique l'a envoyé à son retour de Hongrie. Là-bas, il avait passé avec un succès moyen un diplôme d'ingénieur-électricien. A l'époque, le technicien bouillonnait en lui. Une idée, une seule idée l'habitait alors : dès son retour, électrifier partout ; des fils conducteurs à la place des lianes, des poteaux à côté des arbres, des ampoules d'une luminosité unique, partout : dans les villes, dans les villages. Nourri de cet idéal timoré, il s'était présenté au service des mutations. Plusieurs fois, il avait dû revenir : le directeur n'était jamais à son bureau et, quand il y était, une filiforme secrétaire affublée d'une perruque verte lui disait :
— Môssieur le dreectaire me charge de vous dire qu'il ne peut pas vous recevoir aujourd'hui. Il me charge de vous dire de revenir la semaine prochaine.
Bien sûr, avec toutes les excuses de « Môssieur le dreectaire ».
Enfin, il fut reçu:
— Qu'avez-vous déjà fait comme études ? lui demanda le directeur.
— Ingénieur-électricien.
— Bon. Bon. Et vous revenez d'où ?
— De Hongrie.
— Hô ! Héhéhéhé ! Ça tombe bien, quoi !
— Pourquoi ?
— Ben, mon vieux, parce que votre talisman, il est fort. Vous êtes tout couvert de chance. Eeeeh ! Fils de marabout, j'en suis sûr ; la sève ne ment jamais.
— Je vous comprends comme une hache comprend les prières d'un imam 1.
— Doucement. (Le directeur consulta un dossier et roula des yeux en regardant Diouldé avec une curiosité dévorante.) Voilà : le ministère des Affaires étrangères nous demande un étudiant venant d'un pays de l'Est ; là-bas, là-bas, jeune homme, écoutez-moi bien, il y a un poste de directeur de la section Europe de l'Est. Alors hein ? Héhéhéhé ! Vous parlez hongrois, évidemment ?
— Et russe en plus, mais je ne vois pas…
— Alors parfait. Vous êtes tout indiqué. Il ne me reste qu'à leur téléphoner, et vous, qu'à signer un certain nombre de papiers.
— Mais, monsieur le directeur, rendez-vous compte, je ne suis pas diplomate. Je suis ingénieur ! Mieux vaut envoyer un boucher à ma place.
— Jeune homme ! Regardez-moi bien : moi, je suis un ancien commis-interprète. Eh oui ! Milité dans le parti, appris à prononcer un discours et hop ketketket-ket ! J'ai monté les marches. Pourtant, je me débrouille bien. Disons en tout cas que je ne fais pas pire que les autres. Et votre futur ministre ? La même chose jeune homme : commis. (Le directeur s'approcha et se fit intime.) La vie c'est ça dèye fils : il faut savoir se débrouiller ; ne pas jouer à la sainte âme. C'est bien beau d'etre ingénieur, mais si tu veux gagner ta vie, prends, fils, prends. Ne gâte pas ta chance. La chance c'est comme la mort, fils : elle s'annonce une seule fois ; mais alors, une seule petite fois. Dire que moi j'ai une fourmi de garçon, un tout petit peu plus jeune que toi, fils ; s'il avait seulement accepté de faire son lycée, je l'aurais casé par tous les moyens, moi. Fils, reprends-toi pendant qu'il est temps. Dis-toi bien que l'idéal c'est comme une fleur : c'est beau, mais ça ne nourrit pas.
— Ce n'est pas une question d'idéal, c'est une question d'efficacité, je me sens aussi diplomate qu'un mur. Et puis le pays manque d'électriciens : il y a du travail…
— Fils, tu veux que je te dise : tout ce que tu peux faire dans l'électricité, c'est de réparer de vieilles machines… Allez, signe là, fils, la bénédiction te tient la main.
Voilà. C'est ainsi qu'il s'est retrouvé au ministère des Affaires étrangères : Directeur du Service Europe de l'Est !
A vrai dire, le rôle qui est le sien n'est pas à la hauteur du titre qu'il porte. Il avait d'abord imaginé qu'il allait recevoir des personnalités, parcourir l'Europe de l'Est en long et en large, et se faire partisan d'une diplomatie nouveau genre.
En fait, son travail se limite pratiquement aux rapports. Le plus clair du temps, il se ronge les ongles, furète dans les bureaux comme un chien perdu. Il s'est même lassé, peu à peu, de faire des tours en ville (il en avait pris l'habitude pour échapper à cet enclos de fainéantise et d'ennui qu'est le ministère).
C'est vrai que la ville écoeure par sa monotonie. Et une sorte de goulot d'étranglement, que la mer a forgé à coups de cisaillements par vagues successives, la coupe en deux : en deux parties dissymétriques, telles qu'on chercherait vainement un centre… Une sorte de bras de terre presque effilé, avec un rien comme poignet.
Quelques bâtiments officiels tendent tant bien que mal de ternes étages vers les cieux. De luxueuses villas se cachent désespérément, enfouies dans des buissons de fleurs. Elles bordent la corniche et ceinturent la ville. Le reste, un fatras de bicoques. Paille sèche, branches d'arbres, briques d'argile, tôles rouillées se mêlent dans un bric-à-brac fou de murs tordus et de toits bas. Masures, chaumières, baraques croulantes s'enjambent, se chevauchent, s'embrassent, se tiennent comme pour se retenir, se tricotent en grappées de bidonvilles : un engrenage sans fin…
Les chemins font une gymnastique compliquée pour se frayer un passage, quelquefois au ras des murs : ces chemins, où jouent sans cesse des morveux pourchassant un minuscule ballon, sont souvent coupés d'amas de ferraille ou de monticules de bois.
Il y a une autoroute qui a fendu la ville et qui bientôt a été transformée en dépotoir par les gens des quartiers voisins. Quand il la prend, un réel sentiment de malaise saisit Diouldé. L'odeur d'abord, quelque chose entre une odeur de pet et une odeur de vieille plaie. Même quand il remonte les vitres, elle l'envahit ; le mouchoir de poche qu'il s'applique frénétiquement sur la bouche et sur les narines n'y change rien. Les enfants ensuite : ces maudits garnements, personne ne peut prévoir leurs réactions ; tandis qu'ils vous acclament aux cris de « vive le Monsieur ! », rien ne dit qu'en même temps une volée de cailloux ne vous brisera pas les vitres. L'autre jour, Diouldé y a perdu son pare-brise : trente mille francs de réparations !
Allez donc dans ce fourbi dénicher le coupable : tout ce petit monde rentrera dans sa tanière comme termites dans la termitière, et il ne restera dehors qu'un petit nombre de vieillards qui feindront de ne pas vous remarquer, qui tousseront louchement à votre passage…
Mais il a son chez-lui pour oublier les ennuis de l'existence : encore que sa villa fasse partie de celles qui se trouvent disséminées dans les bas quartiers, qui donc ne bordent pas la corniche. Il se révolte, parfois. Pourquoi donc n'est-il pas logé à l'instar des collègues ?
Certes, le confort, il l'a, et sa maison est même agréable ; seulement, Diouldé voudrait être traité comme tout le monde. Une villa, une vraie grille, des fleurs comme il faut dans un jardin spacieux, un garage, un salon immense, une salle de bains, quatre pièces…
Et puis, n'a-t-il pas Souley, ce domestique éduqué par Dieu-le-père, qui sait si bien ouvrir le portail et le garage, si bien jouer son rôle dans un scénario qu'ils n'ont jamais établi mais qui se déroule sans coup de gong ni clin d'oeil ? Souley devine jusqu'aux intentions de Diouldé : il sait à quel moment son patron veut un verre, à quel moment il faut le fauteuil dans le jardin… Et chacun de ses petits discours rassemble louanges et mots compatissants :
— Hâaaaaaah Moussé, vos pneus sont encore tout rouges de boue. C'est ça, vous avez encore traîné… Le port de pêche, n'est-ce pas ? Epargnez-vous donc d'aller vous-même acheter du poisson. Ah, si vous entendiez les langues de vipère qui tiennent la ville. Mon patron, s'embourber dans ce sordide port de pêche à chercher du poisson !
Se laissant douillettement gagner par ces flagorneries, Diouldé adore répondre en prenant l'air altruiste de quelqu'un qui a déjà bien mieux fait pour le genre humain :
— Ce n'est rien, Souley, ce n'est rien. J'ai quelquefois du temps mort au boulot, il est tout à fait naturel que j'en profite pour flâner et, pourquoi pas, faire des courses, ce qui t'évite de courir la ville pour quelques bricoles.
— Courir la ville ! Vous n'êtes pas un patron, vous êtes un saint. Vous devriez passer votre temps à la mosquée à plaindre les gens et à leur distribuer votre coeur. Nous autres crétins qui n'avons jamais vu le dos du savoir, qui ignorons ce que lire veut dire — un animal peut-être ? —, si en plus nous n'avons pas du muscle à casser du bois, des jambes alertes pour courir la ville, que le diable des diables nous emporte. Ne vous mettez pas à donner des cornes au lièvre, Moussé. Il pourrait vous blesser. Pensez plutôt à vous : cette boue-là (il montre les pneus de la voiture) vous déshonore et risque de rouiller cette machine qui fait languir de jalousie bien des ratons que je connais.
Mais j'ai oublié que, là-dessus, rien ne vous fera changer, je n'y perdrai pas mon temps. Il y a du linge propre dans l'armoire : la première étagère à gauche, juste au-dessus des draps de lit, vous n'aurez qu'à demander à Madan…
Madan, c'est Râhi, la femme de Diouldé, une jeune institutrice. Il y a aussi Mère — tout le monde appelle ainsi celle qui a mis Diouldé au monde —, une vieille paysanne meurtrie par les coups de son mari et éreintée par les travaux des champs, venue en ville pour profiter autant que pour se laisser émerveiller par la réussite de son poussin ; elle était encore incrédule devant tous ces bienfaits de Dieu, et c'est un peu apeurée qu'elle s'allongeait dans la cour sous les ombrelles de rosés et se mettait à déterrer de vieux souvenirs où Diouldé prenait le gros de la place.
Mère aimait décidément conter son fils : Diouldé était sa légende, une légende qu'elle relatait avec délectation comme si elle mâchonnait une noix de cola. Mais cela irritait Diouldé. Chaque fois que Mère disait son inévitable « Hoûhoum, quel éclair cette vie ! », la parole clef qu'elle disait pour annoncer sa ritournelle, il cherchait — toujours en vain — à l'arrêter.
— Je sens que vous allez encore parler de moi. Mère, pour l'amour de Dieu, arrêtez…
— Sacré taurion, tu finiras bien par me coudre la bouche ! Aie honte, enfin !
— Mère, si vous continuez, je m'en vais…
— Où, petit maudit ? Râhi, vous voyez ce qu'est votre mari ou ce qui en ressemble : il m'amène dans cette chaudière de ville et tous les prétextes lui sont bienvenus pour me fausser compagnie. Il me faisait la même chose quand il était enfant. Voici le fils qui déteste approcher sa mère et lui parler. Combien j'ai peiné pour t'arracher quelques mots, et voilà que j'en peine encore. Va-t'en donc, va flâner ! Tu me retrouveras à Buruure. D'ailleurs, là-bas, j'ai à faire : le tarot à déterrer, le manioc à sécher, les vaches à traire. Ta mère 2 Diouma doit en avoir par-dessus la tête de me remplacer au lougan 3 pendant que je me hérisse en ville. Et puis ton père, tu connais ton père, Diouldé : ce tonnerre-là risque de m'envoyer sa foudre si je ne me dépêche pas de rentrer.
— Mère, pour une fois que vous avez la chance de vous reposer, profitez-en, intercédait Râhi.
— Râhi, tu connais donc mal Mère, disait alors Diouldé. Elle at besoin de la fureur de père ; je crois qu'elle commence à avoir la nostalgie de sa hargne et de sa grogne.
— Que veux-tu, fils ? Sur cette terre, chacun a son propriétaire ; le mien c'est ton père. Et puis tu sais, Diouldé, il y a du travail qui m'attend à Buruure.
— Travail ? Dites plutôt corvée. Depuis que je suis né, je ne vous ai pas vue à l'ombre. Vous n'avez fait que piocher, semer, récurer et servir. Et père n'a jamais été satisfait de vous. Je ne lui ai jamais entendu un mot gentil pour vous. Pas un fil, pas un grain pour vous. Tout pour ses successives jeunes épouses. Hâaa Moodi 4 !
— Ce que tu dis n'est peut-être pas faux, mais je sens que tu en veux à ton père, Diouldé.
— En vouloir ou ne pas en vouloir…
— Fanku 5 ! Diouldé, s'il est vrai que je suis ta mère, celle qui t'a souffert neuf mois au creux des entrailles, je t'interdis de prendre ce ton quand tu parles de ton père. Ton père c'est ton père ! Tu n'as pas d'avis sur lui, même si aujourd'hui, grâce à Dieu, tu es pour ainsi dire arrivé à quelque chose. Ta grande maison, ta belle voiture, on dirait le paradis ; un don de Dieu, certes, mais aussi le prix de mon dévouement et de ma résignation. Les coups de ton père, que je n'ai jamais esquivés, les injures qui ne m'ont pas fait bouder, les privations qui ne m'ont pas révoltée te valent aujourd'hui ce que tu as, ce que tu es. Un seul mauvais geste, Diouldé, et tout va chambouler et te ravaler au rang de fils maudit.
— Mère, Dieu qui nous écoute sait que je n'ai de pitié que pour vous, mais il sait aussi que j'ai de la peine à voir ce que père fait. Quand j'étais enfant, n'a-t-il pas dit que je ne réussirais jamais puisque je suis le fils d'une impure ? Aujourd'hui, il me traite de maudit parce que, dit-il, je ne lui envoie pas assez d'argent. Et le peu que j'arrive à vous envoyer à vous qui n'avez ni vaches, ni terres, ni femmes, qui n'avez que moi, il s'empresse de vous en démunir. Non, Mère, je ne veux pas être mal élevé, mais que dire alors ?
— Te taire, fils ; te taire et laisser faire comme tu m'as vu faire moi-même. Le soleil est d'une chaleur torride le jour, mais qui n'empêche en rien la venue du crépuscule. Tout finit par passer, fils, tout.
— Vous l'avez dit. Mère, vous l'avez dit.
— Mieux vaut, fils, mieux vaut pour nous tous. Hoû-houn, quel éclair, cette vie…
— Oui, je vous concède tout, mais je vous en prie, ne recommencez pas…
— Oui, un vrai éclair. Je me souviens… Ce sont tes petits bras qui me rappellent toujours… Ce crabe qui battait l'air de ses pinces et que les femmes âgées lavaient derrière la case. Lavaient ? Une goutte d'eau aurait suffi pour te noyer. Dans la cour, le griot chantait : “Un don du ciel ! A nous la miséricorde de Dieu ! Une fleur de plus sur Farbre de la Bénédiction ! L'enfant est né. Que mille tabalas 6 rugissent, qu'autant de voix le clament. Le jour est grand qui nous l'amène ! L'enfant est né ! Un choeur, je dis ; qu'un choeur de prières grandisse pour s'élever jusqu'au ciel. Malheur sur le chemin de qui ne sait pas dire merci au propriétaire de nos humbles âmes. Yettu Alla, jarnaa Mo 7 ! Alfa Bâkar, fils d'Oumarou Sow, lui-même fils de Sire Sow le guerrier aux deux bras, un pour écraser l'ennemi, l'autre pour nourrir l'ami de Dieu, l'homme à la parole juste et aux gestes généreux… Alfa Bâkar, ta souche est pureté, et merveille est ta descendance. Regarde et remercie Dieu… Le pleur de vie du grand bébé, le sourire heureux de ta biche…”
Moi, j'étais couchée dans le petit lit en terre, le corps tout ankylosé, l'âme hantée par l'angoisse : vivrais-tu ? ne vivrais-tu pas ? Ces questions suffisaient pour reléguer à un plan mille fois secondaire les fourmillements qui faisaient vibrer mon corps, la déchirure qui chauffait mes entrailles. Je n'eus de cesse à me tourmenter que quand je sus que grâce à Dieu tu avais vécu, que dis-je ? survécu, et que cette fois pour de bon j'avais un enfant, un vrai fils, tout en chair et en os, dont je sentais la flamme de vie me réchauffer le ventre. Je sortais d'un coma séculaire et je sentais tes pleurs, tes grimaces de singe pestiféré, la chaleur de braise de ton corps rondelet me ranimer. Jusqu'ici le regard de Dieu ne s'était pas ouvert sur moi ; mes enfants, tes deux aînés, étaient morts juste après leur naissance. Wuuri, les réprimandes acerbes de ton père, le venin du voisinage, la déception allant à l'outrance ressentie par mes cousins qui restaient de ma famille, l'humiliation en un mot, je ne saurais te la décrire. Je me souviens des mots de ton père : “Je croyais avoir pris femme, voilà que c'est une pierre qui m'est tombée dessus. Une pierre, je te dis ! Tu entends ! Une pierre ! Pauvre chevrette, tu ne sais même pas ce que c'est. Une pierre ! Une masse rude à laquelle il manque le jus de la fécondité. Là ilâha ilall'Ahu ! Qu'ai-je donc fait au Maître de ce monde ?”
Me voilà alors courant le pays à la recherche d'un guérisseur, au guet d'un homme miraculeux pour me soulager de la lèpre. J'échangeai l'or qui me restait contre des amulettes, et des flacons de nasi 8. Mais, cette fois, je le tenais, mon enfant ; je te tenais si fort qu'un instant je m'affolai de t'avoir étranglé… Hoûhoun, un vrai éclair… Neuf mois, neuf mois durant je t'avais senti pousser. Tout mon être était tendu vers le moindre bruit de mon ventre. J'ai supporté tes grouillements, j'ai attendu plus longtemps qu'une mère doit attendre, et toi, petit coquin, déjà non content de venir à temps, tu avais choisi de venir au mois de carême. Vingt-neuf jours de crachats et de faim… Qu'est-ce que tu m'as torturée, petit diable…
Diouldé était né le vingt-neuvième jour du mois de Ramadan, à la veille de la fête du même nom. La coutume voulait qu'un tel enfant, venu au monde à l'approche d'une fête, fût appelé Diouldé, c'est-à-dire « fête (julde) ». D'un autre côté, un enfant né après une fausse couche devait porter le nom de Wuuri, ce qui veut dire « le survécu ». Sans compter que tout bon musulman se rompt à coller à son premier rejeton le nom sacro-saint du grand prophète. Autant de raisons qui feront prénommer Diouldé, Mamadou Wuuri Diouldé, nom éloquent sans doute, mais irritant par sa longueur et aussi par l'absurdité de ces prénoms qui décidément n'étaient pas faits pour aller ensemble. Un clivage s'était tout de suite opéré entre le père et la mère. Le père appelait l'enfant Diouldé, prénom de pompes à l'honneur d'une radieuse moisson. La mère l'appelait Wuuri, ultime soupir d'une âme en naufrage qui, enfin, tenait tête au-dessus de l'eau.
Notes
1. Titre religieux.
2. A plutôt ici le sens de marâtre.
3. Petit champ de légumes à proximité de la case.
4. Sorte de juron.
5. Silence, en Pular.
6. Tambours de solennité.
7. Salue Dieu et remercie-le ! , en Pular.
8. Sorte de potion magique.
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