Alioum Fantouré
L'homme du troupeau du Sahel
Paris. Présence Africaine, 1992, 295 pages.
III. — L'Unité Tsé-tsé
Mainguai s'était retrouvé à la tête d'une petite unité d'éclaireurs indigènes de la surveillance des frontières. Après quelques jours d'entraînement dans un camp des environs de Man, en Côte-d'Ivoire, il ne savait toujours pas le but de la mission. Dès le premier jour de son arrivée, un ancien de la Légion étrangère, qui dirigeait le cantonnement, lui avait présenté les membres de son équipe.
Il y avait là un contrebandier guinéen du nom d'Ansoumani qui, à lui seul, avait tenu tête pendant trois ans à la douane régionale de la Basse-Guinée. Faisaient également partie de l'équipe : Samb, un pêcheur lébou d'origine sénégalaise ; Kollê, originaire de la région de Tombouctou, berger nomade des grands espaces sahéliens ; enfin, un typique autochtone ivoirien du nom de Koffi qui avait grandi dans la région où allait être envoyé le groupe.
Dès la fin de l'entraînement, Mainguai, à la tête de sa petite unité, avait rejoint la zone frontalière s'étendant de Tabou à Man. Ils avaient pour objectif de chercher, réunir et rassembler des informations. Lesquelles ?… Rien ne leur fut immédiatement précisé. Ce dont ils étaient certains, c'est qu'ils devaient être en contact permanent avec le commandant du Cercle de Man, responsable principal de l'opération sur le terrain. Il semblait que les autorités territoriales, en relation directe avec le gouvernement général de l'Afrique Occidentale à Dakar, savaient exactement le but poursuivi par l'Unité Tsé-tsé comme l'appelaient les rares membres bien informés du cabinet du gouvernement territorial d'Abidjan. La difficulté résidait principalement dans l'incertitude que crée une telle sorte de mission quelque peu spéciale, car personne, même pas Mainguai, ne connaissait le but final de leur travail.
Une fois par semaine, ils devaient transmettre les renseignements recueillis et recevoir de nouvelles instructions de la part du chef des opérations commandées. La mission consistait également en une exploration approfondie de la région libérienne frontalière se situant entre les rivières Grand Chess et Cavally. Ils devaient en établir une topographie très approximative et relever tous les signes de passage d'hommes ou d'animaux, si possible photographier tout endroit pouvant ressembler à une clairière ou un champ abandonné.
Au prix de bien des risques calculés et hasardeux, de courage et surtout de volonté de réussite dans leur mission, les membres de l'Unité Tsé-tsé, fermement dirigée par Mainguai, devaient faire en quelques semaines la première approche détaillée du relief de la région frontalière, puis en explorer les différents points stratégiques.
C'est pendant une des nombreuses sorties hebdomadaires que l'Unité Tsé-tsé crut déceler pour la première fois l'objectif poursuivi par les autorités supérieures. En effet, quelques mois après le début des opérations, la nouvelle d'un éventuel rassemblement important de troupeaux dans la région de Touba avait filtré dans les conversations des paysans avec lesquels coopérait l'Unité Tsé-tsé, qui opérait en vêtements
civils et ne manquait aucune occasion de s'incruster dans l'univers des indigènes de la région auxquels elle rendait des petits services quotidiens.
Mainguai, qui commençait à tourner la tête à bien des jeunes filles de la région, avait réussi à créer un bon réseau d'informations par l'intermédiaire de quelques petites amies dont le seul point commun, à part bien sûr leur liaison avec Maingual, était qu'elles étaient toutes des filles d'éminents notables de la région, donc bien placées pour recueillir les rumeurs à leur source.
Aucun renseignement n'était négligeable à cette période de recherches, toutes les données informatives étaient transmises. Dans le cas des troupeaux, il se trouvait que depuis quelques jours, plusieurs groupes de Sahéliens accompagnés parfois de leur bétail étaient arrivés dans la région. Une telle invasion n'avait pas manqué d'attirer l'attention de l'Unité Mathieu, nous l'avons encore vu il y a deux jours et il était entendu que nous tiendrions une réunion décisive demain matin, s'exclama Mainguai.
— Je ne sais rien de tout cela, j'ai appris que le commandant Mathieu a été rappelé d'urgence à Abidjan et remplacé par un nouveau qui a déjà pris ses fonctions depuis ce matin, dit l'informateur indigène.
Toujours est-il qu'après l'annonce du départ imprévu du commandant Mathieu, Mainguai avait décidé de rejoindre Man, en compagnie de ses camarades, afin de rencontrer le nouveau chef des opérations. Ils étaient arrivés très tardivement au caravansérail où une note urgente attendait Mainguai.
— C'est le nouveau commandant qui me convoque, annonçat-il, perplexe.
— Oui, tu dois y aller immédiatement, intervint le concierge.
— Nous n'avons pas été avertis de l'arrivée du nouveau commandant…
— Chef, à ta place, j'irais sans tarder à cette convocation, le nouveau commandant fait marcher son monde à la chicotte, il dit ne pas vouloir gaspiller son temps ici.
Dix minutes plus tard, cependant, Mainguai était dans le bureau du commandant. Dès son arrivée, il s'entendait dire que comme il ne devait pas le savoir encore, il était le nouveau chef des opérations et que, jusqu'à nouvel ordre, le poste du commandant du cercle de Man était suspendu et que la région était transformée en zone militaire. Mainguai s'était contenté d'écouter et de ne rien dire. Dans tous les cas, il savait que son avis importait peu. Poursuivant sur sa lancée, le nouveau commandant, auquel Mainguai ne tarda pas à trouver le surnom de “Tête-de-Bélier”, avait annoncé que l'Unité Tsé-tsé devait rejoindre la nuit même Touba, et de préciser que quelque chose d'important allait s'y passer.
Excédé par son nouveau chef, Mainguai voulait presque lui dire, évidemment que quelque chose s'y prépare, puisque nous avons apprêté le terrain et que votre réussite dépend de nous. Essayez donc de découvrir le secret sans nous, Tête-de-Bélier. En effet, pour Mainguai — rien que pour lui-même et avec l'aide de ses préjugés —, ce patron de circonstance avait réellement les traits apparents et le cou d'un bélier. Il se disait que cet homme en avait les comportements brusques, violents, gestes directs et impulsifs. Soldat Tsé-tsé ne s'empêcha pas de dire poliment :
— Commandant, je ne vous demande qu'une chose. Restez à votre place ici, à Man. Ne circulez pas trop dans les villages de la région pendant votre séjour parmi nous, vous vous feriez remarquer facilement et vous saboteriez nos efforts des derniers mois ; nous approchons de nos objectifs… aïe !
Pour toute réponse, Tête-de-Bélier venait de se retourner brusquement, au bout du bras gauche un direct au ventre, et de la main droite il expédiait une gifle à la face de Mainguai. Il gueula, comme fou de rage :
— Plus jamais d'ordre, tu comprends. Je n'aime pas les Noirs faiseurs de décisions ou d'ordres !
Mainguai n'avait pas laissé paraître un seul instant sa douleur, il avait pincé les lèvres comme pour étouffer toute réaction, puis avait murmuré :
— Oui, monsieur, vous avez raison de ne pas aimer les nègres de mon genre. Je tâcherai de répondre à vos critères du nègre obéissant. Je ne suis pas certain d'y réussir. J'essaierai donc de ne pas vous poser trop de problèmes de ce côté-là… Du moins tant que je serai sous vos ordres.
— Petit fumier, je ne t'ai jamais traité de nègre !
Comme piqué au vif par la réaction de Mainguai, Tête-deBélier avait ouvert son tiroir, en avait sorti un revolver et, portant son regard sur Mainguai, il lui dit :
— Une nouvelle réflexion de ce genre, je te ferai taire à tout jamais, vermine… Fous le camp avant que je ne perde de mon contrôle.
Décidément, cet officier n'avait rien d'un de l'Ecole Polytechnique, de Saint-Cyr, de Westpoint ou de Sandhurst, devait se dire Mainguai qui avait rencontré déjà quelques-uns de ces spécimens des grandes écoles militaires. Pendant qu'il se dépêchait de quitter le bureau de son commandant, au risque de se voir alourdir de quelques plombs dans le corps, il ne cessait, cependant, de se répéter en pleine nuit et tout seul comme un sage doux dingue Mandingue sceptique :
— J'ai des doutes. Et quand j'en ai, je jure au nom du Créateur que j'ai toujours raison après vérification. J'ai des doutes, boum… Tu parles, un commandant avec un langage aussi grossier… C'est à ne pas y croire… Une tête de bélier, oui. Car avec un tel comportement de brute… J'ai des doutes… Et puis, comment est-ce possible que le commandant Mathieu ne nous ait pas avertis de son départ… même précipité, à Abidjan ? Une telle conduite n'a jamais été dans ses habitudes. Il avait du tact, lui. J'ai des doutes. Il est mal élevé, ce toubab… Peut-être manquerait-il d'éducation par rapport aux administrateurs des colonies qui ne sont pas toujours des anges, eux non plus, mais ont certaine bonne manière quand il le faut… Je dis que ce type sent la malhonnêteté, les crimes, l'aventure, la chasse aux trésors. Je donne ma tête à trancher, et j'y tiens, que ce prétendu commandant sorti de je ne sais où est un bandit. Il aurait eu une balafre, il aurait eu la tronche cruelle d'Al Capone… Il est vrai qu'en matière de bandit, j'avoue n'avoir jamais rencontré sur mon chemin la face barbue, moustachue ou imberbe d'un bandit, à part au cinéma et sur les photos… Mais ce type, que dis-je encore, j'ai des doutes…
Oui, il avait des doutes, Mainguai, puisqu'il le disait et le répétait à qui voulait l'entendre dans la nuit sombre africaine. Toujours est-il que dès son arrivée au caravansérail, il avait annoncé à ses camarades que la fête du sommeil était terminée pour le reste de la nuit et qu'il fallait se rendre instamment à Touba, ordre du nouveau commandant… « avec son museau de tête-de-bélier », ajouta Mainguai sur un ton rageur.
Depuis des semaines, les membres de l'Unité Tsé-tsé avaient appris à ne pas poser de questions à leur chef de patrouille. Ils agissaient toujours sans broncher et sans aucune tentative de se faire expliquer la raison de l'ordre transmis. Soldat Tsé-tsé aurait dû s'inspirer de la conduite des membres de son équipe. Il aurait dû s'en souvenir au moment de sa rencontre avec Tête-de-Bélier.
Malheureusement, Mainguai était de ces êtres qui passent leur existence à compliquer la vie aux autres et à se la rendre impossible.
La camionnette de l'administration du cercle de Man venait de quitter le caravansérail. S'y trouvaient, en compagnie du chauffeur, deux gardes indigènes de l'administration du cercle de Man, Kollê, Ansoumani, Koffi, Samb et bien sûr Mainguai lui-même. A l'exception du chauffeur et de ses deux compagnons, tous les autres passagers dormaient, du moins le semblaient-ils, jusqu'au moment où Ansoumani se manifesta soudain par un :
— Mais où allons-nous, chers compagnons ?
— Quelque part, répondirent en choeur le chauffeur et les deux gardes.
— Ah, je veux bien vous croire… Mais… et ce fleuve que nous venons de traverser, ce ne serait pas le Cavally ?…
— Mais non, ce n'est pas le Cavally.
— C'est tout de même plus simple de passer par le village de Doué, nous aurions ainsi emprunté la voie directe…
— Nous avons décidé de prendre un sentier, pas une route… Que tu le veuilles ou non, c'est ainsi. Pour le reste, boucle-la, dit le chauffeur.
— Non, patron conducteur de ferraille coloniale, je ne la boucle pas, protesta Ansoumani.
Discrètement, le sceptique contrebandier en uniforme avait réveillé Mainguai et les autres membres de l'équipe. Ils avaient continué de simuler le sommeil en laissant à Ansoumani le soin d'entretenir une conversation quelque peu spéciale. Comme toujours, ils ne s'attendaient pas trop à voir l'ancien contrebandier perpétuer son bavardage avec le chauffeur. A leur surprise, Ansoumani, après quelques minutes de silence pendant lesquelles il avait dû faire un gros effort pour relancer la conversation, se mit soudain à rire, comme il ne l'avait jamais fait depuis le début de la Mission Tsé-tsé. En l'entendant, Koffi avait murmuré à Kollê :
— Le copain Ansoumani, il ne serait pas dzoum-dzoumtralala,
non, par hasard ?
— Je le crois, peut-être travaille-t-il de la tête par manque de sommeil ?
Ansoumani, lui, évoluait tranquillement vers un but que ni Mainguai, ni les autres ne parvenaient à deviner à sa juste valeur. Il disait à tout moment aux gardiens :
— Chefs, si on s'arrêtait pour faire pipi et pour se dégourdir les jambes, une affaire de cinq minutes pas plus.
Le chauffeur s'opposa catégoriquement en criant qu'il n'avait pas l'autorisation de s'arrêter pendant la nuit en pleine forêt. Ansoumani d'insister :
— Je ne conteste pas ton point de vue et approuve ton intention de nous faire arriver cette nuit même à Touba… Cependant, je signale que maintenant que nous avons dépassé Sémien et que nous nous dirigeons vers Sifié, il n'y a plus rien à craindre comme retard, nous sommes en avance sur l'horaire, je connais la région, je te promets que nous arriverons à temps…
— Je dis non, je ne m'arrête pas !… En outre, personne ne t'a dit que nous allions à Touba. Nous allons ailleurs, dans les environs de cette ville, c'est tout ce que je puis te dire.
— Moi, je voudrais faire… enfin, vous comprenez, j'ai des problèmes, c'est gênant à dire, mais j'ai mal, se manifesta Koffi à son tour.
— Voyons, cinq minutes d'arrêt, pas plus, renchérit Mainguai, juste le temps de nous dégourdir les jambes.
Puis s'adressant aux deux gardes, il dit d'une voix ironique, pleine de défi :
— Vous n'auriez pas peur de nous, par hasard ?… Hein, vous êtes de vrais froussards avec rien du tout dans les culottes… C'est triste d'en arriver là.
Comme piqués au vif, les gardes lancèrent au chauffeur :
— Arrête la camionnette, nos passagers doivent se dégourdir les jambes… Nous ne sommes pas des femmelettes pour avoir peur de ce groupe d'éclaireurs.
— Non, je ne m'arrêterai pas, nous n'avons pas le temps. Le commandant nous a ordonné de faire vite. Nos passagers sont attendus et je ne tiens pas à avoir des ennuis avec le chef des opérations.
Ansoumani, faisant ostensiblement le malade, avait mis son doigt dans sa gorge et s'était penché vers l'avant du véhicule…
Dans la chaude et humide chaleur de la nuit tropicale, il eut l'impudence d'arroser la tête du pauvre chauffeur d'une répugnante vomissure. La voiture se mit à zigzaguer, dérapa quelques secondes et alla s'immobiliser dans un fossé. L'incident n'avait pas duré plus d'une minute, un laps de temps qui avait suffi à Mainguai et ses compagnons pour se rendre maîtres du convoi.
Le chauffeur s'était retrouvé un sac autour de la tête, pendant que les deux gardes se retrouvaient hors de la camionnette, tête enfouie dans la poussière, les bras attachés dans le dos. C'est seulement après avoir mis les trois individus dans l'impossibilité de se mouvoir, de se défendre et encore moins de nuire, que Mainguai, s'adressant à Ansoumani, demanda enfin comme pour satisfaire une curiosité bien fondée :
— Pourquoi les avons-nous mis hors d'état de nuire ?
De nouveau taciturne et indolent comme s'il n'avait rien fait de la journée, Ansoumani avait souri, puis en baillant, avait dit :
— Grand Chef, c'est-à-dire que nous n'avions ni visa d'entrée au Libéria, ni passeport. Ces trois vilains garnements nous acheminaient vers des frontières étrangères… Je te jure que ce n'était pas correct de leur part.
— Véritables tas d'idiots ! Nous n'allions pas au Libéria, mais dans la région de la frontière guinéenne, se manifesta le chauffeur.
Comme s'il n'avait rien entendu des protestations du chauffeur, Mainguai poursuivait la conversation avec son équipe.
— Es-tu certain que nous allions au Libéria ? insista-t-il.
— Sûr, comme cette nuit noire qui nous recouvre, répondit Ansoumani.
— C'est faux ! Absolument faux ! cria le chauffeur au bord de l'hystérie folle.
— Voyons, ne sois pas stupide… si tu continues, tu risques de perdre la voix, dit Mainguai.
— C'est toi qui es triplement stupide, espèce d'imbécile de chef de patrouille à la manque, tonna le chauffeur.
— Grossier personnage… Moi, stupide ? Mince alors, et si c'était vrai ? s'interrogea Mainguai qui ne comprenait toujours pas le pourquoi de la mutinerie provoquée par Ansoumani.
Décidément, tout devenait de plus en plus confus dans sa tête. Comme pour se retrouver dans l'imbroglio, il demanda à Koffi s'il y comprenait quelque chose. Ce dernier prétendit que la rivière traversée était bien le Cavally, et que les trois individus les acheminaient bel et bien vers le Libéria pour les mettre en prison …
— Complètement connards, ces types ! Mais vous ne voyez donc pas que vous nous mettez dans des pétrins insurmontables, le commandant ne comprendra jamais que vous nous ayez empêchés de vous mener sur le lieu du rendez-vous ! Un passage d'animaux a été signalé sur l'une des frontières du territoire de la Guinée française ! essaya de convaincre le chauffeur.
— Toi, je te conseille de te taire avec ta vilaine voix de crécelle… Complètement affolé, ce nègre colonisé et docile, intima Ansoumani.
— Nègre colonisé et stupide toi-même ! réagit le chauffeur.
— Ta gueule, toi, ou je te la casse, dit Ansoumani.
— Ta gueule à toi aussi, je ne te permets pas de m'injurier, vous regretterez votre geste, le regretterez, je vous le dis…
Comme s'il n'entendait pas les protestations du chauffeur, Koffi poursuivait son explication qu'il croyait d'ailleurs bien fondée, sans pourtant n'avancer aucune preuve vérifiable dans l'immédiat. Comme un expert patenté, il dit :
— Nous sommes à vingt kilomètres à peine de la frontière libérienne, pas de doute.
— Faux !… Absolument dingues, ces mecs, vous vous croyez dans un film de cow-boy, non ? Tas de héros à la manque !
Le chauffeur n'était pas décidé à se laisser faire, il était comme une boule de nerfs.
— Nous ferions mieux de nous éloigner très vite de cet endroit, sinon nous aurons des problèmes imprévus, je sens que la police des frontières s'approche, je sens son odeur, se manifesta Ansoumani.
— Tu sens l'imagination, mais où allez-vous chercher la frontière en cet endroit ?… Laissez-moi, mais délivrez-nous, pour l'amour de Dieu, s'il vous plaît, écoutez-moi.
Déjà Mainguai et ses compagnons chargeaient leurs trois prisonniers dans la camionnette. Ansoumani s'était mis au volant.
— Où allons-nous donc, Grand Chef ? demanda-t-il.
— Guiglo, je connais un vieux notable indigène, là-bas, répondit Mainguai.
— Ce ne serait pas sa fille que tu connaîtrais ? ironisa Ansoumani.
Mainguai avait foudroyé son indiscret camarade du regard et
s'était contenté de le traiter de “stupide”.
Ansoumani parlait peu, mais quand il ouvrait la bouche, cela provoquait toujours la gêne ou des colères mal contenues. Malgré la muette semonce, il avait tout de même conclu, comme pour se condamner lui-même, en disant d'une voix désolée :
— Chaque fois que je me donne la peine de parler, c'est toujours pour me donner l'impression que mon devoir est décidément le silence.
— Puisque tu le dis, dans ce cas, épargne-nous tes mots, dit Kollê, le petit berger du groupe.
Déjà le bruit du moteur couvrait les derniers propos des membres de l'Unité Tsé-tsé.
Peu avant minuit, Mainguai et ses camarades de l'Unité Tsé-tsé arrivèrent à Guiglo en compagnie de leurs prisonniers.
Assis à côté d'Ansoumani qui conduisait prudemment dans les ruelles du petit village, Mainguai indiquait la direction à suivre. Au niveau d'une grande concession, le véhicule s'arrêta. Mainguai en descendit, se dirigea vers une des maisons. Un quart d'heure plus tard, il revenait accompagné d'un homme d'une cinquantaine d'années. A sa façon de s'informer, les visiteurs ne tardèrent pas à supposer qu'ils avaient affaire à un des chefs de canton de la région. L'appelant par le terme respectueux de l'“Alkhaly”, Mainguai avait dit qu'ils avaient « du feu dans les mains et sous les pieds » , tout cela pour dire que de terribles ennuis planaient sur eux.
— Que puis-je faire pour l'éteindre ?
— Nous garder très secrètement trois individus de mauvaises fréquentations ; nous ignorons qui ils sont… Enfin, nous doutons de leur identité.
— Nous sommes de l'Afrique Occidentale, comme n'importe qui parmi vous, grogna le chauffeur.
— Alors pourquoi ne les livrez-vous pas au commandant du cercle de Man ? s'étonna l'Alkhaly.
— Parce qu'ils sont bêtes à brouter de l'herbe, se dépêcha de se manifester encore le chauffeur.
— Très dangeureux. J'ai des doutes sur le nouveau commandant, pour ainsi dire. Il n'a rien d'un commandant de cercle, dit Mainguai.
— Vous commettez une erreur, une grave faute que vous regretterez, c'est tout ce que je puis vous avouer, intervint encore le chauffeur.
— C'est ton avis, fils, dit l'Alkhaly à Mainguai. Moi, je ne connais pas les toubabs, je ne peux pas me permettre de les juger, ni les comparer. J'en ai rencontrés des bons et des moins bons, celui de Man qui vient d'arriver ne serait pas l'un des plus commodes, m'a-t-on dit aujourd'hui… Cependant à ta place, je tiendrais compte de l'avertissement du chauffeur qui pourrait avoir raison…
— Ce chauffeur est un complice de ce faux commandant, ces trois individus voulaient nous faire traverser la frontière pour nous livrer pieds et poings liés aux autorités libériennes.
— C'est faux, c'est tout ce que je puis vous dire. On avait rendez-vous avec des gens aujourd'hui à midi, on ne devait rien vous expliquer avant notre arrivée sur les lieux de rencontre … Vous ne constituez pas le seul groupe d'éclaireurs, d'autres travaillent activement au sein de l'armée pour la réussite de cette opération…
Mainguai fit taire le chauffeur. Il demanda à l'Alkhaly de garder pendant un jour ou deux les prisonniers.
— Je les ferai expédier sur Abidjan dès que possible, ajouta-t-il.
— Je veux bien les garder jusqu'à demain soir au plus tard, et je ne veux pas savoir qui ils sont… Je vous avertis dès maintenant de mon intention : si vous n'êtes pas de retour demain soir, je les laisserai partir librement…
— D'accord, ajouta Mainguai, cependant avant de les quitter, je voudrais les interroger.
— Tu agis maintenant en ton nom ! lança Ansoumani qui ne pouvait plus se contenir. Il est possible que le chauffeur ait raison.
— C'est toi qui le dis, mais moi je ne cherche qu'à réussir dans ma mission, dit-il.
Afin de ne pas perdre trop de temps dans des discussions inutiles, l'Alkhaly avait décidé de faire traverser la petite rivière Nzo à ses visiteurs de la nuit. Mainguai et Koffi s'étaient embarqués dans une pirogue en compagnie du chauffeur de la camionnette pendant que Ansoumani et Kollê se chargeaient des deux autres prisonniers. Le notable était tout seul dans sa barque, il ouvrait la voie. Doucement, les trois pirogues remontaient le petit cours d'eau. Il faisait absolument sombre. Au bout d'une demi-heure, ils accostèrent sur l'autre rive un peu plus en amont du fleuve et à une bonne distance du village de Guiglo.
Ils débarquèrent les prisonniers, quittèrent assez rapidement la rive. Après un ou deux kilomètres de parcours sinueux, ils arrivèrent enfin dans un petit hameau en plein milieu de la forêt :
— C'est notre relais en période des travaux des champs. Comme c'est la morte saison, il n'y a aucun moyen de découvrir vos encombrants prisonniers ici.
Pendant que Mainguai et ses camarades interrogeaient les prisonniers, l'Alkhaly s'occupait de leur installation dans trois cases séparées. Il avait pris la précaution d'apporter des cordes, pas pour les pendre à première
vue, mais pour les attacher.
Le notable avait réveillé le gardien du hameau. Après des salutations qui n'en finissaient plus et durant lesquelles le gardien avait demandé des nouvelles de la femme, des enfants, du père, de la mère, des soeurs, des frères et tout le reste, ils parlèrent enfin du problème du jour, la raison principale de leur apparition nocturne. Comme il n'attendait qu'un avis fortement favorable du gardien du hameau, il lui expliqua en quelques mots ce qu'il pensait prendre comme précautions supplémentaires pour garder les prisonniers. On l'entendit confier au gardien de l'endroit :
— Que Dieu nous aide. Ainsi, ils seront enfermés dans des cases différentes. Chaque prisonnier devra être attaché à une longue corde dont le bout sera fixé au sommet du toit. Il n'y aura plus qu'à venir les visiter de temps en temps. Après-demain matin, je les libérerai, si Mainguai et ses camarades ici présents ne se montrent pas pour se charger d'eux. Si les prisonniers essaient de s'échapper d'ici, ne t'en fais pas, mon système de sécurité est fait de telle manière qu'il leur faudra s'en aller avec les cases, car la moindre tentative de tirer trop fortement sur la longue corde entraînera la chute du toit sur la tête du coupable.
Le regard du gardien indiquait qu'il n'avait rien compris aux explications de l'Alkhaly. A bien observer le regard inexpressif de son interlocuteur, le notable en avait déduit qu'il n'avait fait que confier ses consignes aux grands arbres de la forêt. Son auditeur n'avait pas saisi un seul mot de ses explications et ne tenait pas à les apprendre, car il dit à sa manière, que tout ce qu'il savait, c'est que les prisonniers ne devaient pas fuir ; puis de préciser :
— J'installerai mon hamac devant les cases pour le reste de la nuit. Si les prisonniers tentent de sortir de leur case, je vous demande l'autorisation de les assommer, juste ce qu'il faut pour leur faire oublier une quelconque tentative de fuite.
Une heure plus tard, Mainguai, l'Alkhaly et les autres membres de l'Unité Tsé-tsé quittaient le hameau. Mainguai avait mené les interrogatoires d'une manière expéditive, comme un chef, rôle qu'il semblait vouloir jouer à tout jamais parmi ses compagnons. Quand ses camarades lui demandèrent de leur faire le compte rendu des révélations faites par les trois prisonniers, il se contenta de dire :
— Ces imbéciles n'ont rien dit de vrai, seulement des mensonges.
Et de spécifier :
— Je les considère comme de vulgaires malfaiteurs. A présent, c'est le faux commandant que nous devons mettre hors d'état de nuire.
On fit remarquer à Mainguai que les notables de la région avaient été avertis du départ du commandant Mathieu.
— Et si tu te trompais, fils, parfois l'apparence trompe bien des hommes, fit observer l'Alkhaly.
— Je ne me trompe jamais, Alkhaly, dit Mainguai d'une voix nette.
— Attention à l'orgueil, fils. A mon âge, je me trompe au moins une fois par jour…
— J'ai trop d'indices qui me prouvent que Tête-de-Bélier est un faux commandant.
— Faux commandant?…
Tête-de-Bélier? s'interrogea l'Alkhaly de plus en plus perplexe.
Silencieux, le groupe avait rapidement rejoint l'autre rive.
Dès qu'ils furent de retour au village, Mainguai demanda d'une voix hésitante :
— Alkhaly, avez-vous encore dans vos réserves de plantes médicinales une de ces herbes qu'on appelle dans la région “le nettoyeur de ventre”… Cette purge que l'on n'utilise que dans le cas d'une extrême constipation…
Le notable, soupçonneux, ne put s'empêcher de demander la raison pour laquelle Mainguai voulait “la purge afou-afou”. Pour toute explication, Mainguai prétendit qu'il était constipé depuis une semaine, que son ventre lui posait des problèmes. En écoutant le chef des éclaireurs réclamant la purge du diable, l'Alkhaly s'éloigna d'un pas comme pour mettre un peu de distance entre lui et le démon “cheytane”.
— Mais, fils, la purge afou-afou peut être un danger mortel à la moindre erreur de dosage, le sais-tu ?… Il suffit d'une petite quantité de plus pour qu'un constipé se nettoie le ventre jusqu'à sortir littéralement ses tripes… et une erreur de plus dans la quantité absorbée pour provoquer le néant d'une vie.
Toujours décidé à avoir la purge afou-afou, Mainguai insista auprès du notable pour avoir une dose nécessaire pour se soigner immédiatement et un peu de réserve pour plus tard.
— Ce ne serait pas pour ce commandant ? insinua l'Alkhaly.
— Non, pas du tout ! Mais Alkhaly, qu'est-ce qui vous fait penser cela ?
— Tu le détestes à un tel point que j'ai cru parfois déceler la haine dans ton regard quand tu parles de lui…
— Je me destine ce médicament… à moi seul ! coupa Mainguai.
Comme à tout jamais habité par le doute et la curiosité, le notable, changeant sa tactique d'approche, revint encore à la charge :
— Fils, je ne veux ni savoir le nom de ta victime, encore moins la connaître… Enfin, ne voulant pas la connaître et n'ayant aucune intention de deviner l'identité par discrétion pure, en échange du médicament, je voudrais tout de même te poser encore une question.
Excédé, regardant sa montre, Mainguai demanda d'une voix quelque peu sèche :
— Mais Alkhaly, quelle question voudriez-vous me poser encore ?
L'autre, toujours aussi ambigu, avait répondu :
— Mais jeune homme, ce ne serait-il pas le commandant de Man, que tu détestes, que tu voudrais voir malade ?
Jouant son va-tout, Mainguai attaqua de front en répondant :
— Nous voulons soigner le nouveau commandant. Il est constipé depuis son arrivée à Man, c'est pourquoi il est méchant à en devenir cruel. Si on ne l'aide pas à temps, il risque de provoquer des malheurs dans la région d'ici une semaine au plus tard.
— Constipé, mais comment le savez-vous donc ?
— Avec le caractère qu'il a, sa brutalité et ses mauvaises intentions, autant l'aider à se débarrasser de ses problèmes par l'endroit où il ne faut pas d'habitude.
L'Alkhaly avait ri doucement, d'un petit rire diabolique, puis avait rétorqué :
— Les enfants, surtout épargnez-moi de m'informer de l'identité de votre victime de la purge afou-afou, je ne veux rien savoir de votre secret. Je ne veux pas vous donner de purge non plus. Cependant, avant de vous quitter, puis-je vous dire que dans une dizaine de minutes, juste à la sortie du village, arrêtez-vous au niveau d'un baobab. Au creux des racines de cet arbre, vous découvrirez un flacon contenant un produit médicinal pour constipé chronique.
Peu de temps après, l'Alkhaly prenait congé du groupe. Il s'en allait, un petit rire aux lèvres, un petit rire diabolique. Ansoumani dit posément sur un ton froid :
— Eh bien, je lui souhaite du plaisir, à notre commandant, après avoir absorbé la purge afou-afou. Je la connais la purge afou-afou, elle vous fait transformer n'importe quel individu en faiseur de… enfin, ça ne sent pas bon après, surtout pour l'entourage… Ça vous rince
et lessive.
— Tu veux démarrer maintenant, si cela ne te dérange pas, dit Mainguai d'une voix ferme.
Cette nuit-là, il n'était pas question de repos, ni de sommeil. Après avoir pris la purge afou-afou dans le creux du baobab, juste à la sortie du village de Guiglo, Mainguai donna l'ordre de joindre Man tout de suite.
Pendant que le voyage se poursuivait en direction de Man, Mainguai faisait un bilan des activités de l'Unité Tsé-tsé pendant les derniers jours. Il n'était pas optimiste du tout. Il avait l'impression, d'avoir perdu contact avec Abidjan après l'apparition imprévue du nouveau commandant qui ne lui inspirait aucune confiance. On ignore comment cette idée s'était ancrée en lui, mais il s'était laissé convaincre que Tête-de-Bélier n'était et ne pouvait être un représentant officiel de son pays. Il voulait prouver quelque chose contre lui, il ne savait ni les moyens immédiats à utiliser, ni comment convaincre le gouvernement territorial du bien-fondé de ses soupçons. Cependant, comme il avait toujours raison, devait-il se dire, et par l'agréable sentiment qu'il éprouvait d'être à tout jamais ancré dans son préjugé d'avoir découvert le chef des trafiquants, Mainguai n'avait plus qu'une idée fixe — mettre le faux commandant hors d'état de nuire et avertir immédiatement Abidjan de sa belle prise de guerre.
Ce n'était pas pourtant un “rigolo”, ce soldat Tsé-tsé, cependant, il se prenait déjà si bien au sérieux à moins de vingt-quatre ans, qu'il avait peut-être dû oublier son sens de l'humour dans un coffre-fort blindé et dont il avait eu le malheur de perdre également la combinaison secrète. Toujours est-il que Mainguai cogitait de plus en plus intensément à mesure que s'accentuait sa fatigue.
Peu à peu, il vint à inquiéter son entourage par une sortie imprévue, car on l'entendit vociférer pour lui-même :
— … Mais si, tu as appris quelque chose… Tu as découvert que les toubabs peuvent ne pas s'entendre, qu'ils peuvent s'entretuer, qu'ils ne sont pas invincibles, puisque tu les aides à se libérer d'une occupation étrangère et ennemie … Pas de doute ! Non, aucun ! La libération de la métropole sera tout de même un prélude à ta propre liberté de colonisé… Il n'y a pas de colonialisme intouchable, encore moins invulnérable.
Assis près de Mainguai, Koffi avait entendu les propos imprévus de son chef, pendant que les autres n'avaient saisi que des bribes de mots. Comme pour le faire taire ou peut-être le réveiller, il lui avait donné un coup de coude en disant :
— Fatigué, chef ?
Mainguai sursauta et demanda si son camarade avait besoin de quelque chose. Ce dernier, discret, avait répondu :
— Non, mais crois-tu que nous arriverons assez tôt à Man pour avoir droit à trois ou quatre heures de sommeil ?… La fatigue n'est jamais bonne conseillère dans un tel genre d'expédition, on risque de perdre au change au point de vue santé et équilibre mental… Enfin, espérons que tout ira bien pour nous tous. Depuis le début de cette affaire, nous vivons éternellement sous tension.
Ansoumani avait jeté un coup d'oeil sur Mainguai, puis avait dit tout haut :
— Heureux, les ambitieux meneurs d'hommes qui rêvent tout haut jusqu'à révéler au monde extérieur leurs plus profonds secrets.
Mainguai avait tiqué pendant qu'Ansoumani enchaînait déjà sur sa lancée :
— Chef, je donne ma tête à trancher que tu es fatigué à en devenir dingue. Tu es du genre qui ne connaît pas le partage de responsabilités. Tu veux tout penser, tout prévoir, tout ordonner, tout juger, tout sanctionner sans jamais accorder aucun respect à toute autre opinion que la tienne. Je ne serais pas étonné si je voyais ta tête prendre feu un de ces jours, déjà elle fume terriblement, je veux dire que ton cerveau s'échauffe…
— Fiche-moi la paix.
Ansoumani ne voulait pas laisser son chef en paix, car comme pour le pousser à bout, il dit cyniquement :
— Des gens comme toi, chef, il faut les enquiquiner lorsque le surmenage et la fatigue physique les dominent. Tu me pardonnes donc de te déranger dans tes cogitations débridées et à haute voix.
— Que me veux-tu, Ansoumani ?
— Je voudrais te poser une ou deux questions…
— Je t'écoute, puisque tu y tiens.
— Es-tu ambitieux, chef ?
— Question d'une stupidité désarmante.
— Ah, bon… Tout le monde n'est pas Mainguai… Moi, j'aime bien ma stupidité de paysan qui se sert de son bon sens et de son respect de la vie des autres pour se méfier des types comme toi, chef… Bon, es-tu ambitieux ?
— En quoi ma réponse te concerne-t-elle ?
— J'ai simplement une femme et des enfants, et je m'inquiète pour eux… Car avec des types comme toi, il faut toujours prendre ses précautions… Tu pourrais être dangereux.
— C'est ton droit de me juger, Ansoumani… Je te demande l'autorisation de ne pas répondre à tes questions, encore moins de me juger.
— Cette autorisation, eh bien, chef, je refuse catégoriquement de te l'accorder. Les camarades sont témoins, je ne te l'accorde pas… Des types comme toi pourraient être dangereux tôt ou tard pour des pauvres Africains comme nous.
Un peu désemparé devant les propos et l'acharnement du provocateur, Mainguai se décida tout de même à réagir contre les attaques répétées.
— Si je puis me le permettre, qu'est-ce qui te pousse à émettre un tel jugement à mon sujet ?…
— Beaucoup de choses, chef, beaucoup, des types comme…
— Assez ! réponds-moi maintenant et sans détour, insista Mainguai.
— Un incident parmi d'autres, le plus récent…
— Lequel ?
— Jusqu'à présent, chef, tu as joué au maître absolu de l'Unité Tsé-tsé. Très souvent, nous avons trouvé ton comportement intolérable…
— Chut, fit Mainguai.
— Pourquoi ?
— A présent, tes accusations deviennent assez graves pour m'obliger à faire appel à des témoins.
Mainguai avait réveillé les autres membres du groupe pour qu'ils participent à son “jugement” comme il avait tenu à préciser le mot.
— Tu peux m'accuser, à présent, je ne me défendrai pas. Ne t'inquiète pas… Tu disais donc que, jusqu'à présent, j'ai joué au maître absolu de l'Unité Tsé-tsé… que très souvent, vous avez trouvé mon comportement intolérable…
Mainguai avait gardé le silence après le dernier mot, il avait respiré très fort, puis soudain avait demandé aux autres membres du groupe :
— Qui, parmi vous, a trouvé mon comportement intolérable depuis le premier jour de notre mission ?
Personne ne répondit. Mainguai avait insisté en disant :
— Mon honneur est en jeu. Je demande qui a trouvé mon attitude intolérable ?
— Moi, je t'ai trouvé autoritaire, mais fraternel tout de même, répondit Kollê.
— Et toi, Samb ?
— Pour moi, ça va, pas de problème, gorgui.
— Et toi, Koffi ?
— Tu n'es pas toujours facile, mais à te traiter de salaud, je ne crois pas que j'irai jusque-là. Si j'avais à travailler de nouveau avec toi, je n'hésiterai pas à m'engager.
— Merci pour vos réponses.
Se tournant vers Ansoumani, il lui dit :
— A présent, à toi de me juger et de m'exécuter.
— Je n'exécute personne… Il n'empêche que je ne changerai pas d'avis, tu es un type dangereux ; je n'ai pas peur, moi, tu peux même être cruel…
— Merci, mais viens au fait… Quel incident veux-tu me déverser sur la tête ?
Comme décidé à dire ce qu'il avait sur le coeur, Ansoumani continua sur sa lancée.
— Aux interrogatoires des prisonniers, à partir du moment où ils ont décidé de parler, tu nous as chassés de la case pour être le seul à recueillir leurs révélations.
— Ridicule, je vous ai fait le compte rendu, que veux-tu de plus ?…
— Effectivement, tu as fait le compte rendu… Tu es même capable de nous faire prendre des risques mortels si tu y trouves ton compte personnel. Dans le cas présent, je suis certain que tu as gardé pour toi les seules informations valables susceptibles de favoriser la réussite de notre mission…
— Oui, et alors, il n'y a qu'une tête ici… Cette tête, jusqu'à nouvel ordre, c'est moi !… Entends-tu ?… Moi !… D'ailleurs, je crois que tu perds la tête avec tes idées paranoïaques… Sache que c'est moi qui commande ici. Moi !
En disant “moi !”, Mainguai avait fermé le poing, dressé le pouce, puis s'était désigné en pointant Je doigt sur sa poitrine. Il s'était désigné avec une telle volonté, une telle conviction, qu'Ansoumani en fut bouleversé, comme saisi de stupeur.
Cependant, il avait eu encore le courage de dire tout de même à Mainguai, comme pour le mettre en garde :
— Chef, faites tout de même attention, car un doigt peut être une arme en le pointant trop fort sur vous-même comme vous venez de le faire. Vous pourriez vous transpercer la poitrine, c'en serait fini de votre grande ambition…
Il n'y avait plus que le bruit de la camionnette dans la nuit. Le silence s'était établi entre Mainguai et Ansoumani. Pendant quelques secondes, Mainguai avait été saisi d'une haine féroce contre Ansoumani. Sans un mot, il avait sorti sa tête au dehors, l'air froid de la nuit l'avait frappé au visage. Lorsqu'il eut repris sa place normale dans le véhicule, il affecta un bref sourire avant d'annoncer posément :
— Ansoumani, j'ai décidé et je ne veux pas discuter de quoi que ce soit, que c'est toi qui assureras le service de nuit à Man. Tu recevras l'ordre de mission plus tard. Quant à nous, il n'est pas question que nous nous attardions au chef-lieu du cercle administratif, nous nous dirigerons immédiatement vers la frontière guinéenne où nous trouvera le lever du jour. Tu nous rejoindras, bien sûr, à notre lieu de rencontre habituel… Nous t'attendrons pour l'après-midi.
— L'ordre d'exécution n'a pas tardé, murmura Ansoumani.
La voiture venait d'entrer dans la ville. La petite cité provinciale dormait tranquillement. Une rue après l'autre, maison après maison, la camionnette s'était approchée le plus près possible du caravansérail. Au niveau d'un petit bois, Mainguai avait dit à Ansoumani d'arrêter la voiture aux environs de la concession résidentielle de l'administration du cercle de Man. Il avait ordonné à Ansoumani de le suivre. Très prudemment, ils avaient pénétré dans le domaine administratif, avaient tourné autour des maisons comme s'ils cherchaient un signe de référence.
Habitation après habitation, ils arrivèrent au niveau de l'une d'elles, s'arrêtèrent, se regardèrent comme pour se dire que c'était bien le logement recherché.
— Tu sais pourquoi tu es venu avec moi ? demanda Mainguai avant de frapper à la porte.
— Non, je ne sais pas et n'espérais pas en être informé, chef.
— C'est pour voir le cuisinier du commandant… Tu peux me tutoyer comme d'habitude.
— Ah bon, pour voir le cuisinier du commandant, se contenta-t-il de répéter.
— Il s'agit de le forcer à nous mener jusqu'à la cuisine pour mettre quelques bonnes doses de purge afou-afou dans le café de Tête-de-Bélier.
— Ça, je l'avais bien deviné, crois-moi… Cependant, je voudrais bien savoir pourquoi je suis obligé d'être avec toi et pas un autre… J'ai conduit toute la nuit pendant que les compagnons et toi-même dormiez… J'ai tout de même droit au repos, moi aussi.
— Je n'ai pas dormi non plus depuis plus de seize heures, rétorqua Mainguai.
— Je veux être tout de même au courant de ton objectif, chef, car tu sais bien que je n'ai aucune confiance en toi.
— Moi si, j'ai besoin de toi pour réussir ce coup…
— Je n'aime pas ce terme de « coup » venant de toi… Quel sale tour nous prépares-tu encore, chef ?
— Je te donne l'ordre de ne plus m'emmerder avec tes questions.
— Sois poli, chef. En attendant, je me les pose tout de même.
— Tu me détestes, n'est-ce pas, Ansoumani ?… Remarque, je m'en fous… Depuis cinq ans, je n'ai vécu moi-même que dans mes rancoeurs et dans la haine, c'est ce qui m'a d'ailleurs sauvé.
— La haine et les rancoeurs ne sauvent personne, dit Ansoumani.
— Le crois-tu ?
Ansoumani s'était simplement contenté de se taire, mais il cracha par terre comme pour éloigner les mauvais génies.
Décidément, ces deux êtres ne s'estimaient pas du tout. Mainguai avait tapé à la porte ; quelqu'un avait répondu en marmonnant :
— Une seconde, une seconde.
Peu de temps après, la porte s'ouvrait. Un homme baillant de sommeil s'étirait tant bien que mal en faisant craquer ses os. Avant même qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir complètement les yeux, Mainguai lui disait déjà :
— Tu dois nous conduire à la cuisine.
L'autre, tout étonné, tenta tout de même de s'informer de l'identité des deux inconnus, et d'ajouter :
— Mais pourquoi donc la cuisine de la résidence ?
Ansoumani finit par le faire retomber dans les sombres réalités quotidiennes en lui répondant de ne pas chercher à comprendre. Décidément, de plus en plus envahi par le mystère de la nuit et surtout par la peur des deux visiteurs, le cuisinier ne chercha plus à s'informer. Tout alla donc très vite. Il s'habilla et leur fit signe de le suivre vers les dépendances de la résidence administrative du commandant. Lorsqu'ils parvinrent à pénétrer dans la cuisine, sans réveiller personne, Mainguai, toujours décidé à obtenir le plus d'informations possibles avec le moins de mots ou d'explications possibles, dit sur un ton menaçant :
— Que boit-il, le matin, café ou thé?
Le cuisinier répondit :
— Quand le commandant a bien dormi, il boit du thé… sinon du café.
D'une question à une autre, Mainguai parvint à savoir que Tête-de-Bélier, depuis son arrivée à Man, n'avait bu que deux fois du thé et que par ailleurs, depuis leur rencontre de la veille pendant laquelle, lui, Mainguai, avait été gratifié d'une gifle, le commandant avait bu une quantité inquiétante de café pour se tenir éveillé pendant la nuit. En ce moment, le capitaine est aussi nerveux qu'un buffle, car il travaille beaucoup et dort peu. II dort depuis une heure à peine. Ce n'est pas une vie.
La décision de Mainguai fut claire. II associa la parole à l'acte, car au moment où il disait :
— Eh bien, il boira ce matin sa dose de café, il versait déjà la moitié d'un flacon de purge dans une casserole. II ajouta tout de go pour être plus clair :
— Il va sans dire qu'il boira du café africain, ce matin… Ou si tu veux bien, du café bouilli, d'accord ?
Le cuisinier, de plus en plus perplexe, voulut savoir tout de même le pourquoi des choses.
Ansoumani s'était empressé de lui clore le bec en disant :
— Tais-toi, imbécile, et fais ce qu'on te dira de faire.
Déjà Mainguai annonçait la couleur. Tout en s'adressant d'abord au cuisinier, il dit :
— Ecoute, petit, à son réveil, tu commences par apporter du café, je dis du ca-fé. Puis, jouant au nègre étourdi, comme il le pensera sûrement, excuse-toi comme tu peux et traîne dans la salle à manger pour voir s'il boit…
— Il boira, malheureusement ; le capitaine aime le café chaud. A peine sera-t-il devant lui sur la table qu'il videra déjà la première tasse et remplira la seconde. Ce n'est pas juste d'agir comme vous le faîtes… Vraiment pas correct, car ce n'est pas un mauvais chef, le capitaine Henri.
Mainguai, jouant au sourd, demanda si Tête-de-Bélier mangeait du pain au petit déjeuner. On lui répondit : « Oui ».
Lui de rétorquer au cuisinier :
— Evidemment, tu ne trouveras aucune trace de pain ce matin. Tu reviendras et diras : “Désolé, les rats ont touché au pain cette nuit, je ne peux plus vous le servir, mais j'ai préparé une bouillie de fonio”, et sans attendre sa réponse, tu lui apportes la bouillie préparée.
Déjà Mainguai donnait au cuisinier un petit sac rempli de fonio. Il plaçait lui-même une marmite sur le feu et y déversait le reste du flacon.
— Mais tu veux le faire crever ! cria presque Ansoumani de plus en plus inquiet.
— Je m'en fous, l'essentiel est qu'il déguerpisse de la région pour se faire soigner ailleurs.
— Et qui va le transporter ?
— Toi, pardi !
— Et si la purge ne marche pas ou ne marche qu'à moitié, que deviendrai-je ?
— Ça, mon vieux, ce sera ton affaire, dit cyniquement Mainguai.
— Vous avez tort, car le commandant est un véritable officier, dit le cuisinier.
Ansoumani avait gardé le silence. Il continuait de regarder Mainguai comme pour lui dire : « Explique-toi, salaud. » Il ne tarda pas à comprendre que Mainguai le chargeait de surveiller les opérations de l'empoisonnement de Tête-de-Bélier. Sa présence à la résidence devait être ignorée de toute le monde, sauf du cuisinier qu'il était chargé bien sûr de surveiller. Une fois que Tête-de-Bélier serait rempli de purge, il surveillerait à distance les premiers indices de ses maux, puis leur évolution.
Lorsque le faux ou le vrai commandant commencerait à tout salir autour de lui, alors Ansoumani en profiterait immédiatement pour le diriger vers le centre de Gagnoa. Comme s'il voulait être plus précis, Mainguai ajouta :
— Tu comprends, si c'est un faux officier, évidemment nous en serons débarrassés pour toujours ; si c'est un vrai, nous ne serons tout de même pour rien dans ses déboires.
— Et le cuisinier, tu crois qu'il se taira ?… En tout cas, je suis contre ta méthode, tu n'as pas le droit, c'est un crime de bas étage… Tu penses peut-être que le cuisinier se taira à tout jamais…
— Il se taira… N'est-ce pas que tu la boucleras ? dit fermement Mainguai en regardant dans les yeux le cuisinier qui s'empressa de répondre « oui » en tremblant.
— Tu y auras réellement intérêt ! menaça Mainguai.
Avant de quitter le Cercle administratif de Man, en confirmant le rendez-vous à Ansoumani pour le milieu de l'après-midi, Mainguai avait pris soin d'insister :
— Quoiqu'il arrive, tu dois nous rejoindre au plus tard à dix-sept heures.
Ansoumani s'était contenté simplement de dire :
— T'inquiète pas, chef, je suis toujours au rendez-vous, même quand je sais, comme maintenant, que l'on m'envoie dans un coupe-gorge.
Mainguai s'était contenté de tendre la main à son équipier et de souhaiter bonne chance, en disant cependant :
— Ce qui te perdra, Ansoumani, c'est sûrement ta trop grande méfiance des autres. Tu me prêtes trop de mauvaises intentions…
Ansoumani s'était contenté de le regarder et de ne rien répondre, car il n'avait pas saisi la main tendue.
A peine Mainguai avait-il quitté la résidence que déjà Ansoumani se tournait vers le cuisinier comme pour lui signifier : « A nous deux maintenant, mon gars. »
— Depuis quand travailles-tu ici ? demandait-il déjà.
— C'est vraiment le moment de s'informer de ces choses-là ?…
— Ta gueule, toi, je t'ai posé une question et j'attends la réponse… Le nouveau commandant t'a-t-il trouvé ici ?
— Nous l'avons simplement devancé, le chauffeur, deux gardes et moi.
— D'où ?
— D'Abidjan, bien sûr… Vous savez, c'est un vrai capitaine de l'armée.
— Il y a combien de chauffeurs ici ?… Ne réponds qu'à mes questions, peu m'importe de savoir si le commandant est un faux ou un vrai, ce n'est pas mon affaire.
— Un seul, il est parti avec le petit commando vers la frontière guinéenne.
— Quand reviendra-t-il ?
— Peut-être ce soir, je ne sais pas… Tout dépend de l'Unité Tsé-tsé, a dit le commandant.
— As-tu déjà rencontré les membres de l'Unité Tsé-tsé ?
— Moi, non.
— Où l'as-tu rencontré, ce commandant ?
— A Abidjan, je t'ai dit. C'est donc une habitude chez vous de ne pas écouter? Je finirai par le croire. Je ne suis pas un pauvre type, vous savez, ni mon camarade chauffeur non plus. Nous avons du travail à Abidjan… au gouvernement territorial. Nous avons été spécialement choisis pour nous rendre à Man avec le commandant. C'est un officier de l'armée, ce n'est pas un vrai civil, je vous jure… Nous avons l'ordre de coopérer avec l'Unité Tsé-tsé de Mainguai que j'ai reconnu pour avoir vu sa photo déjà.
— Quand vous êtes arrivés à Man avant lui, il a bien fallu que quelqu'un vous reçoive ici…
— Vous ne m'écoutez toujours pas, vous vous cramponnez à vos préjugés…
— Qui vous a reçus ? Quand êtes-vous arrivés ici ? Je demande, et réponds.
— Répondre à quoi, au nom de Mamie Wata ?
— Il a bien fallu que quelqu'un vous donne du travail ici, puisque le commandant n'était pas arrivé ?
— Nous ne sommes tout de même pas des abrutis de la pire espèce pour n'être pas capables de nous débrouiller sans le commandant…
— Y'avait-il un autre cuisinier avant toi, ici ?
— Bien sûr, mais il a été mis à la porte par l'intendant, a-t-on dit… En fait, on raconte qu'il a été accusé de vol.
— De quoi ?
— D'argent… Il aurait, paraît-il, volé un peu d'argent en achetant deux kilos huit cents grammes de viande au lieu de trois kilos… Evidemment, le boucher avait averti l'intendant que le cuisinier avait pris deux cents grammes de moins que d'habitude.
— Ridicule, passons. Le commandant est-il gentil avec vous ? Ne crie-t-il pas sur vous ? Est-il violent comme une sale brute ?
— Enervé en ce moment, oui, mais violent, c'est absolument faux et honteux de proférer une telle accusation.
— Que faites-vous d'important ici ?
— Je ne sais pas, moi, j'obéis, le reste,… eh bien, c'est le business du commandant.
— Tu n'es pas un vrai cuisinier, j'en suis certain.
— On fait ce qu'on peut dans la cuisine… Normalement, je suis tirailleur, mais comme on m'a ordonné d'être cuisinier, j'ai accepté mon titre en engageant une aide-cuisinière qui prépare mieux que moi et me remplace complètement du matin au soir. On fait ce qu'on peut, il ne faut pas chercher à comprendre au nom de Mamie Wata.
— Mais que fais-tu alors pour justifier ton titre de cuisinier ?
— Le petit café du matin, la tournée d'inspection dans la région avec le commandant, et je sers d'interprète également entre lui et les notables.
— Où allez-vous généralement en tournée ?
— Nous explorons toujours la même région, plus précisément, nous évoluons dans la zone frontalière de la Guinée, du Libéria et de la Côte-d'Ivoire…
— Que visitez-vous et qui voyez-vous ?
— C'est un secret.
Ansoumani avait fermé la porte de la cuisine, dans un mouvement brusque et imprévu. Il avait virevolté. En l'espace de quelques secondes, le faux cuisinier s'était retrouvé avec une corde autour du cou, la bouche d'Ansoumani près d'une oreille, qui lui murmurait comme s'il avait déjà cru deviner plus qu'il n'était nécessaire :
— Maintenant, passons aux choses sérieuses… Où est le vrai commandant qui est supposé avoir quitté Man à l'improviste ?
Il serre la corde, un peu, les yeux du cuisinier se dilatent ; il desserre assez nettement pour lui permettre de parler. Puis de répéter sa question :
— Je dis, où est le vrai commandant ?… Tu as cinq secondes pour cracher la vérité… un… deux… trois…
— Le vrai commandant est ici ! L'autre est parti à Abidjan, car il n'était pas honnête, on le faisait même chanter. Alors il n'osait plus rien faire. Votre prétendu vrai commandant s'était laissé corrompre. Il n'empêche que le capitaine Henri est celui qui le remplace, crois-le ou ne le crois pas…
— Qui faisait chanter l'ancien commandant, comme tu dis ?
— Je ne sais pas, moi, je jure au nom de Mamie Wata !
— En quoi consiste l'objet principal de vos tournées d'inspection dans la région frontalière du Soudan français, de la Guinée française, du Libéria et de la Côte-d'Ivoire ?
— Tu m'étouffes, pour l'amour de Dieu, aaah…
— Si tu ne parles pas, tu n'auras même plus le souffle pour faire “haaa” ! Allons, qu'allez-vous manigancer dans la région frontalière ?… Je vais te rafraîchir la mémoire… Vous êtes des trafiquants du « Troupeau du Sahel », oui ou non ?… Parle, nous savons qu'il y a des milliers de têtes de bétail dans la région, depuis une semaine…
— Sais pas, au nom de Mamie Wata !
— Raconte donc, ou je te brise le cou !
— Depuis quelques jours, on a relevé des traces récentes d'animaux domestiques dans la région frontalière des environs de la rivière Tchess et du fleuve Cavally. On raconte également que les trafiquants sont armés… C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le commandant a mobilisé les membres de l'Unité Tsé-tsé, cette nuit… J'aurais bien voulu me joindre aux membres de cette honorable équipe, mais le commandant a refusé.
— Quand aura lieu le passage de la frontière, hein ?
— Je ne sais pas, je ne sais pas, je jure au nom de Mamie Wata que je ne sais pas.
— Partez-vous en tournée aujourd'hui ?
— Oui, nous ne revenons plus à Man, nous nous installerons quelque part aux environs des frontières… En principe, mon camarade chauffeur devra nous rejoindre immédiatement après son retour de mission en compagnie des membres de l'Unité Tsé-tsé… Je vous en prie, ne me demandez pas les noms des membres de l'Unité Tsé-tsé, je ne les connais pas… S'il vous plaît, patron, délivre-moi de ce garrot, j'ai mal. Le commandant va se lever bientôt, je dois donc servir le petit déjeuner… Si vous me tuez, il risquera bien de soupçonner que je ne suis pas ici… ha… merci… ouf.
Quand le cuisinier fut délivré du garrot, il avertit Ansoumani d'une voix sincère :
— A ta place, je ne ferais rien contre notre commandant qui n'est rien d'autre qu'un officier de l'armée métropolitaine. Il vient d'Alger. Je te l'ai déjà dit et le confirme.
— Garde tes conseils pour toi, menteur ! coupa Ansoumani.
II avait libéré le cuisinier, homme à tout faire du « faux » ou du « vrai , commandant, en lui spécifiant :
—A la moindre alerte, tu auras le couteau planté dans le dos et à n'importe quelle distance, crois-moi… Tu serviras le café et la bouillie de fonio en même temps, tu diras qu'il n'y a pas de pain ce matin, un point c'est tout. Surtout, ne t'amuse pas à faire le crétin avec moi en essayant de faire des signes à ton patron. Je surveillerai de la fenêtre.
— Oui, chef… Je te jure que tu te trompes, le commandant est un vrai commandant… Ton camarade qui est parti t'a induit en erreur, c'est moi qui te mets sur la voie, ne me laisse pas lui donner la purge, s'il te plaît, ce serait très mal et grave de conséquences… A ta place, je me présenterais à lui, demanderai qui il est. Il ne va tout de même pas te bouffer pour une telle question…
— Tu auras juste le temps de servir le petit déjeuner et de revenir immédiatement dans la cuisine, interrompit Ansoumani d'une voix enragée et en montrant le couteau.
— Oui, patron, comme tu veux, mais je t'ai tout de même averti… C'est un vrai officier.
Ansoumani bluffait terriblement bien. Il savait lui-même qu'il était incapable de tuer qui que ce soit. A la moindre alerte du cuisinier et du commandant, il ne pensait déjà qu'à une chose : déguerpir. « Autant échouer que de tuer quelqu'un » se dit-il, au moment où il avait donné l'ordre au cuisinier d'apporter le petit déjeuner à Tête-de-Bélier.
Dès l'apparition de l'employé, Tête-de-Bélier s'enquit des nouvelles du chauffeur. Bouche close, comme s'il avait des maux de dents insurmontables, le cuisinier fit non de la tête.
Il laissa son patron boire une tasse, puis rapidement plaça la bouillie de fonio devant lui. Celui-ci, sans rien demander d'autre, prit la cuillère et se mit à se nourrir. Ansoumani qui observait poussa un soupir de soulagement. Il fut soudain saisi de frayeur lorsqu'il vit le commandant parler à son serviteur. Ce dernier se garda bien d'ouvrir la bouche avant de jeter un coup d'oeil vers la fenêtre. Comme le toubab avait le dos tourné, seul le cuisinier pouvait le voir et le regard d'Ansoumani en disait long sur le danger qui planait. Tout haut, le cuisinier dit :
— Oui, mon commandant, je prépare la valise.
Il avait quitté la salle-à-manger. A peine était-il retourné dans la cuisine
qu'Ansoumani s'informait déjà de ce qui avait été dit. Le cuisinier, sur un ton qui cachait mal son désarroi, annonça que son patron lui avait demandé de préparer les affaires pour le départ immédiat :
— Nous ne reviendrons plus ici, m'a-t-il dit.
— Où partez-vous… Je veux dire, où allez-vous installer le nouveau camp ?
— Sais pas, au nom d'Allah.
— Laisse Allah en paix !… Maintenant, à ton tour de boire le café et la bouillie.
— Non, pas ça, pour l'amour d'Allah, pas ce café.
Un crochet du gauche venait de percuter l'estomac du cuisinier. Ce dernier se plia en deux pendant qu'Ansoumani disait :
— Je ne me répète pas deux fois au risque de te démonter à tout jamais.
Le malheureux homme, sans plus attendre le deuxième rappel à l'ordre, se précipita sur le café pour en avaler toute une tasse, puis également la bouillie. Satisfait, Ansoumani dit enfin au malheureux :
— Désolé, mon vieux, mais il le fallait. Crois-moi, cette situation me désarçonne autant que toi, mais le fauve de Mainguai ne me laisse pas Je choix non plus. Il est
vrai que je suis désormais mal placé pour le juger de quoi que ce soit.
Les yeux d'Ansoumani étaient rivés sur le cuisinier, il attendait impatiemment les premières manifestations de la purge. Les indices ne tardèrent pas à se montrer. Dans une des toilettes de la maison, il venait d'entendre le bruit de la chasse d'eau. Pendant qu'il suivait l'évolution de la purge chez Tête-de-Bélier, le cuisinier courait à son tour vers les toilettes de la cour. A peine revenait-il que le pauvre homme se précipitait de nouveau. Au troisième parcours, il sentait mauvais et les mouches lui tenaient escorte. Ansoumani avait bouché son nez et déserté la cuisine pour se mettre sur la véranda afin de mieux suivre les scènes de purge de plus en plus gênantes, de moins en moins supportables. Tête-de-Bélier était assis dans le salon, la tête penchée vers l'avant, les yeux hagards. Peut-être cherchait-il vainement à savoir ce qui lui arrivait d'anormal. En fait, l'anormal était qu'il n'arrivait presque plus à bouger les jambes sans se salir les vêtements. Comme pour se délivrer d'une situation inextricable, il se leva précipitamment et courut vers une table de travail. Tremblant de divers maux, il avait ouvert maladroitement un des tiroirs, en avait sorti une dizaine de paquets de médicaments, cherché nerveusement dans le tas deux ou trois remèdes. Toujours aussi fiévreusement, il s'était mis à les avaler pêle-mêle. Peu de temps après, il avait couru vers les toilettes. Pendant un instant, Ansoumani avait eu honte de lui-même, de ce qu'on lui avait fait faire, de ce qu'il avait accepté de faire et de ce qu'il avait laissé faire. D'une façon ou d'une autre, il se sentait responsable de la souffrance des deux victimes du jour. Alors qu'il se posait des questions tardives sur l'immoralité de son acte et que le doute s'emparait de lui sur l'identité du commandant qu'il commençait à considérer comme le véritable chef des opérations, le cuisinier était sorti à son tour sur la véranda. II n'était pas beau à voir ; tout tranquillement, il avait murmuré à Ansoumani :
— Surtout n'essaie pas de m'empêcher de partir. Comme tu vois, dans mon état et dans la situation où tu as mis le commandant et moi, je n'ai qu'une solution, aller chercher des plantes médicinales dans la forêt pour nous guérir avant qu'il ne soit trop tard, car d'après les maux de ventre que j'ai et les indices qui en découlent, tu nous as fait avaler la purge afou-afou. Je dois recueillir les remèdes avant le lever du jour. Je ne veux pas subir d'humiliations en plein jour,… encore moins laisser le commandant dans cet état de loque couverte de déchets… Tu me laisses sortir, oui ou non ? Si tu ne me laisses pas passer, je te tranche la gorge avec ma machette… Sans regrets, je le ferai… Oui ou non, tu me laisses passer ?
Pendant un instant, le regard d'Ansoumani s'était porté sur la machette bien aiguisée, puis sur le regard décidé et vengeur du cuisinier qui malgré son état désespéré ne prêtait plus au ridicule, car aussi paradoxal que cela pouvait être à cet instant, la victime ne manquait pas de dignité. Ansoumani, comme déjà dépassé par les événements, livra le passage. Il avait tourné en rond pendant un instant, puis avait couru après le cuisinier.
— Que vas-tu faire, après ?
— Après quoi ?!
— Quand vous serez guéris tous les deux… Enfin, le commandant et toi ?
— Ce ne sera plus votre affaire… Une chose est certaine, je dirai tout au commandant.
Ansoumani leva la main pour assommer le cuisinier. L'homme regardait droit dans les yeux de la brute et lui lança à la face :
— Vas-y, frappe donc, salaud… Je te dis que j'expliquerai tout au commandant. Je t'avais bien averti que celui que Mainguai appelle Tête-de-Bélier est le commandant. Je vous ai expliqué avec toute ma force de conviction qu'il n'a rien d'un aventurier ; ce que vous ne savez pas, c'est que depuis cinq ans, cet homme a combattu sur tous les fronts de bataille. Il y a trois mois encore, il était en Afrique du Nord. Il vient de perdre un des membres de sa famille dans un bombardement en Europe. Comment voulez-vous qu'il n'ait pas acquis en cinq années de chien, des gestes et le langage de la violence. Il y a une ou deux heures, j'étais comme une victime sans défense devant vous, j'avais peur de vous, vous suppliais de ne pas nous faire mal, maintenant je n'ai que du mépris pour vous et voilà !
Ansoumani avait gueulé comme un chien battu. Il se frottait désespérément les yeux en criant :
— Du piment, du piment, mon Dieu que j'ai mal.
En effet, le cuisinier venait de lui jeter en pleine figure du piment rouge. Les yeux, les cheveux, la figure d'Ansoumani en étaient totalement couverts. D'une voix pleine de mépris, le cuisinier lui avait dit :
— Il te sera désormais impossible de te sauver jusqu'à mon retour, car pour voir, il te faudra d'abord te laver des pieds à la tête et j'ai la clé de la salle de bains. Si tu cries trop, le commandant te découvrira; tu n'as qu'à souffrir en silence jusqu'à mon retour. Si nous guérissons, je te laisserai te laver, sinon, chaque fois que tu commenceras à ne plus sentir les effets du piment rouge, je t'en verserai encore sur la tête et dans les yeux, je n'aurai aucune pitié pour toi !…
— Nom de Dieu, d'où viens-tu, toi ? demanda Ansoumani.
— Moi, qu'est-ce que cela peut te faire de savoir d'où je suis ?
Toute la scène n'avait pas duré cinq minutes. Désormais, Ansoumani savait que la bataille était bien perdue. Il attendait désespérément le retour du cuisinier. Il ignorait que ce dernier était passé tout près de lui lors de son retour à la résidence où il devait faire bouillir les plantes cueillies dans la forêt avoisinante.
Comme décidé à guérir le plus vite possible, le commandant qui souffrait de tous les maux du monde n'avait émis aucun doute sur l'efficacité des herbes médicinales africaines. Il avait bu la quantité de liquide que lui avait présenté son soigneur. Au milieu de la matinée, le commandant se sentait de mieux en mieux, il s'était même informé de ce qui était arrivé à l'aube.
— Je vous l'expliquerai plus tard, mon commandant, sinon vous risqueriez d'avoir des réactions violentes au ventre.
Le commandant insista d'une voix ferme sur son intention de tout savoir, et immédiatement.
— Il s'agit d'un empoisonnement prémédité, mon commandant.
— Qui en est l'auteur ?
— Un certain Mainguai, le chef de l'Unité Tsé-tsé que vous connaissez… Non loin de la résidence, un certain Ansoumani, qui s'est occupé de l'exécution de la basse besogne, attend de comparaître devant vous. Je me dois de vous informer qu'il a en partie obéi à l'ordre de Mainguai… Le téléphone, mon commandant. Quant à moi, je vais m'occuper de l'individu en question.
Effectivement, le téléphone venait de sonner. Le commandant avait décroché. Au bout du fil, il avait Abidjan. A mesure qu'il écoutait, il changeait de couleur. Il cria presque au bout du fil qu'il n'avait jamais demandé la mobilisation générale de la garnison de la Zone Ouest du territoire ivoirien. Puis de préciser, toujours sur le même ton enragé :
— Il n'en a jamais été question, un tel ordre peut bouleverser tout notre plan, des centaines et des centaines de têtes de bétail du Sahel sont en jeu… Seule la garnison de la région forestière de la Guinée agira en temps opportun. Une réunion d'état-major est prévue pour demain sur la frontière des environs du Libéria… Mais qui a demandé l'autorisation de mobiliser la garnison de l'Ouest ?… Mainguai ?… Le chef de l'unité des éclaireurs ?… Mais il n'en a jamais été question… Ce type est complètement démoniaque, menteur en plus… Comment s'est-il permis d'agir ainsi ? Hier soir, j'ai donné l'ordre à une patrouille mobile de conduire l'Unité Tsé-tsé à la frontière guinéenne où des mouvements de
troupeaux étaient signalés… Non seulement Mainguai et son unité se sont emparés du convoi, mais ils ont fait prisonniers mon chauffeur et les gardes… Vous comprenez enfin pourquoi je ne suis pas encore parti de Man ? Eh bien, tu ne vas pas me croire, mais c'est ce Mainguai qui a tenté de m'empoisonner en me donnant une forte purge… Ce n'est pas risible… Il aura à répondre de son acte devant moi, notamment du délit d'usurpation du rôle de commandant militaire de la région… Arrestation ?… Faudrait-il qu'on le retrouve… Comment ?… Il est quelque part aux environs de Touba ?… Tant mieux, dès mon arrivée là-bas, il sera mis en état d'arrestation puis gardé à vue car j'ai besoin de cette Unité Tsé-tsé qui a fait un travail splendide aussi bien dans la région frontalière ivoirienne que libéro-guinéenne. En ce moment-ci, toute la zone est sillonnée par les membres de l'Unité Tsé-tsé et d'autres informateurs. Sans les informations transmises par Mainguai et les membres de son équipe, l'échec aurait été certain, car les trafiquants ont plusieurs années d'entraînement… Ce Mainguai, un serpent, tu dis… Je crois plutôt que c'est un jeune fauve que nous élevons en notre sein et en pleine liberté… L'arrêter dans son évolution ?… Ce n'est pas une solution, il y a de ces êtres dont il vaut mieux se servir pour empêcher d'autres mauvaises herbes de se multiplier…
Le commandant avait éclaté de rire avant de parler paradoxalement en faveur de Mainguai :
— Aussi étonnant que cela puisse être, j'ai fini par avoir de la sympathie pour lui… Pour avoir du culot, il en a même à revendre, c'est même inquiétant pour un petit nègre, sans être raciste pour autant, entendons-nous bien… Tu me souhaites bonne chance, j'en ai bien besoin pour mon ventre qui me torture… Tu trouves ma voix un peu changée, que veux-tu, le souvenir des temps de mon passage dans les camps de concentration d'Outre-Rhin remonte de temps en temps à la surface…
A peine la conversation téléphonique terminée, le commandant fila vers les toilettes. A son retour au salon, il demanda d'une voix menaçante :
— Où est cet empoisonneur ?
Quelques minutes plus tard, Ansoumani, qu'on avait eu le temps de laver, se présentait devant le commandant. Ce dernier, soudain, s'était fait une face hermétique en disant au coupable :
— Maintenant, explique-toi, en commençant par le début, c'est-à-dire depuis hier soir, l'heure à laquelle l'ordre a été donné de vous transférer aux environs de Touba.
Ansoumani n'était pas décidé à jouer au héros, encore moins au martyr. Il se mit immédiatement à table.
— Pour commencer, dit-il, je dois vous annoncer que nous ne sommes point allés aux environs de Touba hier soir… Il me faut avouer dès à présent que sur l'instigation de Mainguai, nous nous sommes rendus maîtres de la camionnette et avons fait prisonniers les deux gardes et le chauffeur. Mainguai les a confiés au chef de canton de Guiglo… Mon commandant, pour prouver mon entière bonne foi, je suis prêt, au nom du bon Dieu, à vous mener directement à l'endroit où ils se trouvent. Par contre, vous dire pourquoi nous avons douté des deux gardes et du chauffeur, ce serait difficile. Cependant, nous avons réellement cru avoir affaire à de véritables trafiquants qui nous menaient tout droit vers la frontière libérienne. Depuis votre arrivée, notamment depuis votre première rencontre, Mainguai s'est mis à douter de vous, il n'a pas cessé de nous répéter, nous convaincre que vous êtes un faux commandant et que vous n'êtes qu'un trafiquant. Il m'a même dit que vous aviez un accent allemand et que vous aviez perfidement retenu prisonnier le vrai administrateur civil dont on nous a annoncé le départ dernièrement. Que vais-je raconter encore (il avait murmuré ce propos)…
Ah, continua-t-il, comme il est notre chef, vous pensez que nous ne pouvions que lui obéir et suivre ses instructions contre vous. Ce qui est certain, c'est qu'il ne vous aime pas, car il vous appelle par le terme préjoratif de Tête-de-Bélier. Il vous a même fait une réputation de gangster dans la région. Votre empoisonnement a été conçu, exécuté par lui, votre garde de corps pourrait en témoigner, si toutefois dans sa malheureuse situation de faible, il n'a pas encore peur d'éventuelles perfides représailles de la part de mon chef. Quant à moi, je n'ai été que le surveillant forcé de la basse besogne, mon commandant. L'honorable tirailleur noir qui vous seconde a assisté pendant la nuit à notre conversation, je veux dire à la dispute entre Mainguai et moi. Je l'avais traité de hyène, et tout haut pour qu'on m'entende bien !… J'étais révolté, écoeuré par la méthode employée. Je lui avais dit qu'il n'avait pas le droit de vous empoisonner, de vous donner la purge afou-afou. Il
m'a dit de la boucler, qu'il était le chef et qu'il avait décidé de vous mettre hors d'état de nuire. Son plan était de vous rendre malade — vous réduire à l'état de loque —, le terme est de lui. Il a prononcé : « Je le réduirai à l'état de loque avant de le faire transférer au centre de Gagnoa. » Pour être plus précis, je vais répéter mot à mot les propos émis par Mainguai… Attendez, je réfléchis aux termes exacts… Ah, il a dit : « Tu comprends, si c'est un faux commandant, évidemment, nous en serons débarrassés à tout jamais, car il sera certainement mis sous les verrous dès après sa guérison ; si c'est un vrai, je ne serai tout de même pour rien dans ses malheurs, je suis sûr de moi et je saurai me défendre envers et contre tout. » S'adressant à moi, il m'a ordonné, sur un ton qui ne tolérait aucune contestation possible, que je devais rester pour tout surveiller. Vous pensez que j'avais la peur au ventre et tremblais comme une feuille de cocotier au lever de l'orage sur l'Atlantique. C'est alors que prenant votre garde de corps à témoin et pour vous prouver ma candeur naïve face au démiurge du mal, je m'étais permis de dire, après mille efforts pour surmonter ma peur face à mon chef des éclaireurs de l'Unité Tsé-tsé… j'avais dit à Mainguai,… entre parenthèses, mon commandant, je vous jure que quand j'ai émis les propos que je vais vous sortir, la panique la plus noire montait en moi et malgré tout, je m'étais dominé pour lancer les propos suivants que voici, mon Dieu, je m'embrouille,
ah, j'avais dit à Mainguai, et mot pour mot s'il vous plaît : «… Et le garde du corps, tu crois qu'il se taira, lui… Tu le crois vraiment ; mais tu prends les êtres humains pour des carpes ! Je suis absolument certain que ce type parlera dès que le commandant posera la moindre question. Avec un témoin de ce genre, tu ne devrais pas agir ainsi, tu n'as pas le droit de m'y associer !… Sans témoin, les choses seraient différentes !… » Pendant une dizaine de minutes, mon commandant, j'ai essayé de convaincre Mainguai de ne pas vous empoisonner. Pour toute réponse à ma tentative de vous défendre, il m'a dit : « Va te faire sécher au soleil, poisson pourrissant de la tête, et ensuite fais comme je te dis. Il n'arrivera rien, on ne soupçonnera pas que c'est moi qui ai donné la purge à Tête-de-Bélier, car le cuisinier ici présent ne parlera pas, ne soufflera pas un mot de quoi que ce soit, sinon il aura de mes nouvelles sanglantes et saignantes. Etant ton chef, je t'ordonne d'agir comme je te le dis et ne cherche pas à comprendre… », et que je devais obéir comme tout tirailleur en service commandé. Je dois avouer que lors de la préparation de notre mission, on nous avait bien dit et répété comme un ordre formel que nous devions obéir aux ordres de Mainguai, seul chef de l'Unité Tsé-tsé… Mon commandant, comment voulez-vous, après cela, qu'on lui rétorque à tout moment que ce n'est pas conforme…
— Assez, vipère !…
Tête-de-Bélier n'en pouvait plus d'écouter les propos vénéneux d'Ansoumani. Il ne pouvait plus supporter les mots d'une telle langue fourchue.
— Enferme-le jusqu'à nouvel ordre, dit-il au garde du corps… Surtout qu'on ne touche pas à un seul de ses cheveux, ajouta-t-il cependant.
Dès qu'il se trouva seul, il décrocha le téléphone pour donner la consigne à la gendarmerie locale d'aller libérer les prisonniers, c'est-à-dire le chauffeur et les deux gardes. Il prit soin d'informer que l'Alkhaly de Guiglo n'était qu'un innocent cerbère des manigances de Mainguai et qu'il ne fallait poser aucun problème particulier au notable. « Ce n'est pas le moment d'avoir les représentants indigènes contre nous ». précisa-t-il avant de raccrocher.
A peine le commandant s'était-il retrouvé tout seul, après avoir parlé au téléphone, qu'il se tordait déjà de douleurs. Il était assis, les yeux clos, les lèvres pincées, il avalait tant bien que mal ses souffrances. Il faisait pitié. Il s'entendit murmurer entre deux souffles :
— Ce Mainguai, je le tuerais si je m'écoutais en ce moment… Ah, mon Dieu, que j'ai mal… Il faut pourtant que je me rende à mon nouveau quartier général, il n'est pas question que je crève ici, ce serait trop bête, trop… Forçons le destin !
Il se leva difficilement de sa place, héla un tirailleur. Le garde du corps se présenta, tout empressé.
— Dans trois heures, nous partons d'ici…
— Vers où, mon commandant ?
— Vers la frontière guinéenne. Ne t'en fais pas pour moi, je m'en sors toujours.
— Mais, mon commandant…
— Allons, vite, prépare les affaires, y compris tous les dossiers traitant de l'affaire du Troupeau du Sahel…
Tard dans la soirée, le capitaine Henri et quelques membres indigènes de son état-major des opérations du Troupeau du Sahel, réussissaient à joindre le nouveau quartier général, un petit campement que l'on venait de lui construire non loin de la frontière guinéenne entre Boola et Touba, plus précisément à la source de la rivière Tchess. Dès son arrivée, il avait fait convoquer Mainguai. Bien qu'averti de l'urgence de sa présence devant le commandant avant minuit, Mainguai avait trouvé le moyen de se dérober à l'appel. Il s'inventa une petite patrouille pour la nuit même, car voici la note qu'il avait fait parvenir à Tête-de-Bélier :
« Mon commandant, je vous prie d'excuser mon retard éventuel, des têtes de bétail ont été signalées du côté de Nzo sur la frontière libérienne. Nous nous trouvons dans l'obligation de nous y rendre immédiatement. A mon retour demain matin, je me présenterai devant vous et vous ferai mon rapport sur toutes nos difficiles activités des dernières journées. Je puis vous dire déjà que nous avons pleinement réussi dans nos recherches.
Votre dévoué serviteur, Manguai, dit Soldat Tsé-tsé de l'Unité Tsé-tsé. »
***
Ce fut seulement vers la fin de la matinée que, le coeur battant tam-tam et le ventre en mauvais état à force de trop se torturer l'esprit, Soldat Tsé-tsé se décida à se présenter devant son « cher commandant ». Lorsqu'il apparut devant son officier supérieur, il se mit au garde-à-vous comme pour se préserver d'une quelconque explication. Le capitaine Henri l'avait laissé pendant une heure dans cette attitude sans même lui jeter un coup d'oeil. Lorsqu'il mit fin à son programme de la matinée, il daigna enfin s'adresser au soldat au garde-à-vous devant lui.
— N'es-tu pas surpris de me voir ici ? demanda-t-il sur un ton menaçant.
— Moi ?… Non, mon capitaine, je ne suis pas surpris. Vous savez, dans nos régions, les nouvelles se répandent vite… Tout le monde ne parle que de vous.
— Quelle excuse as-tu ?
— Je n'en ai pas. Si, j'en ai une,… je suis désolé d'avoir douté de vous, mon commandant, car depuis le début des opérations du Troupeau du Sahel, nous avons rencontré au moins quatre toubabs qui ont prétendu être des responsables officiels de l'opération… Vous comprenez la raison pour laquelle j'avais réellement cru que vous étiez l'un des chefs des trafiquants qui aurait usurpé le rôle de notre commandant…
— Tu as un peu d'imagination, n'est-ce pas ?
— Vous savez, mon capitaine, à force de rencontrer des gens pas toujours recommandables depuis des années, j'ai fini par être habité par le doute… De là à s'imaginer des choses, il n'y a qu'un petit pas… Malheureusement, ce pas idiot, je l'ai franchi.
— C'est ton droit d'être stupide dans tes préjugés.
Mainguai, comme un peu gêné, avait souri, puis de dire, tout hésitant :
— Mon capitaine, puis-je me permettre une question indiscrète ?… Vous n'êtes pas obligé de répondre.
— Attention, Mainguai… L'autre jour, j'ai eu un terme malheureux à ton égard… De là à me donner la purge et le sobriquet de Tête-de-Bélier… , lança à l'improviste le capitaine Henri.
Mainguai avait sursauté malgré lui. Soudain il eut l'impression d'être arrosé par une sueur froide des pieds à la tête. Tant bien que mal, il tenta de se justifier, mais le capitaine Henri l'interrompit en expliquant qu'avant de venir en Afrique, on lui avait dit que les indigènes auraient une prédilection innée àdonner des surnoms aux toubabs et que très souvent, les surnoms définissent absolument bien son porteur. Le capitaine Henri s'était interrompu pendant un instant, puis après un moment de réflexion, se dit, comme toujours surpris par le sobriquet : « … tout de même,… Tête-de-Bélier… »
— Je suis désolé, mon capitaine…
— Pas autant que moi… Pourrais-je en savoir la raison ?
— La raison ? dit Mainguai, hésitant,… quelle raison s'il vous plaît, mon commandant ?
— Pourquoi m'as-tu surnommé Tête-de-Bélier ?
— Mon capitaine, entendons-nous bien, c'est le commandant du Cercle de Man que j'avais traité de Tête-de-Bélier après avoir reçu un direct dans le ventre et une gifle… Mon capitaine, ne giflez jamais un Africain, cela équivaut à un assassinat de sa dignité. Pour une gifle, il se battrait à mort pour racheter l'honneur perdu… A l'instant même où vous m'avez giflé, je me suis mis à vous haïr… Non pas pour m'avoir traité de Nègre et pour ne pas aimer les Nègres faiseurs de décisions, mais pour m'avoir frappé à la figure… En me giflant, mon commandant, vous avez blessé et meurtri profondément mon âme de Nègre et d'Africain, je vous le jure.
— Ton âme de Nègre et d'Africain ?… Pour une gifle ?… Mais dis-donc, tu raisonnes comme un paysan illettré qui n'a jamais eu aucun contact avec aucune autre civilisation…
— J'espère que la civilisation ne consiste pas à humilier unilatéralement les plus faibles… Dans ce cas, mon capitaine, autant oublier tout ce que j'ai appris de votre univers de toubab…
— Décidément, je ne m'y ferai jamais… Tant de complexes, de susceptibilités… Que dois-je faire pour soigner la chère âme blessée…
Le capitaine Henri avait dit la dernière phrase sur un ton ironique que son interlocuteur ne semblait pas comprendre, encore moins apprécier. Mainguai regardait dans le vide, il ne répondait pas. Son supérieur insistait cependant :
— Que dois-je faire, Mainguai, pour soigner votre précieuse âme ?
Sur un ton neutre, le soldat Tsé-tsé répondit :
— Rien, mon capitaine, car le respect d'une race n'est pas une question de comportement affecté ou de convenance extérieure, c'est une question d'évolution intérieure dans la tolérance et le respect qu'on doit à…
— Assez de théorie philosophique… Tu oublies simplement que toi, Mainguai, n'es ni tolérant, ni respectueux, tu pourrais même être intolérant jusqu'à la cruauté… A présent, jeune homme, ce que tu essaies de me faire comprendre au nom de la dignité blessée de tous les Africains et de toute la race noire, c'est que j'ai blessé ton petit amour-propre égoïste d'orgueilleux… Tu m'as bien traité de Tête-de-Bélier, m'as donné une purge, n'est-ce pas?… Le ridicule serait de dire que le plus grand crime contre la personne morale d'un Blanc est de lui expédier une forte dose de purge violente à son insu…
— J'ai le droit de me sentir humilié quand on me gifle, mon commandant, dit Mainguai d'une voix pleurnicharde.
— Que dois-je faire pour bénéficier de ton auguste pardon ?
— Vous tenez à le savoir, mon commandant ?
— Oui, puisque vous y tenez plus qu'à tout au monde.
Mainguai avait levé la tête. Il regardait son capitaine en face. Il respirait doucement. Son visage était impassible, mais les lèvres semblaient modeler des mots qu'il voulait et ne pouvait peut-être pas dire à son capitaine. Ce dernier le fixait et attendait la réponse. L'ironie avait fait place au défi dans le regard de l'officier qui avait jeté un coup d'oeil sur sa montre et avait mentionné au passage :
— Pas de temps à perdre.
Des plis étaient apparus sur le front de Mainguai, il était comme soumis
à un effort d'une violence extrême : « Dirais-je, ne dirais-je pas ? » Le commandant voulait qu'il le dise, qu'il réponde.
Soudain, il lança à la face de son interlocuteur :
— Capitaine, mettez-vous à genoux devant moi pour soigner mon âme blessée.
A l'émission de cet ordre, le capitaine Henri avait sursauté, était devenu rouge comme un gros homard après cuisson, s'était levé brusquement, avait saisi Mainguai par le collet, l'avait tourné vers la sortie et lui avait expédié un violent coup de pied au derrière. Mainguai fut projeté au dehors comme un ballon de rugby, face à terre, front écorché par les cailloux. Sans rien dire, il s'était relevé, n'avait pas jeté un seul regard vers le commandant, s'était dirigé vers la rivière pour se laver de l'avanie, peut-être aussi de l'humiliation, mais non pas de « son
humiliation », car s'en laver aurait enlevé à Mainguai un moyen de se nourrir de ses revanches, de ses rancoeurs, de ses haines qu'il collectionnait depuis le jour de son départ de l'établissement scolaire de Dakar. Chaque injustice subie et chaque défaite endurées devenaient des pièces à conviction pour les revanches à prendre sur l'avenir.
Lorsque ce jour-là Mainguai s'était lavé de la saleté et non de « son humiliation », il était sorti du campement, s'était dirigé vers un hameau environnant où il avait séduit quelques jours plus tôt une jeune fille. Il n'eut pas de mal à la retrouver… Pendant quelques heures, il allait oublier ses problèmes dans les bras de la femme. Etonnante était la capacité de jouissance et d'amour de la vie, de haines et de revanches, de travailleur et d'organisateur, de courage et de lâcheté, d'altruisme et d'égoïsme, d'opportunisme et d'ambition
de Mainguai. A vingt-quatre ans, il avait déjà toutes les qualités et défauts des meneurs d'hommes.
Le paradoxe de ce jour-là était que Mainguai avait tout de même eu l'idée de s'excuser auprès de son capitaine pour son attitude blessante du matin. Peut-être en ce début d'après-midi de cette journée comme une autre, Mainguai avait-il décidé d'enfermer à clefs… jusqu'à nouvel ordre, « son amour-propre » « sa dignité », pour mieux servir sa survie. Car Mainguai n'oubliait pas, et à juste raison, que d'un trait de plume son chef (s'il était vraiment capitaine) pouvait le renvoyer sur les fronts de bataille d'Europe. Il savait que la guerre n'était pas terminée, mais que la première phase de la libération venait de commencer, car il avait appris à la radio qu'à l'aube du 6 juin 1944 avait eu lieu le Débarquement en Normandie. Dans l'esprit de Mainguai, plus aucun soldat, même tirailleur africain, n'allait plus être à l'abri d'un retour imprévu sur les champs de bataille. «… Il suffit d'un rien, un petit rien,… à moins d'être
très indispensable en ce coin d'Afrique Occidentale… Mais comment l'être, si mon capitaine ne blaire pas ma tête?… Il faut que je réussisse à lui faire changer d'idées à mon égard, il le faut ! » Pendant qu'il courait vers le cantonnement du capitaine Henri, il pensait au Débarquement en Normandie.
Comme pour faire sa propre approche de l'événement qui se déroulait à des milliers de kilomètres de là, il se lança dans son habituel monologue de Soldat Tsé-tsé. Il se disait : « En ce moment, les copains n'arrivent pas à débarquer, on les descend comme des pigeons, peut-être que je risque d'être parmi les groupes de renforts aéroportés, sait-on jamais ?… Car il suffirait d'un franc et net trait de plume de mon capitaine ordonnant mon déménagement vers le front européen pour que cet après-midi on m'achemine vers Abidjan et puis après,… seul Dieu sait si je ne serais pas l'un des millions de soldats inconnus morts sur le champ d'honneur… A moins que je ne me rende indispensable ici et non ailleurs. Oui, il me faut me rendre utile ici, plus que jamais nécessaire et le plus longtemps possible en attendant que les massacres se terminent là-bas… Mieux vaut être un Nègre vivant colonisé qu'un Nègre mort honoré sur un champ de bataille métropolitain. Après tout, je n'étais pas là quand ils ont commencé à créer leur grand cocktail molotov à l'échelle mondiale. On n'est tout de même pas des phacochères, non !… pour se faire canarder. »
Il venait d'arriver devant le quartier général de son commandant.
Soudain, il s'arrêta net. Il se murmurait son plan d'attaque pacifique, il se disait : « Voilà, tu entres… Voilà, tu entres… comme ça… tu te mets au garde-à-vous, impeccable, avec un salut tout aussi impeccable, et tu dis… Que diras-tu?… Ah, tu diras d'une voix très polie, absolument posée et un peu pleurnicharde s'il le faut, pas nécessairement, car il ne faut tout de même pas avoir l'air d'une lavette, il ne te croira plus. Je crois, vieux, que tu dois finalement ressembler à toi-même sans ton côté porc-épic, bien entendu… D'abord, tu commenceras par le féliciter du Débarquement en Normandie. Tu diras que tu espères bien que l'Opération Tsé-tsé réussira pour… pourquoi ?… Bon, ne te complique pas la vie avec ces choses-là, tu n'y comprends rien, il saura par lui-même que tes excuses et salamalecs n'ont pour but que de lui lécher les bottes pour te faire pardonner tes impairs. Hein, bon, improvise ta défense, un point, c'est tout. Dans tous les cas, t'as rien à perdre, hein?… Bon, vas-y, vieux ! »
Il venait d'ouvrir la porte en disant :
— Désolé de vous déranger, mon commandant, mais il me faut sans faute vous parler, les choses pressent et je crois que nous sommes sur une bonne piste pour retrouver la trace du troupeau.
Le capitaine Henri avait regardé Mainguai, il avait son air méfiant :
— Repos et prends place en attendant que je termine de traiter d'un cas urgent.
Silencieux, il s'était assis dans un coin du bureau et retenait presque sa respiration comme pour ne pas déranger son capitaine Henri qui n'était plus Tête-de-Bélier…
Une demi-heure plus tard, Mainguai quittait le quartier général du commandant. Il était souriant. On ignore comment il s'était arrangé pour être de nouveau sur les genoux des dieux, mais il avait réussi son opération de mystification. Non seulement il était bel et bien maintenu à la tête de l'Unité Tsé-tsé, mais il était même invité à assister à une réunion importante qui devait se tenir dans la journée du 6 juin. Le seul témoin, le garde du corps du commandant, n'en croyait pas ses yeux. Encore une fois, Mainguai était servi par sa bonne étoile.
***
C'était la première fois de sa vie et pour bien longtemps encore que Mainguai allait participer à une réunion d'état-major. Etaient présents un officier anglais venant de la Sierra Léone, un officier de liaison américain qui avait quitté le matin même son quartier général de Monrovia, le capitaine Henri organisateur de la réunion, Ie commandant militaire de la Haute-Guinée, un représentant civil des autorités fédérales de Dakar, et enfin Mainguai, dont la présence était exceptionnelle.
Dès le début du briefing, comme le disait l'Américain, il fut demandé à Mainguai d'exposer brièvement les dernières informations, rumeurs et indices recueillis dans la région au sujet du Troupeau du Sahel et des trafiquants. D'une façon apparemment détachée qui cachait mal sa nervosité, Mainguai commença par annoncer que comme chacun devait le savoir, « déjà près de trois cents têtes de bovins ont été réquisitionnées
entre la frontière de Tabou et de Harp », mais qu'aucun contrebandier d'envergure n'avait été pris. Le capitaine Henri interrompit pendant un instant Ie tirailleur en disant que la prise de la nuit précédente n'était que le résultat évident d'une manoeuvre de diversion de la part des trafiquants. Puis de préciser que d'après les renseignements transmis par l'Unité Tsé-tsé et après diverses analyses, il ne faisait pas de doute que des milliers de têtes de bétail circulaient dans la région.
— L'essentiel, devait-il préciser, reste de localiser les points de rassemblement du bétail avant leur passage des frontières.
A peine le capitaine Henri s'était-il tu, que déjà le délégué civil enchaînait nerveusement :
— Quitte à brûler toute la forêt de cette région, nous devons découvrir immédiatement la trace du Troupeau du Sahel, je dis immédiatement. Je tiens à préciser que j'ai reçu l'ordre de prendre les mesures nécessaires pour réussir cette opération. Je dois réussir… Vous m'entendez, capitaine
Henri, le Troupeau du Sahel se trouve dans la région, vous devez le retrouver dans les deux semaines au plus tard.
Le capitaine Henri bouillait intérieurement, le morceau de crayon qu'il avait dans les mains s'était brisé. Cependant, au moment de répondre au délégué civil, il trouva tout de même le moyen de ne pas élever la voix de plus d'un ton, mais de feindre l'ironie :
— Monsieur le Délégué, vous avez proposé d'incendier la forêt dans cette région, n'est-ce pas ?
— Oui, certainement, si cela devait me permettre de localiser immédiatement les têtes de bétail.
— C'est absolument possible. Il vous faut alors nous fournir des bombes incendiaires et des milliers de tonnes d'essence, sans oublier bien sûr une escadrille de bombardiers…
— Que dites-vous ?
— … et encore, monsieur le Délégué, il faudra compter avec la forêt africaine, notamment dans cette région du Golfe de Guinée où le paysage est verdoyant douze mois sur douze…
— Je ne vous permets pas, capitaine.
— … Il pleut plus de six mois sur douze dans cette région… En ce mois de juin, nous sommes au début de la saison des pluies, des tonnes d'eau se sont déjà abattues sur la région…
— Capitaine, je ferai mon rapport…
— … Quand on a passé la guerre à Dakar, dans un bureau d'un gouvernement général qui a fait tirer sur les Forces Françaises Libres, lorsqu'on a été un bon serviteur comme vous du régime de Vichy, puis qu'on change de veste par la force des choses après le ralliement de l'Afrique Occidentale au Général de Gaulle, eh bien, il faut avoir la décence de ne pas donner des leçons de patriotisme aux hommes qui n'ont jamais cessé le combat contre l'ennemi, même quand tout était désespéré. Vous êtes ici pour vous servir des événements et non pour être utile à quelque chose de valeur…
— Je vous interdis, capitaine ! Vous oubliez que vous avez commencé la guerre avec le grade de capitaine et que vous en êtes toujours au même point. La plupart de vos camarades de promotion ou de régiment sont déjà plus gradés que vous. N'oubliez pas que je sais beaucoup de choses.
— Je me suis sauvé d'un camp de concentration pour reprendre le combat, non pour être promu à un grade supérieur, mais pour servir mon pays et la liberté… Vous ne pouvez pas en dire autant… Il est vrai que vous avez une occasion unique, avec le Troupeau du Sahel, de vous faire un nom et une gloire.
— Je ne vous permets pas !
— Je me le permets à un tel point que je vous demande de quitter à l'instant même cette réunion.
— Moi ? Quitter cette réunion ?…
— Et tout de suite. Jusqu'à nouvel ordre je suis le commandant militaire de cette région.
Le capitaine Henri venait d'appeler une sentinelle. Il donna l'ordre d'arrestation. C'est alors que le commandant militaire de la Haute-Guinée intervint pour prêcher la modération :
— Il serait dommage de laver notre linge sale en public.
D'une voix nette, le capitaine Henri avait refusé en arguant qu'il n'avait aucune intention de considérer un individu de ce genre comme faisant partie des siens. Le délégué s'était levé, le silence l'accompagnait, ses lèvres remuaient, il y avait une certaine panique dans le regard qui suppliait comme pour repousser désespérément l'humiliation d'être chassé comme un vulgaire mouchard. C'est alors que le capitaine insista :
— Désolé, monsieur le Délégué, vous ne pouvez plus assister à cette réunion et ne pourrez pas quitter non plus la zone opérationnelle jusqu'à nouvel ordre.
Après cet incident, le commandant militaire de la Haute-Guinée murmura tout de même à son camarade :
— Henri, tu sais ce que tu fais. Comme toujours tu restes un champion pour te créer de nouveaux ennemis…
— Mon vieux, je me soucie éperdument de ma promotion… Dans tous les cas, il y a bien longtemps que j'ai enterré mes illusions en ce qui concerne ma carrière, par contre, ce que des individus de ce genre ne m'enlèveront jamais, c'est le courage de leur dire ce que je pense et de rester moi-même… Bref, passons aux choses sérieuses.
L'officier américain avait souri au capitaine Henri et de lui dire :
— You did well, Henri.
L'Anglais, lui, avait froncé les sourcils, avait ajouté comme pour prendre la porte de sortie à témoin :
— Anyway, tact was missing in their business.
La réunion avait repris sans la présence du délégué civil. Se référant aux informations recueillies depuis quatre mois presque par l'Unité Tsé-tsé, le capitaine Henri avait précisé que pendant les deux dernières années, au moins quatre passages importants de troupeaux avaient eu lieu et qu'en aucun moment, les gouvernements territoriaux de la Côte-d'Ivoire, de la Guinée française et du Soudan français n'avaient réussi à localiser les voies empruntées par les trafiquants et les contrebandiers indigènes.
Cependant, le capitaine Henri informa d'une façon très claire, que la plupart des gros responsables de l'affaire étaient connus à Monrovia, Abidjan, Conakry et Bamako.
— La rareté du cheptel en Afrique Occidentale devient un problème, nous luttons actuellement contre la menace de la sécheresse dans le Sahel où les troupeaux sont décimés par le manque d'eau et contre la disparition du bétail dans les principales zones de concentration. Depuis deux ans, en Guinée comme en Côte-d'Ivoire, au Soudan comme en Haute-Volta, les éleveurs indigènes refusent de traiter avec les autorités territoriales. Il ne fait plus de doute que toute la population indigène de l'Afrique Occidentale est contaminée par l'appât du gain de la contrebande des troupeaux vers le Libéria. Il nous faut crever l'abcès. Les prix de la viande augmentent en Côte-d'Ivoire, au Soudan français, en Guinée française, en HauteVolta et même de plus en plus au Sénégal.
En outre, les impératifs immédiats du ravitaillement des zones libérées d'Europe se font pressants.
Nous sommes dans un cercle vicieux, il s'agit de l'ouvrir à temps… Pour en sortir, une opération d'intoxication a été mise sur pied il y a quelques mois… elle s'est faite en association avec l'ambassade américaine à Monrovia et avec l'accord du gouvernement général à Dakar.
Le capitaine Henri avait passé la parole à l'officier de liaison américain. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Jim parlait d'une voix grave qu'aurait bien pu lui envier tout chanteur de blues ou de gospels songs. Il avait l'air de bien connaître l'Afrique Occidentale. Avant la guerre, il avait vécu à Paris comme correspondant d'un quotidien de San Francisco. Il parlait français et espagnol. Comme toujours, quand quelques étrangers rencontrent un citoyen américain dit « de couleur », ils mettent parfois un point vicieux à poser une question sur le racisme en Amérique, dans l'espoir bien sûr de voir la haine du Blanc apparaître sur le visage du Noir discriminé.
Ainsi, le commandant militaire de la Haute-Guinée n'avait pas manqué à l'appel. Pour la seule fois où il avait cru devoir parler à Jim en dehors de la réunion de travail, il avait demandé en souriant :
— N'est-ce pas que vous avez dit avoir vécu en Europe jusqu'à la guerre pour échapper au racisme ?… Votre combat ne serait-il pas tout d'abord le combat contre le racisme ?…
Jim avait sursauté, mais s'était ressaisi très vite, d'une voix dépourvue de toute passion, il avait répondu :
— Sir, je crois que vous vous trompez un peu, mon combat, c'est d'abord le combat pour la liberté et contre l'intolérance.
Sans plus s'attarder sur ce sujet, il avait renoué avec le problème du jour. Beaucoup plus tard cependant, l'Américain avait dit à son interlocuteur et d'une manière courtoise :
— Vous savez, commandant, les questions raciales dans une réunion de
groupe ne peuvent que perturber l'atmosphère. Mieux vaut les éviter tant que nous nous trouverons liés par l'affaire du Troupeau du Sahel.
En reprenant la réunion, le capitaine Henri avait demandé à Jim de faire à son tour le point sur la recherche du bétail et notamment de communiquer beaucoup plus précisément les derniers détails recueillis au sujet du transfert des bêtes vers les frontières libériennes.
Ainsi, entendit-on Jim transmettre les derniers renseignements :
— Ces milliers de têtes de bétail ont disparu progressivement des régions du Fouta-Djallon en Guinée française, du nord de la Côte-d'Ivoire, du Soudan français, des régions de la Haute-Volta, de la Mauritanie et du Niger. On a même signalé des vols de bétail dans les régions les plus diverses, telles que Sokoto, Kano et aussi au nord du Dahomey et de la Gold Coast. Tout ce cheptel se trouverait actuellement dans la région où nous nous trouvons, plus précisément dans le rayon des trente mille kilomètres carrés qui composent la grande région de la chaîne du Mont-Nimba…
— Qu'est-ce qui vous prouve que les animaux ont été acheminés vers cette région ? demanda l'officier anglais.
Jim regarda le capitaine Henri en lui faisant signe de répondre à sa place. Ce dernier intervint par ces propos :
— Pendant les derniers mois, les vols d'ovins et bovins ont été signalés dans la région frontalière du Sénégal et de Mauritanie. Malgré les investigations, il fut impossible de retrouver la trace des animaux à Saint-,Louis ou à Dakar, c'est alors que les autorités fédérales des territoires d'Afrique de l'Ouest se décidèrent à prendre contact avec les services de liaison du Soudan français à Bamako dans le but de mettre sur pied un corps spécial de police fluviale sur le Niger qui contrôlerait tout passage suspect d'animaux en provenance des grands espaces sahéliens. Moins d'un mois plus tard, plus de cent têtes d'ovins et bovins ont été interceptées par nos services en divers points de passage. A ce jour, il semblerait que la source de ravitaillement se serait tarie du côté sénégalais et mauritanien. Avant de conclure, puis-je vous confirmer que la seule destination retenue reste la frontière libérienne du Mont-Nimba… Sans aucun doute, des milliers de têtes de bétail se trouveraient dans la région où nous sommes. Nous avons ordre de les découvrir et de les réquisitionner… Le problème reste que la région qui nous intéresse équivaudrait facilement à la superficie de la Belgique ou de la Hollande…
Le capitaine Henri venait d'allumer une cigarette, il fumait presque sans arrêt.
D'un geste nerveux, il avait déplié une carte militaire très détaillée de l'Afrique Occidentale. A l'aide d'un crayon rouge, il avait marqué les différents itinéraires hypothétiques des trafiquants en direction du Libéria. Comme pour se réserver une marge de manoeuvre éventuelle, il avait ajouté au passage :
— Bien sûr, ce ne sont que des suppositions pour mieux orienter nos recherches, il y a toujours d'autres possibilités pour les contrebandiers de se faire de nouvelles voies de passages que nous n'aurions pas prévues.
Le commandant militaire de la Haute-Guinée intervint en déclarant qu'il suffisait de laisser faire les trafiquants, une fois qu'ils se croiraient en sûreté en territoire étranger, les troupes leur tomberaient dessus. Puis de préciser d'une voix nette :
— Ce sera une incursion éclair dans la région frontalière libérienne pendant que la garnison en stationnement dans la région ouest de la Côte-d'Ivoire les prendra à revers… Il ne suffira plus que de réquisitionner les milliers de têtes de bétail et de les acheminer vers la Guinée ou la Côte-d'Ivoire.
Le capitaine Henri restait bouche bée. Peut-être ne savait-il pas encore s'il avait bien entendu les propos ou s'il rêvait de les avoir entendus. Et pourtant, se dit-il, « il paraît raisonnable, ce vieil officier qui se vante d'avoir trente années de vie dans les colonies de l'empire,… à moins qu'il n'ait perdu tout contact avec les réalités actuelles de l'époque que nous vivons… Enfin, posons-lui tout de même une question pour notre plus ample information. »
— En somme, commandant, nous nous offrons notre petit Blitzkrieg en forêt tropicale africaine, si je comprends bien ?
— En Afrique Noire, il n'y a que la force qui marche, croyez-moi. J'ai trente ans de colonies, c'est le moment ou jamais de faire sentir à ces sauvages indépendants du Libéria que nous pouvons les occuper si nous le voulons.
— D'autres occupants ont dit la même chose en Europe et ailleurs dans le Pacifique, et pourtant la force n'a pas empêché des bommes de défendre leur terre contre l'occupation… En matière de liberté, il n'y a pas de sous-hommes. Je ne connais pas toute l'Afrique, encore moins tous les Africains, mais je suis certain qu'on ne gagne pas le coeur d'un peuple en piétinant sa dignité…
— Capitaine, nous sommes en Afrique.
— Vous oubliez que le Libéria est un pays indépendant et qu'il est notre allié…
— Alors, dans ce cas, que les dirigeants du pseudo-pays indépendant nous laissent faire notre devoir.
— My Lord !… murmura l'officier anglais. Puis de dire tout haut comme pour dédramatiser la situation :
— Une interruption ne ferait pas de mal, nous aurons toujours le temps de nous écharper plus tard en oubliant trafiquants et troupeaux.
Jim fit « oui » de la tête en direction de Henri, et la séance fut immédiatement levée. Presque découragé, le commandant Tête-de-Bélier avait regardé Mainguai, puis de lui dire au passage :
— Que penses-tu de cela… toi qui aimes mettre tous les colonialistes dans le même sac, sans aucune distinction ?
— Je ne savais pas que deux métropolitains pouvaient avoir des conceptions différentes dans les colonies, mon commandant, dit Mainguai…
— Eh bien, c'est une raison ou une autre d'être tolérant. Crois-moi, les plus injustes ne sont pas toujours ceux qu'on croit. Les sociétés humaines sont absolument plus complexes. Bref, nous reprenons la réunion dans une demi-heure au plus tard…
La réunion avait repris depuis une heure déjà. Comme on a coutume de dire, la plupart des divergences d'idées avaient fait place à la volonté commune de localiser à temps les passages du bétail. Le Group Captain Lancelot, le capitaine Henri, le commandant militaire de la région de la Haute-Guinée et l'officier de liaison américain étaient penchés sur la carte. De temps en temps, l'un d'eux posait une question précise à Mainguai, demandait des éclaircissements. Le capitaine Henri s'intéressait plus particulièrement aux rumeurs qui circulaient sur les déplacements de plus en plus fréquents des travailleurs saisonniers à travers les territoires d'Afrique Occidentale, notamment en Guinée française, Soudan français, Côte-d'Ivoire, Libéria et Haute-Volta. Aucune des réponses de Mainguai n'était à négliger ; elles étaient toutes prises en considération. Le Group Captain Lancelot qui se proposait de survoler la région à basse altitude faisait des croix sur la carte, traçait des cercles, s'informait sur les cours d'eau des frontières libériennes, se référait aux informations d'une patrouille d'éclaireurs recrutés par Jim et opérant dans la région du Mont-Nimba. Peu à peu, le grand cercle de localisation des troupeaux se rétrécissait, il devenait évident que les lieux de concentration du cheptel se trouvaient peut-être dans un rayon de cent kilomètres. « Cent kilomètres de rayon dans une forêt africaine, c'était encore trop », se disait Mainguai qui avait son idée derrière la tête et qui tenait à la garder pour lui-même… du moins jusqu'à nouvel ordre. Cyniquement, il se disait, se répétait : « Pataugez toujours, mes colons, pataugez, vous mordrez la poussière, on est en Afrique ici, la forêt africaine ne se définit pas en fonction de vos principes scientifiques d'une école des Eaux et Forêts. Dans le cas présent, je vous jure que vous mordrez la poussière, pardon, avalerez la boue… Avec les premières pluies diluviennes, beaucoup de parties de cette région sont déjà inondées et le resteront pendant les quatre ou cinq prochains mois. Je sais par expérience qu'il y a plusieurs passages possibles dans toute cette région et que d'autres peuvent s'ouvrir d'un jour à l'autre… Tous distants les uns des autres d'au moins une dizaine de kilomètres. Soyez certains que vous n'aurez désormais rien pour rien, nous n'allons tout de même pas continuer à travailler pour rien, non… Tout juste pour vous permettre de recevoir des décorations… Cherchez toujours, mes génies, cherchez… moi, je la boucle. Pas un mot de plus, je ne dirai, ne révélerai rien sans une certaine compensation…
— Pardon, mon capitaine ?
En effet, le capitaine Henri venait de l'interrompre dans ses cogitations. Il fit répéter la question. Ce qui ne plut guère à son commandant qui consentit tout de même à poser de nouveau la question suivante en appuyant sur les mots :
— Selon les rumeurs, sais-tu déjà si les premiers passages d'animaux ont effectivement eu lieu ?
Mainguai fit semblant de faire un effort de mémoire dans sa tentative de se souvenir, puis de répondre d'une manière qu'il voulait nette :
— Non, mon capitaine. Aucune rumeur à ce sujet, du moins pas à ma connaissance.
— On parle d'arrivages de certains travailleurs saisonniers dans la région, insista le capitaine Henri.
— On en parle, mon capitaine, mais on n'en dit pas plus, répondit-il toujours d'une manière aussi lapidaire.
— Quelques indigènes de la région paraissent s'être volatisés de leur foyer pendant la dernière semaine, oui ou non ?
— Oui, mon capitaine, mais d'une façon ou d'une autre, beaucoup d'indigènes ont l'habitude de se cacher de temps en temps pour se sauver des travaux forcés qui sévissent actuellement à travers l'Afrique Noire.
Mainguai se réjouissait intérieurement, il observait les regards braqués sur lui, tous espéraient un mot de plus, une information de plus, mais rien. Il jubilait. A cet instant, il savourait sa première victoire sur ceux qu'il se refusait à considérer comme ses supérieurs. Il se laissa couler dans un rêve coloré pendant lequel il parlait devant une grande assemblée d'Africains.
Il s'y voyait déjà annonçant la fin du régime colonial, mettant le pouvoir colonial au pied du mur et se faisant applaudir par l'Afrique entière pour avoir mené son continent natal à l'indépendance…
Dans sa tête, tout était encore flou, car il ne savait même pas lui-même ce qu'il allait devenir après avoir quitté l'armée. A vingt-quatre ans, il n'avait jamais rien fait de pratique avec ses mains. Il ne connaissait, n'avait pratiqué aucun métier manuel, il n'était qu'un Africain qui savait lire et écrire avec l'avantage unique d'avoir une moitié de diplôme de fin d'études secondaires. « Peu m'importent les difficultés et les obstacles qui se dresseront sur mon chemin. Je les abattrai et je réussirai », trancha-t-il pour lui-même pendant qu'il se reprenait vite en revoyant les dernières années de son existence. L'hypothèse d'être fonctionnaire dans l'administration coloniale ne lui était pas familière du tout car il se savait fiché comme « agitateur » dans la plupart des territoires et Dominions d'Afrique Occidentale et Equatoriale.
Considéré comme un dangereux perturbateur de l'ordre établi par le pouvoir colonial, que pouvait-il faire d'utile pour lui-même ? « … Commerçant… peut-être », se suggéra-t-il, mais soudain il se reprit très vite en se disant qu'il n'avait aucun sens des affaires. « Peut-être me ferais-je planteur de bananes, café, cacao ou ananas ?… Encore moins, car je n'ai aucun talent de gentleman-farmer ou de paysan. En outre, se dit-il, les banques coloniales n'avanceront jamais un penny ou un quelconque sou à un indigène même docile, à plus forte raison à un individu comme moi. » Il récapitulait : « Bon, ni commerçant, ni planteur, ni transporteur, alors quoi ?… »
Toujours aussi pressant et excédé de voir Mainguai se perdre dans ses rêves, le commandant Henri intervint :
— Allons, souviens-toi cherche un mot, un incident, rappelle-toi une allusion quelconque se rapportant à des étrangers se trouvant dans la région ou à quelqu'un de la région qui ait décidé soudain de s'en aller de son foyer.
Mainguai n'avait rien entendu des propos du capitaine Henri qui tonna dans son oreille :
— La prochaine fois que tu me fais répéter une question, je t'envoie sur le front de Normandie ou d'ailleurs.
Puis répéta tout de même sa question. Tout étourdi d'avoir trop rêvé, Mainguai avait dit d'une voix hésitante qu'il ne rêvait pas, mais qu'il pensait au problème à résoudre et tenait à se souvenir de tout.
— De quoi te souviens-tu ?… As-tu un incident en souvenir ?
— Ben, pas précisément… c'est-à-dire que… je ne…
— Tu accouches, oui ou non ? tonna le commandant militaire de la Haute-Guinée.
Mainguai sursauta. « Cette voix impolie, se dit-il,… je ne puis décidément ni l'aimer, ni la supporter avec sérénité. »
Comme sorti à tout jamais de ses illusions de futur leader, il avait répondu :
— Me souvenir d'un propos… Il me revient à la mémoire une série de silences à mon approche depuis votre arrivée dans la région, mon capitaine… Cependant, un brave vieillard m'a dit qu'une corporation de passeurs s'est formée en société secrète depuis notre arrivée dans la région…
— Mainguai, vous avez des petites amies, n'est-ce pas, intervint Jim.
— Oui, captain, mais c'est ma vie privée, je préfère ne pas en parler en public.
— Pas de vie privée ici, on dit qu'une bonne partie des informations vous a été transmise par vos petites amies. Elles ne vous refusent rien, parait-il…
— C'est mon affaire intime, elle n'a rien à voir avec le Troupeau du Sahel.
Le Group Captain Lancelot, comme gêné par la conversation, regardait ostensiblement vers la forêt, les autres faisaient semblant de réfléchir à quelque chose. L'officier de liaison américain qu'aucune barrière raciale ne retenait dans son approche, n'avait qu'une idée en tête, le faire parler d'une manière plus nette, même en le poussant à la colère. Comme par intuition, il soupçonnait Mainguai d'en savoir plus qu'il ne voulait le dire.
— Come on, brother… un mot, un incident, un accident, une disparition, des achats, de l'argent… chaque terme de ce genre prononcé dans cette région est une matière à discussion ou à rumeurs, je connais la région, je suis certain qu'au moins une de tes petites amies a dû vous parler d'un petit incident se rapportant au passage des troupeaux dans la région.
Mainguai, qui gardait encore la tête baissée, avait soudain braqué son regard sur Jim, une phrase avait retenu son attention :
— Je connais la région…
Il se dit que Jim pouvait bien être un Libérien qui se ferait passer pour Américain après avoir grandi aux Etats-Unis. Toujours est-il qu'il avait dit en relevant la tête :
— Une fois, quelqu'un est mort aux environs de Yéképa, au Libéria…
— Raconte ! clamèrent en choeur les auditeurs.
Puis Mainguai de poursuivre son récit.
— Ses camarades l'avaient ramené à Danané pour remettre ses dépouilles mortelles et l'argent qu'il avait gagné à sa famille. En outre, on raconte que tout dernièrement, trois boas ont été tués par des habitants d'un hameau guinéen non loin de la frontière… Les serpents avaient avalé des moutons… C'est tout ce que je sais.
Mainguai surveillait désormais Jim dans ses faits et gestes. Ce dernier venait de tracer un grand triangle allant de N'Zérékoré à la région de Man, la pointe sud se situant au niveau de Tobli. Il entoura le triangle d'un grand cercle rouge en disant :
— Dans cette zone, se trouvent des milliers de têtes de troupeaux. Dans quelques jours, l'ordre de paiement de l'argent aux émissaires des trafiquants devra être donné pour nous permettre de prendre possession du bétail… L'ordre, entendons-nous bien, se donnera après le passage du cheptel au Libéria. En cas de problèmes, les trafiquants abattront les bêtes, les noieront ou les laisseront se perdre dans la forêt. Je vous fais remarquer qu'ils l'ont déjà fait une fois… mille têtes volatilisées dans la nature. Dans le cas présent, les autorités libériennes, d'une façon exceptionnelle, ne veulent rien savoir du trafic, encore moins se mêler de cette affaire par l'intervention de leurs troupes. Elles prétendent ne pas vouloir de problèmes avec les autorités coloniales françaises. En fait, la raison principale est autre, il s'agit de l'intérêt financier… Si le cheptel entre illégalement en territoire libérien, il sera automatiquement protégé par les lois de ce pays qui se débat dans des difficultés financières insupportables. Il va sans dire que la prise sera réexportée légalement
à prix d'or vers d'autres marchés, ceux du black market plus rentables en ce temps de guerre… Entendons bien, dans quelques jours, l'ordre de transfert de la somme correspondant à la valeur du cheptel se fera.
Sceptique et se demandant toujours si Jim était Libérien ou Américain, Mainguai contemplait le triangle tracé par l'officier « américain ». Soudain, il dit comme n'en pouvant plus de se taire :
— Sir, vous savez, avec ce triangle, il faudrait toute une armée d'infanterie, une division aéroportée de para-commandos et une division blindée pour dégager les chemins à travers la forêt et tout cela pour n'avoir qu'une chance minime de découvrir au bon moment les lieux de passage des troupeaux… Nous nous trouvons dans une région forestière de l'Afrique Occidentale. Pis encore, nous entrons dans la période de la saison des pluies diluviennes… Il n'y a qu'une seule solution, la seule susceptible de soutenir les efforts de l'Unité Tsé-tsé, engager des éclaireurs indigènes. La plupart des passeurs ou autres travailleurs saisonniers connaissent absolument bien la région. J'en ai rencontrés souvent, ils sont nés ici et connaissent leur coin de terre natale. L'un d'eux m'a dit que “les colons toubabs” devront payer cette fois-ci pour bénéficier de leurs services… Ne comptez pas réquisitionner les gens, ils vous échapperont. Car avec toutes les manigances qu'il y a sous cette affaire, les indigènes ne croient plus à l'alibi de l'effort de guerre.
— Qu'est-ce qu'il raconte ? se demanda un des membres du groupe.
— Chut, fit le capitaine Henri.
Puis le commandant de la région militaire de s'informer d'une manière polie, trop polie :
— Mainguai, as-tu une proposition, et pourquoi cette réaction brusque de parler de manigances ?… Tu as l'air d'en vouloir à quelqu'un…
— Non, capitaine, je n'ai rien contre personne, que Dieu m'en garde, je n'ai déjà que trop de problèmes dans ma vie quotidienne pour m'en créer de nouveaux. Cependant, le triangle indiqué par Captain Jim sur la carte équivaudrait bien à dix ou quinze mille kilomètres carrés de forêt vierge… En trois jours, je ne vois pas comment nous pourrions localiser cinq à six mille têtes de bétail, chiffres avancés par quelques indigènes… Nous sommes en pleine forêt africaine et en début de saison des pluies… Même pas un sorcier n'y réussirait…
— Que proposes-tu ? demanda le capitaine Henri, de plus en plus déférant à l'égard de son subalterne.
— De recruter à notre tour des indigènes de la région pour nous aider à retrouver la trace du bétail.
— Recruter des indigènes ?
— Oui, je dis bien « recruter », je ne me trompe pas de terme. Ils le seront aussi bien en Guinée française, au Libéria qu'en Côte-d'Ivoire… Je crois comprendre que Captain Jim a ses propres hommes de mains qui travaillent sur la frontière libérienne, nous ne pourrons que combiner nos efforts de dépistage … A condition, bien sûr, que tout le monde joue le jeu.
— Tu en connaîtrais, des indigènes qui pourraient aider au dépistage?
— Question de flair, pas plus, mon capitaine… de flair. Je sens quelque chose dans l'air. Je vous ai parlé de la corporation de passeurs clandestins de la région… Il y a beaucoup de paysans qui ont essayé d'y adhérer et qui ont été rejetés. C'est ainsi que naissent les murmures et les rancoeurs que nourrissent les idées de vengeance. Je suis certain qu'en décidant de créer aujourd'hui même une Corporation « bidon » des Surveillants Indigènes de Frontières, nous bénéficierons immédiatement
d'appuis sûrs auprès de quelques frontaliers attirés par l'appât d'un revenu exceptionnel.
— Ah ? Corporation “bidon” des Surveillants Indigènes de Frontières ? dit le capitaine Henri, de plus en plus perplexe.
Mainguai avait souri, puis soudain, comme quelque peu excité par son idée, enchaîna par une série de suggestions :
— Bien sûr, la Corporation “bidon” des Surveillants Indigènes des Frontières ne durera que ce que dure le temps de retrouver la trace des troupeaux, de mettre la main sur les trafiquants et de réquisitionner le troupeau du Sahel… Mais pour cela, il faudrait un budget, tout de même… vous comprenez, capitaine… parce que…
— Seront-ils payés ? intervint Jim.
— Oui, avec un peu de vos dollars. Pour une fois, ce ne seront pas des travaux forcés ou les devoirs de “l'effort de guerre”. Ils doivent être bien payés.
— Cet argent n'est pas destiné à payer des indigènes. Je réquisitionne tous les hommes valides, intervint le capitaine Henri.
— Mon capitaine, c'est la seule chose qu'il ne faudrait pas faire en ce moment. Les indigènes en ont assez des travaux forcés. Après cinq mois passés dans la région, croyez-moi, les dits “travaux forcés” tels qu'ils sont encore appliqués ici en Afrique Noire ne pourront que nous compliquer la tâche. Nous ne pourrions qu'avoir des désagréments au bout desquels, la perte globale des troupeaux et des dollars, peut-être…
— Combien proposes-tu comme salaire aux membres de ta Corporation des Surveillants ? demanda soudain Jim.
— Ils seront payés deux fois plus cher que les passeurs clandestins…
— Combien ?
— Nous en serons informés après les avoir recrutés. Je suis certain qu'ils en savent plus qu'ils ne veulent le paraître.
Un silence lourd de réflexion et de suspicion s'était transformé en forteresse autour de Mainguai. Comme se sentant mal à l'aise au milieu d'une telle compagnie, pour toute réaction à une attaque éventuelle, il se décida à tenir tête en ne cherchant pas à justifier son point de vue de faire engager des autochtones salariés… contrairement aux habitudes des travaux forcés imposés aux indigènes. Son regard passait de Henri à Jim, de Jim à Lancelot. Quand Mainguai pensait aux officiers présents, il ne se donnait jamais la peine de donner un titre à qui que ce soit. Ainsi, s'entêtait-il à n'appeler Henri que par le terme de Tête-deBélier ; il ne parvenait pas à lui servir du « Monsieur le Commandant » ou du « Mon capitaine ». Quant à Jim, celui qu'il nommait désormais pour lui-même « l'Abominable Frère Américano-Libérien », il avait beau essayer de lui reconnaître son origine américaine, il ne pouvait s'empêcher de le confondre avec un nègre africain rencontré quelque part sur le continent.
Cependant, chaque fois qu'il entendait parler le Yankee noir, il se disait : « Celui-là ne pourrait être qu'Américain jusqu'au bout des ongles, car avec ce genre d'accent de Chicago, cette intonation de voix à la Roosevelt, et ce type du Wisconsin ou de Tennessee… ou de je ne sais quel Etat d'Amérique du Nord, il faut réellement faire exprès de le confondre avec un Africain ; dans tous les cas, il n'est pas possible de le comparer à quelqu'un de mon continent, puisque c'est le seul prétendu Américain noir que j'aie jamais rencontré de ma vie. »
Son regard se porta sur le Group Captain Lancelot (seul personnage qui lui était sympathique) dont les gestes et l'allure d'ensemble lui soufflaient dans l'oreille « qu'un tel officier anglais qui semble avoir avalé à tout jamais le bâton de maréchal de l'empire britannique ne pouvait que sortir de l'armée impériale des Indes ».
Au commandant militaire de la région de la Haute-Guinée, il avait lancé un regard ponctué par une réflexion murmurée et persuasive : « Celui-là, je préfère ne pas le considérer comme un homo sapiens, encore moins penser à lui, il me donnerait la jaunisse. Quel sale colonialiste… Enfin, oublions-le, cela vaudrait mieux pour ma santé… Il ne faut surtout pas se faire de la bile pour des gens qui n'en valent pas la peine. »
Décidément, Mainguai traversait son heure de cogitations.
Il n'écoutait plus personne, même pas Tête-de-Bélier. Cependant, le capitaine Henri ne tarda pas à se manifester par un rappel à l'ordre :
— Mainguai, cesse de rêver, c'est impoli, nous t'écoutons, explique-toi, nom de Dieu !
— Quoi, mon capitaine ?… Excusez-moi, je n'ai encore rien compris, dit-il d'un air quelque peu embarrassé de son étourderie du moment.
— Ce n'est pas le moment de rêver, j'ai dit… Tu te moques de qui, à la fin ?
— Vous savez, si je ne rêvais pas un peu, il y a bien longtemps que j'aurais déguerpi d'ici car je sens que je vous dérange avec mon affaire de transformer les indigènes des travaux forcés en travailleurs salariés…
— Epargne-nous tes réflexions, dit le commandant de la région militaire de la Haute-Guinée.
— As-tu la liste de ces futurs surveillants ? demanda Jim, intéressé.
Mainguai avait souri comme s'il sentait un piège gros comme un éléphant. Il joua à la surprise et à l'étonnement avant de réagir en conséquence.
— Moi ?… non, Captain Jim. Je n'ai pas de liste, c'est lorsqu'il y aura un exemplaire de dollars au bout de l'hameçon qu'apparaîtront les poissons dans la mare africaine, dit-il effrontément.
— Ne sois pas arrogant, mon garçon, ou je te brise les reins ! En outre, qui a eu l'idée de ce travail rémunéré ? intervint le commandant militaire de la Haute-Guinée.
Mainguai avait eu quelques secondes de réflexion avant de répondre. Il ne souriait plus, au contraire, il avait peur de celui qui venait de parler. Il jeta un coup d'oeil suppliant vers le capitaine Henri qui se dépêcha de venir à la rescousse de son tirailleur noir :
— Dans tous les cas, peu importe qui a eu l'idée de payer des indigènes, l'essentiel est de retrouver la trace des troupeaux, n'est-ce pas, Jim ?
— Naturellement, dit ce dernier qui se dépêcha d'ajouter : « Le temps presse, donnons le feu vert à l'Unité Tsé-tsé. »
— Oui, pourquoi pas, à condition d'avoir d'ici demain midi au plus tard la liste complète de… Au fait, à combien d'individus penses-tu pour ce travail ? demanda le capitaine Henri.
— Une vingtaine, au maximum, autrement le contrôle deviendrait impossible, répondit Mainguai.
— Acceptable ? dit le capitaine Henri en regardant Jim.
— Why not ?… confirma ce dernier.
— Etes-vous d'accord, Group Captain ?
— Up to you, répondit Lancelot en faisant un signe positif de la tête.
Mainguai jubilait intérieurement, il semblait vivre la première vraie victoire personnelle de son existence d'homme.
Comme pour pousser plus loin dans son approche, il avança encore un pion sur l'échiquier…
— Que pensez-vous de cinquante dollars par individu… Ils recevront trente pour cent de leur salaire au moment de leur engagement… Non ?… Disons trente autres pour cent quand ils nous feront découvrir la trace des troupeaux… Le reste après la prise, bien sûr.
— Non ! dit sèchement le capitaine Henri.
— Mon capitaine, si nous ne proposons pas un tel marché, je ne réussirai jamais à les convaincre. Vous savez, les colons n'ont pas toujours bonne réputation au niveau des indigènes. Avec l'existence permanente des travaux forcés en Afrique Noire, les promesses n'ont aucune valeur si elles ne reposent pas sur un salaire à percevoir immédiatement… Dans le cas présent, les candidats éventuels n'accepteront aucune promesse de salaire et ne consentiront à aucun sacrifice s'ils ne reçoivent pas une avance en argent liquide au moment de leur engagement.
De nouveau, le silence était tombé. Mainguai disait, se répétait : « Mon Dieu, qu'ils acceptent donc, mon avenir se joue… S'ils acceptent mes conditions, je me ferai syndicaliste… Si le capitaine Henri,… ce vieux commandant militaire de la Haute-Guinée, … le Captain Jim… le Group Captain Lancelot acceptent les conditions imposées par un simple tirailleur africain comme moi, au surplus ne donnant encore aucune garantie possible de réussite dans sa mission, je n'aurai plus de doute sur mes dons de défenseur des droits des travailleurs africains, je n'aurai plus qu'à me faire syndicaliste à la fin de cette guerre. Evidemment,
si je ne crève pas d'ici-là… Avec les importantes recommandations de la Conférence de Brazzaville, il est certain que les travaux forcés n'existeront plus en Afrique Noire après le conflit mondial… J'ai cru comprendre que les colonies de l'empire deviendront des territoires d'Outre-mer, nous passerions du statut de « sujet métropolitain » à celui de « citoyen » à part entière… Ainsi, nous élirons des députés, sénateurs, conseillers qui nous représenteront à l'Assemblée nationale et ailJeurs… Il ne restera plus qu'à accorder les droits aux travailJeurs africains au risque de provoquer des grèves… Des grèves, c'est là que je trouverai mon rôle de porte-drapeau du prolétariat africain. »
Mainguai perdait patience devant le mutisme de l'état-major, et pourtant le silence n'avait pas duré plus de quelques minutes au maximum pendant qu'il se manifestait déjà d'une voix tremblante par :
— Mon capitaine, que décidez-vous ?
Il n'eut qu'une réponse précise :
— Sors d'ici, on te convoquera plus tard.
Hésitant, voyant déjà son projet de devenir syndicaliste se réduire en fumée, il tenta une vague excuse en murmurant tout de même avant de déguerpir :
— Je ne voulais pas être impoli, mon capitaine… J'ai la crainte de ne pas pouvoir agir cette nuit. Si je quitte trop tard cette réunion, je risquerai de ne plus trouver personne au rendez-vous de mes recrues éventuelles…
Je vous prie de m'excuser d'une telle insistance auprès de vous pour une réponse immédiate.
— Sors d'ici ! coupa court le commandant de la région militaire de la Haute-Guinée.
Pendant qu'il attendait impatiemment au dehors, il orienta sa fureur verbale centre le commandant militaire de la Haute-Guinée. Il se disait : « Décidément, ce vieux cochon gratté, avec ses oreilles rouges, ses yeux qui biglent vers dix-sept heures moins le quart, son nez comme un vieux gant de boxeur fatigué, ses dents couvertes de nicotine et de reste de vin rouge et sa bouche sentant le camembert pourri, je dis qu'il m'énerve, m'énerve, ce vieux militaire d'armée coloniale syphilitique collectrice
de vices impérialistes… Je jure que ce nyangamadi commence à me monter sur les pieds… Nom de Dieu, que je suis mauvaise langue, s'il se trouvait qu'il n'est rien de tout ce que je profère malhonnêtement contre lui ; enfin, ça ne fait rien, de toute façon j'ai bien le droit de penser ce que je veux, c'est mesquin, mais il faut bien que je me défoule sur quelqu'un… Dans tous les cas, avec votre réunion sans moi, vous ne perdez rien pour attendre, je n'ai que vingt-quatre ans, moi… »
Puis se gonflant d'ambition, Mainguai lança du haut de son orgueil :
« Je suis un héros qui s'ignore, ou un futur syndicaliste qui se fabrique… Je relèverai le gant, je lèverai une armée de chômeurs que je constituerai comme support derrière moi… Je deviendrai un poids lourds africain afin de mieux dicter ma loi aussi bien aux colons qu'aux autres indigènes. Je massacrerai la gueule de ceux qui refuseront de se laisser sauver par moi. Je serai un Joe Louis des forces sociales africaines, je deviendrai une personnalité sur qui il faudra compter… Je m'en fous des fonctionnaires indigènes, ils ont peur pour leurs petits salaires de subalternes de l'administration coloniale arrogante à la Louis-Soleil… Ce qu'il me faudra, c'est la manipulation des travailleurs casés dans des emplois mal rémunérés. J'exciterai à la révolte et aux insurrections sociales les victimes des travaux forcés d'hier et les chômeurs désespérément misérables de demain. Un tel mélange matraqué en permanence par l'énorme mortier d'une union des travailleurs indigènes ne pourrait qu'être une arme que je dirigerai contre le pouvoir colonial et ses serviteurs … Il faudra faire attention pour toucher à un seul de mes cheveux… Mes colons, vous n'êtes pas sortis de l'auberge… Qu'est-ce qu'ils racontent encore entre eux, ces cochons grattés et ce Schwarzneger américano-libérien lippu comme moi ?… Mon Dieu, vous crachez ou non les dollars pour payer les surveillants de frontières ?… Et puis zut, je me tais… »
Il ne disait plus rien. Peut-être s'était-il épuisé à se parler à tort et à travers pour tromper son impatience. Toujours est-il qu'aucun appel ne lui parvenait. Le silence le mettait réellement mal à l'aise. Il en tremblait de frayeur sinon de panique à l'idée de manquer le coche.
Quand enfin Group Captain Lancelot se montra à la porte pour lui faire signe de venir, Mainguai se sentit soudain défaillir. Hésitant, il se montra du doigt pour bien se convaincre qu'il s'agissait de lui. Il jeta un coup d'oeil à droite, un autre à gauche, regarda derrière lui pour savoir s'il était seul, puis se dit : « C'est bien moi que Group Captain Lancelot appelle. »
Pour un futur « poids lourd social », c'était tout de même manquer un peu de cran. Toujours est-il qu'il se rendit à la convocation. Mainguai avait pris soudain conscience de toute la valeur réelle de la partie qui allait se jouer dans l'orientation de sa vie. Il se disait que lui, petit indigène africain, allait jouer son avenir… de futur meneur des conflits socio-éconorniques et politiques
en Afrique Occidentale, alors qu'il en ignorait tout encore puisque tout n'était que travaux forcés pour la main-d'oeuvre indigène. Mais il savait que l'avenir du continent noir allait être troublé par des manifestations sociales, des grèves et des mouvements de masses.
Mainguai n'était ni Nostradamus, ni Mahomet, ni Marx, ni Jésus, encore moins Dieu, mais il était certain que des troubles éclateraient puisque c'est lui, « Mainguai », qui allait les provoquer sciemment comme des foyers d'incendies. Il savait également qu'il exploiterait les conséquences de chaque manifestation de masse. Il n'était pas voyant, mais il le prévoyait au nom de son ambition de futur « meneur social » qu'il se
prétendait déjà.
Aussi, à peine lui avait-on fait signe de se joindre de nouveau à la réunion que Mainguai s'y rendait déjà d'un pas ferme. Déjà Jim lui tendait une enveloppe en précisant d'une voix claire :
— A l'intérieur, il y a trois cents dollars représentant l'avance de trente pour cent du total exigé pour vous pour l'emploi des travailleurs africains. Nous ne tenons pas à un nombre déterminé d'éclaireurs, nous exigeons par contre votre réussite obligatoire dans cette phase de votre mission.
La joie éclatait comme un feu d'artifices sur la figure de Mainguai.
— Puis-je vérifier, s'il vous plaît ? se hasarda-t-il.
— Certainement, c'est la moindre des choses, dit Jim.
Posément, Mainguai avait sorti l'argent de l'enveloppe, il aurait bien voulu s'émerveiller sur les billets de dollars qu'il voyait pour la première fois de sa vie, mais se ressaisit très vite en se mettant à les compter. Il séparait chaque billet du lot. Lorsqu 'il eut terminé, il dit d'une voix posée :
— Oui, le compte y est… trois cents dollars représentant l'avance sur les mille dollars qui devraient être payés aux futurs collaborateurs africains salariés. Je vous remercie en leur nom et vous promets que nous essaierons de trouver dans les trois jours au plus tard la trace du Troupeau du Sahel.
— “Essayer” de réussir ?… Mais vous devez réussir ! dit froidement Jim.
— La forêt est grande…
— Never mind, demain à midi, rendez-vous ici avec la liste de vos surveillants de frontières et pour le premier compte rendu de la mission. Dans une semaine exactement, c'est-à-dire le 13 juin, les milliers de têtes du Troupeau du Sahel devront être déjà sous notre contrôle, en route pour la station des chemins de fer à Kankan… Dans trois semaines au plus tard, tout le bétail devra être livré à Conakry où on l'abattra pour l'embarquer sur un bateau frigorifique.
— Pourquoi un si court délai ?… Il n'est pas certain que nous puissions localiser d'innombrables têtes de bétail à travers la forêt, les rassembler et les acheminer vers la gare de Kankan, puis les faire parvenir à Conakry en moins d'un mois… J'avais cru que nous aurions droit à un plus long délai…
— Vous avez voulu être payés en dollars… n'est-ce pas ?… Vous avez fixé votre prix… n'est-ce pas ?… Nous avons accepté le prix… n'est-ce pas ?… Vous avez exigé trente pour cent du total des salaires avant le début de l'opération et avant le recrutement des travailleurs… n'est-ce pas ?… Nous avons accepté vos conditions… n'est-ce pas ?… Eh bien, brother, à notre tour de demander la liste des travailleurs avec nom, prénoms, origine. Dans trois semaines, les troupeaux doivent être à Kankan… Dans un mois, pas un jour de plus, le bétail devra être livré à
Conakry.
— Ce sera difficile, je préfère annuler ma proposition de recruter alors une vingtaine de surveillants indigènes.
— Non. Le marché est conclu. Vous avez reçu une partie du prix exigé. Le contrat doit être respecté. Il ne sera plus question de nous retourner l'avance, trancha Jim.
— Si nous ne réussissons pas à…
— Vous êtes condamnés à réussir ou vous passerez devant la cour martiale pour corruption dans l'armée, menaça capitaine Henri.
— Mais je ne suis ni corrompu, ni escroc, j'ai tenté d'aider et de faire mon devoir…
— Personne ne t'a rien demandé, et tu n'es pas ici pour aider, mais pour faire ton devoir… O.K., man ?… Tu as exigé un prix, mérite-le donc, dit Jim.
— Cet argent n'est pas pour moi, s'ingéniait à se justifier Mainguai qui se sentait pris au collet.
— Don't be a crook brother. Je vous confirme que dans un mois, un bateau-usine frigorifique accostera à Conakry. II embarquera un grand stock de viande. Puis-je vous rappeler en avertissement que ce « stock de viande » n'existe pas encore, car il s'agit de ce troupeau introuvable venant du Sahel. Nous t'avertissons que le navire a déjà quitté Plymouth avec l'ordre précis de mettre plus tard le cap sur l'Afrique Occidentale. Le mouillage du bateau-usine au port de Conakry est prévu pour une journée, pas plus, c'est-à-dire dans un mois au plus tard… D'ici là, le Troupeau du Sahel devra être à notre disposition pour être acheminé vers la gare de Kankan. Il faudra alors un parcours forestier de cinq cents kilomètres au moins pour livrer le troupeau au terminus des chemins de fer Conakry-Niger. C'est de Kankan que le bétail sera transféré à Conakry pour les abattoirs de cette ville avant l'embarquement sur le bateau. O.K., man ?
— Vous devez me comprendre, tenta d'intervenir Mainguai pour se réserver une marge de manoeuvre.
— La réunion est terminée… Nous vous attendons pour demain midi, pas une heure de plus… En Guinée française, en Côte-d'Ivoire, au Libéria, les troupes n'attendent que votre signal pour entrer en action en vue de contrôler la réquisition et l'acheminement du bétail vers le grand point de rassemblement sur les frontières guinéenne et libérienne.
Après une courte interruption, Jim lança d'une voix ferme :
— A vous de jouer, maintenant. Vous êtes condamné à réussir,
Mainguai… Bye bye now, brother.
Mainguai semblait soudain désespéré. Il jeta un coup d'oeil sur le capitaine Henri. Ce dernier ne put que lui dire :
— Qu'attendez-vous de plus ? Allons, filez !
— Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas, capitaine ? demanda désespérément Mainguai comme pour recevoir un dernier encouragement.
— Tu as passé un marché, soldat Mainguai, à toi d'en respecter les termes !
Mainguai savait désormais à quoi s'en tenir. Il quitta précipitamment la salle de réunion en courant. Il pensait aux derniers propos de l'Américain qui ne lui avait pas mâché les mots, en ce jour de 6 juin 1944. Mainguai devait agir au plus vite, comme devaient le faire également Jim, le Group Captain Lancelot et encore plus le capitaine Henri. Le temps pressait et restait indifférent aux problèmes personnels des individus. Ainsi, tous n'avaient plus qu'un espoir — en finir rapidement avec l'affaire du Troupeau du Sahel et rejoindre les fronts de combats alliés en Europe. C'était un rêve bien légitime pour des soldats résistants de cette époque.
***
A peine Mainguai avait-il quitté la salle de réunion que déjà le capitaine Henri mettait en marche sa radio à ondes courtes pour faire entendre les dernières informations de la journée du 6 juin 1944… Une voix qui semblait émerger des mystères de la forêt africaine parlait des événements historiques qui se déroulaient à des milliers de kilomètres de là… En ouvrant la radio, les auditeurs avaient tout juste eu le temps de capter le début de l'émission. Une voix répétait à plusieurs reprises : « Les sanglots longs des violons de l'Automne ! Blessent mon coeur d'une langueur monotone… » Et la voix enchaînait : « Ici Londres, aujourd'hui 6 juin 1944, à l'aube, la Libération de l'Europe a commencé… Pendant toute la journée de sanglants combats ont eu lieu. A cette heure-ci, le mur de l'Atlantique est tombé… Tôt ce matin, sur la Côte française de Normandie, sur les plages de Pouppeville et Sainte-Marie-Mont baptisée pour la circonstance Utah Beach, le Général Roosevelt a fait débarquer et bien avancer ses troupes ; à Arromanches ou Gold Juno, la percée a réussi avec Sergent de Lacy ; au côté de Lion-sur-Mer ou Sword Beach, Lord Lovat a fait progresser ses troupes vers l'intérieur du pays… au niveau de Colleville, Vierville ou Omaha-Beach, la résistance de l'armée allemande a été surprenante et destructrice pour les troupes du Général Cota, les troupes alliées ont tenu bon devant le feu nourri de l'ennemi. Soutenu sur ses deux ailes par le Sergent Petty et Lieutenant Aldworth, le Général Cota a grignoté chaque centimètre de la place d'Omaha Beach ; à ce moment-ci ses troupes ont dominé la situation, elles progressent à leur tour dans l'hinterland normand… L'avance des Alliés commence, la marche glorieuse de nos soldats soutenus par la résistance française en Normandie se poursuit. »
Ainsi devait être le 6 juin 1944 dans ce coin perdu d'Afrique…
Accrochés à la radio, les officiers Henri, Jim, Lancelot vivaient les combats de leurs camarades sur les terrains d'opérations. Un sentiment de frustration revivait en eux, car ils auraient voulu être en Normandie en ce « Jour J ». Comme pour rompre le silence, le capitaine Henri avait lancé :
— Eh bien, à présent, l'intendance doit suivre.
Puis de murmurer tristement :
— Mon pauvre vieux, tu auras tout manqué, même l'événement tant attendu des quatre dernières années… Tu es bien loin du Débarquement en Normandie, le premier vrai acte de la libération…
Il avait balancé la tête comme pour rejeter ses idées pessimistes ; et de penser plus précisément à la mission qui lui était confiée, car il dit tout haut à ses collègues :
— Espérons que Mainguai se montrera efficace comme d'habitude…
Il observa un long silence, puis de poursuivre :
— … C'est étonnant, mais ce jeune tirailleur africain a fini par forcer ma sympathie. Et pourtant, il ne fait rien pour attirer une quelconque bienveillance, au contraire, il énerverait son monde ; mais dès qu'il commence à agir, c'est tout un monde qu'il met en branle…
D'un sujet à l'autre, la conversation s'était éloignée du cas Mainguai pour s'orienter sur l'événement du jour. Tard dans la nuit, jusqu'à deux heures du matin, les officiers Jim, Lancelot et Henri discutèrent du Débarquement et de la Libération. Chacun nourrissait des espoirs, des projets. Jim n'envisageait pas de retourner immédiatement en Amérique, il s'intéressait de plus en plus au fait africain et comptait bien y revenir après la guerre. Le capitaine Henri, lui, ne faisait pas de projet d'après-guerre, il voulait rejoindre la Deuxième Division Blindée dans laquelle il avait combattu pendant presque toute une bonne partie de la guerre. Quant au Group Captain Lancelot, seul Dieu savait ce qu'il voulait ou allait faire après l'avènement du silence des armes. Cependant, quand il lui avait fallu répondre à quelques questions au sujet de ses projets, il avait dit, un sourire au coin des lèvres :
— J'épouserai enfin ma fiancée. Nous aurions dû nous unir déjà il y a cinq ans, mais les événements que vous savez s'y sont opposés. Comme nous ne voulions pas inviter des intrus à notre table, il avait bien fallu les empêcher de se présenter à la porte de l'Angleterre… Je n'avais plus qu'une solution, les arrêter avant la traversée de la Manche, aussi devait commencer pour moi la belle aventure de la Royal Air Force…
— La Bataille d'Angleterre, vous y étiez donc ? demanda soudain Jim, admiratif.
— Oui, pour nous ce fut surtout la première bataille de la liberté, répondit modestement Group Captain Lancelot.
— En somme, vous êtes attendu par la future mariée, fit observer Henri.
— Non, elle ne m'attend pas, nous avons rendez-vous…
— Quel veinard vous êtes, et où donc ?
— Nous nous verrons sur la place de l'église de notre ville, au deuxième vendredi qui suivra la victoire alliée… pour nous marier, bien sûr.
— Patiente et courageuse, n'est-ce pas ?
— Courageuse, certainement, car elle s'est engagée dans l'armée en même temps que moi… Patiente… une femme patiente, vous rêvez, non…
Ce fut l'un des derniers propos de la soirée, car déjà, chacun se préparait à rejoindre sa case pour dormir un peu. II était bien entendu que dès le lever du jour, ils allaient poursuivre les recherches. Il leur fallait retrouver les animaux dans les quatre ou cinq jours au maximum, au risque d'échouer complètement dans leur mission. Au moment de se séparer et de fixer l'heure de la réunion du lendemain matin, Captain Jim, capitaine Henri et Group Captain Lancelot ne purent s'empêcher d'avoir une pensée pour Mainguai. Car sans aucun doute, cette dernière étape des opérations dépendait en grande partie de lui. Aucun des officiers n'avait de doute sur ses capacités.
— Au fait, quel âge peut-il avoir ? demanda Jim à Henri.
— Peut-être vingt-trois, vingt-quatre ans au maximum. Il est vrai que ce ne peut être qu'une erreur de définir un tel phénomène en fonction d'un âge chronologique. Mainguai est tout simplement un homme d'action.
Puis d'ajouter pour lui-même, au moment où Jim ne pouvait plus l'entendre : «… un homme libre, surtout. »