Le Seuil, Paris, 1997, 217 pages,
Revu dans Le Monde Diplomatique - Septembre 1997
Mémoire de Guinée. — Destin farceur
De roman en roman, on retrouve la même verve bruyante et joyeuse, la même attention à l'endroit des petites gens qui, seules, sont capables d'inventer, selon le romancier guinéen exilé depuis 1972, les grandes mythologies africaines. Là où les élites intellectuelles ont échoué lamentablement, là où les bourgeoisies postcoloniales s'endorment sur leurs oreillers douillets, le petit peuple, lui, mi-ange mi-racaille, relève les défis de la modernité avec panache. A l'instar de ce cireur de chaussures, Arɗo, qui surveille les rues, tisse les rumeurs et se fait fort d'apprendre les marques de voitures qui défilent devant ses yeux rougis par la poussière et le mauvais alcool. En somme, Tierno Monénembo, en délicatesse avec les dictatures successives de Sékou Touré et de Lansana Conté, tourne archiviste ou archéologue, c'est dire qu'il s'escrime à donner un nom à chaque chose, à chaque sentiment. En cela, il est très proche de l'écrivain maudit Williams Sassine, le plus talentueux de ses compatriotes mort en février 1997. Depuis son exil, Tierno Monénembo a vécu à Dakar, à Abidjan, dans la région lyonnaise, au Maghreb, et enfin, en Normandie, où il se consacre pleinement à l'écriture romanesque.
Cinéma est le sixième opus d'une oeuvre dont le talent ne se dément pas. Bhingel, un petit garçon de Mamou — une bourgade de la Moyenne-Guinée — rêve de fuir la concession familiale sous la houlette d'un père tyrannique, Moodi Djinna, et de « deux mères » , Neene Goree et Mère-Griefs. Maître Karamoko, pour l'école coranique, et Mlle Saval, pour l'éducation française, se disputent l'attention de Bhingel. Mais les vrais gagnants sont Arɗo et Bente, instructeurs de « l'école de la vie » . Cependant que, sur l'écran de l'unique cinéma de Mamou, Boubou-Blanc (Sékou Touré) et de Gaulle s'affrontent pour briller dans le firmament de l'histoire en train de s'écrire.
Tierno Monénembo s'est mis en tête de surprendre à chaque page, à chaque livre, ses lecteurs les plus fidèles. Mieux, il ambitionne de refondre le paysage romanesque d'Afrique francophone en l'ouvrant davantage aux grands vents de l'histoire mondiale — et il parvient à ses fins. C'est pour cela que l'artiste américain Andy Warhol se trouve en épigraphe lorsqu'il souscrit qu'au cinéma « les filles sont plus belles » que dans la réalité. La vie réelle, elle, est conditionnée par les grandes (ou petites) aventures politiques. Un exemple des plus banals, il n'y a plus d'alcool français dans la Guinée de Sékou Touré, on y boit du jus de Fruitaguinée et de la bière chinoise (Tsin Tsao). On rêve, à longueur de séances, d'une Amérique de pacotille où Clark Gable et John Wayne tiennent le haut du pavé à la bourse aux chimères.
Chez cet auteur nomade né en 1947, les personnages vont souvent par paire — ou alors c'est l'alchimie de la mémoire, au coeur de ce récit, qui procède ainsi. Le cinéma est, sans doute, le meilleur véhicule pour s'enraciner dans la terre de Moyenne-Guinée à peine libérée du joug colonial qui avait su perpétuer la « salopardise » de tous les jours. En fait, on n'est pas loin de ce que Frantz Fanon appelait un « pays castré » , c'est-à-dire un territoire tout entier dévolu à l'administration et à la prédation coloniales, et où les personnages un tant soit peu originaux, comme Cellou « commis comptable, émule de Mallarmé... féru de la divine bouteille » et amant de Mlle Saval, n'auront jamais leur place.
Le destin se montre toujours farceur dans les romans de Tierno Monénembo, Cinéma n'en est pas une exception — le rêve est toujours au rendez-vous en même temps que le bruit et la fureur des rues africaines.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.