Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages
Même si, au plan des résultats, elle n'a finalement eu qu'une
valeur symbolique, la révolte des femmes est venue confirmer ce que
les précédents mouvements semblaient montrer: tous les secteurs
de l'opinion guinéenne, toutes les couches sociales représentatives
sont prêtes, à la première occasion, à monter
au créneau pour manifester ne serait-ce que leur mécontentement.
Entre 1965 et 1978, le dictateur semble d'ailleurs n'avoir eu d'autre préoccupation
majeure que d'éviter de telles manifestations en réduisant
les Guinéens au silence. Pendant ces treize ans il s'arrête
même totalement de voyager, ignorant jusqu'aux sommets de l'OUA,
dont il était pourtant l'un des pères fondateurs.
On assiste donc à un nouveau tournant essentiel du régime
en 1978 quand Sékou Touré se remet à voyager. Cette
ouverture vers l'extérieur sera pour le moins intense puisqu'il visitera
en six ans une centaine de pays. Ainsi sera-t-il à nouveau considéré
comme l'un des chefs de file parmi les leaders de l'Afrique et du Tiers
Monde. Que signifie cette spectaculaire réorientation de la politique
extérieure à laquelle nous assistons ?
En réalité, cela fait déjà quelques années
que l'isolement de la Guinée est devenu intenable. D'autant que les
pressions en faveur d'une libéralisation du régime viennent
de tous les côtés. Aussi bien de la part de ceux qui sont favorables
au régime que de la part de ceux qui veulent l'abattre. En dépit
de ses efforts, l'opposition extérieure n'est parvenue jusque-là
que difficilement à éclairer l'opinion internationale. Elle
marque cependant enfin des points avec la sortie et la saisie en octobre
1976 du livre de Jean-Paul Alata Prison d'Afrique.
L'auteur de cet ouvrage, on l'a vu, est un ancien collaborateur de Sékou
qui, "pour avoir cessé de lui plaire", a été
dans les cellules du camp Boiro.
La loi a cessé de prévaloir en Cuinée où la terreur est devenue monnaie courante.
Libéré à la demande des autorités françaises
lorsque les relations entre les deux pays commencent à s'améliorer,
il écrit Prison d'Afrique pour raconter ses diverses épreuves.
Aussitôt Sékou réclame l'interdiction de ce témoignage
qui dénonce le système concentrationnaire guinéen.
Il obtient satisfaction. Faisant jouer une vieille loi de 1889 destinée
à réprimer les menées anarchistes, rafraîchie
en 1939 pour freiner la pénétration de la propagande nazie
en France, le ministre français de l'Intérieur, Michel Poniatowski,
fait saisir la totalité des exemplaires de Prison d'Afrique. Détail
scabreux: l'homme qui a fait toutes les démarches à Paris
au nom du gouvernement guinéen, l'ambassadeur Seydou Keita, a été
longtemps spécialiste au camp Boiro des interrogatoires poussés
Mais à quelque chose malheur est bon: c'est grâce à
la grande polémique qui naît en France autour de la saisie
du livre de Jean-Paul Alata que l'opposition guinéenne
extérieure réussit à se faire entendre. Pour la première
fois, on parle largement en France et ailleurs du goulag guinéen.
L'ensemble de la gauche française, ainsi que les organisations internationales
humanitaires, sortent enfin de leur longue réserve. Le Parti socialiste
français, notamment, prend des positions si tranchées -surtout
au congrès du parti à Nantes en 1977- qu'il est bientôt
qualifié de parti de la souillure par le dictateur guinéen.
On espérait pourtant que Sékou Touré saisirait l'occasion
du 20è anniversaire de la proclamation de l'indépendance pour
annoncer la libération de milliers de Guinéens encore emprisonnés
dans différents camps de détention répartis à
travers le pays. Ne voyant rien venir, Amnesty International demande
dans un communiqué publié le 2 octobre 1978 à
Paris d'accor der l'amnistie à tous les prisonniers encore détenus
en Guinée, et de permettre à une organisation internationale
de procéder sur place à une enquête sur les conditions
de détention des prisonniers politiques. C'est également cette
date du 2 octobre que choisit le Regroupement
des Guinéens de l'extérieur (RGE), mouvement d'opposition
au régime, pour organiser à Paris, dans la grande salle des
fêtes de l'hôtel Lutetia, une soirée-débat avec
projection du film d'Alain d'Aix et Morgan Laliberté
La Danse avec l'aveugle -film qui évoque les tortures couramment
pratiquées dans les prisons guinéennes. En fait les pressions
des organisations humanitaires ont commencé bien plus tôt.
C'est ainsi qu'on ne peut passer sous silence la lettre adressée
le 25 mai 1977 au secrétaire général des Nations unies
Kurt Waldheim par l'Association internationale pour les Droits
de l'homme, à la tête de laquelle se trouvent des célébrités
comme Gunnar Myrdal, Andréï Sakharov et Fenner
Brockway. Cette lettre, contresignée par les quatre ambassadeurs
successivement accrédités à Conakry par les Etats-Unis,
disait ceci:
C'est avec un profond regret que nous présentons une telle communication aux Nations unies parce que les violations des Droits de l'homme ici dénoncées se déroulent dans un pays dirigé par un homme qui s'attira le respect du monde quand il conduisit son pays à l'indépendance. Néanmoins, nous avons réuni les preuves évidentes de la détention systématique dans ce pays de toute personne présumée être en opposition avec le gouvernement; de tortures, d'assassinats ou de réduction à la famine des prisonniers politiques; de l'exil forcé de deux millions de Guinéens [...] La loi a cessé de prévaloir en Guinée où la terreur est devenue monnaie courante.
A cette date, en fait, Sékou Touré a déjà
largement amorcé le tournant du régime qui le conduit à
s'ouvrir à l'extérieur. Dès 1975, après dix
ans de brouille, le dictateur guinéen a entrepris de renouer avec
la France. Un processus qui aboutira, le 20 décembre 1978, à
l'arrivée du président Valéry Giscard
d'Estaing en visite officielle en Guinée. Ce voyage qui consacre
la réconciliation Paris-Conakry a été rendu possible
par l'obstination du diplomate français: André
Lewin.
Ce bel homme, blond, âgé de 45 ans à l'époque,
a été porte-parole du secrétaire général
des Nations unies. C'est à ce titre qu'il s'est rendu en Guinée
avec Kurt Waldheim en 1974. Ce n'était pas son premier contact avec
les problèmes africains. En 1967 déjà, membre du cabinet
d'André Bettencourt, alors secrétaire d'Etat français
aux Affaires étrangères, il avait eu à connaître
divers dossiers franco-africains, et en particulier des démêlés
diplomatiques franco-guinéens. Mais à partir de 1974, c'est
à une mission de grande portée qu'il s'attaque: Kurt Waldheim
en fait, après son voyage, son représentant personnel auprès
des Guinéens avec mission de tenter d'abord de libérer un
prisonnier allemand, arrêté après les événements
de 1970, et, l'un n'allant pas sans l'autre, de contribuer à désenclaver
diplomatiquement la Guinée. Pendant deux ans André Lewin fera
la navette entre New York, Conakry, Bonn et Paris. Dès 1974 il obtient
un premier résultat: la réconciliation entre la Guinée
et l'Allemagne fédérale, accusée quatre ans auparavant
d'avoir participé au complot de 1970 contre le dictateur.
La porte était ouverte. Restait à y faire passer la France,
d'autant que Paris, rapidement, l'encourage à persévérer
dans ce sens.
Tout en gardant son statut de représentant du secrétaire général
de l'ONU, le diplomate français s'emploie à remplir sa nouvelle
tâche avec des méthodes inspirées de celles d'Henry
Kissinger: petits pas et relations personnelles-vite excellentes-avec Sékou
Touré. Aussi, en 1975, André Lewin réussit-il l'impossible:
Sékou Touré lui remet le 14 juillet dix-huit prisonniers français
détenus pour participation à tel ou tel complot . Moins
d'un an après, dépouillé de sa casquette onusienne
et nommé ambassadeur de France à Conakry, il présente
ses lettres de créances au président guinéen. Et c'est
ainsi qu'il organise patiemment la fameuse visite officielle de Valéry
Giscard d'Estaing vingt ans après le face à face tumultueux
Sékou-de Gaulle.
En 1978, Paris ne pouvait que se féliciter des retrouvailles avec
la Guinée. La France va, comme elle le souhaite, reprendre sa place
dans un pays dont les ressources minérales sont alléchantes
et où tout reste à faire. Elle récupère
un régime au bout du rouleau. En renouant avec Conakry, le gouvernement
français poursuit aussi sans doute un autre objectif: stopper la
pénétration soviétique en Afrique. Moscou entretenait
alors environ mille coopérants en Guinée, contre trois cent
cinquante Cubains et cent Allemands de l'Est. Lorsqu'on fait observer à
André Lewin que ses compatriotes ne sont à ce moment-là
que dix, il rétorque en souriant: Ce n'est pas mal en un an
!
Dès que Sékou Touré est parvenu à normaliser
ses relations avec la France, il s'estime en position de négocier
avec ses frères ennemis de Côte d'Ivoire et du Sénégal,
si souvent dénoncés comme des valets de l'impérialisme.
Un sommet est alors organisé à Monrovia le 17 mars 1978, réunissant
les présidents de Côte d'Ivoire et du Sénégal
en compagnie de ceux du Togo, de Sierra Léone, de Gambie et du Libéria,
puissance invitante. Des accords alors conclus, il ressort que le président
guinéen se résignera à cesser de pourchasser ses ressortissants
émigrés dans les pays voisins ou d'exiger qu'ils lui soient
livrés -dès lors que les organisations d'exilés politiques
ne recevront pas d'aide pour préparer le renversement du régime.
Ainsi le dictateur sort-il de son dramatique isolement, qui n'était
évidemment pas étranger à la violence de sa pratique
du pouvoir. Les espoirs nés à Monrovia conduiront en 1979
Sékou Touré en visite officielle tant en Côte d'Ivoire
qu'au Sénégal. Le voyage à Yamoussoukro, du 26 au 28
février 1979, donne lieu à un large échange de vue
entre Houphouët-Boigny et Sékou Touré. Beaucoup d'observateurs
en concluent que dorénavant Sékou Touré peut aspirer
à prendre la relève du Vieux , ou à tout le
moins hériter de sa qualité de coordonnateur avisé
des relations inter-africaines et franco-africaines. Mais avant le rapprochement
avec ses voisins immédiats, Sékou Touré avait fait
une réapparition triomphale au sommet de l'OUA, après une
absence de treize ans. Reprenant sa place, dès 1978, parmi ses pairs
africains, il devient progressivement, et paradoxalement, le chef de file
du groupe des Etats modérés. A ce titre il participe à
de nombreux comités de médiation ou de bons offices de l'OUA,
en particulier au comité de mise en uvre de la résolution
sur le référendum au Sahara occidental. Les partisans de la
République arabe sahraouie démocratique (RASD) lui reprocheront
cependant de pencher, en raison de son amitié pour Hassan II, en
faveur des thèses marocaines, même si, soucieux d'accueillir
un sommet de l'OUA à Conakry, il se défend de tout parti pris.
Cette tentative de normalisation tous azimuts des relations entre la Guinée
et ses partenaires africains et occidentaux ne représente évidemment
pas une panacée. La situation intérieure, que ce soit au plan
de l'économie ou à celui des Droits de l'homme, ne s'améliore
pas; et ce que Sékou Touré gagne d'un côté, il
le perd souvent de l'autre. A Paris les épouses des disparus politiques
en Guinée rappellent inlassablement que la Guinée reste un
état répressif et policier. Dans le même temps on assiste
à la dégradation des relations de Conakry avec l'Union soviétique,
accusée d'avoir laissé l'économie guinéenne
se débattre dans de graves difficultés sans lui proposer aucun
remède sérieux. Sékou Touré repousse même
sèchement une invitation à se rendre en URSS, ourtant adressée
par Leonid Brejnev en personne. Les rapports
avec les Cubains n'évoluent guère mieux Sékou Touré
a été très déçu par Fidel
Castro qui, en 1977, lui avait promis un rapide retrait de ses soldats
de l'Angola.
Plus que jamais la République populaire de Guinée dépend de son principal client : les USA.
Surveillant de très près l'évolution des rapports
de la Guinée avec le bloc de l'Est, Washington n'hésite pas
à prendre immédiatement la relève pour soutenir le
régime quand le besoin s'en fait sentir. Tout est bon pour détacher
Conakry de Moscou. Au point que d'aucuns n'hésitent pas à
affirmer encore aujourd'hui que certains excès et débordements
du dictateur furent rendus possibles par les garanties américaines
sur le plan économique et financier. Jamais, de fait, les activités
des groupes américains n'ont été le moins du monde
perturbées en Guinée. En échange de quoi ?
En août 1979, le président Jimmy Carter
reçoit à Washington un Sékou Touré en passe
de devenir le sage de l'Afrique. Officiellement il ne s'agit que d'une visite
de travail , mais Sékou Touré est logé à
la Blair House, résidence habituelle des chefs d'Etat en visite
officielle . La moisson est substantielle. L'aide américaine
se monte alors à 10 millions de dollars par an -dont 6 millions dans
le cadre du programme Vivres pour la paix et 2,5 millions pour les
projets de développement rural. Surtout, les milieux d'affaires font
tout pour redorer le blason du dictateur. A Pittsburgh (Pennsylvanie), il
est royalement reçu par les grands producteurs américains
d'aluminium, parties prenantes de la Compagnie des bauxites
de Guinée (CBG). La République populaire de Guinée
va plus que jamais dépendre ainsi de son principal client, les Etats-Unis:
en 1981, ils absorbent 95,8 millions de dollars d'exportations guinéennes
et comptent pour 53 millions de dollars dans les importations.
Jimmy Carter évincé de la Maison
Blanche en 1980 avec ses scrupules sur les Droits de l'homme, Sékou
Touré peut désormais apparaître très ouvertement
comme un allié privilégié des Américains. Sur
les conseils du roi du Maroc Hassan II, Ronald Reagan invite le président guinéen
à Washington, cette fois en visite officielle. David Rockefeller
organise alors à son intention, le 18 juin 1982, un séminaire
à New York pour promouvoir l'investissement en Guinée. Mais
les investisseurs ne se mobiliseront pas beaucoup plus qu'auparavant ils
se contentent, comme dans les années postérieures à
l'indépendance, de rester présents dans les secteurs profitables,
l'extraction et l'exportation des matières premières. Rien
d'étonnant quand on sait que l'exploitation minière représente
97 % des recettes d'exportation du pays alors que la part du secteur manufacturier
dans le produit intérieur brut est inférieure à 5 %.
Une économie on ne peut plus aliénée à l'extérieur.
Si les Etats-Unis feignent d'ignorer la situation des Droits de l'homme
en Guinée, celle-ci pèse plus que jamais sur la visite officielle
que le chef d'Etat guinéen doit effectuer en France en septembre
1982. Les membres du parti socialiste ne se privent pas de faire savoir
qu'ils désapprouvent cette invitation de celui qui en 1977 comparaît
Mitterrand désormais à l'Elysée
à Hitler. Mais Conakry donne de nouveaux gages à Paris en
soutenant la position de la France au Tchad. Et il faut bien rendre l'invitation
de 1978 au président Giscard d'Estaing, quitte à traîner
les pieds.
De report en report, c'est en effet finalement en 1982 que Giscard
d'Estaing devait le recevoir à Paris. Mais, contre toute attente,
c'est François Mitterrand qui est élu président de
la République française en 1981. Sékou Touré
qui, dit-on, avait même réuni les marabouts afin de prier pour
Giscard d'Estaing ne sait plus où donner de la tête. Comme
bien d'autres chefs d'Etat africains, il était persuadé de
la réélection de Giscard.
Comment rattraper la situation, puisque le voyage de Paris est essentiel
au couronnement de la réconciliation franco-guinéenne à
laquelle il accorde, dans sa nouvelle stratégie d'ouverture, une
importance primordiale. C'est alors que s'instaure un imposant va-et-vient
d'émissaires entre Paris et Conakry, qui aboutira à une confirmation
de l'invitation de Giscard. Raison d'Etat oblige.
Sékou tient d'ailleurs d'autant plus à ce voyage en France
qu'il a besoin de restaurer son image de marque. Des attentats, en effet,
se succèdent les uns aux autres, trahissant son impopularité
grandissante. Le 21 février 1981, le chef de l'Etat guinéen
doit prendre l'avion pour se rendre en Afrique centrale. Peu avant son départ,
des charges de plastic explosent à l'aéroport. Sékou
Touré est sain et sauf. L'attentat n'est pas revendiqué. Les
Allemands de l'Est qui travaillent à la réfection de l'aérogare
sont un moment suspectés. Des dizaines de jeunes marchands ambulants
sont arrêtés, ainsi que divers cadres guinéens séduits
par l'appel à la réconciliation lancé par Sékou
Touré et récemment rentrés au pays. Un jeudi d'avril
1982, veille de la grande prière , un jeune homme escalade
l'enceinte du palais présidentiel et court vers les appartements
du chef de l'Etat pour attenter à ses jours. Certaines sources affirment
que Sékou a été à cette occasion légèrement
blessé, d'autres soutiennent qu'il est sorti totalement indemne de
l'incident. Une anecdote parlante dans tous les cas: si les gardes n'ont
pu abattre le jeune homme, c'est que leurs armes -la confiance ne règne
guère au palais !- n'étaient pas chargées.
Ces deux attentats en suivent un autre, plus spectaculaire encore, qui a
eu lieu le 14 mai 1980. Sékou préside ce jour-là une
soirée artistique au Palais du peuple à Conakry, pour l'anniversaire
de la création du PDG-RDA. Les
Ballets de Guinée jouent L'Orpheline, une pièce
musicale tirée d'un conte du terroir. Au moment où les tam-tams
se déchaînent, une grenade explose, trois rangées derrière
le président. Une autre roule à ses pieds, mais rien ne se
passe: elle n'a pas ete correctement dégoupillée. Jetés
on ne sait par qui, des tracts gisent parmi les blessés, revendiquant
l'attentat au nom d'un mystérieux front patriotique. Plus tard Sékou
Touré dira, en se vantant, que de toutes façons la grenade
roulant à ses pieds ne pouvait pas exploser car il était invulnérable,
il avait la baraka . Sékou viendra donc à Paris du
18 au 23 septembre 1982. Un séjour plutôt mouvementé,
le premier que Sékou effectuait en France depuis l'indépendance
de la Guinée. Au-delà des relations d'Etat à Etat,
François Mitterrand, qui connaît bien Ahmed Sékou Touré,
tient à créer les conditions d'une réconciliation personnelle.
Ils vont tout se dire, assurait un conseiller; rien ne sera oublié.
Ni la polémique avec le PS ni les Droits de l'homme. Pendant
des années, alors que la France gaulliste de Gaulle, puis Pompidou avait
boudé la Guinée, la gauche
française n'avait en effet pas oublié l'acte révolutionnaire
de 1958, ni le combat syndical et politique de Sékou Touré.
En 1972, ainsi, François Mitterrand s'était rendu, pour la
dernière fois, à Conakry et il avait alors obtenu du chef
de l'Etat guinéen, qui se disait encore son ami, la libération
de trois détenus français. C'est après seulement que
les accusations de Sékou Touré avaient conduit à une
rupture entre les deux hommes. Mais si Mitterrand a quelques raisons personnelles
et sentimentales de renouer avec lui, il en a aussi de plus politiques:
le leader guinéen est donné favori pour être en 1983
président de l'OUA; il pourrait également prendre la tête
du Mouvement des non alignés en 1985.
Sékou Touré : La dignité et la liberté de l'être et du peuple me sont chères.
A l'Elysée, le premier jour, le président guinéen
assure que les relations franco-guinéennes connaîtront un
avenir merveilleux et exalte la communauté d'idéaux entre
Paris et Conakry. Interrogé sur les écarts d'opinion qui pourraient
séparer les deux capitales sur certains problèmes, le chef
de l'Etat guinéen répond sans ambages: Une coopération
enregistre toujours quelques divergences parce que chaque peuple a sa personnalité
[...] Les Droits de l'homme sont mieux respectés en Guinée
que dans certains pays du monde [...] La dignité et la liberté
de l'être et du peuple me sont chères.
Au moment où Sékou Touré est reçu à l'Elysée,
les familles françaises de huit prisonniers disparus en Guinée
lâchent dans le ciel de Paris, au cours d'une manifestation, des ballons
multicolores portant le nom de chacun d'entre eux.
L'épouse française d'un de ces huit prisonniers a entamé,
en outre, une grève de la faim à la chapelle de la gare Montparnasse.
De plus une centaine d'opposants guinéens se réunissent place
de l'Alma, à l'appel du collectif guinéen de l'opposition.
Les manifestants, portant des banderoles hostiles à Sékou,
se rendent ensuite aux abords du Quai d'Orsay où le dictateur guinéen
est l'hôte à dîner de M. Claude Cheysson, ministre des
Relations extérieures du président Mitterrand. C'est là
qu'ils sont dispersés par les forces de police, qui en interpellent
une cinquantaine.
La deuxième journée de la visite officielle est marquée
par divers entretiens politiques, mais aussi économiques, en vue
d'une relance de la coopération entre les deux pays. Le chef de l'Etat
guinéen est accueilli à l'Hôtel de Ville par M. Jacques Chirac, avant d'être reçu à
déjeuner par le Conseil national du patronat français (CNPF),
dans un grand hôtel de la capitale.
Sékou Touré, dont les déplacements sont entourés
d'un très important dispositif de sécurité pour prévenir
tout attentat éventuel de la part d'opposants, se déclare
ce jour-là très satisfait des premières conversations
qu'il a eues en quarantehuit heures et qualifie de positif le bilan
politique de son séjour. Traduisant le sentiment de toute la
délégation guinéenne , il reproche cependant
publiquement à la presse, au cours de sa réception à
la mairie de Paris, de le présenter comme un dictateur sanguinaire
à propos des violations des Droits de l'homme en Guinée. Il
défie même quiconque de trouver en Guinée quelqu'un
d'emprisonné pour délit d'opinion ou délit politique
. Pour Sékou, seuls ont été arrêtés des
Guinéens agents de l'impérialisme qui ont tenté
de renverser son régime. Dans les milieux gouvernementaux français,
on souligne que le problème des Droits de l'homme n'a pas été
oublié lors des conversations officielles au nom de la raison
d'Etat, mais que le gouvernement français a préféré
avoir à ce sujet des discussions discrètes.
La troisième journée du séjour est consacrée
à la visite du centre d'enrichissement de l'uranium d'Eurodif, près
d'Orange. Sékou en profite pour annoncer: La France et la Guinée
sont déjà associées dans une même expérience
de prospection de l'uranium dans mon pays. Nous pourrons bientôt passer
à la phase active de la production de l'uranium en Guinée,
ce qui pourrait constituer une contribution de mon pays au fonctionnement
de cette usine.
Le dimanche soir 19 septembre, à Paris, une entrevue entre le président
guinéen et Mme Nadine Barry, présidente
de l'Association des femmes françaises des prisonniers politiques
en Guinée, ne devait pas donner de résultats. Sékou
Touré, en effet, refuse catégoriquement de répondre
aux questions concernant les maris guinéens de ces Françaises.
Il est vrai qu'il avait fait savoir peu avant que les huit prisonniers politiques
concernés avaient été exécutés. Au cours
d'une conférence de presse donnée le lundi 20 septembre, il
se déclare prêt à accepter l'enquête d'un tribunal
international, réfutant une fois de plus les accusations de violations
des Droits de l'homme en Guinée. Il qualifie de fait historique
sa visite en France. Et à propos de ses contacts avec les responsables
français, il met l'accent sur la réciprocité
d'attitude face à un objectif com` mun qui est la relance de la coopération
entre les deux pays , soulignant que les vues entre Conakry et Paris sur
les problèmes bilatéraux et mondiaux sont proches pour ne
pas dire identiques .
C'est ce même lundi 20 septembre, après la conférence
de presse, que Sékou Touré prend congé du président
Mitterrand, avant de quitter Paris en début d'après-midi pour
Bucarest. Importante en son temps, cette visite officielle de Sékou
Touré en France apparaît rétrospectivement comme un
événement véritablement capital: le dernier obstacle
de taille à la réinsertion guinéenne dans la mouvance
occidentale a été levé et l'alliance avec les pays
de l'Est a perdu toute sa consistance.
Ce tournant idéologique du régime, en cours depuis la fin
des années soixante-dix, est on ne peut plus perceptible au XIIè
congrès du Parti démocratique guinéen (PDG), en décembre
il 1983. Les slogans ne prêchent plus la révolution mais le
développement de la production et l'ouverture à l'Ouest. Le
chef de l'Etat guinéen, qui est en voie de briser l'isolement du
pays, entend en effet faire redémarrer l'économie exsangue
de son pays et cherche de tous côtés de nouveaux alliés.
Parmi ceux-ci, les Etats arabes, déjà courtisés depuis
quelques années, figurent au premier plan. Allié de toujours,
puisque l'amitié entre Sékou et la couronne marocaine date
du début des années soixante, le Maroc aide déjà
puissamment la Guinée mais cette assistance est évidemment
insuffisante. C'est avec tout l'islam que Sékou Touré entend
désormais coopérer.
Le Saint Coran est devenu ainsi tout à coup, dès les années
soixante-dix, le livre de chevet de Sékou Touré, même
si jusque là sa foi n'avait jamais paru débordante. Cette
reconversion intérieure accompagne la reconversion au plan international.
Plus que jamais Sékou Touré se réclame de Samori, illustre défenseur de l'islam, tout en
misant sur les pétro-dollars pour alléger sinon compenser
ses éternels déboires économiques. Dans le passé,
aux débuts de l'indépendance, Sékou n'avait pas hésité
à déclencher des campagnes destinées à soumettre
le phénomène religieux au contrôle du régime,
qui s'affichait socialiste. Aussi les Guinéens tombent-ils des nues
lorsqu'il se met à tenir des propos comme ceux-ci: Même
si tous les Arabes extraordinairement abandonnaient l'islam, nous Guinéens,
nous resterions musulmans. Le marxisme de Sékou s'est
apparemment volatilisé. Désormais il caresse la grande majorité
musulmane dans le sens du poil et, à défaut du bonheur matériel,
il se préoccupe de son bonheur spirituel.
C'est ainsi que, peu à peu, l'islam est devenu la religion d'Etat.
Les premières mesures sont prises dès 1978: chacune des régions
du pays est dotée d'un conseil islamique, chargé de veiller
à l'application des principes coraniques. Douze membres choisis dans
chaque conseil islamique forment le Conseil national islamique présidé
par l'imam de la mosquée de Conakry, qui a rang de ministre. Des
vols spéciaux vers Jeddah sont organisés par Air
Guinée, et, pour donner l'exemple, le responsable suprême
effectue lui-même une dizaine de fois le pèlerinage à
La Mecque. Son épouse Andrée doit se convertir, après
un voyage à La Mecque, en Hadja Andrée. N'ayant pas
perdu, avec son retour à l'islam, son sens de la démesure,
Sékou ne ménage aucun effort pour impressionner les foules.
C'est ainsi qu'à l'occasion des prières du vendredi ou des
grandes fêtes nationales musulmanes, il fait venir à Conakry
les imams les plus prestigieux d'Arabie Saoudite, comme ceux de Médine
ou de La Mecque, qui sont toujours reçus avec un faste inouï.
Le nouveau prosélyte, au début des années quatre-vingt,
était en passe de faire de Conakry la capitale de l'islam noir
, selon ses propres dires. Il impose aux Guinéens le respect des
cinq préceptes de base de l'islam et fait sanctionner sévèrement
l'adultère. Sékou, dit-on, serait allé jusqu'à
se proclamer mahdi (messie) en 1978 si le roi Fahd ne s'y était
fermement opposé. Devant tant de zèle, les pays arabes se
montrent munificents. L'Arabie Saoudite l'aide à construire la mosquée
de Conakry, de loin la plus prestigieuse d'Afrique noire. Et ce grand
flirt avec l'islam devait rapporter en huit ans une aide de 743 millions
de dollars au pays, principalement à travers des prêts de la
Banque arabe pour le développement de l' Afrique noire (BADEA).
Le rêve de Sékou Touré: accéder à la présidence de l'OUA pour son XXè sommet en 1984.
Par ailleurs, le chef de l'Etat guinéen, qui participa activement
aux activités de l'Organisation de la conférence
islamique (OCI), obtient la vice-présidence du comité
Al Qods (Jérusalem). En 1981, il est même nommé président
du comité islamique des bons offices entre l'Irak et l'Iran.
Il suffit de voir l'estime dans laquelle il est désormais tenu dans
les capitales arabes pour en conclure que la nouvelle diplomatie de Sékou
Touré lui fait gagner des points importants. Ainsi, lors du sommet
islamique de Casablanca, en janvier 1984, le président guinéen
fait un exposé sur la nécessité de lever la mesure
de suspension prononcée contre l'Egypte en usant fréquemment
de termes très durs à l'encontre des Arabes. Pendant le débat,
ni la Syrie ni la Libye, malgré leur irritation extrême, ne
profèrent la moindre parole mettant en cause la personne du président
guinéen. Ce qui ne pouvait que frapper dans une atmosphère
qui incitait à la polémique. Aux yeux des pays arabes, et
c'est ce qui explique cette indulgence, Sékou est désormais
considéré comme un doyen.
Conforté par sa réconciliation avec la France, ses retrouvailles
avec le Sénégal et la Côte d'Ivoire, son aura personnelle
dans le monde arabe -ainsi d'ailleurs que dans les nouveaux Etats révolutionnaires
africains comme les Républiques populaires du Congo et du Bénin-,
Sékou Touré, après vingt-cinq ans de règne,
aspire à une reconnaissance bien légitime pour l'un des plus
anciens leaders du continent: son rêve, désormais, est d'accéder
à la présidence de l'Organisation de l'unité africaine
(OUA), à l'occasion de son XXè
sommet, prévu pour mai 1984 à Conakry.
Elu en principe au début de chaque sommet, le président en
exercice de l'OUA exerce un mandat de douze mois. Sékou Touré
est quasiment sûr d'être élu: l'usage a prévalu
de porter à la présidence de l'Organisation le chef de l'Etat
hôte de la conférence. Mais le dossier envenimé de la
guerre du Sahara fait planer les plus grands doutes sur sa tenue. La division
entre les pays qui veulent admettre la RASD à Conakry et ceux qui,
derrière le Maroc, déclarent qu'ils boycotteront la réunion
s'il en est ainsi, fait rage. Sékou Touré déploie alors
une activité intense pour sauver son sommet : il se rend notamment
à Alger puis à Rabat pour essayer de trouver une solution
de compromis.
Le contexte, il est vrai, semblait justifier tous les efforts de Sékou
Touré pour conforter sa nouvelle image de modéré
. La France officielle, passant outre aux réticences de la base du
parti socialiste, avait décidé de jouer sans retenue la carte
de Sékou Touré en Afrique, pariant sur son influence stabilisatrice
sur un continent en crise. A ce soutien s'ajoutait celui non moins important
du président Houphouët-Boigny, de plus en plus résolu,
manifestement, à lui passer la main dans le secteur vital des affaires
interafricaines.
C'est au milieu de tout ce remue-ménage que le dictateur guinéen
devait répondre, le 26 mars 1984, à l'appel du destin.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.