Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages
Impossible de conter la vie d'un homme identifié à tel point à sa patrie qu'on parla parfois de Guinée-Sékou Touré sans présenter d'abord sommairement son pays. Emmanuel Mounier, directeur de la revue Esprit, le qualifiait naguère de pays de modération avant que la sanglante saga des Touré ne vint le bousculer. Ses frontières, héritées du partage colonial, sont, comme celles de la plupart des Etats en Afrique, parfaitement arbitraires. Elles ne répondent ni aux limites des régions naturelles ni aux limites séparant les groupes ethniques. On passe insensiblement de la côte vers le pays peul et de là au bassin supérieur du Niger et vers la forêt, selon un procédé désormais classique de pénétration coloniale. Son territoire actuel, qui s'étend sur quelque 246 000 kilomètres carrés, un peu moins de la moitié de la superficie de la France, est limité à l'ouest par sa façade atlantique, au nord par la Guinée-Bissau et le Sénégal, au nord-est par le Mali, à l'est par la Côte d'Ivoire et au sud par la Sierra Leone et le Liberia. La Guinée apparaît ainsi comme un pays carrefour. Réunissant des fractions de paysages différenciés qui s'étendent ailleurs de façon uniforme, elle y gagne une grande diversité d'aptitudes et de ressources naturelles. Et si elle bénéficie de toutes les potentialités des pays voisins, elle en comporte également d'autres qui ne se retrouvent pas au même degré ailleurs en Afrique occidentale. Quatre grandes régions naturelles se partagent l'espace guinéen, regroupant ses 6,5 millions d'habitants, le double de la population du pays en 1958, à l'heure de l'indépendance.
Dans ce merveilleux pays, comme partout ailleurs en Afrique, la colonisation a revêtu des aspects repoussants. Il suffit de lire le Voyage au Congo d'André Gide ou Terre d'ébène d'Albert Londres pour s'en convaincre. Jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Afrique noire était soumise au régime de l'indigénat: le travail forcé sur les routes, les réquisitions de manoeuvres et de vivres au profit de l'exploitation agricole et industrielle des colons blancs, les tribunaux indigènes d'exception où les hommes étaient livrés à la fantaisie coupable de certains administrateurs … La loi du plus fort aidant, le colonialisme avait transformé les princes en plantons et en tirailleurs, parfois en chefs de cantons dociles. La famille était disloquée; la société, privée de ses moyens de régulation naturelle —économique, social, culturel, spirituel—, était déstabilisée. Cette destruction était particulièrement sensible et perceptible chez les intellectuels, les cadres, chez tous ceux que l'évolution historique avait portés au devant de la scène et qui servaient, témoins et otages, à justifier l'entreprise d'exploitation coloniale. Certes ces évolués revendiquaient, mais leurs revendications se situaient dans le cadre de la légalité républicaine. Au plus fort de la guerre d'Indochine, écrit Jean Lacouture, au plus chaud des crises marocaine et tunisienne, à la veille de la guerre d'Algérie, la France noire paraît en passe de faire l'économie d'une certaine révolution, d'une guerre ou d'une brutale sécession. Et singulièrement la Guinée. La Guinée au lendemain de la guerre apparaît comme la Belle au bois dormant. C'est du moins ce qu'en pensent les Européens qui l'ont visitée à cette époque. Emmanuel Mounier écrit ainsi en 1948, au retour d'un voyage à travers le continent noir :
Arrivé en Guinée, vous cherchez le problème guinéen. Vous ne trouvez rien… Vous vous apercevez alors pourquoi la Guinée est si reposante au terme d'un long voyage dans l'outrance africaine. C'est un pays sans obsession. Pas d'agitation sociale, pas d'agitation politique. Il existe un grand parti guinéen. N'en attendez pas un nom de bataille: il s'appelle l'Union franco-guinéenne. Son personnage dominant est un homme raisonnable et pondéré, que tout le monde estime, M. Yacine Diallo. Les élections se sont déroulées avec une absence monotone d'incidents. Comme me disait son gouverneur, il n'y a qu'une exubérance en Guinée: la pluie pendant l'hivernage. Modération et pauvreté vont souvent de pair. La modeste Guinée est délaissée, comme souvent les modestes, les capitaux l'ont oubliée, ils l'ont laissée sommeiller dans son repli d'Afrique et sa douceur angevine. Une Guinée bien équipée, prospère, harmonieuse par la diversité de ses ressources et l'humeur de ses populations, pourrait bien être alors comme le centre d'équilibre de l'Afrique, sinon sa tête pensante ou sa vive flamme.
Trois ans plus tard, c'est le réveil de la Belle au bois dormant. Un facteur va modifier les données de la situation: un début d'industrialisation grâce à l'exploitation des richesses minières. En 1950, Roland Pré, gouverneur du territoire, publie un livre très éclairant: L'Avenir de la Guinée française. Il énumère les ressources potentielles de la Guinée: fer, bauxite, or, diamant. Désormais les îles de Loos, au large de Conakry, ne bornent plus un médiocre horizon maussade; elles signalent un réel avenir industriel. Et on parle alors d'un projet de barrage sur le Konkouré, qui permettrait de transformer sur place la bauxite des îles de Loos, de Boké ou de Kindia. Au mois de juillet 1953, dans un article du Monde, André Blanchet parle d'une transformation révolutionnaire de l'économie guinéenne. Il se crée un prolétariat où la Confédération générale du travail (CGT) place aussitôt ses hommes: la Guinée a cessé d'être une bananeraie endormie, elle est devenue une région stratégique. Mais qui pourrait penser qu'elle se proclamerait bientôt une nation ? C'est alors que surgit et s'affirme l'homme qui va accélérer le mouvement revendicatif guinéen: il s'appelle Sékou Touré. Le changement qui est ainsi sur le point de se produire, Georges Balandier, jeune ethnologue de passage à Conakry, l'a bien senti :
Faisant en octobre 1954 une courte escale à Conakry, écrit-il, je me rappelai avec surprise mon enthousiasme exotique de 1947 ; je voyais des mines et leurs travailleurs, un port élargi et plus actif, des immeubles dépaysés, une vie syndicale et politique moins artificielle, de dures réalités et la difficile construction d'une société moderne. J'eus la certitude d'avoir assisté à la fin d'une époque, à une véritable tombée de rideau.
Mais il n'y a pas de fin d'époque sans acteurs qui arrivent à leur heure et font basculer l'histoire dans le sens des aspirations profondes de leur peuple. Sékou Touré, donc, était de cette race. Mais quel homme était-il en réalité ? Quel fut son itinéraire personnel avant qu'il ne se propulse au devant de la scène politique ? Comment at-il exercé son pouvoir immense et avec quels résultats ? Dans quel état a-t-il légué à la postérité la Guinée, un instant orgueil et point de mire de toute l'Afrique noire? Autant de questions qu'il nous faut examiner tour à tour dans ces pages afin de tenter de comprendre son destin manqué .
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