Cheick Oumar Kanté
Les orphelins de la révolution
Menaibuc, 2004. 376 p.
Deuxième partie.
« Plus complexe, le retour ?
Le Retour Impromptu
2 juillet 1984
Baiserai-je ou ne baiserai-je pas ? … Dans quatre vingt-dix minutes, soit le temps réglementaire d'un match de football sans compter la pause, j'aurai à résoudre ce dilemme qu'il n'est pas coutume d'énoncer de façon moins prosaïque.
En tout cas, à ce qu'on raconte, ils auraient été nombreux, mes compatriotes, à n'avoir pas tergiversé, eux, l'ombre d'un instant. De retour d'exil, peu importe leur sexe, leur âge ou leurs conditions sociales, ils ont sacrifié d'instinct à l'un des rites favoris de Jean-Paul II, Grand Voyageur devant l'Éternel, qui adore baiser les sols de tous les pays qu'il honore de sa visite.
Alors, c'est en pleurant à chaudes et bruyantes larmes de jouissance qu'ils ont eux aussi baisé l'ardente terre guinéenne au moment précis où ils l'ont sentie sous leurs pieds, offerte sans retenue aucune. En débarquant la tête la première, les plus précoces n'ont-ils d'ailleurs pas réussi l'exploit d'assouvir leur désir, brûlant lui aussi, avant même d'avoir foulé le sol natal ? Mais, pour tous, le plaisir a été d'autant plus intense que ni les uns ni les autres n'ont jamais auparavant imaginé une telle scène, un jour, possible.
Comme des boomerangs ou plutôt des satellites de retour de l'espace, la plupart des Guinéens ont donc renoué par un choc frontal vigoureux avec la mère-patrie quittée il y a une dizaine, une quinzaine, voire une vingtaine d'années ; vingt-six ans même pour les exilés les plus anciens ! Tous ceux qui, pour diverses raisons, n'ont pas embarqué du tout sur le bateau du capitaine intrépide Syli, l'un des premiers vaisseaux africains à battre le pavillon de l'indépendance.
Magnifique navire au demeurant, il a —
trop vite, hélas ! — été troqué contre les multiples galères
du Chef Suprême de la Révolution sur lesquelles ont longtemps ramé tous les Guinéens et plusieurs de leurs amis.
Pour accueillir les charters de Guinéens dits de l'Extérieur, les Guinéens dits de l'Intérieur ont dû élire domicile à l'aéroport de Conakry-Gbessia pendant des mois et se sont, paraît-il, bien amusés. Entre autres, ils ont joué à reconnaître à leur souplesse les bons musulmans que l'exil n'a pas trop souvent habitués à faire sauter deux ou trois prières sur les cinq journalières. Et, ils n'ont pas manqué de railler les mauvais, ceux par exemple qui se sont surpassés pour adopter la position front contre terre …
Animistes, musulmans, chrétiens ou sans confession, les Guinéens n'ont de toute façon tenu à imiter l'Acte du Souverain Pontife que pour donner aux leurs des preuves tangibles de leur attachement indéfectible à leur terroir malgré les dures et longues années d'arrachement. Mais trêve de considérations pour le moins spécieuses puisqu'elles ne m'aident même pas à prendre une décision ! …
Baiserai-je ou ne baiserai-je pas ? Toute la question réside là pour moi ! Et, en ce 2 juillet 1984, elle demeure entière alors qu'il est dix-huit heures précises à l'aéroport international d'Abidjan-Port-Bouët et que je viens d'embarquer dans un avion de la Sabena à destination de … Conakry !
J'ai bien dit et je le répète : destination Conakry !
On imagine mon plaisir, je suppose, même s'il est quelque peu teinté d'anxiété …
Quatorze ans ! J'ai dû attendre deux septennats — attendais-je en vérité ou ai-je juste enduré ? — pour vivre l'événement, que dis-je, le miracle en instance de se produire.
L'envie de repartir pour la Guinée, la pensée de pouvoir un jour faire le voyage retour n'a pourtant jamais quitté un seul étudiant guinéen. En ce qui nous concerne, nous n'avons pas plutôt séjourné deux mois durant à Abidjan qu'une rumeur persistante et, on ne peut plus, énigmatique a couru dans la Cité Mermoz : tous ceux qui le souhaitent pourront passer Noël à Conakry !
Faut-il alors penser que, parmi nous, certains ont feint la surprise quand, un mois avant jour pour jour, à l'aube d'un fatidique 22 novembre 1970, la nouvelle est tombée sur les télescripteurs des grandes agences d'information aussitôt relayée par toutes les radios d'Afrique et du monde ?
Des militaires qui veulent renverser le président Sékou Touré ont débarqué sur les plages de Conakry ! …
Dans la colonie estudiantine guinéenne de Mermoz, les lève-tôt ont vite réveillé les couche-tard et, tout de suite, des groupes d'écoute de radios se sont constitués.
Une première équipe a été chargée de suivre Radio Conakry, La Voix de la Révolution, source initiale des informations, une seconde France Inter, une troisième le service français de la BBC, radio anglaise, une quatrième VOA — la Voix de l'Amérique — une cinquième Radio Sénégal, une sixième Radio Mali, la septième enfin Radio Côte d'Ivoire. Mission pour toutes : essayer d'en savoir davantage sur les événements survenus dans notre pays !
Très peu loquace, phénomène curieux pour les seuls non-initiés, La Voix de la Révolution diffuse en continu de la musique de kora, guitare et balafon, son programme coutumier quand elle tient compagnie au peuple de Guinée dans l'observation d'un deuil national.
Des communiqués alarmés sont de temps en temps lus à l'antenne et, de l'un à l'autre, l'affolement progressif des speakers est très manifeste. Avec leurs inégalables dons de dramaturges, ils commencent par évoquer un bateau portugais pour en arriver bientôt à faire état de trois, quatre, cinq sous-marins, de centaines d'agresseurs européens peinturlurés en noir pour se camoufler et de dizaines de mercenaires guinéens ! Tous armés jusqu'aux dents, ils dégoupillent des grenades qu'ils lancent sur des cibles choisies au hasard de leur avancée à l'intérieur des
terres de la Presqu'île du Kaloum 1.
Inimitables, les « correspondants de guerre » révolutionnaires donnent la parfaite impression d'être sur le champ de bataille et d'avoir dans le même temps une vue imprenable sur le théâtre entier des opérations !
Les radios africaines limitrophes se contentent d'être les échos des accusations guinéennes du moins tant qu'elles visent le Portugal seul. Les radios occidentales se hasardent, elles, à émettre quelques hypothèses sur les acteurs probables du débarquement en évoquant une possible implication d'opposants politiques faciles à recruter parmi le million et demi d'exilés guinéens.
En début d'après-midi, La Voix de la Révolution expose sa version définitive des faits.
« La République Populaire et Révolutionnaire de Guinée est victime d'une agression colonialiste, néocolonialiste et impérialiste portugaise. Elle demande la convocation immédiate du Conseil de Sécurité de l'ONU. »
Dans la soirée, elle prétend même détenir les preuves que l'entreprise criminelle et anachronique bénéficie de la complicité du valet de l'impérialisme Léopold Sédar Senghor président du Sénégal, du laquais du néocolonialisme Houphouët-Boigny président de la Côte d'Ivoire et du soutien des nazis revanchards d'Allemagne Fédérale, des colonialistes, néocolonialistes et impérialistes français, des racistes du pays de l'apartheid ! …
Le bureau de l'AEGCI 2 décide la tenue d'une assemblée générale extraordinaire devant la gravité de la situation et l'emballage pour le moins paranoïaque que lui procure l'un des plus célèbres commentateurs de Radio Conakry, celui à la voix lugubre des circonstances tragiques — hélas trop fréquentes dans notre pays — voix en tout cas la plus fidèle à celle du Chef Suprême.
Mais en fait d'étudiants, ce sont plutôt des Guinéens aux conditions les plus diverses venus de tous les quartiers de la capitale ivoirienne qui se sont donné rendez-vous sur la pelouse de la Cité Mermoz dès dix-neuf heures. Les uns et les autres sont habités par l'espoir qu'au sortir de la réunion, ils sauront tout sur le fameux débarquement.
— Qui le dirige ?
— Un Guinéen ou un Portugais ?
— Qui sont ses soldats ?
— Des patriotes ou des mercenaires ?
— Avec quelles intentions précises les hostilités ont-elles été ouvertes ?
— Est-ce pour ridiculiser la fausse vigilance de la Révolution ou alors pour renverser son Chef Suprême ?
— Pour libérer la Guinée et les « Conakry-Guinéens » de la tyrannie ou pour sortir des prisons guinéennes les soldats portugais capturés par les combattants Bissau-Guinéens?
— Comment aller au secours de la patrie, si on le souhaitait ? …
Force est de reconnaître, cependant, que les vraies raisons de la présence massive de nos compatriotes à la réunion convoquée par le bureau de l'Assas sont d'abord et avant tout pour voir et pour entendre les frères qui, sait-on jamais, seraient dans le secret des Dieux, comme les incite à penser l'ordre du jour annoncé. Ce dernier tient en un seul point, lui-même réduit en un seul mot auquel on ne s'est guère soucié d'accoler un quelconque article : débarquement !
Les groupes partis aux renseignements pendant toute la journée à travers l'immense ville d'Abidjan donnent les premiers le compte-rendu détaillé de leurs investigations en déclinant le nombre important et le rang impressionnant des personnalités guinéennes rencontrées.
Ensuite, les équipes d'écoute de radios livrent leurs analyses croisées des informations grappillées sur diverses chaînes d'ondes courtes de tous pays en maintes langues africaines et européennes.
Enfin, c'est au tour du président de l'AEGCI de prendre la parole pour tirer la conclusion, douloureuse certes, mais qu'aux yeux de tous, il est inutile d'occulter.
Pas un seul membre de la colonie guinéenne d'Abidjan pourtant nombreuse et très active n'en sait même un tout petit peu plus que l'étudiant de Mermoz le moins informé !
Cela veut dire que nous en sommes tous réduits à prendre pour ce qu'elle est, parcellaire et manipulée, la seule relation donnée des événements par les radios s'abreuvant toutes tant qu'elles sont à l'unique source autorisée : La Voix de la Révolution 3 !
A propos des chefs présumés du débarquement, on pense à un commandant guinéen qui, à l'indépendance, avait choisi de rester dans l'armée française et qui préférerait garder l'anonymat jusqu'à l'aboutissement de l'offensive ! … Il est aussi question d'un certain syndicaliste chrétien, Guinéen lui aussi, vivant depuis longtemps en exil à Dakar ! …
Vague, ténue, insignifiante, désespérante en somme est notre moisson de nouvelles du débarquement !
Quant à l'étau dans lequel nous avons tout d'un coup l'impression d'être pris, il nous paraît critique sinon tragique. La Guinée est attaquée ! La vie de nos parents et amis est donc menacée. Mais, si c'est le Portugal qui tente
d'étendre sa domination à notre chère Guinée au moment même où « sa Guinée » commence à lui échapper, nous nous devons d'être aux côtés de nos compatriotes et auprès de nos voisins aussi pour bouter l'envahisseur hors de toute la région 4.
Cependant, à imaginer que de vrais patriotes aient entrepris de nous débarrasser de Sékou Touré, dans ce cas surtout, nous ne pouvons pas demeurer en reste quoi qu'il puisse nous en coûter à nous-mêmes et à tous les nôtres ! Même si, pour l'instant, il nous est impossible d'augurer bien ou mal de l'attitude de la Côte d'Ivoire et du Sénégal, pays hôtes des plus grands contingents d'exilés guinéens, face aux graves accusations de complicité avec le Portugal proférées contre eux par la maudite Voix de la Révolution !
D'ailleurs, un orateur très inquiet apprend à l'assemblée la décision des associations nationales d'étudiants africains de soutenir Sékou Touré et son peuple agressés par l'impérialisme international et leur projet de faire grève pour organiser des grandes marches de protestations qui les conduiront de la fac de Cocody aux ambassades d'Allemagne Fédérale et surtout de France au Plateau.
Du tout au tout changent aussi bien l'atmosphère que l'ordre du jour de notre réunion. Elle devient vite un long et houleux débat entre les tenants de deux positions bien tranchées. Les uns suggèrent avec un emportement d'une rare violence que nous repartions tous pour notre pays, toutes affaires cessantes, afin de prendre la part nous revenant de droit dans les événements en cours. Les autres ont du mal à nous inviter à la prudence en évoquant non sans quelque perspicacité le cynisme voire le sadisme du Chef Suprême car, pensent-ils, si le débarquement n'est sans doute pas une invention de son cerveau facétieux, il peut cependant lui fournir l'occasion tant rêvée d'attirer de nombreux Guinéens dans la gueule grande ouverte de sa Révolution …
Il pleut depuis un bon moment, de ces pluies de la fin du mois de novembre d'autant plus orageuses qu'elles vont être les dernières avant l'installation complète de la saison sèche. Personne ne semble pourtant en être incommodé et d'ailleurs, la salle des jeux et toutes les chambres de Mermoz ne suffiraient pas pour nous abriter tous. Les difficultés de se faire entendre sont aggravées par les intempéries et les échanges sont d'autant plus incandescents. C'est très tard dans la nuit, alors que les pompiers du ciel eux-mêmes ont reconnu depuis longtemps et assumé leur impuissance à éteindre l'embrasement général des coeurs que nous allons réussir à asseoir une stratégie vite résumée en trois attitudes simples à adopter par tous.
— Démentir partout de façon énergique la prétendue agression portugaise de la Guinée et tourner en ridicule les soi-disant complicités française, allemande, sud-africaine, voire sénégalaise et ivoirienne.
— A tous ceux que le sort de notre pays intéresse, brosser un panorama complet de sa situation depuis son accession à l'indépendance — avant tous les autres pays francophones de la région, il ne faut pas oublier de le rappeler — pour justifier le besoin de changement d'hommes et de politique.
— Tenter par tous les moyens de dissuader les camarades étudiants des autres associations nationales de déclencher la grève et de « marcher sur les ambassades » des pays incriminés à tort par La Voix de la Révolution.
Séance tenante, une délégation qui prendra la parole au meeting de l'université, convoqué pour le 23 au soir, est enfin composée. Porte-parole de l'AEGCI, elle dira l'entière disponibilité des étudiants guinéens pour apporter à ceux qui le désirent « tous les éléments d'information relatifs au débarquement de Conakry » !
Avec force tact et amabilité, elle aura en outre pour mission de suggérer aux diverses associations-soeurs de ne prendre aucune initiative concernant l'actualité dans notre pays sans une concertation préalable avec l'AEGCI.
Combien nous étions loin de pouvoir imaginer l'attitude des autres étudiants africains à notre égard ! Non contents de houspiller, huer et donc empêcher de parler notre délégation au sein de laquelle nous avons été bien inspirés d'intégrer des judokas, karatékas et autres adeptes d'arts martiaux qui ont ainsi pu protéger sa rapide retraite, des hordes d'extrémistes viendront nous narguer jusque dans notre modeste Cité en criant leur haine de classe. — Etudiants guinéens vendus à l'impérialisme, étudiants guinéens réactionnaires, contrerévolutionnaires, étudiants guinéens apatrides, anti-Africains …
Grande, profonde, terrible est notre déception ! Passer pour des « petits Guinéens », nous l'acceptons encore, étant donné la précarité de notre situation ! Etre pris pour des réactionnaires, des contre-révolutionnaires, des anti-Africains, toutes accusations dignes de l'impitoyable Tribunal Révolutionnaire, nous attriste beaucoup par contre !
Quant aux leçons de panafricanisme 5 et de révolution, nous estimons en avoir assez pris de toutes les longueurs à la source sékou-touréenne elle-même pour accepter de recevoir des cours de rattrapage dispensés par nos propres copains de fac !
Plutôt soucieux de ne pas savoir quelle résolution prendra le gouvernement ivoirien, nous ne courons aucun risque de croiser le fer — sur le plan idéologique, s'entend ! — avec les étudiants de l'université d'Abidjan. De toute façon, nous nous rendons très vite compte qu'ils n'ont cure de ce que nous sommes capables de penser. L'expérience que nous souhaitons leur communiquer n'est à leur avis pas intéressante du tout.
Nous ne pouvons rien leur apprendre. Pour avoir choisi — ils ne veulent pas savoir pourquoi — de vivre même de façon provisoire chez Houphouët plutôt que chez Sékou où, comble de la traîtrise, nous avons eu le bonheur de naître, nous avons commis un grand sacrilège, une faute impardonnable. Nous avons opté pour l'opulence dans l'esclavage en lieu et place de la pauvreté dans la liberté, aphorisme combien cher au coeur de Sékou Touré.
Alors, qu'est-ce que nous leur aurions conté de si précieux, à nos yeux en tout cas, s'ils avaient daigné un tant soit peu nous prêter leur oreille ! D'abord et avant tout que nous ne nous sommes pas exilés pour le plaisir ! Bien au contraire, nous sommes partis de chez nous malgré nous. Qu'ils y prennent bien garde, donc ! Eux-mêmes pourraient un jour se réveiller devant la seule alternative qu'offre à ses ressortissants un pays où le chef a accaparé tous les pouvoirs : pactiser ou partir !
Aux jeunes gens de notre génération, nous pensions devoir révéler qu'ils se trompent sur la personnalité de l'Homme-du-28-septembre. Il n'est en rien le Chantre de la Dignité Africaine qu'ils croient ! Ayant réussi la triste prouesse de rendre les Guinéens plus pauvres qu'ils ne l'ont jamais été auparavant, il les a en outre assujettis au moins autant que pendant l'esclavage et le travail forcé !
La question que les étudiants africains de l'Université d'Abidjan en cette année académique 1970-1971 n'ont voulue voir posée pour rien au monde, c'est : comment une telle personnalité peut encore prétendre représenter une quelconque cause africaine ? Pour eux, tous ceux qui militent contre la politique de Sékou Touré sont de ce fait même contre le progrès de toute l'Afrique !
Mais elle a beau être douloureuse, notre déception ne nous empêche pas de rédiger sur-le-champ une déclaration de l'AEGCI que nous placardons sur les tableaux d'affichage des différentes facultés et de toutes les Cités U : à Mermoz, bien sûr, mais aussi au Campus, à la Cité Rouge et à la SOGEFIHA … A tous les organes de presse ivoiriens et étrangers accrédités à Abidjan ainsi qu'aux plus hautes autorités ivoiriennes, nous adressons une copie du texte au message sans équivoque.
— L'AEGCI ne partage pas un seul élément de l'analyse de la situation guinéenne faite par les autres étudiants de l'Université d'Abidjan. Elle se désolidarise par conséquent de tout ce qu'ils ont décidé de mener comme actions au cours de leur fameux meeting du 23 et condamne ces dernières par la même occasion.
Nous ne nous contenterons pas de rendre publique notre position. Aux chefs d'Etat de tous les pays qui, comme l'Algérie, le Nigeria, le Mali et le Zaïre, se sont dit prêts à envoyer des renforts aux soldats de la Révolution, nous adressons un télégramme expurgé de tout embarras de formules diplomatiques.
Etudiants guinéens Abidjan — appris décision soutenir Guinée — Prétendue agression portugaise — plutôt tentative patriotes guinéens — libérer Guinée. Aide Sékou Touré — égale moyens supplémentaires — écraser peuple guinéen.
A la fac d'Abidjan, les états d'âme de quelques « petits étudiants guinéens » sont grains de sable trop fins pour perturber d'une quelconque manière les mouvements prévus à l'unanimité par les étudiants ivoiriens, voltaïques,
dahoméens 7, gabonais, tchadiens, camerounais, congolais, zaïrois, maliens, sénégalais …
Alors, le 24 novembre, dès huit heures, l'imposant cortège de « grévistes marcheurs sur les ambassades impérialistes par solidarité avec la République Populaire et Révolutionnaire de Guinée » s'ébranle comme prévu. Au rendez-vous, il ne manque que les Républicains 8 à qui l'AEGCI a recommandé de garder leurs chambres en Cité U s'ils n'ont pas de cours à donner dans les différents collèges privés de la capitale ivoirienne.
Mais aussi vrai que nous nous sommes mépris — ô combien ! — sur les sentiments de nos camarades de fac à notre égard, eux de leur côté ont mésestimé dans les mêmes proportions l'intérêt qu'ont pu susciter les événements guinéens au regard des autorités ivoiriennes !
A leurs dépens, les manifestants se sont rendus compte, après coup, que rien de tout ce qui s'est dit et préparé sur le campus dès le 22 novembre n'a échappé aux détenteurs du pouvoir au pays d'Houphouët.
En effet, au Carrefour de l'Indénié soit à mi-chemin à peu près sur le trajet pour atteindre le Plateau, les étudiants brandissant des banderoles, toutes plus révolutionnaires les unes que les autres, ont eu la surprise fort brutale de se voir attendus de pied ferme ! …
Les détachements de CRS mais aussi et surtout les bataillons de militaires du redoutable Camp d'Akouédo 9 ont reçu l'ordre de ne laisser passer d'étudiant sous aucun prétexte ni quand il est seul ni a fortiori dans un cortège de manifestants. Qu'ils exécutent la mission de la façon la plus pacifique s'ils le peuvent mais, en tout cas, ils n'auront aucune excuse de ne pas l'accomplir de manière parfaite !
La violence avec laquelle les forces de l'ordre interpellent les meneurs et matent sans sommation tous les manifestants pour les disperser semble n'avoir d'égale que la colère du gouvernement ivoirien ulcéré à la longue par toutes les vitupérations de La Voix de la Révolution. Il a vite compris la nocivité des montagnes d'accusations de cette dernière aux oreilles de ses jeunes même si par ailleurs il les juge fantaisistes, ridicules. Car, la seule appréhension d'une mise à sac des représentations diplomatiques occidentales, difficile à envisager tant, sous les Tropiques, elles sont conçues pour résister aux déchaînements de foules, ne nécessiterait pas une telle démonstration de puissance.
En tout cas, voir des révolutionnaires irréductibles à l'intérieur des amphis — courir dans tous les sens dès qu'ils ont affronté les premiers arguments, musclés certes, des agents de la sécurité nous aurait amusés en d'autres circonstances. Danton, Marat et Robespierre, Marx, Lénine et Trotski mais aussi Mao, Che Guevara et autres Castro de facultés en train de prendre leurs jambes à leur cou pour fouler au pied dans le même élan leurs pancartes révolutionnaires et leurs livres de chevet qui ne le sont pas moins, faute d'avoir pu « marcher sur les ambassades impérialistes », c'en était trop pour étancher la soif de vengeance que, tous comptes faits, nous n'éprouvions pas du tout !
Sentant la fermeture de l'université inévitable et même plutôt imminente, les étudiants ivoiriens ayant su regagner à temps leurs chambres en cités U ont alors entrepris d'emporter qui leur petit réfrigérateur sur la tête, qui leur garde-robe précieuse sur un jeu de cintres emmêlés, qui leur électrophone sous le bras ! … Parvenir ensuite à lancer le moteur de leur voiture achetée d'occasion et entretenue comme la prunelle des yeux à tout moment libre du jour ou de la semaine mais rendue capricieuse par son âge réel très avancé, c'est un tout autre exploit !
Une fois terminées ces différentes épreuves qu'ils ont eu tout intérêt à passer avec succès et surtout rapidité, ils ont pris avec femme et enfants la route de l'exode, c'est-à-dire celle du retour au village natal après avoir bien dissimulé le moindre papier pouvant attester leur qualité d'étudiant. Quant aux ressortissants des autres pays africains, nombreux sont ceux qui, parmi eux, ont tenté en vain de passer pour des … « petits Guinéens » quand ils ont appris que les militaires ont pour mission de vider les résidences universitaires de tous leurs occupants exceptés ceux capables de prouver leur origine guinéenne !
Grande est l'ironie du sort encore une fois et haut en couleur le spectacle ! Pourtant, rien ne nous distrait de la triste actualité dans notre pays où, pendant ce temps-là, les assaillants se sont égarés, semble-t-il, après avoir occupé des camps et libéré de nombreux prisonniers politiques ! A Conakry, ils n'ont pas trouvé le chemin de La Voix de la Révolution, seul objectif dont la prise est susceptible de changer le cours des choses de façon irréversible !
Quelle véritable gageure, en effet, que de vouloir confisquer le pouvoir au Responsable Suprême de la Révolution sans lui avoir au préalable « coupé le sifflet » !
Les piètres stratèges ! Comment ont-ils pu ignorer, en engageant les hostilités, que La Voix de son Maître n'a plus pour siège depuis longtemps l'emplacement de l'ex-Radio Conakry de la période coloniale et des premiers moments de l'indépendance ? Et pourquoi, diable, ne se sont-ils pas fait accompagner par le premier détenu libéré par eux ou par n'importe quel soldat d'un des camps passés sous leur contrôle pendant un court moment, certes ?
Les bateaux (!) ont regagné le large, paraît-il, en emportant quelques « mercenaires » ayant eu le réflexe de battre le repli faute de savoir quelles opérations précises exécuter et en laissant derrière eux tous ceux qui se sont aventurés loin à l'intérieur des terres ! Au moment où commencent à arriver de Kindia des troupes « acquises à la Révolution », c'est déjà la débâcle totale des envahisseurs sur la Presqu'île du Kaloum !
Dès lors, pour Le Guide Éclairé du Peuple, retourner la situation à son avantage devient un exercice des plus simples parce qu'il lui est coutumier. Et le voilà inondant à nouveau La Voix de la Révolution de ces discours-fleuves dont il a le secret, aboyés avec toute la rage que lui inocule son orgueil blessé. Penser qu'il a été muet comme une carpe et qu'il s'est terré comme un rat pendant plus de quarante-huit heures, croyant, une fois n'est pas coutume, la fin de son règne bel et bien arrivée !
Tel qu'ont pu le décrire les chroniqueurs politiques rentrés eux aussi de façon subite en possession de leur verve et de leur pugnacité révolutionnaires, il est arrivé à la radio habillé en soldat du peuple ! Il s'est octroyé aussitôt le grade de Commandant en Chef des Forces Armées Populaires et Révolutionnaires pour pouvoir crier ses ordres.
Peuple de Guinée, mon Peuple, défends-toi ! Les hordes de mercenaires anti-Guinéens qui t'ont attaqué, tu les connais ! Ils sont disséminés partout en ton sein ! Arrête-les ! Égorge-les ou pends-les haut et court, comme tu veux! Les comptes, tu les rendras après t'être fait justice, pas avant ! …
Le Bureau Politique National et le Comité Central, instances suprêmes du Parti-État créent un Comité Révolutionnaire chargé des Enquêtes sur l'Invasion Portugaise. Ledit Comité identifie sans difficulté des éléments de la Cinquième Colonne à travers toute la Guinée et fait procéder sans délai à leur arrestation. Sous la torture, d'éminentes personnalités s'accusent d'avoir été en parfaite intelligence avec les Portugais, les Français, les Allemands, les Sud-Africains … Elles prétendent toutes avoir été recrutées moyennant des valises pleines de dollars américains, de francs français et de marks allemands ! Elles avouent avoir sensibilisé à leur tour plusieurs de leurs compatriotes :
- des frontaliers 10
- des chauffeurs
- des ex-commerçants import-export
- des banabanas 11
- des vendeuses de légumes
- des projectionnistes de cinéma
- des photographes
- des artisans
- des pêcheurs
- des teinturières
- des sportifs
- des musiciens
- des marabouts
- des enseignants
- des médecins
- des journalistes
- des miliciens du Parti
- des militaires
- des hauts-fonctionnaires
- des secrétaires d'Etat
- des ministres
- des ambassadeurs de Guinée à l'étranger
- des Secrétaires Fédéraux du Parti
- et même des membres du BPN et du Comité central !
- …………………
Inspirées toutes par la Commission d'Enquête, les dénonciations n'épargnent aucune couche de la société guinéenne. Ni les imams des nombreuses mosquées ni les ecclésiastiques des rares églises ! Faisceaux de fausses révélations permettant soi-disant de corroborer une conjuration de personnes qui, souvent, n'ont jamais rien eu à voir les unes avec les autres, les aveux spontanés des Éléments de la Cinquième Colonne sont diffusés jour et nuit sur les antennes de La Voix de la Révolution.
Déclenchés dès les premiers jours de décembre, ils ne commenceront à s'essouffler qu'à partir du 24 janvier 1971, date à laquelle le Tribunal Populaire Révolutionnaire prononce une centaine de condamnations à mort dont certaines par contumace et d'innombrables détentions à perpétuité. Comble de l'horreur dans ce pays-de-la-femme, une femme est aussitôt… pendue, qui plus est, une militante de la première heure du Parti !
[Erratum. Mme. Camara Loffo, membre du Bureau politique, première femme-ministre, fut fusillée. Lire Camara Loffo : victime-martyre de Sékou Touré. — Tierno S. Bah]
Subissent le même sort des anciens ministres et des ministres en exercice du gouvernement et, sous le Pont aérien de Tombo, passage obligé des habitants de la capitale pour aller en ville 12, leurs corps abandonnés tels des épouvantails se balanceront au gré du vent de la mer toute une journée durant. Les militants et les militantes seront du reste sifflés et mis en demeure de s'y rendre nombreux comme à une fête pour battre tam-tams et balafons et pour chanter et danser afin d'exprimer toute leur joie d'avoir mis hors d'état de nuire les ennemis de la Révolution.
Le Chef Suprême n'a pas trouvé de moyens plus efficaces pour convaincre le monde entier qu'il renonce, ainsi qu'il s'est empressé de le faire savoir et de le répéter, au méprisable droit de grâce présidentiel, autre argutie juridico-réactionnaire impérialiste à ses yeux, donc à ceux
du peuple de Guinée !
Et voilà comment une agression présentée comme portugaise au départ est devenue à l'arrivée un vaste complot ourdi et exécuté par les anti-Guinéens de l'Intérieur !
L'AEGCI écrit encore pour les alerter à diverses organisations et institutions régionales, internationales, mondiales … à tous les organismes de secours, aux chefs de tous les cultes, aux présidents et aux souverains de tous les pays qui comptent dans le monde, à commencer en toute
logique par ceux des pays frères et amis de la Guinée dans la Révolution. Rien n'y fait ! Personne ne peut retenir — quelqu'un s'y est-il essayé ? — la lourde main du Camarade
Commandant en Chef des Forces Armées Populaires et Révolutionnaires de Guinée, Grand Stratège, Fidèle et Suprême Serviteur du Peuple. Les quelques rares « mercenaires » capturés à l'épuisement de leurs munitions ont été pendus haut et court avant que leurs corps ne soient réduits en charpie.
Parmi eux : un certain [Sow] Thiam au nom de famille à consonance si guinéenne, gaillard phénoménal qui a tenu seul la SNE pendant l'occupation de Conakry et a donc décidé des couvre-feux épisodiques.
Alors, la Révolution s'est mise à se mordre la queue à sang et à se cogner la tête contre tout, dans tous les azimuts, mue qu'elle est par ses forces centrifuges et centripètes soudain détraquées comme jamais, à ce point, elles ne l'avaient été auparavant ! Il n'y a pas jusqu'au recoin le plus perdu de Guinée qui ne paye à la Révolution sa dîme de pendus, tous choisis, dans le cheptel des militants les plus valeureux ou en tout cas les plus convaincus, ceux-là mêmes qui ne peuvent en rien être impliqués dans la stupide opération dite du 22 novembre 1970.
Des probables commanditaires et des exécutants avérés de la folle aventure aux conséquences si catastrophiques pour la Guinée, plus personne n'entendra parler. Jamais plus ! Portugais et (ou) Guinéens ne s'en disputeront pas la paternité. Les uns et (ou) les autres auront juste réussi à offrir sur un plateau en or au tyran qui n'en a jamais demandé tant les prétextes désormais récurrents d'épurations révolutionnaires impitoyables qu'Il savait du reste — ô combien ! — inspirer et conduire sans aucune aide. Dorénavant, il lui sera encore plus facile de trouver des contre-révolutionnaires, des anti-Guinéens, des ennemis extérieurs, des membres de la Cinquième Colonne au gré de ses appétits de « sacrifices » …
La contre-révolution qu'Il aime à se représenter comme un énorme serpent, Il ne cessera plus de la voir remuer tantôt la queue tantôt une partie du corps quand bien même Il prétend lui avoir écrasé la tête à maintes reprises déjà !
Voilà où nous a conduits l'amateurisme politique de certains opposants. Il n'a d'égal que le professionnalisme du Chef Suprême de la Révolution. — Pour détrôner Sékou Touré, ont parfois osé dire des ténors de l'opposition, nous n'hésiterons pas à pactiser même avec le diable. Mais nous emporterons deux armes. La première servira à l'élimination du dictateur et la seconde à la liquidation du diable.
Hélas, le 22 novembre, le diable et le tyran, écorchés vif dans leur vanité, ont eu beau jeu de se liguer pour retourner les deux armes contre… les pauvres Guinéens !
C'est ainsi que dès le premier trimestre de l'année 1971, nous avons commencé à nous familiariser avec l'effroyable pensée que la route du retour au pays natal nous est barrée de façon définitive. Le déferlement subit sur la Côte d'Ivoire et sur tous les pays aux frontières de la Guinée de vagues massives et houleuses de nouveaux exilés ne nous incitera pas à espérer le contraire.
Apparentés ou alliés aux récentes victimes des sentences du Tribunal Populaire Révolutionnaire ou saisis de peur panique devant la forme nouvelle prise par la violence révolutionnaire, des Guinéens de tous âges et aux conditions les plus différentes ont encore fui la Guinée ! …
Mais en ce crépuscule du 2 juillet 1984, soit treize ans plus tard, j'aurai tort de réduire notre vie à Mermoz aux seuls événements consécutifs à la douloureuse « agression portugaise » ! D'ailleurs, je reste persuadé que tous les étudiants guinéens embarqués avec plus ou moins de confort dans des wagons du train universitaire ivoirien et peut-être même ceux qui espéraient y arriver un jour n'auraient pas songé à regagner la Guinée dans l'immédiat. Pouvoir y retourner pour passer les grandes vacances aurait sans doute suffi au bonheur de la plupart ! …
La Cité Mermoz, pour en revenir donc à elle et la décrire un peu, tire son nom de l'avenue passant devant elle comme pour la reléguer dans l'impasse érigée en équilibre sur le gouffre profond en contrebas ! Un sentier créé à la force des talons dans les broussailles permet de dévaler à toute vitesse et de remonter de l'autre côté la fracture de terrain séparant les facultés construites en hauteur et la résidence universitaire la moins prestigieuse d'Abidjan.
Prendre le maquis pour se rendre à la fac est, par conséquent, le lot quotidien des Mermozans c'est-à-dire les étudiants Guinéens à Abidjan parmi lesquels sont plutôt
rarissimes les détenteurs de la carte de transport par bus du CNOU 13.
Jean Mermoz a-t-elle été édifiée pour résorber le trop plein d'étudiants boursiers de leurs pays sur le campus même du Centre d'Enseignement Supérieur devenu avec le temps l'Université d'Abidjan au moment où n'existaient pas encore les Cités Bleue, Rouge et autres SOGEFIHA ?
Ou alors est-elle la simple récupération du surplus de constructions d'urgence réalisées par le gouvernement ivoirien avec le concours du HCR 14 en vue d'accueillir les petits orphelins de la guerre du Biafra ?
Déclenchée dès 1967 au Nigeria, la guerre de sécession du Biafra a atteint, en effet, le paroxysme de son horreur en 1970.
Il me suffirait de mener la plus petite enquête pour en avoir le coeur net mais, de loin, je préfère tenir pour vraie la seconde hypothèse par sympathie pour les enfants biafrais avec qui nous avons cohabité pendant plusieurs mois. Certains de nos camarades ont d'ailleurs poussé le bon voisinage jusqu'à courtiser leurs charmantes assistantes sanitaires et sociales, des Biafraises elles aussi pour la plupart, avec une insistance récompensée par plus ou moins de succès.
Ainsi, par le plus pur des hasards, et ce, une seule décennie après les indépendances généralisées des pays africains, les problèmes qui, en s'amplifiant, vont sceller à la cire rouge et de façon durable le sort du continent noir se sont-ils trouvés réunis et exposés à la Cité Mermoz de Cocody ! Je veux parler des déplacements massifs des populations du fait de la dictature ou à cause de la guerre avec leur corollaire inévitable : la catastrophe humanitaire « télégénique » à souhait !
Si la communauté internationale avait plutôt aidé à trouver les solutions convenables, elle aurait sans doute évité aux générations présentes et futures d'Africains au sud du Sahara toutes les catastrophes qui ont jalonné leur émancipation légitime de la colonisation et qui perdurent.
Le reste du monde a passé le plus clair de son temps à se déchirer entre partisans et adversaires de la sécession biafraise. Les uns et les autres ont été trop préoccupés à
procurer armes et munitions à leurs alliés conjoncturels pour imaginer de toute urgence une quelconque solution négociée.
Acquis à la cause du sécessionniste Odumeku Odjuku, des pays comme la Côte d'Ivoire — pour ne citer qu'elle — ont pansé les plaies et soigné les maladies et les carences des petits enfants biafrais, victimes emblématiques de ces premiers errements économiques et politiques africains réédités, depuis, en maintes autres régions du continent berceau de l'humanité.
Des ravages de la guerre du Biafra sur les petits Nigérians de la Fédération, on a par ailleurs peu ou pas du tout parlé ! …
Nous n'avons pas, nous non plus, défrayé la chronique, nous autres jeunes étudiants guinéens exilés, voisins pourtant des orphelins biafrais. Le HCR nous a refusé jusqu'au titre de réfugiés voire celui plus affreux d'apatrides 5 qui aurait, du reste, eu l'heur de plaire au Chef Suprême de la Révolution sous le prétexte, entre autres, que nous n'avons pas fui une guerre, nous ! Notre survie, nous la devons donc à la seule bienveillance à notre égard du gouvernement ivoirien, encore très soucieux à l'époque de prouver aux jeunes Ivoiriens — même par le biais des tragédies guinéennes récurrentes — qu'il a toujours su pratiquer, lui, la bonne politique pour créer et répartir le bonheur en Côte d'Ivoire.
Cependant, on n'imagine pas combien la cohabitation biafraise nous a profité ! Dans nos coeurs, elle a ancré l'optimisme en profondeur. D'avoir pu observer au jour le jour comment des enfants à l'article de la mort sont capables de reprendre le dessus sur toutes sortes de déficiences et, partant, de renouer avec la joie, les jeux et l'envie de vivre sans ignorer, pour certains d'entre eux, la perte de tous leurs parents dans la cruelle guerre qu'ils ont livrée à d'autres parents d'enfants, a été d'un bénéfice inestimable pour notre moral de « petits Guinéens » ! …
Mais, pourquoi donc la Cité Mermoz a-t-elle été à ce point méprisée de tous les révolutionnaires d'amphis ? C'est qu'à leurs yeux, elle a été la représentation matérielle de deux prises de position politique d'Houphouët parmi les plus réactionnaires et les plus anti-africaines.
Non content de soutenir d'un côté la sécession biafraise, donc la balkanisation de l'Afrique, il s'est opposé de l'autre à la révolution guinéenne, donc à l'émancipation de l'Afrique ! Le « criminel politique multirécidiviste », le « faux sage de l'Afrique » ne venait-il d'ailleurs pas de commettre un autre abominable « crime de lèse-Afrique » une semaine, jour pour jour, avant l'agression contre la Guinée ? Il a osé clamer à la face du monde, le « valet de l'impérialisme et du néocolonialisme », que seules des conversations directes avec le gouvernement sud-Africain permettront de résoudre pacifiquement le problème de l'Apartheid ! 16.
Pendant que j'y pense, il y a peut-être bien eu pour vivre avec nous à Mermoz des Tchadiens, un Togolais, deux Maliens, deux ou trois Dahoméens, quelques Voltaïques et même deux ou trois Ivoiriens … Tous ont été pris pour des originaux par l'ensemble des autres étudiants parce qu'ils n'ont pas cherché, eux, à emménager dans les belles cités nouvelles.
Il faut néanmoins reconnaître ce qui est ! Les préfabriqués en bois de la Cité Mermoz ont eu beau narguer avec un superbe aplomb la durée et les sarcasmes des étudiants nantis, ils ont été conçus à l'origine pour être très provisoires. Alors, ils ont cette piètre allure à côté des bâtiments flambant neufs du lycée Jean Mermoz dans les environs et à plus forte raison à côté des nombreux pavillons résidentiels de grand standing en voie de finition ou comparés enfin aux Cités Rouge, Bleue et à toutes les autres résidences universitaires qui ont essaimé petit à petit dans divers quartiers d'Abidjan ! Leur éparpillement et leur éloignement les unes des autres étant désormais les seules options choisies de façon tout à fait délibérée par les autorités ivoiriennes pour des raisons claires et limpides. Il s'agit de compliquer à défaut de les rendre impossibles les grands rassemblements d'étudiants, points de départ de toutes les grèves et autres manifs !
A Mermoz, on compte sur les doigts d'une main les voitures dans les parkings. D'ailleurs, elles appartiennent toutes à des étrangers à la cité. Quant aux nombreuses visites féminines que reçoivent malgré tout beaucoup d'entre nous, elles adorent la discrétion de la tombée du jour et préfèrent l'incognito parfait de la nuit.
Thierno et moi avons quelquefois évoqué les propos tenus par la première personne rencontrée à notre descente du bus reliant la grande gare d'Adjamé au marché de Cocody. Par simple acquit de conscience, nous avons cru devoir lui demander si nous étions bien sur le chemin de Mermoz.
— La Cité Mermoz, la cité des Guinéens ? Ce sont les baraques au fond de l'impasse ! Vous ne risquez pas de vous tromper. Elles ne ressemblent à rien d'autre dans les parages.
— Faux, bien sûr, comme nous avons pu le constater dès le lendemain.
La Cité Mermoz est identique à tous points de vue au centre d'accueil mitoyen des petits Biafrais ! Et, comparées aux rares cabines pour quatre ou pour six étudiants à l'IPKou et même à celles de l'IPC où elles ont été construites selon certaines règles — soviétiques — de l'art, sans parler des salles d'hôpital recyclées en résidences universitaires ni des anciens dortoirs de lycées ré-attribués aux étudiants depuis la fin des internats dans le secondaire en Guinée, les chambres de Mermoz offrent sans conteste, pour nous en tout cas, des prestations dignes des plus grands palaces !
Un lit individuel à une place au lieu de lits superposés, une douche et un lavabo à partager en principe avec un seul voisin, une table de travail et même la possibilité d'aménagement d'un petit coin-cuisine !
Une salle de jeux dans laquelle le baby-foot est roi et une pièce abritant la télévision sont par ailleurs aménagées pour toute la cité. La télé, l'écran magique !
Nous avons été si émerveillés et contents de découvrir son existence en arrivant à Mermoz ! Les séries de l'époque :
Chapparal, Le saint, Le fugitif, Les envahisseurs … et les émissions de variétés nous ont tant plu parce qu'elles nous ont beaucoup aidés à raccourcir nos nuits et à supporter la
nostalgie de notre pays ! Voir entre tous James Brown alias Mr Dynamite chanter et danser le pop-corn a été pour nous un moment de bonheur mémorable ! …
Mermoz, ce sont aussi les fontaines miraculeuses d'eau fraîche en quelques endroits de la cour où il suffit de poser le pied sur une pédale pour pouvoir se désaltérer à volonté à tout moment du jour et de la nuit plus chauds et plus moites que les jours et les nuits de nos Conakry, Kankan et surtout Labé natals. Là-bas dans notre célèbre Château d'eau de l'Afrique occidentale, nous n'avons pas encore — hélas ! — accès à l'eau potable partout avec autant de facilité. Combien de fois nous sommes-nous contentés pour toute nourriture de boire et de reboire la précieuse eau parce que nous n'avons même pas cinq francs CFA pour acheter la plus petite portion d'attiéké ! 17
En effet, si Mermoz a su par moments se transformer pour nous en un petit jardin d'abondance, elle a plus souvent été une école d'apprentissage des moindres gestes de survie, d'amitié, de fraternité et d'amour pour la mère-patrie en même temps que celle de notre émancipation complète des tutelles parentale et patriotique. Mieux que nous n'aurions jamais pu le faire à l'Institut pseudo-polytechnique de Kankan ou même de Conakry, le goût du travail, le sens des responsabilités, l'habitude de l'ordre et de la rigueur, nous les avons intégrés par nous-mêmes à notre formation en habitant la Cité qui ne ressemble à aucune autre !
Mermoz n'a de toute façon pu devenir une enclave guinéenne dans le paysage universitaire ivoirien que grâce à notre sens aigu de la solidarité car, sur la dizaine d'étudiants guinéens au départ, seuls quelques-uns, les plus anciens, avaient pu obtenir une chambre à eux. Ils ont commencé par offrir leur hospitalité à une trentaine d'autres à peu près et, à partir du 22 novembre pour être précis, l'affluence des nouveaux déserteurs de la Révolution a atteint des chiffres records dans « notre » Cité, désormais connue dans toute l'Afrique de l'Ouest pour abriter les Républicains. Et comme les facs d'Abidjan ont elles aussi acquis la réputation d'être très accueillantes pour les étudiants étrangers, plusieurs de nos compatriotes de l'Université de Dakar, entre autres, ont vite opté pour la poursuite de leurs études dans la capitale ivoirienne. La densité dans les résidences guinéennes a alors quadruplé,
quintuplé voire sextuplé !
Les autorités ivoiriennes ont par bonheur récompensé le « bon comportement » de l'AEGCI pendant l'agitation des étudiants « révolutionnaires » en faveur de la Guinée « agressée » en attribuant quelques chambres et des pécules. Le FAC — Fonds français d'Aide et de Coopération — a décidé pour sa part d'octroyer des bourses à certains étudiants guinéens ayant obtenu des résultats excellents, aides financières appréciables mais renouvelables à la seule condition que les bénéficiaires rééditent leurs performances tous les ans.
L'Assas prend toutes ses responsabilités et les étudiants guinéens dans leur ensemble font preuve de grande maturité et d'une bonne volonté d'entraide.
Bourses, pécules et chambres sont gérés en exclusivité par les membres du bureau qui se chargent de répartir les étudiants dans les chambres obtenues, du coup, même dans les plus belles Cités. L'argent reversé tout entier dans la caisse commune par les boursiers, ils le partagent en autant d'étudiants inscrits après déduction des loyers payés par leurs soins au CNOU.
Grâce à un calendrier bien établi, nous avons, par exemple, toujours pu dormir chacun à notre tour parce que nous avons, les uns et les autres, vite su devenir des couche-tard ou des lève-tôt selon les circonstances. Oh ! Il nous est bien arrivé parfois de nous trouver devant des portes barricadées pour la journée à cause du taux excessif d'occupation des chambres. Le gardien de la Cité, homme du Nord de la Côte d'Ivoire à la frontière de la Guinée et qui prend donc les Guinéens pour des frères, les rouvre toujours à l'heure de la télé ! Il s'est même trouvé parmi les quelques étudiants ivoriens ou africains d'autres nationalités vivant dans notre voisinage, nous les Républicains, pour proposer de partager leur chambre avec un d'entre nous, une fois imprégnés de nos problèmes bien spécifiques !
Des discussions houleuses n'ont pas manqué pour autant d'agiter les membres de notre propre association pour savoir par exemple qui devrait avoir droit au pécule et qui ne le devrait pas. Il est vrai que beaucoup d'entre nous ont trouvé avec une relative facilité des cours rémunérés à donner dans les collèges privés d'Abidjan même si la paye, elle, a toujours été très aléatoire dès le début du second trimestre de l'année scolaire. Il n'est pas faux non plus que nos camarades inscrits en fac de médecine ont des horaires si chargés qu'ils ne peuvent pas accommoder un travail en ville avec leur emploi du temps à la fac.
Le bureau de l'AEGCI choisit sans hésiter la solution qui lui semble la plus équitable.
— Tous les Guinéens inscrits à l'université, peu importe dans quelle fac, ont droit au pécule ! Libres à ceux qui ont des revenus supplémentaires de manifester de la manière qu'ils choisiront leur solidarité à leurs copains et même à l'ensemble de la communauté, s'ils le souhaitent !
L'inscription à la fac, la grande affaire qui a motivé notre exil avant tout, parlons-en ! Des problèmes de papiers, nous en avons eu beaucoup ! Ce qui m'a souvent fait penser à la prophétie du devin de mon père. La Guinée, comme on sait, ne délivre aucun diplôme et n'entretient aucune coopération universitaire avec ses voisins. Les cursus scolaires ne sont donc pas convertibles à l'instar de la monnaie nationale.
A la fac d'Abidjan, nous avons eu tout l'air d'avoir débarqué d'une autre planète ! Que peuvent bien signifier 11ème et 12ème, classes pendant lesquelles nous avons préparé le premier et le second bac ? A quoi peut bien correspondre une première, deuxième ou troisième année de philo-linguistique, philo-maths ou maths-linguistique ou maths-idéologie ou encore économie-maths … ? En quelle langue 18 sont transcrits nos noms sur les rares papiers en notre possession : cartes d'étudiants, extraits d'acte de naissance ? …
— Baccalauréat ! nous a-t-on demandé à tout bout de champ aux guichets d'inscription des différentes facs.
— En Guinée, on ne délivre pas de bac ni aucun autre diplôme d'ailleurs. Mais, j'ai avec moi ma carte d'étudiant et une attestation de fréquentation d'une faculté de l'Institut Polytechnique pendant deux ans …
— A quel niveau entrez-vous dans votre… Institut Polytechnique ? A ma connaissance, le seul établissement du même nom se trouve à Paris. Et là-bas, on l'appelle plutôt… Ecole Polytechnique !
— Nous entrons à l'Institut avec les deux bacs …
— Confiez-moi toujours les papiers en votre possession. Je vais vous inscrire de façon tout à fait provisoire. Dès que le service du bac statuera sur votre cas, il vous fera connaître sa décision !
A notre grande surprise, le service en question rend son verdict dans les meilleurs délais. Aux secrétariats de toutes les facs, il recommande de nous inscrire sur la foi du Journal Officiel ou du quotidien Horoya qui, chaque année, publient l'un et l'autre les résultats de tous les examens guinéens.
Si la Révolution avait pu se douter de tous les services que ses propres imprimés pouvaient nous rendre un jour, elle en aurait interdit la publication depuis fort longtemps et aurait même trouvé, autour, de la matière à débusquer un vaste complot anti-Guinéen …
Je ne sache d'ailleurs pas qu'une quelconque université autre qu'ivoirienne ait montré autant d'indulgence à des étudiants démunis comme nous l'étions.
Et, sans conteste, la Guinée révolutionnaire doit à la Côte d'Ivoire réactionnaire des générations et des générations de cadres bien formés dont la plupart ont pu, quand ils l'ont voulu, poursuivre avec une relative facilité des cycles supérieurs partout en Europe ou aux Etats-Unis voire au Canada …
Mais l'histoire était trop belle pour durer tout le temps ! De nouvelles vagues de Républicains ont déferlé. Infiltrés à coup sûr par des agents de la JRDA et, par conséquent, munis d'attestations d'admission au bac et de tous les papiers en bonne et due forme que nous n'avons pas pu réunir, en notre temps, ils se sont inscrits, à leur tour, dans toutes les facs et ont postulé des places de chargés de cours dans plusieurs établissements privés de la capitale ivoirienne.
Aux résultats de la plupart d'entre eux dès les premiers partiels et à l'inspection attentive des enseignements qu'ils prétendaient pouvoir dispenser dans les collèges privés, les Ivoiriens ont commencé à douter de la validité de certains cursus guinéens.
Par chance, les saboteurs ne réussissent pas à semer la confusion pendant trop longtemps. Le bureau de l'AEGCI réagit très vite avec l'énergie et l'efficacité qui lui sont coutumières et se pose en interlocuteur unique et fiable pour authentifier tous les documents produits par les nouveaux venus grâce à ses archives propres constituées avec toutes les publications officielles annuelles du JO et de Horoya. L'institution d'un contrôle du niveau des connaissances viendra bientôt le décharger de la redoutable tâche de trier entre bons et mauvais frères guinéens, entre vrais et faux diplômés. Désormais, les nouveaux arrivants subissent tous l'examen spécial d'entrée à l'université du niveau du bac peu importe s'ils ont déjà passé deux, trois ou même cinq ans à l'un des Instituts guinéens. Les admis peuvent alors s'inscrire en première année dans la fac ivoirienne de leur choix ! A prendre ou à laisser, l'idée d'instauration d'un jury pouvant se prononcer sur des probables équivalences pour les étudiants déjà très avancés dans le cycle guinéen, suggérée un certain moment par l'AEGCI, ayant été écartée …
De toutes les péripéties consécutives au débarquement du 22 novembre, la grande leçon tirée par l'AEGCI après plusieurs débats passionnés entre tous ses membres et sympathisants, c'est que les étudiants guinéens ne sont pas des étudiants comme les autres et, de ce fait, n'ont pas à se comporter comme tels ! Cette conviction lui dictera à l'avenir toutes ses prises de position par rapport aux autres associations africaines et, partant, la plupart de ses activités extra-universitaires. Par exemple, pour qu'il ne se contente plus de « quémander » des chambres et des allocations, le bureau de l'Assas, aux statuts modifiés pour les rendre patriotiques dans ses principaux articles, a reçu la mission de sillonner tout le territoire ivoirien en vue de prendre contact avec l'ensemble des exilés guinéens dont nous avons découvert un échantillon assez représentatif lors de l'assemblée générale extraordinaire de Mermoz …
Avant la définition ainsi clarifiée de toute la mission dévolue aux responsables de l'Assas, les discussions ont achoppé pendant de longues heures sur deux points aussi délicats l'un que l'autre. Les quelques rares anciens ministres de Sékou Touré méritent-ils le titre de personnalités guinéennes à contacter ? Et les anciens membres du Front de Libération de la Guinée ? Parmi les premiers, certains étudiants ont affirmé reconnaître quelques fossoyeurs notoires de départements ministériels vitaux tels l'Éducation nationale, la Santé ou les Finances.
Aux seconds, ils ont reproché de s'être laissés manipuler par le gouvernement ivoirien pendant la guerre radiophonique guinéo-ivoirienne 19 au cours de laquelle ils se sont contentés d'ironiser sur le sort de la Guinée et d'injurier de façon grossière Sékou Touré ainsi que les membres de son gouvernement au lieu de présenter à leurs compatriotes d'abord et à l'opinion internationale ensuite un programme alternatif cohérent. Et, devant la non-revendication officielle du débarquement du 22 novembre, beaucoup d'autres ont craint que d'anciens membres du Front n'y aient plus ou moins trempé.
L'AEGCI réussit pourtant à réunir à Cocody, avant les vacances universitaires de 1972, la plupart des Guinéens qui comptent dans l'exil, résidant aussi bien en Afrique qu'en Europe. Elle parvient même à réconcilier, tout au moins sur le papier, certains de nos compatriotes devenus ennemis mortels les uns des autres pas toujours pour des raisons politiques et obtient la promesse que désormais tous les Guinéens où qu'ils soient apporteront leur contribution à la démystification de la Révolution et à la lutte ouverte contre Sékou Touré …
Des suites de ces retrouvailles fraternelles, ils ont même été nombreux les Guinéens, des profs, des médecins, des petits commerçants, des étudiants … à avoir tout abandonné entre 1975 et 1976 pendant une année voire deux ou trois pour suivre un entraînement militaire dans un pays lointain et tenu secret. Sans ambages, l'objectif pour une fois a été exprimé : il s'agit d'aller préparer un débarquement victorieux pour en finir avec Sékou Touré et sa pseudo-Révolution ! …
Des pays où ils avaient pu se raccrocher pour survivre, beaucoup de patriotes sont donc partis sans crier gare, stratégie de lutte oblige ! Mais, comme en direction de la Guinée, ils n'ont jamais entamé plus tard une quelconque action libératrice, sans d'ailleurs savoir pourquoi alors qu'ils se sont sentis fin prêts, semble-t-il, à certains moments, ils se sont retrouvés pour la plupart d'entre eux dans des situations dramatiques à leur retour dans les pays désertés par eux en catimini ! … Des chefs de cette autre aventure, catastrophique pour beaucoup de familles guinéennes exilées, on aimerait avoir les explications que plus personne ne semble disposé à donner …
Comme on voit, ce ne sont pas les bonnes résolutions de 1972 ni même l'engagement républicain massif et volontaire de beaucoup d'entre nous par la suite qui m'autorisent en ce crépuscule du 2 juillet 1984 à embarquer pour la Guinée dans un avion de la Sabena et à me poser la question angoissante de savoir si je vais baiser ou non le sol guinéen en débarquant à Conakry !
Les verrous des portes de la Guinée fermées de façon hermétique depuis maintenant un quart de siècle ont plutôt sauté à la date mémorable du 26 mars 1984, c'est-à-dire il y a bientôt quatre mois ! De ce qui s'est d'ailleurs passé ce jour-là, je n'ai eu connaissance comme tout le monde que le lendemain, très tôt peut-être, mais le lendemain quand même.
27 mars 1984 !
Grand Bassam à une quarantaine de kilomètres d'Abidjan, douze ans après avoir quitté la fac de lettres de Cocody …
Dans l'intervalle, j'ai enseigné à Dimbokro pendant deux années scolaires au bout desquelles mon épargne s'est avérée insuffisante pour me permettre d'aller poursuivre mes études en France comme ont pu le faire avant moi quelques-uns de mes compatriotes. Et cela d'autant plus qu'un margoulin, Guinéen de surcroît, spécialisé dans la fourniture de passeports voltaïques, comme on disait à l'époque, et qui les a bel et bien procurés à la plupart des candidats heureux au franchissement du Rubicon méditerranéen m'a escroqué, moi, sans aucun scrupule ! Il a disparu de la circulation après avoir encaissé une avance correspondant à près des deux tiers du prix convenu du titre de voyage vendu plutôt très cher ! … La prédiction du marabout de mon père n'a eu aucun mal à se vérifier encore une fois !
J'ai dû enseigner pendant huit autres années au CEG de Lakota, c'est-à-dire jusqu'en 1980, avant de pouvoir réunir le « minimum de ressources » exigé par le Consulat de France pour la délivrance d'un « visa long séjour étudiant » et surtout avant de disposer d'un laissez-passer à défaut d'un passeport. Par bonheur, la Guinée, la Côte d'Ivoire et le Sénégal ont été réconciliés deux ans plus tôt à Monrovia au Liberia.
[Note. Lire prochainement “18 mars 1978. A Monrovia, Ahmed Sékou Touré, Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor se réconcilient pour de bon” par André Lewin — Tierno S. Bah]
L'ambassade de Guinée, fermée depuis l'un des tout premiers soi-disant complots anti-guinéens fomentés de l'extérieur en 1965, a même rouvert. Son Consulat à Abidjan délivre donc — au prix fort tout de même ! — tous les types de papiers réclamés par ses ressortissants et, d'une manière générale, par tous ceux qui remplissent ses conditions plus souvent pécuniaires qu'identitaires.
J'ai pu alors étudier le journalisme à Bordeaux en France convaincu que je serai mieux servi en actualités si je suis moi-même journaliste ! Mais les choses demeurant ce qu'elles ont toujours été en Guinée 20, je n'ai pas eu d'autre choix, une fois mon diplôme obtenu, que de retourner vivre et… enseigner de nouveau en Côte d'Ivoire !
Je débarque d'abord en « pays connu » à Dimbokro et y réside pendant deux ans encore en compagnie, cette fois, d'une ancienne collègue et amie du CEG de Lakota retrouvée en France ! A l'expiration de mon titre de séjour français, seule la décision de nous réinstaller en Côte d'Ivoire nous a permis, en effet, de concrétiser notre désir ardent et notre volonté ferme de vivre ensemble.
Enfin, depuis le mois de septembre, pour nous rapprocher d'Abidjan et jouir, ce faisant, des avantages de la grande métropole sans en subir les inconvénients, nous avons demandé et obtenu d'enseigner et de résider désormais à Grand Bassam d'où j'ai pu aussi collaborer à Ivoire Éducation, un mensuel abidjanais …
Mais venons-en à l'actualité du 27 mars 1984 ! Je n'ai pas eu besoin de me lever avec le jour pour la bonne et simple raison que, du crépuscule à l'aube, j'ai tenu compagnie à la nuit. Comme, plusieurs autres fois déjà, il m'est arrivé de le faire à Abidjan, à Dimbokro, à Lakota ou à Bordeaux …
Passer une nuit blanche, il m'arrive de temps en temps — pour ne pas dire souvent — de m'y résoudre. Chaque fois que je n'arrive pas à dormir la nuit, j'écris un peu. Je consigne en vrac les idées qui me visitent à ces heures-là centrées sur des sujets de poèmes, différentes donc en tous points de celles habituelles à d'autres moments …
Plus souvent, je lis. Des livres mais aussi des journaux même si certains par leur format ne sont pas toujours commodes à consulter couché.
Et, de manière presque instinctive, je tourne toujours le bouton de ma radio tout le temps à portée de mon pouce et de mon index, peu importe l'endroit où je me trouve. Le transistor trône à mon chevet dans la chambre à coucher. Il est à côté de moi dans la salle à manger, au salon, dans la cuisine, aux toilettes, dans la salle de bains, sur la terrasse, dans le jardin et même en balade … Parfois, un écouteur niché au fond de l'oreille m'évite d'imposer à mon entourage le même régime radiophonique que le mien.
C'est depuis le matin fatidique du 22 novembre 1970 qu'il ne m'est plus souvent arrivé de manquer les rendez-vous avec les grands moments d'informations radiophoniques entre cinq et sept heures, le matin ; treize et quatorze heures au milieu de la journée ; dix-neuf et vingt heures, le soir. Il y aurait eu deux plages horaires d'actualités en plus, elles auraient occupé de fait tous les espaces dévolus aux cinq prières musulmanes quotidiennes. Par l'efficacité de leur prosélytisme, les serviteurs de la déesse radio ont bel et bien subjugué toutes mes capacités d'adoration et de fidélité ! Et, pour moi, tout se passe comme si le sort de la Guinée ne pouvait plus se jouer dorénavant qu'à la radio à l'un des trois moments cardinaux !
Apprendre une nouvelle par une station donnée, en avoir la confirmation par une autre, suivre son développement sur une autre encore et pouvoir faire le point plus tard à l'écoute d'une quatrième ou d'une cinquième enfin, est devenu le rite auquel je sacrifie tous les jours avec une constance jamais démentie, surtout le matin.
Que j'adore être le premier dans mon entourage, mieux le seul, à avoir appris la toute dernière nouvelle importante ! Et je ne suis pas peu fier de pouvoir en parler autour de moi.
Privé de radio, j'ai l'impression que le monde tourne sans moi et, aussitôt dépassé par les événements, il me semble n'avoir plus de prise sur rien. Curieux, au contraire, comme je me sens confiant et maître de n'importe quelle actualité parce qu'en tant qu'auditeur assidu de toutes les radios, je dispose à force de beaucoup de clés pour supputer des changements en passe d'intervenir ici et là. Combien ils sont nombreux les événements politiques, sociaux et économiques… qui ne m'ont pas beaucoup surpris !
C'est donc par la radio — France Inter ? British Broadcasting Corporation ? Voice Of America ? Deutsche Welle ? Radio Nederland Hilversum ? je ne me souviens plus ! — qu'à cinq heures précises, en ce 27 mars 1984, j'ai appris la seule nouvelle à laquelle rien ne m'a préparé :
Le président Ahmed Sékou Touré de Guinée est mort hier d'une rupture de l'aorte ! …
— Vulnérable ? Mortel ? Mort, Le Grand Syli ?
— Ahmed Sékou Touré fakha ?
Pas un seul instant, je n'ai pu imaginer un tel événement possible ! Aucun Guinéen ne pouvait, de toute façon, y songer tout court ! Tous les hommes sont mortels, bien sûr. Sékou Touré est un homme. Sans doute … Peut-être … Oui, bien sûr ! … Mais, Il n'est pas mortel, Lui ! L'Homme du 28 Septembre, Le Chef Suprême de la Révolution, Fidèle et Suprême Serviteur du Peuple, Le Commandant en Chef des Forces Armées Populaires et Révolutionnaires ne peut pas avoir rendu l'âme ! A Lui, elle n'a pas été plus ou moins longtemps prêtée comme à tout le monde !
Ahmed Sékou Touré n'a pas pu décéder et surtout pas avant d'avoir lu ce récit que je Lui dédie, Lui en premier et qui, je le sais, Le rendra fou furieux. Il ne peut pas avoir tiré sa révérence au moment même où la République Populaire et Révolutionnaire de Guinée a fait la paix avec ses voisins et a même renoué avec la France.
— Président Ahmed Sékou Touré mâ fakha ! A mou fakhama tô ! A mou fakhama tina 21 …
Le Grand Stratège en personne n'a-t-Il pas fait le déplacement de Paris après avoir reçu à Conakry mais aussi dans ma ville natale de Labé le président Valéry
Giscard d'Estaing 22 ? …
[Note. — Lire prochainement “20-22 décembre 1978. Vingt ans après la fatidique visite du général de Gaulle, le spectaculaire voyage de Valéry Giscard d'Estaing.” par André Lewin — Tierno S. Bah]
Non, Prési ne peut pas avoir cessé de vivre après avoir proposé Sa médiation dans la résolution de plusieurs différends entre pays africains. N'est-ce pas pour cela que Conakry vient d'abriter maintes réunions internationales ?
Le prochain sommet de l'OUA, ne doit-il pas se tenir à Kaloum dans quelques mois ? Le Grand Syli ne peut en aucune façon s'être éclipsé avant d'avoir reçu la consécration panafricaine de Sa très longue carrière politique, Lui qui n'a jamais parlé que de la « terre africaine de Guinée » !
— Eh bien si ! Eh bien oui ! … Le Chef Suprême de la Révolution a bel et bien daigné rendre Son dernier souffle !
— A Conakry, sans aucun doute, en Son pays révolutionnaire, entouré de tous Ses camarades !
— Non ! … Vous n'y pensez pas ! Dans un hôpital de Cleveland en Amérique, au Pays du Capitalisme et de l'Impérialisme Triomphants ! …
De cinq à sept heures et demie, j'en ai eu la confirmation par les radios du monde entier qui n'ont pas manqué, chacune, de faire une rétrospective sur l'histoire tumultueuse de la Guinée. Les appels téléphoniques matinaux de compatriotes, d'amis et de collègues ont à la longue ancré en moi la conviction que la… « bonne nouvelle » est vraie !
A mon Directeur de collège que j'ai appelé à mon tour, je n'ai pas eu besoin d'expliquer quoi que ce soit.
— Je sais ce que l'événement représente pour vous et pour tous les vôtres. Prenez donc la journée pour vous remettre de vos émotions mais revenez-nous en grande forme demain !
La journée qui m'est offerte, je la prends volontiers et avec elle la nuit suivante pour les consacrer toutes à la relecture des nombreuses coupures de presse récoltées sur la Guinée et classées par thèmes depuis le … 22 novembre 1970 !
Je n'ai pas plus sommeil que je n'ai faim ou soif ! Je suis comme pris par un grand vertige, tout préoccupé que je suis par une seule pensée.
— Et maintenant que va-t-il se passer ?
C'est alors que je réentends une déclaration de Sékou Touré de 1983 sur Africa Numéro 1, radio émettant de Libreville au Gabon.
« La grandeur de l'Afrique sera la conquête de nos peuples qui veulent associer leurs efforts, envisager le destin solidaire, créer une sensibilité entre toutes les parties du continent africain et favoriser le travail en commun pour sa grandeur commune. »
Déjà en septembre de l'année précédente, sur Antenne 2, chaîne de télévision française publique, il a pu parader comme il sait le faire mieux que quiconque. Ses propos de ce jour-là résonnent eux aussi dans ma tête.
« Ma vocation est de faire la Révolution avec mon peuple et pour mon peuple. Ma volonté est de demeurer le serviteur de mon peuple. Entre l'être et l'avoir, j'ai choisi l'être, l'identité, la personnalité que je voudrais confondre avec la vérité et la justice dans toutes mes attitudes … L'image que je voudrais que l'histoire retienne de moi, c'est celle d'un homme qui a été au service de son peuple, un homme qui a aimé la vérité et qui l'a incarnée …
(…) Nous avons écrit et dit : Monsieur Sékou Touré peut mourir, mais le régime d'indépendance, de souveraineté et de dignité installé en Guinée, ne peut plus disparaître, parce que l'homme guinéen est déjà instruit de la justesse de la ligne suivie par la Révolution … »
Beaucoup d'Ivoiriens, beaucoup d'Africains l'ont encore applaudi à ces deux occasions pour notre plus grand désespoir !…
— Lui au moins, c'est un Homme. Il dit la Vérité et, surtout, Il ose clamer la dignité de l'Afrique chez les Blancs. Vis-à-vis ! ont-ils répété pendant plusieurs semaines.
Transcrites après coup, les paroles du Chef Suprême de la Révolution guinéenne sont certes plates, creuses voire confuses … Mais, assénées en direct, les phrases longues, lourdes, alambiquées et truffées de répétitions… sont efficaces et clouent le bec quand elles n'emportent pas l'adhésion de ceux-là même qui lui sont à tous points de vue opposés. Il met tant de conviction à marteler des vérités premières, des demi-vérités, des contre-vérités puis des mensonges énormes qu'on ne fait plus attention à ce qu'il dit au bout d'un moment parce qu'on est charmé par son talent, cet art consommé qu'il a de dire et de faire accepter tout et son contraire.
L'affirmation : « M. Sékou Touré peut mourir » laisse de toute évidence sous-entendre qu'il peut aussi bien ne pas mourir, chose à laquelle il y a tout lieu de penser qu'il commençait à croire lui-même.
[Note. — Lire “Sékou est réélu président pour la cinquième fois ; c'est la dernière fois, et il s'en doute.” par André Lewin — Tierno S. Bah]
Au sens figuré depuis toujours et, sans doute, au sens propre à la longue ! Il reviendra aux spécialistes la passionnante tâche d'analyser la parole, les écrits et les actes du Chef Suprême de la Révolution. La matière existe pour des biographies et (ou) des essais à n'en plus finir ! …
— Mais, maintenant qu'il est raide mort, que va-t-il se passer ? …
Les radios les plus matinales ne tarderont pas encore à me l'apprendre ! Dans la nuit du 2 au 3 avril 1984, un Comité Militaire de Redressement National — CMRN — suspend toutes les dispositions constitutionnelles prévues pour la succession politique et, sans effusion de sang, prend le pouvoir. Il prône la réconciliation nationale après avoir libéré tous les prisonniers politiques. Et, par le biais de communiqués diffusés non plus par La Voix de la Révolution mais par Radio-Guinée émettant de Conakry, il
exprime sa volonté d'instaurer un État de droit dans tous les secteurs de la vie nationale !
La mort du Chef Suprême de la Révolution ne remonte qu'à une semaine jour pour jour et son enterrement 23 à quelques heures, des funérailles grandioses devant les Guinéens très éplorés — on se demande pourquoi — et un parterre impressionnant de chefs d'États ou de gouvernements, de souverains et de représentants du monde entier !
Cette fois, aux frontières guinéennes, ce sont toutes les portes elles-mêmes qui cèdent. Commencent aussitôt les nombreux charters de retour des Républicains rongés par l'envie longtemps refoulée de revoir leurs parents et leur pays ! Combien me suis-je fait violence, moi, pour pouvoir patienter jusqu'à la fin de l'année scolaire ivoirienne, c'est-à-dire pendant trois longs mois, avant d'entreprendre ce pèlerinage si salvateur !
Notes