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Cheick Oumar Kanté
Les orphelins de la révolution

Menaibuc, 2004. 376 p.


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Première partie.
Dans la Révolution comme à une Grand-Messe


Tenez, je vais donc vous raconter comment les choses se passent. La semaine prochaine, par exemple, se tiendra une session du Conseil National de la Révolution …
Convoqués de toute urgence par le Bureau Fédéral du Grand Parti d'Avant-Garde Populaire et Révolutionnaire, les militants de tous les coins et recoins de la Fédération de Labé sont déjà arrivés par convois de vieux camions de marque chinoise ou soviétique.
Echaudés, les camarades-militants craignent désormais les rigueurs révolutionnaires et prennent certaines dispositions pour améliorer leur gîte et leur couvert quand ils sont conviés à la Grand-Messe toujours officiée par le Chef Suprême de la Révolution en personne.
ll n'y a pas encore longtemps, ils débarquaient sans précaution aucune et, dans des entrepôts désaffectés et des salles de classes d'où on avait vidé sans ménagements les élèves, ils étaient hébergés. Trois, quatre jours, parfois une semaine durant après la clôture du sommet, ils traînassaient dans les rues de la ville sans autre chose à se mettre sous la dent que du pain rassis et des sardines à l'huile aux dates de péremption dépassées. Les camionneurs ayant assuré leur transport pour venir « sans payer », sous la surveillance de la Milice du Parti — il faut l'avouer — n'acceptant plus de les reconduire au village sans le défraiement du passage qu'on leur avait certifié superflu de prévoir. Et, de toute façon, quand ils avaient quand même pris sur eux quelque argent de poche malgré la folle précipitation, ils l'avaient aussitôt dépensé pour essayer de varier l'ordinaire au moins une fois dans la journée.

Une seule chose demeure. Les paysans se languissent toujours selon les saisons de leurs champs exténués dans lesquels ils viennent d'enfouir leurs maigres semences ou fulminent contre les oiseaux prédateurs, libres de s'égayer sur le fonio ou le maïs parfois arrivés à maturité au moment du départ forcé.

Quant aux ordonnateurs de la messe révolutionnaire, ils sont longs à se raviser pour décider la réquisition de nouveaux camions qui rapatrieront enfin les fidèles-camarades …
Quand siège un CNR, personne n'est autorisé à rester au village à part les militants dont l'empêchement physique ou mental a dûment été constaté. Les jeunes sont enrôlés les premiers pour s'entraîner au défilé de clôture et les « vieux » mobilisés aussitôt après pour apprendre à former les « haies humaines » sur le passage du cortège officiel. Par beau ou mauvais temps, ces derniers sont astreints à demeurer dans les rangs de part et d'autre des routes reliant l'aéroport, la villa Syli et la Permanence. Ils sont en outre préposés aux acclamations, aux cris des mots d'ordre révolutionnaires, à l'agitation des petits drapeaux tricolores — rouge, jaune, vert — de la main gauche et des mouchoirs blancs de la main droite. Pour leur faciliter la tâche, tout le trajet présidentiel est marqué de repères blancs et délimitées sont les places à occuper par les Comités, les Sections, les Fédérations du Parti. Inutile de préciser que chaque cellule politique est tenue de couvrir sans laisser de vide tout son espace réservé.
Comme les sessions ordinaires du CNR sont fréquentes en vue d'entretenir la flamme révolutionnaire, les camarades-militants retrouvent sans difficultés leurs voisins dans la foule et n'auraient de toute évidence plus besoin de longues et chaudes journées de répétitions générales pour acquérir la technique de mise en place. Les jeunes de leur côté se passeraient sans doute de réviser les inamovibles pas de marche … Alignés dès l'aube, les jeunes comme les « vieux » ne sont autorisés à rompre les rangs qu'au crépuscule et regagnent à ce seul moment leurs hôtels improvisés, sans eau ni éclairage. Ils y ont le choix entre s'étendre sur des tables-bancs ou s'allonger par terre. Pendant tout le temps que dureront les entraînements et les séances plénières du CNR plus tard, ils seront réveillés dès les premières lueurs du jour par les étourdissants coups de sifflets des miliciens. Quels mobilisateurs efficaces sont les concerts de sifflets annonciateurs de l'imminence des grands rassemblements populaires, ces coups de sifflets si révolutionnaires !

La toilette de la ville avant la mobilisation générale ne l'est pas moins. D'ailleurs, en prélude à toutes les grandes cérémonies, la ville-hôte est lavée de toutes ses saletés. Tout est blanchi et aseptisé à la chaux vive. Et, pour qu'ils ne dépareillent pas, les fous et les mendiants, militants-en-marge-de-la-Révolution, sont exilés loin dans la brousse par convois entiers de camions de la voirie.
Exit la barbouilleuse de boue et d'excréments de tous les portraits du Cher Prési. Et, avec elle, l'imitateur caricatural combien talentueux de la voix et des gestes du Grand Harangueur des Masses Populaires. L'escogriffe qui s'est surnommé Le Chef Suprême de la Cruauté et Fidèle Serviteur de la Bêtise n'a pas été oublié, lui non plus ! …
— Il n'y a pas plus envahissants que ces résidus d'humains, pestent en vain les miliciens. C'est vrai que plusieurs fois déjà, la ville en fête a été débarrassée de toutes ces ordures à forme humaine. Mais voilà que toutes celles qui ont survécu aux déportations successives sont revenues, on ne sait trop comment, comme des sauterelles aux périodes de floraison des mangues.
Siré-Feetuɗo — traduction mot à mot, Siré-la-Folle — plus vivante que jamais savoure à nouveau son concubinage avec Capi-Joode, le Capitaine des Baveurs. Ils ne sont pas peu fiers de montrer leur fils paraissant tout à fait sain de corps et d'esprit, lui !
Saïdou-Doole, Saïdou-la-Puissance, est revenu. Quelle bête féroce pendant ses crises de folie destructrice ! Il n'y a pas plus efficace que « l'Hercule-aux-plaies-suppurantes » pour décider avant l'heure de la fin du marché !
Fanta-Takkun, Fanta-la-femme-au-moignon, l'amazone redoutable n'a pas péri, elle non plus. Girouette malmenée par son humeur instable, elle change de direction sans cesse, comme à son habitude. Par expérience, elle sait que les enfants se moquent d'elle ; alors, gare au polisson qui hasarde ses pas à ses côtés ! Quand ce dernier se ravise vite pour courir, elle le poursuit, championne olympique des mille mètres, le rattrape, le coince contre elle par ce qui reste de son bras droit et le bastonne à sang. Impossible de lui échapper tant qu'elle n'a pas vidé toute sa fureur.
Matou-l'Allumeuse a survécu, elle aussi. Elle fut belle, dit-on, et son mari riche ! Mais la jalousie de sa coépouse fut sans bornes, paraît-il ! A coups de talismans, grigris et autres philtres magiques, elle aurait réussi à lui jeter son sort actuel. Celle qui était appelée la belle Matou court maintenant derrière tous les vénérables patriarches pour leur exhiber ses seins encore fermes quand elle ne se déshabille pas devant eux, provocatrice et moqueuse.
— Mon pauvre vieillard, ce matin … tu n'aurais pas buté par hasard contre un tronc d'arbre trop sec ? lance-elle à l'adresse des marabouts dits abstinents qui détournent leur regard avec nonchalance et récitent aussitôt après une petite prière pour se faire pardonner leur bref accès de concupiscence.
Mawɗo-Jiga, le-Vieux-Charognard, fait partie des rescapés lui aussi. Parce qu'il en apprécie la chair, il a été affublé du nom du rapace qui cristallise la peur et le dégoût de tout le monde malgré son concours précieux pour combler les lacunes de la Voirie Urbaine. Et c'est avec le sourire et beaucoup de bon sens qu'il répond à la question taquine des enfants.
— Mawɗo-Jiga, entre un morceau de savon pour te laver et un morceau de charognard, que préfères-tu ?
— Aujourd'hui, donnez-moi toujours le morceau de charognard si petit soit-il ! Demain, de très bonne heure, vous m'apporterez le savon !
Enfin, la silhouette dégingandée rebaptisée Degol avec l'accent peul — vit encore. Avec l'homme d'Etat français si célèbre en Guinée, il a en commun la taille.
Aux temps les plus forts du contentieux franco-guinéen, les militantes et les militants de la Révolution n'étaient pas mécontents du tout de voir déambuler dans les rues de Labé un épouvantail « heureux et fier » de répondre à l'appel du nom du Général ! Partout à Labé, il était courant d'entendre demander à propos de tout et de rien :
— Qui a peur de Degol avec ses haillons ?

Après l'exil dans une brousse quelconque des militants-pas-comme-les-autres, ces militants-en-marge-de- la-marge-révolutionnaire et qui osent, sans y avoir été invités, quitter leurs villages, toute la ville est revêtue de parures. En travers des avenues s'étalent de larges banderoles pendues aux faîtes des arbres aux troncs blanchis à la chaux. Couvertes toutes de slogans révolutionnaires, elles alternent avec de longs rubans tricolores qui, fouettés par le vent, font penser à des applaudissements nourris de militants zélés. Des photos géantes du Chef Suprême couvrent les façades des maisons. Et, pour couronner le tout, des pancartes monumentales érigées à même le sol, tous les cent mètres à peu près, accueillent par anticipation l'Illustre Hôte en lui servant toute la phraséologie-fétiche de la Révolution.
— Vive le Chef Suprême pour que vive la Révolution !
— A la violence impérialiste, nous opposerons toujours la violence révolutionnaire !
— L'Impérialisme trouvera son tombeau en terre africaine de Guinée ! …
Arrive enfin le jour-même du Conseil ! En boubous blancs, les « haies humaines » bordent dès l'aube l'axe reliant la villa Syli et la Permanence. A quelle heure passera le cortège ? Le moment précis n'est jamais connu « pour des raisons évidentes de sécurité ».
Dans la Permanence sont déjà installés les Secrétaires Fédéraux et les Secrétaires Généraux de toutes les Cellules du Parti, les membres du Bureau Politique National et du Comité Central, les cadres du Parti-Etat…
Les cénaristes 1 privilégiés, ceux qui estiment pouvoir arborer la virtuelle Bannière du Compagnon de la Révolution, pavoisent parce qu'avoir été Compagnon de l'Indépendance ne suffit plus. Tous les autres ne sont pas peu fiers eux non plus de porter encore au creux de leur poitrine des effigies du Leader-Bien-Aimé. Leur sert de miroir à tous son écrasant portrait sur pied dans une vitrine au milieu de nombreux graffitis révolutionnaires tapissant tout le mur du fond de scène. Sur un panneau en dessous, une autre vaste littérature, écrite en lettres d'or celle-là, rappelle qualités et mérites du Conducteur du Peuple.
— Président de la République
— Chef de l'Etat
— Secrétaire Général du Parti-Etat
— Secrétaire Général du Comité Central
— Chef Suprême de la Révolution
— Fidèle et Suprême Serviteur du Peuple …
En fin de matinée, la GPR — Garde Présidentielle Révolutionnaire — annonce le départ de la Villa Syli et l'imminence du passage du cortège. Les « haies humaines » se ressaisissent et déploient leurs dernières forces pour clamer tous les slogans appris comme à l'école dans leur ordre figé, immuable. Les batteurs de tam-tams, en leur compagnie pour les distraire, décuplent leur ardeur.
S'agitent les milliers de petits drapeaux rouges, jaunes et verts et les mouchoirs blancs. Pleuvent les louanges et les professions de foi révolutionnaires.
— Pour Le Chef Suprême vivre !
— Pour Le Chef Suprême mourir !
De nombreux militants fatigués par la longue attente et le pauvre régime alimentaire tombent évanouis, achevés par leurs ultimes sursauts. D'autres plus vaillants se constituent en équipes de secouristes. Et, comme des professionnels, ils se hâtent de retirer de la mêlée les militants hors de combat, les traînent à l'ombre des arbres avant de revenir vite dans les haies pour crier encore plus fort les vivats car ils tiennent à se faire pardonner leur défection momentanée. Devant et derrière toute cette foule, des commandos de la GPR épient les moindres gestes pour, en cas de nécessité, parer à tout débordement de joie aux conséquences imprévisibles …
Le Chef Suprême de la Révolution, debout dans sa limousine… américaine blanche décapotée, habillé de sa tunique traditionnelle blanche, coiffé de son bonnet blanc, agite son mouchoir blanc en souriant de toutes ses dents blanches, de ce sourire légendaire de l'Homme du Non retentissant et sans équivoque à De Gaulle. Pour se faire admirer, il remonte sans hâte l'avenue aux bords de laquelle les populations sont massées depuis plusieurs heures.

Dans la Permanence Fédérale, les membres du service d'ordre s'activent. La sirène, ils l'ont entendue, bien sûr ! Alors, ils vérifient que tous les Corps Constitués sont à leurs places respectives avec insignes et autres distinctions bien mis en évidence … Quelqu'un sur l'estrade s'assure que le microphone et la sonorisation d'une façon générale sont en parfait état de fonctionnement avant de rejoindre tous ceux déjà rangés dans une double file d'accueil de la porte d'entrée à l'escalier d'accès aux places d'honneur. Tous les cénaristes attendent debout et non sans quelque anxiété l'apparition du Libérateur des Masses Populaires qui est toujours une irruption en vérité. Nombre d'entre eux se raclent la gorge par crainte de ne pouvoir proférer un son quand il va falloir crier les louanges. Les soucis qui les minent, tous, crèvent la vue. Ils les remâchent, manquent de peu de se confier les uns aux autres mais se ravisent qu'il ne faut pas en cet instant solennel avancer des prévisions de malheur et gardent bien chacun pour eux les appréhensions sur quelque détail susceptible de gâcher la cérémonie. Mais, à se fier aux apparences, tous sont torturés par les mêmes pensées.

« Le Chef Suprême sera-t-il content ? Les militants n'auront-ils pas failli aux mots d'ordre donnés, juste au passage du cortège ?
— Garderons-nous notre réputation de grands organisateurs de réceptions ?
— Nous avons été classés premiers lors de la réception de Kwame Nkrumah !
— Nous avons occupé la première place quand Julius Nyéréré nous a rendu visite !
— Nous avons été premiers pour l'accueil de Kenneth Kaunda !
— Nous devons conserver coûte que coûte le Fanion de l'Engagement Révolutionnaire … »

Quand Le Phare du Peuple apparaît enfin à la tribune, les responsables du Parti s'égosillent à qui mieux-mieux en prenant bien soin chacun à ce qu'il entende tous les souhaits de pérennité qu'ils forment pour Lui et tous les éloges qu'ils Lui adressent.
— Le Guide Bien-Aimé
— L'Infatigable Camarade de Lutte
— Le Timonier Irremplaçable
— Le Grand Homme du 28 Septembre
— Le Vaillant Combattant pour la Libération et pour l'Unité Africaine
— Le Chef Suprême de la Révolution et Suprême Serviteur du Peuple …
D'un regard panoramique appuyé, le Guide de la Conscience Africaine balaye l'assistance dans son intégralité avant d'égrener un chapelet de slogans de son cru, des mots d'ordre vociférés avec une hargne spécifique et auxquels savent répondre de façon si instinctive militants et responsables du Parti. — Pour la Révolution !
— Prêts !
— L'Impérialisme !
— A bas ! …
Après quoi, il ordonne de prendre place et énonce sans transition la formule d'usage.
— Nous déclarons ouverte la première séance de la session ordinaire du Conseil National de la Révolution. Boké a la parole !
Tour à tour, suivant l'ordre alphabétique, les Fédéraux, comme on aime les appeler pour faire court, passent derrière le micro et présentent les réalisations de leurs Fédés respectives à grands renforts de slogans et de statistiques triomphalistes.
Du haut des places d'honneur, le Chef Suprême préside la séance de façon magistrale. Il donne bientôt l'impression de ruminer des foules d'idées en observant d'un air fouineur les réactions de chaque cénariste. Il s'attarde sur certains qui, terrorisés, baissent la tête. Puis, interrompant sans ménagements le rapport d'un Fédéral qui l'agace — on ne sait trop pourquoi — puisqu'il est en tous points semblable aux autres rapports, il égrène les tours de parole suivants d'une voix tonitruante après un rire caractéristique — bruyant et saccadé — que connaissent et savent imiter tous les enfants du pays, seuls avec les fous encore capables d'un peu d'humour en ces périodes aux graves enjeux révolutionnaires.
— Macenta a la parole. Mali et Mamou se préparent !
Bouleversé, l'orateur interrompu en plein discours reprend sa place parmi les auditeurs, convaincu qu'il vient de signer sa disgrâce. Le Suprême ne l'a pas écouté jusqu'au bout. Ce n'est jamais bon signe.
A présent, chaque cénariste sent le regard du Bien-Aimé peser sur lui-même en particulier. Et chacun sait que Son attention portée sur quelqu'un en pareilles circonstances ne présage rien d'heureux, pas plus que Sa totale indifférence, du reste. Tendus à l'extrême, tous écoutent ou font semblant avec une patience d'écolier appliqué et discipliné. Ils ne savent plus ce qu'il convient de faire ni comment se tenir. Quand faut-il applaudir ? Quand ne le faut-il pas? De toute évidence, Le Guide n'est pas satisfait des rapports qu'il entend d'une oreille distraite. Il est tout yeux sur l'assemblée hébétée. On dirait qu'une décharge électrique parcourt toute la salle pour clouer par aimantation les auditeurs sur leurs chaises. Les moindres mouvements se figent ou paraissent s'effectuer au ralenti. Les gestes très discrets pour comprimer un bâillement semblent se décomposer. Les toux, même étouffées, retentissent dans la salle comme si elles étaient plutôt amplifiées. Par bonheur, le Fédéral dans sa hâte d'épuiser son tour de parole fait allusion à une pensée du Guide BienAimé et en profite pour rappeler tous ses titres et louer ses mérites encore plus nombreux. Les membres du Bureau Politique National, assis à gauche et à droite du Chef Suprême, applaudissent. Le voile se lève sur l'assemblée médusée qui trouve enfin l'occasion inespérée pour se défouler. Pendant que les acclamations en cascades emplissent la salle, les auditeurs peuvent tousser sans gêne, s'éclaircir la gorge, changer la position de leurs jambes tout ankylosées à cause de la fixité des sièges. Une véritable hystérie s'empare de tout le monde au point que personne ne sait plus par quel bruit spécifique exprimer sa vénération à L'Homme Providentiel cité par l'orateur inspiré.

Dehors, les batteurs de tam-tams contaminés rivalisent avec les joueurs de balafons et les rythmes s'emballent pour entraîner, dans une gigantesque Mamaya, les masses qui n'attendent en fait que les décisions toujours spectaculaires du CNR.

Après le très long et fort remuant plébiscite, assez récréatif tous comptes faits, l'auditoire revient à sa patience première, aussitôt communiquée aux militants extra muras. Avec une très grande modestie — en réalité, une indifférence bien feinte — L'Homme du 28 Septembre baisse un petit peu la tête pour la relever dans l'instant suivant.
Signe convenu — et, ô combien éloquent aux yeux de tous les militants ! — qu'Il a pris acte de toute la déférence manifestée à son égard. Mais ll ne se laisse pas distraire outre mesure. Une stratégie, révolutionnaire à coup sûr, le préoccupe jusqu'à l'obsession. Un CNR sur deux ne lui fournit-il pas le prétexte à l'épuration périodique des instances de la Révolution ?

Tout laisse bien voir que Le Chef Suprême pèse et soupèse l'assistance. Il réussit tant et si bien à lire dans la pensée des militants réunis que ses idées personnelles dont les contours lui paraissaient flous, il y a quelques instants à peine, sont maintenant lumineuses, claires et limpides comme des eaux de source.
— Ce jeune ingénieur au fond de la salle ! Un ennemi de la Révolution à abattre ! Un intellectuel taré, une pourriture de technocrate ! Et il croit pouvoir se jouer plus longtemps du peuple avec ses soi-disant diplômes et savoir-faire acquis aux pays de l'Impérialisme ! …
— Voilà un autre ennemi du peuple ! Professeur de mathématiques de son état, il a infiltré la Révolution avec l'arrière-pensée d'y faire valoir ses velléités syndicalistes contractées dans les sociétés capitalistes …
Une crapule, oui ! Un homme-caméléon !
— L'autre ordure ! … Elle a même réussi, celle-là, à se rendre populaire aux yeux des masses révolutionnaires ! … Quelle place trouver à l'imposteur pour que les roues de la Révolution marchent sur lui ? Si le Parti le faisait accéder au poste de Fédéral, il aurait sans doute des démêlés avec la Révolution, Elle qui est synonyme de vigilance à tout moment ! Et Nous, Nous viendrions régler entre la Révolution et lui !
— L'hypocrite politique à côté, il paraît qu'il Nous vénère. C'est lui le triste pacificateur, que disons-Nous, le sombre normalisateur de la situation dans les Fédérations de l'arrière-pays hostiles au départ à la dynamique révolutionnaire… Mais, justement ! … En tant que Président du Tribunal Révolutionnaire, il s'est rendu coupable de trop de crimes au nom de la Révolution qu'il prétend servir … D'ailleurs, La sert-il encore ou se sert-il d'Elle ? Tous les pouvoirs qu'il a accaparés sous Notre haute bienveillance, Nous l'avouons, doivent lui tourner la tête maintenant. En vérité, ne complotent-ils pas tous ensemble depuis toujours, ces hommes-caméléons ? … Nous sentons le moment venu de présenter au Peuple une belle moisson de traîtres pour lui prouver qu'à jamais Nous sommes son … Seul, Unique, Fidèle et Suprême Serviteur. Et le Peuple n'aura qu'à juger la bande d'exploiteurs des masses ! …

Arrive le tour des rapporteurs du Parti-Etat de rivaliser d'ardeur au microphone. Chaque fois que l'un d'eux cite le nom du Plus Vaillant Combattant, les cénaristes s'empressent de L'acclamer avec chaleur, tous inquiets cependant de ne pas savoir ce qui Le mine au fur et à mesure.

Lui, le front tout en rides, les yeux en feu, le teint d'une noirceur de plus en plus opaque, Il fait penser à un volcan dont les entrailles en effusion sont sur le point de propulser des coulées successives de laves dévastatrices. Sa colère gagne les membres du BPN. Eux aussi affichent des mines de survivants d'un cataclysme.
Les porte-parole réservés pour la fin par les caprices du protocole ont une peur maladive de devoir parler juste au moment où les démons de la Révolution ont envahi la salle. Ils ânonnent parce qu'ils ne reconnaissent plus beaucoup de mots de leur texte. Alors, ils recommencent à en lire des passages entiers non sans perdre la voix, pour la retrouver, avant de la reperdre … Au bout d'un moment que le Tout Puissant prend plaisir à étirer à sa guise pour combler un peu le temps du discours-fleuve en quatre séances de quatre heures qu'il a décidé de surseoir jusqu'au prochain conseil, une voix de stentor, tel un oracle, s'abat sur les tympans des cénaristes à présent abasourdis.
— Nous déclarons close la présente session du CNR ! Prêts pour la Révolution !
— Prêts pour la Révolution ! La Révolution est exigences ! lui répond-on de façon machinale.
Mais, avant que l'assistance n'enchaîne avec la suite des incantations traditionnelles, le Suprême Serviteur du Peuple, malgré sa démarche cagneuse, a franchi la première haie formée en toute catastrophe par les responsables du Parti aux réflexes les plus révolutionnaires.
La fanfare de la GPR débute une musique de marche. D'un de ces gestes dont ll a le secret et qui n'admettent pas de réplique, le Chef Suprême ordonne d'arrêter. Assez de tous ces comploteurs, de tous ces contre-révolutionnaires, de tous ces hommes-caméléons !
Le chef d'orchestre, fort contrarié et même devenu de trop dans le concert révolutionnaire, garde pendant quelques secondes les mains grandes ouvertes en l'air, les yeux fermés en signe de concentration pour les débuts, toujours difficiles, de la mesure. Sans sa baguette de chef volatilisée par miracle, il a l'air, le pauvre, d'invoquer Dieu et tous les Saints pour le rétablissement de la justice sur cette terre dite de la Révolution !
Avec autant de virtuosité qu'il a commandé l'exécution de la marche, il la décommande en rabattant les bras de chaque côté de son corps d'automate. Il va de soi que les instrumentistes n'ont pas attendu les ordres du petit chef d'orchestre pour exécuter la Volonté du Chef Suprême de la Révolution. Les instruments à vent, comme obstrués par l'air déplacé dans le sillage du geste révolutionnaire, se sont tus net. Les baguettes comme aimantées ont étouffé les premiers temps de la batterie contre les tambours. Seul le joueur de cymbale paraît très ennuyé. Il s'en veut à mort d'avoir touché à ce maudit instrument dont les sons continuent de se répercuter quelque temps après les coups …
La limousine présidentielle se déchaîne à la grande joie du peuple pas un seul instant surpris par la tournure des événements. — Un CNR sur deux finit toujours comme ça !
Les motards de la GPR ne pourront rattraper le bolide et le devancer pour lui ouvrir le passage qu'après quelque course-poursuite spectaculaire.
Le Fédéral de Labé entre en transe et avec lui les membres des différentes commissions chargées du bon déroulement du CNR.
— Le Pré si n'est pas satisfait.
— Le Chef Suprême est vraiment fâché.
Et les torts de voltiger de la tête d'un responsable à celle d'un autre.
— J'avais bien dit, moi, que le service d'ordre n'était pas très au point.
— Et puis, vous avez vu comment les drapeaux étaient fixés ?
— D'ailleurs, il faut dire la vérité : ils sont tous délavés !
— Et tu le réalises maintenant, toi ! …
— Les pionniers n'étaient pas souriants du tout.
— Les responsables de la JRDA coordonnaient mal les cris des slogans.
— Les pancartes étaient tenues n'importe comment.
— Les uniformes étaient tout sauf de teintes unies. En tout cas, j'étais de la commission d'hébergement, moi. Je puis vous certifier que nos hôtes ont été bien traités. Les « meubles » dans chaque résidence, nous sommes allés les chercher parmi les plus beaux spécimens de la gent féminine du Fouta Djallon ! Vos montagnes de reproches ne concernent pas ma commission.
— Et la mienne donc ? réplique un autre avec une pointe d'énervement. Est-ce qu'il y a à redire sur le ravitaillement en nourriture ?
— Est-ce qu'il y aurait à redire sur la sonorisation de la salle ? s'emporte un autre encore.
C'est au tour de la Société Nationale d'Electricité, la SNE, de vanter sa prestation.
— Il y a toujours eu du bon courant depuis le début des préparatifs de la réception !
Ensuite, les peintres rappellent qu'ils ont blanchi tous les troncs d'arbres et toutes les maisons sur les passages du cortège, les camionneurs qu'ils ont « transporté cadeau » toute la population tenue d'assister aux cérémonies. Enfin, les directeurs des troupes artistiques promettent une soirée culturelle et dansante alléchante …
Face au compte-rendu donné par le chef de chaque commission, le SF réalise que dans toute cette affaire, la cible principale de toutes les récriminations en haut-lieu, c'est lui ! Pendant la période coloniale, les griots savaient si bien ironiser sur l'inconfort d'une telle situation.
— Seul le garde-Cercle sait combien et à quel moment le Commandant est fâché !

Après s'être creusé la tête, le SF semble soudain, lui aussi, être à même de révéler la cause de la mauvaise humeur subite du Tout Puissant Chef Suprême.
— Ce sont les lycéens qui, aujourd'hui encore, ont gâché la réception. Ces têtus garnements, ils n'ont jamais su faire ce qu'on leur a demandé. Par leur faute, n'avons-nous pas été obligés de supprimer le mouvement d'ensemble sur le terrain de football, manifestation sportive tant appréciée par le Grand Syli ?
Le pauvre Secrétaire Fédéral, il n'est pas enviable du tout, pris comme il est dans un effroyable étau ! Au sommet, le Chef Suprême, ombrageux, est impitoyable. A la base, les militants, gagnés par le dépit, deviennent de plus en plus hostiles. Lui, le Fédéral, il lui faut trouver sa place au milieu, entre eux ! …
Ah ! … Ce pouvoir dit révolutionnaire ! Une puissance sans autorité aucune, sur rien ni sur personne ! Le Fédéral en a jusqu'au cou. Combien de fois a-t-il désiré se retirer en prétextant fatigue, âge avancé ou santé et, combien de fois, « la populace », cynique par inconscience, lui a répondu que lui seul est capable de diriger la Fédé ! Tout le monde s'est déchargé sur lui. On lui laisse le lourd fardeau d'être l'intermédiaire, l'instrument d'exécution, l'homme le plus en vue, le plus populaire donc, mais aussi celui qui doit rendre des comptes au Grand Camarade !
— Dieu maudisse cette popularité et avec elle les supposés prébendes, privilèges et passe-droits liés au poste de responsabilité! Mieux vaudrait mourir! Mille fois mieux ! …
Ruminant son épouvantable isolement, le Fédéral s'adresse aux artistes et remet donc à plus tard le temps où il apprendra aux « brebis galeuses » à bien se conduire en pays révolutionnaire.
— Vous êtes fin prêts pour la représentation théâtrale ? Je vous informe que Bembeya Jazz et Horoya Band 2 sont dans nos murs et qu'ils animeront la soirée dansante prévue au programme. Dans l'immédiat, faites tout pour que la Mamaya au dancing La Kolima à dix-sept heures soit une réussite à tous points de vue !
Elle est bien là, la dernière carte à jouer du Fédéral pour essayer de contenter même un tant soit peu l'Illustre Hôte : dans la bonne organisation des danses populaires féminines, celles que préfère par-dessus tout le Chef Suprême de la Révolution !
— Vous me rassemblerez toutes les filles du Protocole 3 ! poursuit-il. Rendez-vous à La Kolima ! Exécution immédiate ! Et gare aux retardataires !
Aux Miliciens-en-Chef attroupés, il hurle, pour terminer, ses ordres sécuritaires coutumiers.
— Qu'attendez-vous pour faire aménager les salles ? Pour ce soir, je veux cent « Cubains » pour la garde de la Permanence pendant toute la durée des représentations. Vous me mettrez deux miliciens partout où il y aura un militaire du Camp El Hadj Omar 4 ! Est-ce clair ?
— Oui, mon Fédéral, répondent en choeur les patrons des différentes sections de la Milice …
Le Fédéral ! Qui ne l'a souvent entendu déverser sa bile sur ses miliciens réunis et les exhorter à « corriger » les élèves ?
— Si vous voyez des individus louches à tignasses repoussantes, frappez-les sans pitié, ce sont des élèves ! Si vous rencontrez des jeunes aux pantalons étriqués et aux chemises bouffantes, bastonnez-les, ce sont des élèves! Ce sont tous des sales énergumènes ! Ils pissent et chient dans leurs lits. Ils cassent les assiettes que le gouvernement leur fournit, Dieu seul sait à quel prix ! Si vous les trouvez au cinéma ou au bal en train de suborner les petites filles, raflez-les sans aucun ménagement, ce sont des dépravés, ce sont des contre-révolutionnaires !
De mémoire de collégien, je garde un souvenir inoubliable d'une de ces grandes répressions militaires contre l'agitation scolaire. A l'époque, la Milice était encore cantonnée à son rôle de mobilisation politique et n'avait pas obtenu le statut qui allait désormais devenir le sien : être en toutes circonstances un doublon de la police, de l'armée, de la gendarmerie, des services de renseignements… pour les avoir à l'oeil et les dissuader ainsi de tenter tout coup d'Etat.
Au cours de l'année académique 1962-1963, la décentralisation et la réforme m'ont fait quitter le lycée de Dalaba. Comme la plupart des élèves de mon âge, je n'ai plus le droit de fréquenter que le collège puis le lycée le plus près de ma région natale. Mort, le régime d'internat est enterré. Sont supprimées les 6ème , 5ème , 4ème , 3ème pour parler des classes du premier cycle du secondaire. Après le CEPE et les bourses, l'élève attaque désormais le collège avec la 7ème. Il passe le brevet en 9ème. En 10ème, il entre au lycée et passe les première et deuxième parties du bac en 11ème et 12ème.
La Révolution provoquée par ces nouvelles dispositions ! Des élèves ont gagné une année scolaire dans leur cursus, d'autres en ont perdu une ! S'entendre appeler collégiens après avoir été lycéens pendant deux ans suffit, dans notre cas, pour évoquer la disgrâce que nous avons senti nous frapper sans aucune justification ! …
Un matin des premiers jours de l'année qui a suivi ce grand chamboulement, les élèves convergent au collège, venus de tous les coins de la ville comme à l'accoutumée. L'affluence est tous les jours la même car, en fait, il y a deux établissements au lieu d'un, au même endroit.
Le collège officiel, le CER 5, est situé au nord-est de la ville sur un plateau surplombant une vallée aux contours abrupts.
La vallée herbeuse et encaissée abrite, elle, le collège parallèle, l'envers terne du médaillon pas reluisant lui-même, n'en déplaise à la Révolution ! Là, à l'abri de la vigilance indiscrète des pions et des élèves-miliciens et dégagé des fastidieuses montées et descentes officielles des couleurs, on apprend à fumer très jeune, initié par les plus âgés. On y lit aussi des photos-romans, des romans policiers et parfois des récits érotiques. On s'y raconte enfin les westerns vus au Ranch, l'unique cinéma libre de Labé avant sa saisie au profit de l'Etat et l'arrestation pour complot de son propriétaire 6.

La journée au QG change tant de la routine et de l'atmosphère policée du collège « normal » où rien d'intéressant ne se dit ni encore moins ne s'apprend en compagnie de nos drôles de professeurs russes, yougoslaves, bulgares et autres polonais accourus nombreux pour nous inoculer le savoir au nom de la solidarité révolutionnaire internationale dans leur langue « française » plus énigmatique encore pour nous que ne l'est la connaissance scientifique elle-même …
— De la merde que tout cela !
— De la vraie merde !
— Allons au bas-fond !
Tels sont les mots de passe entre habitués du collège parallèle dont il a fallu quelque peu déplacer le QG. Oh ! pas bien loin puisque le maquis aux alentours permet un camouflage total. La raison est qu'une fois, la Milice a pris dans ses filets quelques membres de cette société d'enfants plus dangereux que les contre-révolutionnaires adultes eux-mêmes, aux dires des autorités politiques, organisés qu'ils étaient en petit état sécessionniste avec leur drapeau. En réalité, ils avaient accroché un chiffon noir au faîte d'un mât de bambou. Et, pour parodier la cérémonie officielle de l'autre collège, ils le faisaient monter chaque matin et descendre chaque soir aux cris de slogans bien à eux.
— L'Impérialisme !
— Kaba !
— Le colonialisme !
— Kaba !
— Le Néocolonialisme !
— Kaba ! …
De son nom de famille, le Principal Adjoint du collège s'appelait… Kaba.
En cette matinée du second trimestre de 1964 donc, nous sommes tous en classe ou presque. Quelques rares abonnés du « maquis » parmi les plus ponctuels ont pu le regagner avant que ne débarque au collège un bataillon de parachutistes.
Des noms d'élèves « à corriger », apprendra-t-on plus tard, ont été communiqués la veille au Commandant du Camp Para. Ceux qui savent si bien fouler à leurs grosses bottes la franchise universitaire et tout ce qui, pour eux, est argutie juridico-réactionnaire de protection abusive des élèves et des étudiants sont accueillis par le Principal lui-même. Lestés de quelques gros bras choisis pour leur efficacité supposée, il entreprend un tour des classes à l'issue d'un conciliabule avec leur chef de mission pendant que les paras en surnombre prennent position tout autour de l'établissement pour filtrer les entrées, réservées en exclusivité aux élèves et, surtout, pour empêcher leur sortie.
Aussitôt que le Principal a claironné un nom, ses redoutables gardes du corps pour la circonstance se bousculent pour expulser la victime que le commissaire politique de la classe a tout intérêt à avoir désigné avant qu'elle-même n'ait eu le temps de réagir. Et pourtant, combien elle se dépêche ! Les plus petits sont éjectés par les fenêtres.
Chaque marmot catapulté tombe dans la cour hérissée de gravier rouge et se relève dare-dare de peur de subir les coups de crosse, lot des plus grands en principe. Dehors, nous nous sommes mis en rang avec une docilité d'autant plus grande que les militants-en-uniformes se sont occupés du service d'ordre au fur et à mesure.
La longue caravane de gosses dont la moyenne d'âge est de quinze ans traverse la cour du collège sous les yeux exorbités des copains qui n'en reviennent pas d'avoir été oubliés, eux. Nous traversons la ville en rampant, en traînant sur les coudes, en roulant sur nous-mêmes, sous la surveillance musclée des paras.
Souvent, toute la circulation est bloquée et nous sommes « invités » à nous coucher sur le goudron bouillant et à faire face au soleil.
Le premier qui ferme l'oeil est extirpé des rangs pour être « manoeuvré » à part. Les recettes ne manquent pas pour mater les caractères les plus trempés.
L'exercice numéro 9 consiste par exemple, autant que je me souvienne, à porter un lourd fusil en travers des épaules et à sautiller sur place sur un pied pendant plusieurs minutes. Une autre épreuve oblige à ramper sur une longue distance avec le fusil sur les revers des bras allongés en prenant surtout garde à ne pas le faire tomber…
Sept kilomètres à peu près séparent le collège et le Camp. Mais le parcours commencé vers huit heures et demie ne s'est terminé qu'aux environs de seize heures. Entre-temps, les « combattants » que nous sommes devenus à notre corps défendant se sont enduits de boue au passage des ruisseaux réduits en cette saison à de véritables bouillons de culture dans lesquels macèrent des feuilles mortes et se décomposent des cadavres de petits animaux. Nous avons exécuté aussi de multiples roulés-boulés sur des terrains argileux ou sablonneux, caillouteux ou semés d'épines, la configuration des lieux important peu, tout au moins pour nos tortionnaires …
Au Camp, pendant que nous cuisons sur le bitume encore brûlant des aires de basket et de volley-ball surgissent trois militants-en-uniformes avec autour de leur cou et de leurs bras de monstrueux pythons, ceux-là mêmes qu'ils ont coutume d'exhiber lors des grands défilés militaires. Ils poussent leur perfidie et leur perversité jusqu'à les poser par surprise sur les jambes des filles.
Deux d'entre elles se sont évanouies illico et ont été évacuées de toute urgence à l'infirmerie du Camp.
Après la longue séance de frissons, somme toute distrayante pour la plupart des garçons, un d'entre nous demande à boire. Un grand seau rempli d'eau est apporté à toute vitesse par un garde-chiourme que nous croyons, l'espace de quelques instants, plus humain que les autres. Il invite à la ronde tous les assoiffés à lui faire un signe. Par simple réflexe de survie, plusieurs doigts fébriles et tremblotants sont levés et, au hasard, leurs propriétaires sont arrosés mais pas assez pour qu'ils ne risquent pas d'étancher leur soif par simple immersion !
Un moment de répit nous est accordé à l'heure du « goûter-des-soldats », ironisons-nous, étant donnée l'heure. Nos bourreaux se rendent au mess, en effet, pour une « pause-recharge-des-batteries », préfèrent-ils dire, eux, non sans avoir demandé avec une compassion très bien simulée si nous avions une petite faim, nous aussi ! …
Mais la leçon de la soif est encore trop fraîche pour que nous l'ayons déjà oubliée. Nous sommes entassés pendant la trêve dans deux cellules refermées avec une brutalité inouïe sur quelques doigts de « prisonniers » à la recherche d'un appui pour tenir debout, ne serait-ce que sur la pointe des pieds. Peu de temps après, nous sommes reconduits sur l'asphalte attiédi — par chance — des terrains de sports, tous sur le dos avec obligation de regarder le soleil qui, complice lui aussi, a beaucoup décliné.
Munis de tondeuses de coiffeurs voraces, les idéologues-en-armes se livrent alors à la réalisation de divers ouvrages d'art dans nos chevelures sèches, crépues et rebelles. Le schéma de lotissement de notre ville avec ses principaux carrefours fait de la place aux plans des maisons de nos parents et de celles auxquelles nous rêvons mais que nous ne saurons jamais réaliser, selon eux, parce que nous sommes déjà « foutus ».
Des tonsures d'ecclésiastiques côtoient des croix de guerre et même des croix gammées … Toutes sortes de figures géométriques sont reproduites sur nos pauvres têtes et, quand ils sont à court d'inspiration, nos « architectes-coiffeurs » ne s'embarrassent pas. Ils nous arrachent des touffes de cheveux à l'avant, à l'arrière et sur les côtés. Enfin, arrive le moment de la toilette, cérémonie encore plus humiliante. Il s'agit de faire ses ablutions avec quelques gouttes d'eau et du savon tchèque ainsi que les soudards formés à Prague, à Berlin, à Moscou et au Caire ont baptisé pour les besoins de leur cause la maudite poussière !
C'est à dix huit heures et pas avant que commence la longue marche de retour vers le collège, ou la course à petites foulées, à vrai dire, après un réquisitoire de cour martiale du Commandant du Camp nous promettant un divertissement « encore plus agréable » en cas de récidive.
Et, même si nous ne savons toujours pas ce qui nous est reproché, nous comprenons sans avoir besoin d'explication la lourde signification de ses paroles.
— A très bientôt ! …
Au collège, tous les cours ont pris fm depuis longtemps mais personne n'est rentré à la maison. Chacun a attendu de connaître le sort des camarades enlevés le matin.
Alertés en début d'après-midi, beaucoup de parents se sont joints aux collégiens. Un puissant gémissement collectif accueille les jeunes héros que nous sommes devenus après tout. Les camarades-filles pleurent sans retenue. Les mères des « martyrs », aussi, tandis que les pères d'élèves, incrédules, s'échinent, eux, en vain pour reconnaître leurs rejetons défigurés.
Un collégien lance une injure grossière à l'adresse des militants-en-uniformes. Des volées de coups de crosse sont distribuées en guise de riposte. Dans la mêlée, des velléitaires ou prétendus tels sont arrêtés, « emballés » et embarqués dans les camions restés en stationnement pour monter la garde autour du collège pendant toute la durée de notre transhumance. Ils ne seront relâchés, eux, que deux jours plus tard, encore plus manoeuvrés que nous.
Des suites des mauvais traitements, un d'entre eux mourra, pour tout dire.

Je me rappelle m'être caché sous les bancs de ma classe après ma libération et avoir attendu qu'il fasse bien sombre pour regagner la maison. Mon père, comme on l'imagine, n'a pas effectué, lui, le déplacement au collège, estimant avoir donné à tous ses enfants l'éducation qui les distingue des brebis galeuses. Mais, ne doutant pas un seul instant qu'il partage ma peine et qu'il commence lui-même à être révolté par l'arbitraire révolutionnaire, j'ai accepté sans sourciller ses remarques dites la gorge serrée.
— Comme ça, c'est toi qui vas me couvrir de honte ! On me l'aurait dit, je ne l'aurais pas cru !
Tous les parents d'élèves émettent des protestations les jours et les mois suivants. Le Parti décide de leur appliquer le même traitement de choc qu'à nous.
S'égrènent alors des années d'emprisonnements arbitraires, d'expropriations de biens, de conflits arbitrés par le Parti entre maris et épouses, entre parents et enfants, entre voisins, entre collègues, entre responsables eux-mêmes …

Une autre ère s'ouvre. Le Parti omnipotent et au centre de tous les enjeux opère sa révolution culturelle et la radicalisation de cette dernière. De nouvelles années de cauchemars que je suis incapable de raconter toutes, tout seul ! … D'ailleurs, même si tous les Guinéens y allaient de leur version, il resterait encore à dire sur cette longue période de pénuries et de douleurs.

Des complots sont découverts et encore des complots ! Focaliser la vigilance de tous face à un complot prétendu permanent devient désormais une méthode de gouvernement. Et, quand le Parti déchaîne sur des individus ou des catégories de personnes la haine des militants-révolutionnaires — la pratique de la délation ayant transformé les citoyens en ennemis mortels les uns des autres — les sentences inspirées par la Révolution sont impitoyables.

Voici à Conakry, par exemple, comment se déroule un Tribunal Révolutionnaire. Chaque fois que la faim et la maladie chassent les militants de leurs taudis comme le feu débusque les rats de leurs trous, ils envahissent la rue de la République, s'y répandent à leur aise, ravis d'empêcher ainsi la circulation de tout véhicule. Le peuple aux mains nues mais bien armé sur le plan idéologique tel que se complaît à le désigner son Conducteur Bien-Aimé, verrouille l'artère conduisant au Palais de la Révolution. Il dresse un cordon sanitaire infranchissable entre le Grand Guide et ses compagnons suspects, tous tant qu'ils sont, de ne pas Lui être en tous lieux et en toutes circonstances fidèles. Et, pour preuve, ils sont incapables de prévoir les cyclones qui traversent de façon pourtant récurrente les masses populaires excédées ! La marche révolutionnaire du peuple enfle comme une vague déferlante en direction de la Résidence de son Chef Suprême.
La GPR accourue en catastrophe constate la violence du phénomène et bat vite en retraite. Dès l'escalier du Palais, le peuple exige le châtiment de tous les contre-révolutionnaires, saboteurs de tous bords, responsables des pénuries de tissus, de sel, de sucre, de farine dans les magasins du Parti, auteurs du dénuement des pharmacies d'Etat en médicaments essentiels, réducteurs du nombre de lits dans les hôpitaux du Parti-Etat et qui, en outre, réclament encore et toujours — aux paysans entre autres — des impôts en nature : riz, maïs, mil, fonio, taro, etc.

Il a suffi que les jardins soient remplis de monde, femmes et enfants en majorité, pour que sur le perron apparaisse la longue et massive silhouette blanche du Guide Eclairé. Elle n'est pas sans rappeler celle du pape bénissant de son balcon les chrétiens rassemblés sur la place Saint-Pierre à Rome.

Miracle ou mirage consécutif à la trop longue exposition au soleil, je vois toujours, moi, en ces circonstances bien précises, s'élever pendant un court instant au-dessus du Palais, la Silhouette du Suprême, comme si elle était aspirée par le vent du large tout proche ! Virtuelle, l'image n'évoque pas moins, elle non plus, la fumée blanche, échappée d'un conclave de cardinaux à l'élection d'un nouveau pape ! Mais dans les secondes suivantes, je réalise toujours enfm que le Grand Libérateur du Peuple vient en fait de déplier et d'agiter son Grand Mouchoir Blanc. C'est après qu'Il offre à la foule sous hypnose Son Sourire Ample, Lui aussi, en se délectant à pleins poumons de la félicité toute révolutionnaire dans laquelle ll baigne. Elle n'est sans doute pareille à nulle autre la sensation d'être aimé, adoré, adulé, entouré, porté par les masses populaires entonnant à tue-tête, de façon unanime et sans contrainte, professions de foi et serments de fidélité.
— Pour Toi, Chef Suprême de la Révolution, nous vivrons !
— Pour Toi, Chef Suprême de la Révolution, nous mourrons !
— Nous savons que Tu nous aimes, Toi !
— Mais, à côté de Toi, autour de Toi, les contre-révolutionnaires sont encore trop nombreux.
— Tribunal Révolutionnaire !
— Le Peuple réclame le Tribunal Révolutionnaire !
A ces véhémentes injonctions justicières, le Chef Suprême répond par ses cris de guerre coutumiers auxquels le peuple redonne à l'unisson les répliques appropriées.
— Pour la Révolution !
— Prêts !
— Honneur !
— Au peuple ! …
Tombe aussitôt après, d'une « magnanimité » toute révolutionnaire, la décision sans appel du Chef ToutPuissant.
— Puisque le Peuple Souverain réclame en toute spontanéité et à juste titre le Tribunal Révolutionnaire, Nous ne saurions Nous y opposer sans trahir la cause de la Révolution. Nous l'avons toujours dit : « On peut tromper une partie du peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temp 7. »
— Des noms ! Donne-nous des noms de contre-révolutionnaires, notre Guide Bien-Aimé et Tu verras quelles dispositions nous allons vite prendre !
— Donne-nous la liste de tous ceux qui, à Ton avis, ne peuvent plus servir la juste cause de la Révolution !
— Des noms, rien que des noms, persiste la foule au bord de l'exaspération.
— Le ministre de l'Agriculture ! révèle sans hésiter le Guide Tout-Puissant avec, dirait-on aujourd'hui, la conscience tranquille d'un ayatollah proférant une fatwa.
— Au poteau ! dicte la sentence populaire.
— Les Fédéraux de Conakry, Labé, Kankan et Nzérékoré ! poursuit le Juge Suprême.
— Au poteau !
— Le secrétaire d'Etat à l'Enseignement préuniversitaire !
— Au poteau !
— Le ministre de l'Enseignement supérieur !
— Au poteau !
— Les faux intellectuels et les pseudo-syndicalistes !
— Au poteau !
— Les imposteurs !
— Au poteau !
— Les hommes-caméléons !
— Au poteau !
— Pour la Révolution !
— Prêts !
— Le pouvoir, tout le pouvoir au peuple ! décrète enfin le Procureur de la Révolution et Président du Tribunal populaire dont il annonce la fin de la session extraordinaire par la même occasion.

Le verdict est exécuté dans les heures suivantes sur toute l'étendue du territoire aux cris de : « Prêts pour la Révolution ! La Révolution est exigences ! » Des battues … révolutionnaires sont organisées dans tous les quartiers de la capitale et dans ceux des villes incriminées. Des spécimens de contre-révolutionnaires sont démasqués et ficelés comme des paquets-cadeaux sans qu'ils ne puissent fournir le moindre alibi pour leur défense ni encore moins offrir une quelconque résistance.
Une fois de plus, le peuple ne se prive pas de vider la seule haine dont il est capable — la haine de la pénurie et de la misère — sur des victimes désignées à sa vindicte par le Chef Suprême de la Révolution et Fidèle Serviteur du Peuple en personne.

De toute cette époque, je conserve encore comme si elles dataient d'hier mes impressions de totale confusion devant celui qui n'était pas un simple chef d'Etat à l'instar de ceux des autres pays mais qui passait et adorait passer pour un Etre d'Exception, c'est-à-dire hors d'atteinte du commun des mortels, invulnérable même et donc capable de défier aussi bien ses adorateurs les plus fanatiques que ses détracteurs les plus irréductibles.
— Parmi vous, personne ne pourra jamais dire un jour : « voilà celui qui était le Président de la Guinée ! »
Pendant la même période, qui n'a entendu raconter que Mamie Wata 8 protège et défend Prési ? Qui n'a été impressionné par tous les photos-montages le représentant sur un cheval en train de tuer à l'aide d'une sagaie un énorme serpent à plusieurs têtes symbolisant colonialisme, néocolonialisme et impérialisme entre autres monstres terrifiants ?
Et les grandes olympiades de démagogie que sont devenues les réunions du Parti les plus ordinaires ? Ces prouesses oratoires dans lesquelles excellent tant les idéologues du PDG ! Ces Fatiha 9 hebdomadaires récitées à la santé du Suprême Serviteur du Peuple ! … La Révolution n'a-t-elle pas trop demandé à nos jeunes esprits et à la sagacité de nos parents de mentalité encore magico-religieuse ? ! …

Nous sommes toujours le mardi 7 juillet…

Les douaniers achèvent la fouille du camion. Un d'entre eux baisse la barrière et libère la voie. Il nous reste une trentaine de kilomètres, semble-t-il, avant le marché frontalier : l'obstacle ultime ! … Des yeux, je sonde l'humeur de mes deux compagnons. Eux aussi paraissent habités par une gaîté mitigée et une peur contenue. Au crépuscule, nous atteignons Niantana ! …
Du côté guinéen comme du côté malien, les camions sans cesse plus nombreux se hâtent d'arriver. A cette heure déjà, le marché qui ne doit se tenir en principe que le lendemain est bondé. Si, en effet, les petits étalagistes attendent le jour pour exposer leur pacotille, les gros spéculateurs, eux, mettent tout au point la nuit-même à la lueur des lampes-tempêtes. Çà et là, un véritable affrontement linguistique s'engage entre deux variantes d'une même langue 10.
Les négociations vont bon train. Des affaires plus ou moins régulières se discutent sans témoins sous les hangars. Les duels monétaires s'activent eux aussi. Un franc malien s'échange contre deux, trois, parfois cinq francs guinéens alors qu'en théorie ils se valent…
La plupart des Maliens sont reconnaissables à leur haute stature et à leur noirceur plus foncée. Les femmes portent de nombreux bijoux, les hommes ont la voix très sourde. Les uns et les autres mâchonnent des cure-dents qu'ils donnent l'impression d'avoir oublié aux commissures des lèvres.

A la faveur de la nuit tombante, nous avons l'occasion pour la première fois de nous retrouver tous les trois, seuls, dans une des chaumières réservées au stockage des produits. Nous nous confions nos sentiments sur la première manche du voyage. Du dehors, nous parviennent des conversations de marchands et, par intervalles, des bruits de moteurs des camions retardataires, des claquements nerveux de portières, des chants de femmes, des pleurs d'enfants … Des gens font souvent irruption dans le refuge où, en définitive, nous avons décidé de passer la nuit et, chaque fois qu'ils nous balayent le visage avec leurs puissantes lampes de chasseurs, nous pensons que la Milice, alertée dès le constat de notre disparition, vient nous cueillir in extremis à la frontière. Nous prenons peur et ne recouvrons quelque assurance qu'au départ de nos visiteurs nocturnes, mécontents de ne pas avoir trouvé de places à leur goût pour dormir.
Une pluie fme s'abat sur Niantana. Quelques gouttes mais suffisantes pour énerver le sol grillé par le soleil accablant en cette latitude à la lisière du Sahel. Alors, des vapeurs insupportables mêlées aux odeurs de piments et de grains de néré rendent épouvantable la promiscuité dans les cases. Des marchands se réveillent en sursaut pour déplacer leurs bagages menacés par le crachin. La sursaturation de l'air déclenche des toux incoercibles et contagieuses à toute vitesse d'un abri à l'autre. La pluie cesse bientôt et, comme je n'ai pas pu encore fermer l'oeil, je sors pour m'aérer un peu.

Un camion démarre derrière les cases. Impossible de savoir quelle direction il a prise même si j'écoute le bruit de son moteur jusqu'à ce qu'il meure au loin. Je reviens m'allonger à côté de mes camarades sur nos lits faits de cartons ramassés ici et là, défaits et étalés à même le sol…
Au chant du coq le plus matinal, tout Niantana s'éveille pour la première prière. Pour éviter tout risque de nous faire repérer, nous prions comme tout le monde. En ce curieux pays de la Révolution, seuls les étudiants, en effet, ne se soucient pas de se conformer aux règles de l'Islam pas plus ni moins qu'aux préceptes d'aucune autre religion ! Après quoi, tout le monde se retrouve devant les étals des vendeuses de bouillie de mil. Les marchands en avalent coup sur coup deux ou trois bols et s'en vont étaler leurs marchandises …
Combien sont arrivés au cours de la nuit ? Autant de gens sinon plus qu'au crépuscule. A présent, chacun vaque à ses affaires. Le trio que nous formons entreprend de son côté les recherches afm de dénicher le chauffeur, l'homme à qui nous avons confié notre précieux paquet à l'autogare de Kankan.
Nous fouillons tout Niantana sens dessus dessous. Pas de trace de l'homme qui sait faire passer la frontière, celle de son camion encore moins ! Au cours de nos pérégrinations, nous nous montrons des yeux un jeune vendeur de gâteaux, persuadés que nous sommes d'avoir affaire à un indicateur déguisé. Tout en lui montre de manière flagrante, à nos yeux en tout cas, qu'il n'exerce pas là son métier. Ou alors, il est désoeuvré comme personne d'autre, le pauvre ! D'habitude, ce sont des fillettes qui vendent des friandises à la criée. D'ailleurs, ne nous nargue-t-il pas, le-vendeur-de-gâteaux ? Chaque fois que nous le croisons, nous ne pouvons pas ne pas remarquer son sourire en coin et son air de vouloir faire durer le plaisir de livrer les trois réactionnaires sur lesquels il a l'oeil… Et c'est tout juste si nous-mêmes n'allons pas lui dévoiler notre véritable identité quand nous l'entendons crier à notre hauteur :
— Bons gâteaux ! Ici, bons gâteaux ! Achetez les bons gâteaux ! …
Après une vingtaine de minutes de fouilles vaines, nous nous retrouvons dans la case pour examiner la situation avant d'échafauder une réaction pendant que les protagonistes du marché s'affairent dehors, trop bien occupés à écouler leurs produits et à en acheter d'autres pour prêter attention à notre aparté.
— J'ai pourtant insisté hier soir pour que nous réclamions notre colis avant de nous coucher ! … Vous n'avez rien voulu comprendre et maintenant, voilà le résultat, commence Kéma.
— Thierno nous a certifié qu'aucun camion ne reprendrait sa course avant le lever du jour ! dis-je, accusateur.
— Je le tenais du chauffeur lui-même, rétorque Thierno. Maintenant, qu'il ait voulu nous rouler, c'est une autre histoire ! De toute façon, ce n'est pas le lieu encore moins le moment de se rejeter les torts. Que pouvons-nous faire ?
— Essayer de retrouver un de nos compagnons de voyage pour savoir ce qu'est devenu notre chauffeur, propose Kéma.
Nous partons pour l'expédition, chacun à notre tour, avec comme point de ralliement « notre case ». Au bout d'une longue et minutieuse investigation, c'est Kéma qui déniche le « locataire » du camion et vient donc nous rapporter ses propos fatidiques.
— Birama est rentré à Kankan. Il a obtenu un chargement la nuit-même. Vous savez, certaines marchandises ne peuvent pas voyager de jour ! Mais rassurez-vous, j'arrangerai votre passage avec des amis maliens, comme il me l'a demandé. Moi-même, je suis obligé de louer un autre camion pour rentrer ce soir à Kankan !
— Nos papiers ! Nos disques ! hurlons-nous, Thierno et moi.
— Eh bien, nos papiers et nos disques, ils sont en ce moment-même à Kankan, si tout s'est « bien » passé ! réplique Kéma.
— Tu rigoles, hasardé-je, espérant avoir un tant soit peu raison.
— Si tu crois que c'est ce qui me fait le plus envie à présent ! rétorque Kéma à brûle-pourpoint.
— Eh bien, camarades-militants, il ne nous reste plus qu'à envisager le chemin du retour, suggère Thierno, un brin cynique. Nous sommes encore trop faibles pour croiser le fer avec la Révolution. J'en connais beaucoup à l'IPK qui seront contents de nous revoir ! …
— De toute façon, nous ne pouvons plus continuer notre chemin comme si de rien n'était, dis-je pour ne pas rester muet. Qui sommes-nous sans nos extraits d'acte de naissance, sans nos cartes d'étudiants ? Et qu'allons-nous pouvoir faire hors de nos frontières sans être en mesure de justifier la moindre identité ? …
— Au point où nous sommes, avance Kéma avec aigreur, nous ressemblons à tous ces gens écroués auxquels on a retiré, juste avant, la carte d'identité, la paire de chaussures et l'argent de poche.
— Sans nos papiers, en effet, renchérit Thierno, nous sommes au mieux des vagabonds, au pire des révolutionnaires infiltrés dans les pays voisins. Et à supposer même qu'une âme secourable nous fasse confiance sur parole, elle sera bien obligée de chercher confirmation de nos allégations un jour ou l'autre. Quant aux « prévenances » de la Révolution à … l'encontre de ses déserteurs, nous ne les ignorons pas : ni vu ni connu !
Des idées plus pessimistes les unes que les autres nous traversent l'esprit qui s'affole pour la première fois depuis le début de notre aventure et imagine le pire. Birama a peut-être rapporté notre colis au Camarade-Administrateur pour acquérir sur notre dos des galons de révolutionnaire vigilant ! … Nous lisons déjà dans Horoya aussi bien dans le quotidien que dans l'hebdo :

« Trois étudiants réactionnaires qui tentaient de gagner le camp du néocolonialisme ont été arrêtés grâce à un militant modèle ! » …

Nous entendons nos noms vilipendés à la Voix de la Révolution. Nous nous voyons bientôt privés de liberté pour une durée qui dépendra du zèle des étudiants, eux-mêmes conditionnés par le Camarade-Administrateur-Général commis d'office Procureur Général du Tribunal Universitaire Révolutionnaire…
Le sort de nos parents dont on nous extorquera la complicité, nous n'osons pas une seule seconde y penser ! …
— Que faire ? s'enquiert Kéma, moins pour trouver une solution que pour tenter de rompre la tension sur le point de nous paralyser.
— Rebrousser chemin à la recherche de nos papiers ! commande Thierno. Et, tant pis si nous nous faisons prendre !
Nous ruminons pendant quelques instants tous les impondérables de la situation avant que Thierno ne revienne à la charge pour proposer une solution.
— Tirons au sort pour désigner celui d'entre nous qui fera le voyage retour. Les deux autres poursuivront la traversée et attendront la suite des événements à Bamako.
Je n'ai pas aussitôt répété « tirons au sort! » que Kéma prétend, lui, pouvoir retourner à Kankan pour récupérer nos papiers et nous rejoindre dans la capitale malienne la semaine suivante sans être inquiété du tout ! …
Je cherche les yeux de Thierno. Comme moi, il a l'air visité par un trouble profond. Il nous en apprendra de bien bonnes, « le-Camarade-Kéma » ! Le gestionnaire du CA de l'IPK, en train de déserter et qui se propose de « revenir sur les lieux de son crime », sans appréhension aucune ! …
Par bonheur, il parvient vite à dissiper notre perplexité en nous rappelant qu'il jouit bel et bien d'une autorisation d'absence de trois jours pour assister aux funérailles d'un cousin décédé à Siguiri, sa ville natale !
Ainsi donc, la « douloureuse nouvelle » portée à la connaissance de tous les camarades-étudiants en fin de semaine dernière et qui a même requis l'observation d'une minute de silence sous le drapeau était-elle imaginaire ! Il l'a inventée à la seule fin de couvrir, en cas de besoin, les premiers moments de sa fuite ! ll aura pensé à tout, Kéma! …
Aussitôt, nous nous cotisons pour payer son aller et retour Niantana-Kankan et nous voilà délestés de nos derniers billets. Pour tout argent, il nous reste le prix du passage de Niantana à Bamako et quelque menue monnaie. Si notre nouvelle stratégie nous rassure un peu, la catastrophe — nous en sommes tout à fait conscients — peut survenir, elle, à tout moment. La souris ne joue impunément avec le chat que dans les contes, dit un proverbe. De crainte que notre concertation n'ait attiré des curieux, nous décidons de sortir de la case et de nous mêler à la foule.
Je marche au hasard quand, arrivé près d'un camion qu'on est en train de charger, un sac mal mis s'écroule sur moi. Les apprentis-chauffeurs 11 s'empressent de me relever pour m'essuyer et me masser le cou. En vérité, je n'ai pas eu mal du tout, j'ai eu plutôt peur qu'on m'ait sauté dessus pour procéder à mon arrestation.
— Décidément, comme ma présence dans ce marché est incongrue même si elle n'en a pas l'air, il faut un petit malheur pour me présenter à tout le monde ! pensé-je.
— D'ailleurs, n'est-ce pas un signal convenu ? me demandé-je.
Je suspecte le commerçant au regard braqué dans ma direction de vouloir me vendre. Cette femme qui, du doigt, montre sans doute ses bagages à un porteur, il me semble qu'elle me donne par simulacre …
Je marche, marche encore, sans autre but que celui d'attendre la fin de l'interminable marché. Je me faufile entre les étalages des vendeurs, demande sans conviction le prix de certaines choses, achète des cigarettes au détail, une fois à gauche, une autre fois à droite pour donner l'impression de participer un peu à l'animation de la place. A la longue, je commence à penser que je me dénonce ainsi moi-même aux vendeurs, aux acheteurs et, à la fin, aux douaniers.
Très éprouvé, j'arrête ma promenade et m'assieds sur le garde-boue d'un camion afin d'examiner la configuration des lieux. Le poste douanier malien ! En tout et pour tout, deux vastes entrepôts que surplombe un drapeau ! Le même que le nôtre. Seule change la disposition des couleurs …
Une piste emmanchée d'un petit pont prolonge les bureaux de la Douane. Le moment venu, c'est-à-dire après le marché, les passagers devront passer devant les entrepôts, suivre la piste, traverser le pont et attendre les camions de l'autre côté … en territoire malien !
Il va partir, le camion qui reconduira Kéma à Kankan. Nous nous en approchons tour à tour pour dire les mots convenables dans la circonstance. — A tout à l'heure! Notre camion n'est pas encore prêt. Pour les autres passagers qui nous entendraient, cela veut dire que nous allons repartir pour Kankan, nous aussi. Pour Kéma et pour nous, selon nos codes s'instaurant d'eux-mêmes avec autant de promptitude que d'opportunité, cela signifie tout à fait autre chose, on s'en doute.
— A la semame prochaine à Bamako ! Bonne chance !
Dure est notre séparation. Estimant d'ailleurs pour ma part m'être trop aventuré dans le marché, je remonte un sentier en direction de la brousse environnante. Grisé par les fragrances des parfums sauvages, bercé par un concert d'oisillons, j'essaye de faire le vide dans mon esprit. Ne plus penser à rien jusqu'à ce que j'aie franchi la frontière. La tension qui me faisait bouillir diminue. Je me sens quelque peu allégé de mes obsessions catastrophistes.
Lorsque je reviens de mon refuge, quelques instants plus tard, je trouve Thierno en compagnie du « locataire » du camion-fantôme reparti à Kankan avec nos papiers. Ce dernier aurait bien « réglé » la seconde étape de « notre voyage » avec « un chauffeur malien de ses amis ». Il nous montre même le camion qui, bientôt, nous prendra et n'oublie pas de réclamer un pourboire : toute notre petite monnaie.
— Les Maliens, vous les paierez une fois embarqués, croit-il devoir préciser.
— Le salaud ! pensé-je. Et dire que nous n'avons aucune certitude de nous retrouver de l'autre côté de la frontière ! …
Les apprentis-chauffeurs ont déjà commencé à charger les véhicules en partance pour Bamako. Une femme me demande de l'aider à faire monter ses paquets, petits, certes, mais nombreux et bien lourds ! Elle a dû se rendre compte que je n'ai rien à faire, moi ! … Je suis ravi par l'offre de travail et ne me fais donc pas prier. Que j'en ai assez de rester sans occupation ! J'en aide d'autres qui n'ont pas eu besoin de me le demander. Je m'acharne tel un forcené et soulève des bagages, mû par des ressorts intérieurs puissants. J'en fais monter encore et encore avec fougue. Quand je relève plus tard la tête, je me rends compte à mon grand effroi que la grosse foule a disparu de façon tout à fait mystérieuse telle la rosée du matin vite dissipée par les premiers rayons du soleil.
— Où sont donc passés tous les gens du marché ?
Qu'est devenu Thierno ? Je n'ignore pas qu'il nous est impossible d'être ensemble à part dans notre tête. Je sais que pour communiquer nous n'avons rien d'autre que notre projet commun, notre résolution commune. Mais, quand même, il aurait pu me faire un signe ! …
Je ne m'interroge pas trop longtemps avant de comprendre que le grand moment est arrivé ! ll faut à présent passer devant le poste douanier, traverser le pont et attendre sur l'autre rive ! … Je m'avance mais, prenant peur aussitôt, je reviens sur mes pas et essaie de faire semblant d'avoir oublié quelque chose ou de chercher quelqu'un … Je regarde la Douane à cent mètres environ, puis la piste, puis le pont et, un peu plus loin ! … Trois autres passagers, retardataires comme moi, commencent la traversée.
— Le moment ou jamais ! me dis-je.
Je m'engage après eux non sans avoir un léger trébuchement. Je me ressaisis, maîtrise mon début de panique puis marche en crânant même un peu pour prouver que je n'ai rien à me reprocher ! Mes devanciers atteignent le poste douanier quelques secondes à peine avant moi. Derrière nous, arrive un camion. A l'instant même où je pose le pied sur la première planche du pont en bois, un coup de sifflet retentit. Quelque chose de pointu me pique à la nuque et me pourfend le dos de part en part jusqu'aux reins ! … Je ne sais comment je réalise que je n'ai pas été lacéré du tout par la lame effilée d'un sabre ! Je transpire plutôt mais à grosses gouttes torrentielles ! …
Le coup de sifflet retentit une nouvelle fois.
— Le coup de grâce, pensé-je.
ll se répand à travers tout mon être et y trouve des échos en maints endroits. Tout ce qui est sens en moi est devenu une résonance de coups de sifflets. Coups de sifflets mes inspirations et expirations ! Coups de sifflets les battements de mon coeur ! Coups de sifflets les grincements frénétiques de mes dents ! Tous les coups de sifflets annonciateurs des heures de réunions du Parti 12 ressuscitent en moi et derrière moi comme pour rappeler à l'ordre le militant sur la voie de la perdition. Si on avait été une nuit de vendredi, j'aurais cru à la capacité de la Révolution de produire des miracles. Ah ! ces vendredis saints du Parti à qui sont dédiés les coups de sifflets dits de mobilisation générale ponctués d'invitations impérieuses et si peu courtoises !
— Allez ! Tout le monde à la réunion ! A la réunion hommes, femmes, enfants ! Militants et militantes, sortez tous ! Celui qui ne sort pas, nous irons le cueillir dans son lit. Avez-vous bien entendu ? Celui qui ne vient pas de lui-même à la réunion ne pourra pas bénéficier de sa dotation 13 de nourriture ! Les enfants, faites donc sortir vos parents ! Sinon, il n'y aura de riz pour personne, demain. Femmes de Guinée, secouez vos minables maris ! Autrement, c'est vous-mêmes que nous allons humilier sur la place du marché ! La Révolution ne connaît ni malades ni fatigués. Allez ! Tout le monde, dehors, sinon c'est nous qui allons entrer pour vous trouver ! Ce que nous saurons vous faire voir, vous en avez la claire conscience, camarades militants et militantes ! …
Et les coups de sifflets provocateurs vous atteignent où que vous soyez. Ils vous font sursauter en pleine prière, vous coupent l'appétit au beau milieu du repas, vous narguent avec insolence à travers les fenêtres et, de concessions en concessions, planent, nuées sonores irrésistibles. A la réunion vous allez, toutes affaires cessantes. Rodée, éprouvée, la méthode est infaillible !
Mais le grand drame, le vrai drame de ces symphonies intempestives du Parti, c'est que d'ici peu, les miliciens seront peut-être tenus de les donner… à la frontière. Avec les gardes-barrières, les douaniers, les militaires, les gendarmes, les policiers ! Tous les militants-en-uniformes massés à la frontière, sifflets à la bouche ! …
Car, tous les militants-en-civil n'ont plus d'yeux que pour cette frontière, et leurs pensées, toutes roues libres, courent vers la direction prise par les leurs. Tous se retrouveront bientôt ici sans s'y être donné rendez-vous ! Certains, de toute évidence, resteront bloqués. Les autres, ceux qui auront eu plus de chance et donc franchi la ligne de partage, ne pourront, s'ils se retournent de l'autre côté, que déplorer dans les yeux des consignés, tous ceux qui auront trouvé la perche du salut brisée par les Cerbères du Parti, les affres de la Révolution.
Comme au Jugement Dernier, se donneront alors les adieux ! Les uns seront aiguillés vers « l'Enfer », les autres accèderont « au Paradis » sans possibilité de compassion ni de fraternité, ni de solidarité, même pas d'envie, encore moins de jalousie des uns pour les autres. La « Loi Souveraine et Toute-Puissante » aura enfin décidé du sort de chacun ! Elle-même qui, depuis plusieurs années déjà, a marqué au fer rougi au feu sur le front de chaque militant les mentions révolutionnaire ou contre-révolutionnaire !
Alors, peut-être, ceux de « l'Enfer », dans un désir cuisant de survie et d'immortalité, exprimeront-ils enfin des résistances énergiques et soutenues contre « l'Inique Loi Révolutionnaire » ayant présidé durant trop longtemps aux destinées de tous les camarades-militants et de toutes les camarades-militantes. Alors aussi, à n'en pas douter, du pugilat des militants démobilisés, rebellés mais tous unis dans le désespoir naîtront la liberté humaine, la mesure humaine pour une simple vie d'hommes sur une terre d'hommes … !
Une orgie de coups de sifflets en discordance désagréable avec des stridulations de grillons, des coassements de crapauds, des sifflements semblables à ceux des dards de cravaches lancées par des bras herculéens s'élèvent dans le ciel. Les abeilles auraient-elles invité à leurs agapes toutes les mouches, les grosses mouches bleues amatrices d'excréments et de pourritures de toutes sortes mais aussi les moustiques, les chiens, les hyènes, les hiboux et moi avec, le concert qui se donne dans ma tête n'en serait pas plus étourdissant ! Il se fait tantôt grave, tantôt aigu, tantôt rieur, tantôt pleureur tel un prélude à mon offrande en holocauste au Dieu de la Révolution dont je commence à entendre à présent le rire, je l'ai déjà dit, si caractéristique !
Je me retourne pour voir celui qui m'arrêtera au nom de la Révolution, espérant en même temps fixer à jamais du regard du « cabri-mort-n'ayant-plus-peur-du-couteau » tous les mouchards disséminés dans le marché …
Non, non et non! Les coups de sifflets ne me concernent pas du tout ! lls rappellent au conducteur du camion derrière moi qu'il doit s'arrêter. A la Douane comme l'exige la loi ! Comme tous les autres, passés plus tôt ! Avant de franchir le pont ! Avant de prendre les passagers ! Avant de … Bordel de merde !
Je poursuis donc mon chemin, monte sur le pont, le traverse à une allure que je ne saurais dire et rejoins les autres, tout à leur bonheur depuis un certain temps de pouvoir se prélasser en toute liberté sur l'herbe malienne. Thierno, alias Senghor, est du nombre, dans son déguisement incomparable ! … Je tombe à la renverse plus que ne m'assieds en repensant à l'ambiance acoustique dans laquelle je continue de vivre avec une intense fébrilité. Je me figure qu'après tout, le douanier peut très bien avoir été l'arbitre de notre rixe avec la Révolution, le juge d'un combat inégal, certes, mais qui vient de prendre fin par K.O. du combattant le plus redoutable, la Révolution en l'occurrence ! …
— Mais a-t-il pour de vrai donné le coup de sifflet final ? m'insurgé-je.
— Oui, il pourrait avoir sifflé la fin du cauchemar, répondis-je. La fin de la nuit guinéenne ! Mais, ne se lève-t-il pas déjà le jour étranger ?
Sans rien attendre, en effet, l'aube nouvelle pointe à l'horizon qui n'a pas pu, même pour nous faire plaisir un tant soit peu, s'empêcher de paraître nimbé de mirages et de mystères. S'est bel et bien allumée la lueur angoissante de l'exil qui commence ici même en vérité et dont personne, en ce moment précis, ne peut, de toute façon, imaginer la probable durée.
De coup de sifflet final, il ne s'agit donc pas, de toute évidence ! Mais de celui qui engage les hostilités, il est sans doute bien question ! A coup sûr, je me réveillerai un jour avec ce désir de revoir le pays aussi ferme et irrésistible qu'une bonne érection matinale ! Oui, je rêve déjà d'étreindre — que dis-je! — de pouvoir prendre le chemin du retour.

Notes

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