André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume V. 265 pages
Chapitre 83. — 20-22 décembre 1978
Vingt ans après la fatidique visite du général de Gaulle, le spectaculaire voyage de Valéry Giscard d'Estaing
Il en avait été question dès 1974. Au moment où l'auteur menait au nom de l'ONU les négociations qui devaient aboutir à la normalisation des relations entre Paris et Conakry, Sékou Touré lui avait un jour dit qu'au fond , si le président Valéry Giscard d'Estaing décidait de venir rapidement en Guinée, par exemple en faisant à Conakry une escale au cours d'un de ses voyages en Afrique, la normalisation serait ipso facto réalisée. Lorsque l'auteur avait évoqué cette éventualité avec le président Giscard d'Estaing, vers la fin de l'année 1974, ce dernier lui répondit qu'en effet, il serait heureux de rendre visite à “cet homme hors du commun”, mais que dans son esprit, une telle rencontre ne pourrait être que le couronnement d'une normalisation déjà réalisée, et non pas une simple étape 63.
Une certaine effervescence avait été créée début juin 1976 par une arrivée inopinée de François Giscard d'Estaing, cousin du président et président directeur général de la Banque française du commerce extérieur (BFCE). Au cours d'une visite en Afrique de l'Ouest, il devait se rendre également en Guinée.
L'hélicoptère qui l'amenait depuis Dakar fut obligé de se poser, pour des raisons techniques, sur une île au large des côtes guinéennes. La Milice locale téléphona immédiatement à Conakry, où la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : “Giscard d'Estaing vient de débarquer sur une plage en Guinée !”. L'auteur se trouvait au Palais présidentiel à ce moment-là et put assez vite fournir l'explication.
Dépanné (il ne s'agissait que d'une panne de carburant) et arrivé un peu plus tard dans la capitale, François Giscard d'Estaing fut associé au programme officiel préparé pour le président du Mozambique Samora Machel, qui resta du 10 au 12 juin en Guinée.
A l'été 1976, après l'arrestation de Diallo Telli, alors que la France était soupçonnée et parfois mise en cause comme complice d'un prétendu “complot” peul, Sékou Touré avait également suggéré à l'auteur, lors d'un entretien, que si le président français, qui se trouvait alors en déplacement au Gabon, faisait une escale à Conakry, le malentendu pourrait être facilement levé. Là encore, Giscard d'Estaing ne retint pas la proposition, et préféra convoquer dès son retour à Paris l'ambassadeur Seydou Keita et lui remettre le 19 août une lettre personnelle pour Sékou Touré qui permit à ce dernier de mettre fin à l'affaire, tout en saisissant l'occasion de la démission de Jacques Chirac et de son remplacement par Raymond Barre pour en faire implicitement le bouc émissaire.
Une visite avait été envisagée pour la fin de 1977, mais les manifestations des femmes du marché de Conakry (27 août) avaient créé un environnement incertain, puis l'accident dont l'auteur fut victime sur les routes guinéennes fin septembre de cette année-là fit reporter le projet, les deux présidents souhaitant que l'ambassadeur fut présent lors du voyage (sur la marche des femmes et sur cet accident, voir les chapitres qui leur sont consacrés).
Une date vers la fin de l'année 1978 fut finalement retenue. En visite en Côte-d'Ivoire à la mi-janvier 1978, le président Valéry Giscard d'Estaing, qui en certainement parlé avec Houphouët-Boigny, confirme lors d'une allocution à Yamoussoukro qu'il se rendra en Guinée dans le courant de l'année. Les opposants guinéens ne parviennent pas à lui remettre à Abidjan la lettre que le président de l'OULG (Organisation unifiée de libération de la Guinée) lui a écrite le 2 janvier 1978 :
« Nous ne pouvons vous cacher notre amertume si le gouvernement français restait indifférent à notre situation si tragique depuis vingt ans. Nous pensons que le changement de régime en république de Guinée est maintenant non seulement possible, mais inévitable et inéluctable, comme le montre la révolte des Guinéens qui surgit partout où se sont créées de fortes colonies d'exilés. (…) Notre souhait ardent et sincère serait que l'étape actuelle de notre lutte se fasse avec le soutien agissant, direct et discret de votre gouvernement. »
Le mémorandum oppose la brutalité de la répression en Guinée au “mutisme complet du gouvernement français pour tenter de sauver les milliards investis par Pechiney à Fria pour l'exploitation des bauxites de la Guinée.…” 64
Sentant monter la volonté présidentielle de faire ce déplacement, les exilés et opposants multiplient démarches, protestations, communiqués, diffusion de fausses nouvelles 65 et même intimidations 66.
A la surprise générale, le 6 février 1978, l'ambassadeur Seydou Keita, en poste depuis début 1976, est nommé gouverneur de Télimélé, une Région administrative agréable mais relativement modeste du Fouta-Djalon, et remplacé comme ambassadeur de Guinée en France par un universitaire peu connu jusque là, Aboubacar Somparé 67.
Elément très positif et qui facilitait considérablement le voyage projeté, ce fut la réconciliation à Monrovia, en mars 1978, entre les présidents Sékou Touré, Houphouët-Boigny et Léopold Senghor. Les trois ambassadeurs de France à Abidjan (Jacques Raphaël-Leygues), à Dakar (Fernand Wibaux) et à Conakry (l'auteur) ne manquèrent pas d'oeuvrer en faveur de cette réconciliation. Sur le plan intérieur, le XIème Congrès du PDG a permis, un mois avant la visite présidentielle, de redéfinir le rôle du Parti-Etat, de renouveler (très peu) ses instances dirigeantes, de rebaptiser le pays en République Populaire et Révolutionnaire de Guinée, et bien entendu de confirmer le rôle éminent de Sékou Touré lui-même.
Ainsi, les choses se mettent en place petit à petit. L'auteur, sachant que l'ambassade elle-même était encore très sous-équipée pour gérer une telle visite, suggère qu'il y ait deux visites préparatoires du protocole et du service des voyages officiels. La première arrive avant l'été, et constate notamment que l'équipement électrique de la chancellerie comme de la résidence est nettement insuffisant dans un pays où les pannes d'électricité sont fréquentes. La mission décide de remplacer les deux modestes générateurs déjà en place et demande que Paris envoie d'urgence deux groupes électrogènes, l'un très puissant (20 KWH) pour la chancellerie, l'autre plus modeste (10 KWH) pour la résidence. Par suite d'une erreur (de
calcul ou de manutention ?), l'énorme caisse expédiée depuis Paris contient… un seul générateur de 30 KWH. Craignant qu'il n'y ait une panne de courant au moment où le président s'adresserait au micro à la
communauté française dans le jardin de la résidence, ou encore que la diffusion par haut-parleurs de l'hymne national ne soit brutalement interrompue, l'auteur décida d'affecter ce groupe unique à la résidence !
Bien entendu, l'erreur fut ultérieurement réparée et un second groupe électrogène fut installé à la chancellerie diplomatique 68.
La deuxième mission préparatoire arriva début novembre ; elle était conduite par Jean-Bernard Mérimée, qui venait un mois auparavant d'être nommé chef du protocole (fonctions qui incluent le protocole de l'Elysée et celui du Quai d'Orsay). Les agents venus de Paris et leurs homologues guinéens, dirigés par Ali Bangoura, le chef du protocole présidentiel, passèrent en revue les moindres détails du programme, de la minute de l'arrivée à l'aéroport jusqu'à l'envol de l'appareil au terme de la visite ; placement à table et lors des soirées artistiques au Palais du Peuple, agencement du cortège, longueur des discours, etc…
Le 7 novembre, les deux délégations se rendirent en hélicoptère sur le site minier de Fria, qui pouvait intéresser le président en raison de la présence sur place de la société aluminière française Pechiney. Deux énormes hélicoptères soviétiques avaient été mis en place pour ce déplacement, dont l'un piloté par une femme officier de l'armée de l'air guinéenne, ce qui avait beaucoup surpris — et inquiété — certains militaires français de la délégation ; le vol avait été particulièrement bruyant et trépidant ; il n'est pas exclu que la perspective de soumettre le chef de l'Etat français à cette “épreuve” ait amené à ne pas inclure Fria dans le programme final 69.
Le 8 novembre, les deux délégations firent dans la Caravelle du GLAM (Groupe de liaison aérienne ministérielle) le trajet que six semaines plus tard, le président allait parcourir en compagnie de Sékou Touré : Kankan, Faranah, Labé. Dans les trois aéroports, les pistes, suffisantes pour les trapus Antonov et Iliouchine d'Air Guinée et pour les quelques avions militaires — de construction soviétique, eux aussi — de l'armée de l'air guinéenne, étaient un peu juste pour la Caravelle, dont les amples ailes se prenaient dans la haute végétation de part et d'autre de la piste ; on décida de tondre à ras les abords des aires d'atterrissage.
A Kankan se produisit un incident caractéristique. Lorsque l'appareil se posa, il n'y avait personne à l'aérogare, à l'exception d'une vieille vendeuse de noix de cola. Un quart d'heure plus tard, une voiture officielle arriva en trombe, sirènes hurlantes. C'était le gouverneur de région, Kourouma Laye, qui affirma qu'il n'avait pas été informé de ce déplacement, et que c'est seulement en entendant puis en voyant un avion tourner au dessus de la ville avant de se poser qu'il avait été alerté. La préparation de la demi-journée de
programme officiel se passa ensuite normalement. Mais le soir, à notre retour, le président Sékou Touré nous attendait tous à dîner pour se tenir informé. Ali Bangoura, qui visiblement n'avait pas d'amitié pour Kourouma Laye (ils étaient collègues diplomates) affirma que tout s'était bien passé partout, sauf à Kankan.
— Et pourquoi donc ?, s'enquit le président.
Et Ali Bangoura de rapporter :
— Rien n'était prêt, les militants n'étaient pas prévenus, les responsables étaient absents, le gouverneur n'était même pas à l'aéroport ; il était pourtant destinataire des télégrammes que j'avais envoyés il y a déjà plusieurs jours à tous les gouverneurs intéressés. Je crois qu'il veut saboter le voyage du président français. Je propose une sanction sévère.
Sékou Touré eut alors un rictus :
— Oui, il sera sanctionné, et même très sévèrement. Je sais bien que c'est un ami de l'ambassadeur de France, mais cela ne fait rien, il a commis une faute inexcusable 70.
Je ne dis mot, sachant que lorsqu'il était d'humeur exécrable, Sékou Touré était inaccessible à tout argument. Mais le soir, rentrant à la résidence après avoir raccompagné la délégation française à l'aéroport, je décidai de l'appeler sur sa ligne personnelle, qu'il m'avait donnée et que je n'avais pratiquement jamais utilisée. Il était plus de minuit, mais je connaissais les horaires de travail tardifs du président.
— Excusez-moi, Président, de vous appeler si tard. Mais je me devais de le faire. C'est à propos de mon ami Kourouma Laye. C'est vrai qu'il a commis une erreur, mais je le connais assez pour savoir qu'il n'a rien fait volontairement. Vous avez compris qu'il y avait un problème entre Ali Bangoura et lui. Ce serait injuste de le punir, et je vous prie de ne pas le faire. C'est également le souhait de la délégation française, car cela ternirait l'excellent état d'esprit qui a régné pendant ce voyage préparatoire. Et puis, je suis certain qu'il mettra tout en oeuvre pour que la réception officielle à Kankan soit particulièrement réussie, justement pour faire oublier cet incident.
Sékou Touré grommela quelque chose au bout du fil, visiblement surpris et agacé par ma démarche inattendue, du genre :
— On verra ça.
Mais le fait est qu'il n'y eut aucune sanction, et que la réception du président français à Kankan fut exceptionnellement éclatante ; bien entendu, Kourouma Laye, que j'avais informé de l'incident et qui fut rétrospectivement très soulagé, mit tout en oeuvre pour cela. Avant de partir, la délégation m'avait fait un certain nombre de recommandations impératives :
- Il n'est pas question, contrairement à ce qui se passe traditionnellement lors des visites d'Etat, que le président soit décoré de l'Ordre national guinéen par Sékou Touré, et encore moins qu'il remette à celui-ci la Grand Croix de la Légion d'Honneur française
- Il n'est pas question que le président cède à la coutume de la Révolution guinéenne de voir le cou des hôtes d'honneur ceint du foulard des Pionniers de la Révolution cependant que de jeunes militantes leur remettent des noix de cola en guise de souhait de bienvenue et se laissent embrasser sur les deux joues avec plaisir
- Il n'est pas question que le président lève le poing en s'écriant comme Sékou Touré: “Vive la Révolution !” et “Vive la République populaire et révolutionnaire de Guinée”, appellation que le pays devait prendre officiellement deux semaines plus tard, lors du XIème Congrès du PDG, comme on le savait déjà
- Il n'est pas question d'adopter en fin de visite un communiqué commun, formule pratiquée seulement dans les pays de démocratie populaire et assimilés
- il n'est pas question encore de ceci ou de cela …
J'avais soigneusement pris note de toutes ces impérieuses directives, me doutant que dans l'atmosphère sans nul doute enthousiaste de la visite, le président Giscard d'Estaing, fin connaisseur de l'Afrique, agirait selon son inspiration du moment. Ce fut d'ailleurs le cas : pratiquement tout ce dont il n'était pas question eut bien lieu !
J'avais en revanche pris quelques initiatives, dont je discutai avec le président Sékou Touré une fois que le projet de programme fut établi. J'avais déjà proposé, quelques semaines avant, que le président Giscard d'Estaing vienne en Concorde plutôt qu'avec l'habituel DC 10 ; ayant de sérieux doutes sur la fiabilité de l'opération, Air-France profita de l'escale à Dakar d'un de ses supersoniques pour tester le terrain d'atterrissage de Conakry ; à la grande surprise du sympathique équipage, la piste, rallongée quelques années auparavant par les Soviétiques, était certes un peu irrégulière mais tout à fait praticable. Inutile de dire que le survol par un temps splendide de la capitale guinéenne par le Concorde qui amenait Valéry Giscard d'Estaing et sa délégation depuis Paris au matin du 20 décembre 1978 fut pour tous les habitants un réel événement 71.
J'avais également insisté pour que les principaux discours officiels fussent prononcés à la fin du séjour, et non au début. D'habitude, Sékou Touré amenait ses visiteurs directement de l'aéroport au Stade du 28 septembre, et les discours étaient prononcés après le tour d'honneur du Stade en voiture. Je souhaitais au contraire que les deux hommes aient le temps de mieux faire connaissance et de discuter ensemble. Sékou Touré accepta ma proposition, et la grande manifestation au Stade fut programmée dans l'après-midi du deuxième jour, après toute une journée à Conakry et après la visite à Kankan et à Faranah.
J'avais regardé le programme des deux soirées artistiques qui étaient prévues le premier et le second jour au Palais du Peuple. Les meilleurs orchestres et ensembles guinéens seraient présents en première partie, et la deuxième partie était confiée aux Ballets Africains de la République de Guinée, qui avaient un riche répertoire et regroupaient des danseuses et des danseurs exceptionnels. En plus de trois années de présence en Guinée, j 'avais assisté à des dizaines de telles soirées, et je connaissais pratiquement par coeur tous les morceaux du répertoire. Or, si les deux ballets programmés par le Protocole étaient excellents, je me permis de dire au Président qu'à mon avis, il serait approprié de remplacer l'un d'entre eux par la pièce "La Forêt Sacrée", au cours duquel un groupe de très belles jeunes danseuses faisait une spectaculaire apparition, dansant les seins nus dans la pénombre de la forêt ; si j'en croyais ce qui se disait des goûts du président français, il apprécierait certainement cet épisode.
Avec un sourire entendu, Sékou Touré acquiesça à ma suggestion 72.
Par ailleurs, quelques jours plus tard, je refusai de prendre connaissance du projet de discours qu'il avait préparé, en lui disant que je n'avais aucune crainte du précédent de 1958, lorsqu'il avait diffusé sa propre allocution, mais que personne ne l'avait montrée ni commentée au général de Gaulle.
J'avais également insisté, depuis quelque temps déjà, sur l'importance de l'accueil de la presse. Ce voyage hors du commun avait attiré un nombre exceptionnellement élevé de journalistes, près d'une centaine s'étaient inscrits. Le gouvernement guinéen avait entrepris la réfection complète de l'hôtel Gbessia, situé près de l'aéroport et inauguré en 1964 ; en particulier, des climatiseurs avaient été installés dans toutes les chambres. Mais on avait semble-t-il sous-estimé la puissance électrique nécessaire, et lors de l'arrivée, en début de soirée du 19 décembre, de l'avion spécial de la presse, lorsque les journalistes commencèrent à s'installer dans leurs chambres, l'ensemble de l'installation électrique disjoncta, et ils durent dans l'obscurité récupérer leurs bagages déversés en vrac dans le lobby et trouver leurs chambres. Inutile de dire qu'il fallut tout le tact et le professionnalisme d'Evelyne Richard, collaboratrice de longue date du service de presse de l'Elysée, et une amicale et finalement chaleureuse réception à la résidence, pour redonner bonne humeur à tous 73. La délégation des journalistes comprenait quelques correspondants chevronnés, dont certains avaient suivi le voyage du général de Gaulle en 1958 (Max Jalade et André Blanchet, par exemple).
Le mois de novembre s'écoule sans problèmes particuliers mais avec de multiples activités : le Colloque sur “droits de l'homme et droits des peuples”, puis le 11 ème Congrès du PDG (qui réélit Sékou Touré secrétaire général du Parti, lance l'“offensive diplomatique”, officialise le Parti-Etat et donne au pays le nom de République Populaire Révolutionnaire de Guinée), et enfin, les manifestations commémoratives du 22 novembre (en présence d'Edgar Faure, président de l'Assemblée nationale française, venu en quelque sorte “tâter le terrain” un mois avant le voyage présidentiel).
Enfin le jour tant attendu est tout proche. Les bâtiments publics de la capitale, dont certains ont été fraîchement repeints, s'ornent de banderoles et de drapeaux guinéens et français, les murs sont couverts de slogans, des portraits du président Giscard d'Estaing et de son épouse (dont certains particulièrement mauvais et peu ressemblants, bien que copiés par les peintres du Parti à partir des photographies officielles du couple présidentiel qui nous avaient été demandées quelque temps auparavant) apparaissent aux carrefours, notamment sur le trajet que devra emprunter le cortège.
Certains n'y croient pas encore tout à fait et se demandent si le président français viendra vraiment.
Au matin du mercredi 20 décembre, je me rends à l'aéroport avec mes collaborateurs ; il y règne déjà une grande effervescence ; le pavillon d'honneur, qui a remplacé depuis quelques mois un modeste salon d'honneur, est décoré aux couleurs guinéennes et françaises ; les détachements de la garde et la fanfare sont déjà en place, de même que les ensembles de musique locale, tambourinaires, chanteurs et chanteuses, musiciens, danseurs, dont les tams-tams se font entendre de loin. Tous mes collègues du corps diplomatique sont là, bien entendu, ainsi que de nombreux Français, résidents ou de passage. Tous les ministres et dignitaires du Parti sont présents devant le pavillon d'honneur. Le président arrive enfin, accompagné de Madame Andrée. Il me fait signe et nous nous retrouvons en petit comité dans le salon ; le président fume cigarette sur cigarette, tripote son fameux mouchoir blanc ; il est un peu nerveux et ne le cache pas :
« C'est un jour important pour la Guinée ; la dernière fois que j'ai attendu à cet aéroport une personnalité française, c'était en août 1958, et c'était le général de Gaulle. Cette fois-ci, cela se passera autrement. »
A l'heure dite, le Concorde présidentiel survole la ville en un large cercle et fait à 11 heures 30 un atterrissage impeccable sur la piste, au bout de laquelle il fait demi-tour et se dirige — il nous semble que c'est très lentement — vers l'aérogare. Encore un quart de tour et il se range. Un drapeau français flotte sur la cabine. Le Concorde restera 24 heures avant de repartir, et sera largement visité par des groupes d'habitants de la capitale, et des diplomates étrangers.
On apporte une passerelle mobile, on déroule un tapis rouge. Le président guinéen, qui a assisté à ces manoeuvres depuis le porche du pavillon d'honneur, marche à grands pas vers l'avion, dont la porte s'ouvre ; descendent d'abord quelques cadres techniques et agents du protocole, puis le président Giscard d'Estaing apparaît, suivi de son épouse. Vingt et un coups de canon retentissent. Au bas de l'échelle, les deux hommes se saluent, le président français dit quelque chose comme :
— Me voilà enfin…
Puis il présente sa femme et la délégation qui l'accompagne. Journalistes guinéens et français se bousculent pour prendre des photos de ce moment historique.
Quatre ministres et plusieurs hauts fonctionnaires descendent à leur tour et sont présentés à Sékou Touré ; il n'y a pas d'hommes d'affaires, ni d'invités personnels. Jean François-Poncet a été nommé ministre des Affaires étrangères il y a moins d'un mois, et c'est son premier grand voyage officiel 74 ; les trois autres ministres sont René Monory, ministre de l'Economie, André Giraud, ministre de l'Industrie, et Jean Philippe Lecat, ministre de la Culture et de la Communication ; ils n'ont évidemment pas été choisis au hasard. Sont également présents François Polge de Combret, secrétaire général adjoint à la présidence de la République, Guy de Panafieu, conseiller technique pour l'économie à l'Elysée, René Journiac, conseiller du président pour les affaires africaines 75, Pierre Hunt, porte-parole du président, Jean-Bernard Mérimée, chef du protocole (qui aura le bon goût de ne pas s'offusquer des nombreux changements apportés au programme qu'il avait préparé), Guy Georgy, directeur des affaires africaines et malgaches au ministère des affaires étrangères …
Les deux présidents passent en revue la garde d'honneur, saluent le drapeau, puis s'immobilisent alors que retentissent les deux hymnes nationaux. Les personnalités françaises parcourent ensuite lentement la ligne du gouvernement guinéen au grand complet (lorsque Sékou Touré présente Senainon Béhanzin, ministre de l'information et de l'idéologie, à Giscard d'Estaing, ce dernier remarque :
— Ah, je ne savais pas que cela pouvait aller ensemble !”)
Puis les corps constitués (Assemblée nationale, Etat-Major, Milice, gouverneur de Conakry, etc.), puis le corps diplomatique.
Tout le monde se dirige alors devant l'aéroport pour prendre place dans les voitures ou les autobus qui formeront le long cortège qui se rendra en ville. Tout le monde, sauf les deux présidents, qui prennent le temps d'un premier tête-à-tête d'une dizaine de minutes dans le salon du pavillon officiel.
Il est midi quand ils sortent ; plusieurs jeunes filles en tenue de Pionnières se précipitent vers le président français, lui présentent une calebasse où des noix de cola sont posées sur un fond de grains de riz, et lui nouent autour du cou un foulard rouge de Pionnier. Le président se laisse faire avec bonhomie et le sourire, se penche même pour laisser mettre en place le foulard, et embrasse les jeunes filles. Sékou Touré lui fait alors signe de prendre place dans sa Cadillac blanche décapotable et lui désigne la place à côté du chauffeur. Légère hésitation de Giscard. Je devine qu'il se demande s'il va rester assis à côté du chauffeur tandis que Sékou Touré serait seul debout à l'arrière de la voiture pour saluer la foule et se faire applaudir. Bien que je sois déjà prêt à m'installer dans ma voiture (qui doit être en numéro 5 ou 6 dans le cortège), je me précipite :
— Monsieur le Président, installez-vous là, le président Sékou Touré va conduire lui-même comme il en a l'habitude.
Les deux présidents sont assis côte à côte, le chauffeur et les deux aides de camp derrière eux. Les motards partent, le cortège s'ébranle, au milieu d'une cohue indescriptible de gens qui courent, d'orchestres qui jouent des airs africains, de griots qui s'égosillent, de femmes qui dansent, de groupes qui scandent des slogans, et de militantes et de militants, tous de blanc vêtus, qui cherchent à approcher les voitures.
Le cortège démarre, mais stoppe au bout de cinq minutes qui lui ont tout juste permis de parcourir une centaine de mètres. Isolé dans ma voiture, je me demande ce qui se passe. Les opposants avaient fait courir le bruit qu'il y aurait des troubles, voire des attentats. Je tente de m'approcher, et je vois que Sékou Touré a compris qu'il ne lui serait pas possible de tenir le volant dans une telle bousculade : il rend donc sa place à son chauffeur et va se mettre debout à l'arrière de la voiture, avec évidemment Giscard à ses côtés.
Le président et madame Giscard d'Estaing sont logés dans les villas Belle-Vue, naguère construites en bordure de mer par l'Allemagne fédérale, sérieusement démolies lors de l'agression de 1970, et réaménagées depuis. Mais le cortège ne s'y rend pas directement et emprunte la longue voie qui va jusqu'à la ville et qui s'intitule pompeusement “Autoroute Fidel Castro, route infinie de l'histoire”, parcourt quelques rues centrales de la capitale puis revient en direction des villas Belle-Vue en passant devant le camp de la Garde Républicaine (dramatiquement plus connu sous le nom de Camp Boiro), l'Institut polytechnique Gamal Abdel Nasser, le stade du 28 septembre. Le parcours de près de 20 kilomètres aura bien pris bien plus d'une heure, bordé de manière ininterrompue de files de militantes et de militants enthousiastes, de haies d'écoliers et d'étudiants, d'éclairs de tams-tams, de balafons, de chants et de danses, et de la fameuse litanie lancinante qui avait déjà frappé le général de Gaulle: “Syli so tay” (Syli, l'éléphant est entré dans la ville). Horoya, le quotidien du PDG chiffre la foule à plusieurs centaines de milliers de personnes, ce qui signifie qu'au delà d'une bonne partie de la population de la capitale (qui compte alors environ 500.000 habitants), de très nombreuses délégations ou même des personnes seules ou en famille vont venues du reste du pays en cette solennelle occasion. Le président lui-même me dit que les comités de base du Parti n'ont pas eu cette fois-ci de mal pour mobiliser les militants, et que ceux-ci sont descendus spontanément vers Conakry depuis les régions les plus lointaines, pour être les témoins de cet événement et pouvoir le décrire au village.
Les hôtes s'installent, puis les deux présidents ont un déjeuner restreint, suivi d'un nouveau tête-à-tête. Madame Andrée et Anne-Aymone Giscard d'Estaing ont leur propre programme de visites (ce premier après-midi, c'est le Centre de promotion féminine Andrée Touré, où elles sont reçues par Sophie Maka, secrétaire générale de l'Union Révolutionnaire des Femmes de Guinée, URFG), mais rejoignent leurs époux pour les dîners, les soirées artistiques, les déplacements hors de la capitale.
En fin d'après-midi, le président et la délégation française se rendent dans le quartier de Gbessia, à la résidence de l'ambassadeur, où est organisée une rencontre avec la communauté des Français de Guinée. Le Premier ministre Béavogui représente le gouvernement guinéen. Après la Marseillaise, diffusée par un modeste appareil à cassettes muni de haut-parleurs, le président s'adresse à ses compatriotes (Je texte de son discours figure en annexe).
Le soir, c'est un banquet officiel suivi d'une première soirée artistique au Palais du Peuple, devant une salle comble de militants et militantes vêtus de blanc ; évidemment la délégation française est là au grand complet, y compris la centaine de journalistes. Avant que ne commence la représentation, le président Sékou Touré décore le chef d'Etat français et son épouse de la Grand Croix de l'Ordre national guinéen ; à son tour (“d'un geste auguste”, note Horoya), Giscard d'Estaing décore de la Légion d'honneur son homologue guinéen et son épouse. Le quotidien poursuit :
« L'instant était pathétique. La salle debout était témoin de la cérémonie. Les chaudes et vigoureuses poignées de main et les accolades qui suivent sont d'autres actes qui augurent de la sincérité totale des deux parties. Ces images et gestes sont fixés et codifiés par une meute de journalistes et autres envoyés spéciaux de la presse internationale. Une page est tournée. »
— Le général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe, me souffle l'un de mes voisins ; mais je note qu'en dépit des objections du Protocole, Giscard avait amené des décorations, comme je l'avais à tout hasard suggéré à son conseiller René Journiac 76.
Ensuite a lieu la soirée artistique elle-même, introduite par un impressionnant groupe de tams-tams. Deux ballets sont présentés à la suite (chacun dure près d'une heure) : Tiranké et L'Orpheline, l'un et l'autre interprété par les Ballets Africains de la République de Guinée.
Le lendemain jeudi 21 décembre, ce sont les visites à Kankan et à Faranah, la ville natale de Sékou Touré. Comme on pouvait s'y attendre, l'accueil dans les deux villes est enthousiaste (les discours prononcés par le président français figurent en annexe). Se trouvant en permanence côte à côte, en avion (c'est la Caravelle du GLAM qui transporte les délégations), en voiture, dans la tribune, ou en marchant main dans la main, les deux hommes peuvent réellement se parler et faire petit à petit mieux connaissance. Mon objectif était atteint. A Kankan, se souvenant de l'incident rapporté plus haut, Sékou Touré me glisse dans l'oreille :
— Votre ami Kourouma Laye s'est bien réhabilité.
A Faranah, on sent que le président guinéen est ému par la référence que fait Giscard d'Estaing aux deux sources que représente Faranah, celle du fleuve Niger, celle de la famille de Sékou Touré.
Dans l'après-midi, à 17 heures, de retour à Conakry, c'est le premier grand moment politique de ce voyage : la manifestation au Stade du 28 septembre.
— Les tribunes sont comme des flocons de coton, dépeint Horoya (qui a écrit "flacons" !) ; la tribune colorée animée par des élèves du CER 2 août 71 et la pelouse verte parsemée de jeunes filles uniformément vêtues et agitant de grosses fleurs roses offrent un panorama attrayant et enchanteur.
A bord de la Cadillac blanche décapotable qu'affectionne Sékou Touré, mais qu'exceptionnellement il ne conduit pas lui-même, les deux présidents et madame Giscard d'Estaing, debout à l'arrière du véhicule (madame Andrée est assise devant à côté du chauffeur) font un triomphal tour d'honneur du stade avant de s'installer dans la tribune officielle.
Le président Sékou Touré relance l'ambiance en criant des slogans révolutionnaires repris par la foule et en souhaitant en quelques mots la bienvenue aux hôtes français, puis il prononce son discours (dont l'essentiel figure en annexe).
Ce n'est pas l'un des meilleurs de Sékou Touré, et les auditeurs venus de Paris n'y trouvent pas l'élan rhétorique et la foi révolutionnaire habituels. Il est clair que Sékou avait voulu faire court et précis.
Le texte en avait été rédigé à l'avance, sans aucune place à l'improvisation chère d'habitude à Sékou Touré, et qui y excellait (on a vu qu'il avait voulu le soumettre à l'auteur, qui avait refusé de le prendre).
Il tient en tous cas à rappeler qu'il n'a jamais cessé de vouloir entretenir de bonnes relations avec Paris et que c'est la mauvaise volonté de Paris qui ne l'a pas permis.
— Votre mérite personnel inestimable, celui que vous reconnaît le Peuple révolutionnaire de Guinée, est d'avoir mis fin aux vicissitudes qui caractérisaient les relations entre votre pays et le nôtre, en bravant l'hostilité de certains milieux français et les réserves de bien d'autres ; c'est d'avoir fait rétablir le pont d'amitié et de confiance entre la France et la Guinée, et, avec un courage admirable, d'avoir affirmé solennellement votre sincère volonté d'apporter à notre jeune Nation une partie de l'expérience historique accumulée par la France afin de lui faciliter sa marche en avant par la mise en valeur de certaines ressources naturelles dont dispose la République de Guinée.
Nous tenons ici, publiquement et solennellement, à vous confirmer l'assurance de notre sincère et ferme volonté de coopération avec votre Gouvernement et ce, dans tous les domaines. »
Pendant que Sékou Touré prononçait son discours, Valéry Giscard d'Estaing, assis un peu en retrait dans la tribune d'honneur, relisait son propre texte, griffonnait des remarques ou écrivait des corrections en marge, en fonction de ce que Sékou disait au micro (malheureusement, l'auteur n'a pas eu en mains ce projet annoté). Les premières phrases donnent le ton de l'allocution:
« Il s 'agit, comme vous l'avez compris, de célébrer la réconciliation de la Guinée et de la France.
Il s'agit de chercher ensemble les voies d'une coopération favorable à la Guinée et à la France.
C'est le sens de cette réunion dans ce stade.
C'est le sens de mon acceptation de l'invitation du Président Ahmed Sékou Touré.
C'est le sens de ma visite en Guinée.
C'est le Peuple français qui, par la voix de celui qu'il a choisi pour conduire son destin, vous adresse aujourd'hui son salut . C'est le Peuple français qui, par la voix de son Président vous propose aujourd'hui son amitié. »
Commencent alors devant la tribune des mouvements d'ensemble et un défilé, dont rend compte toujours dans Horoya le journaliste Abdoulaye Barry :
« Après les deux allocutions, nous avons admiré tout d'abord des séquences d'un mouvement d 'ensemble d'une parfaite harmonie et dont la signification procède directement de notre vie quotidienne. Successivement des jeunes filles ont ouvert ces mouvements en agitant de jolies fleurs roses et jaunes formant de temps en temps différentes figures géométriques.
Ensuite d'autres jeunes filles ont pris place avec de petites calebasses qu'elles manient avec maîtrise. En 3ème position, ce furent des garçons vêtus de blouses bleues qui ont fait des démonstrations spectaculaires à la satisfaction de toute l'assistance. Les tout petits du 1er Cycle sont venus ensuite pour émerveiller tout le monde avec leurs mouvements de tête et de bras exécutés avec intelligence. Ces mouvements prendront fin avec les jeunes filles et garçons arborant des drapeaux aux couleurs nationales françaises et guinéennes, drapeaux qu'ils agitaient en tous sens, interprétant ainsi la solidarité internationale en faveur de laquelle militent les Peuples français et guinéen.
Après ce beau spectacle, nous avons suivi et admiré un grand défilé de la Jeunesse Révolutionnaire de Guinée, réunissant les jeunes Pionniers, la milice populaire, les étudiants du 4ème cycle, et le corps paramilitaire. »
Le soir, c'est au Palais du Peuple la deuxième soirée artistique. Au programme, un récital de la troupe universitaire intitulé “La complainte de la femme africaine” (un morceau assez bien enlevé, très féministe, montrant la soumission de la femme à la mode et son exploitation par l'homme africain, mais que la Révolution finit par libérer), le ballet “Wali” [travail] de Conakry II, et enfin “La forêt sacrée”, magnifiquement interprétée par les Ballets Africains de Guinée, et que j'avais tenu à faire mettre au programme.
Le vendredi 22 décembre est le dernier jour de ce voyage officiel. Il commence par un déplacement à Labé, au Fouta-Djalon, visite maintenue en dépit d'informations à propos de troubles, ou même d'attentats, qui pourraient avoir lieu dans la capitale du Fouta-Djalon, rumeurs évidemment répandues depuis Paris par les opposants qui cherchent à faire croire que le président Sékou Touré ne peut se rendre sans risques dans le pays peul.
A l'issue d'une brève concertation à laquelle se mêlent les deux présidents, la Caravelle s'envole vers Labé, où elle arrive peu avant 10 heures. En fait, l'accueil y est aussi démonstratif qu'ailleurs. Sur les cinq kilomètres qui séparent l'aéroport du centre ville (qui a été complètement nettoyé et repeint au cours des semaines précédentes), plus de 200.000 habitants venus de Labé même, mais aussi des régions voisines de Pita, de Koubia, de Dalaba, de Mali, de Lélouma, acclament le cortège.
Au stade, c'est le secrétaire fédéral du Parti, Amadou Dieng, qui prend d'abord la parole pour présenter la ville et la région. Giscard d'Estaing prononce ensuite son allocution (dont le texte figure en annexe). Alors que Giscard reprend place dans la tribune, Sékou Touré dit à haute voix :
— Il y a une erreur.
Giscard d'Estaing, étonné et un peu anxieux, se tourne vers moi d'un air interrogateur. Je m'approche de lui et lui glisse :
— Je ne vois pas du tout de quoi il s'agit.
Mais déjà Sékou s'est déjà emparé du micro et apostrophe Giscard :
— Monsieur le président, oui, vous avez commis une erreur dans votre discours. Vous avez traité le secrétaire fédéral de Labé de ‘Monsieur le Gouverneur’, ce qu'il n'est pas. Eh bien, pour ne pas vous faire mentir, nous décidons de le nommer sur le champ aux fonctions de gouverneur.
Surprise et enthousiasme de l'intéressé, qui se jette d'abord dans les bras de Sékou Touré, puis dans ceux de Giscard d'Estaing, à la fois soulagé et surpris de la manière dont les nominations peuvent se décider dans la Guinée révolutionnaire. Et c'est un autre trait de caractère de Sékou Touré qui apparaît ainsi, comme quelqu'un qui peut sous le coup d'une inspiration subite être capable du meilleur, mais parfois aussi du pire 78.
Et c'est ensuite à Conakry la phase finale de la visite. Au Palais du Peuple, en début d'après-midi, à nouveau devant une salle comble, les deux présidents et les délégations écoutent d'abord la lecture du communiqué conjoint, procédure que la partie française a acceptée sans rechigner, contrairement aux traditions. Une fois ce texte (qui figure en annexe) signé par les deux présidents, c'est Fily Cissoko, ministre des affaires extérieures, doté d'une belle voix de basse bien sonore, qui va vers le micro et en commence la lecture.
« Sur invitation de Son Excellence Ahmed Sékou Touré, Président de la République Populaire Révolutionnaire de Guinée, Son Excellence Monsieur le Président de la République Française et Madame Valéry Giscard d'Estaing, à la tête d'une importante délégation gouvernementale, ont effectué une visite d'Etat et d'amitié en République Populaire Révolutionnaire de Guinée, du 20 au 22 novembre 1978.
La suite présidentielle comprenait notamment : M Jean François-Poncet, Ministre des Affaires Etrangères…
Arrivé à ce point de sa lecture, Fily Cissoko s'aperçoit que Sékou Touré l'interpelle de sa place au milieu de la scène, où il est assis derrière une table basse à côté de Giscard d'Estaing : “décembre”, lui souffle-t-il. Fily Cissoko se gratte la tête, sans comprendre tout de suite. Dans la salle éclatent des rires et des quolibets. Le ministre a tout simplement dit “novembre” au lieu de “décembre”, peut-être parce que les responsables guinéens ont, depuis le débarquement du 22 novembre 1970, une sorte d'automatisme qui associe “22” et “novembre”. Fily Cissoko reprend son souffle, et sans se laisser démonter, reprend toute la lecture, en insistant de la voix sur le mot “décembre”. De nouveau rires fusent dans la salle, y compris chez les deux présidents.
L'habitude s'est prise en Guinée, lors des cérémonies officielles, d'applaudir vigoureusement lorsqu'est prononcé le nom d'une personnalité officielle ou d'un invité de marque. C'est le cas évidemment des présidents et de leurs épouses, puis des ministres. Lorsque est prononcé le nom de l'ambassadeur de France, la salle, composée de militantes et de militants qui savent ce que l'auteur a fait pour que cet événement se réalise, éclate en applaudissements particulièrement nourris, et qui se prolongent. Au début, les deux présidents ont applaudi eux aussi, mais après quelque temps, ils s'arrêtent, alors que la salle continue. L'auteur savoure cet instant, mais commence à être gêné. Quelques responsables se lèvent et font signe au public d'arrêter les applaudissements ; et la lecture du communiqué peut continuer 79.
Finalement, les deux présidents tirent pour la presse les conclusions de la visite (le texte de Giscard d'Estaing figure en annexe). Sékou Touré dira de Giscard d'Estaing :
« Nous avons une totale confiance au président de la République Française, que nous connaissons maintenant dans ses réactions humaines, et nous avons trouvé en lui le partenaire moral que nous avons toujours cherché. »
Les derniers mots de Giscard d'Estaing seront pour inviter Sékou Touré à se rendre en France à son tour. Plusieurs fois remise, la visite de retour ne se fera finalement qu'en septembre 1982, et c'est François Mitterrand qui accueillera le leader guinéen. Mais celui-ci tiendra à recevoir en sa résidence officielle provisoire de l'hôtel Marigny l'ancien président Giscard d'Estaing, dont il avait souhaité en 1981 la réélection.
Du Palais du Peuple, le cortège officiel se dirige directement vers l'aéroport. Le protocole est rapide, bien plus qu'à l'arrivée. Des poignées de main et d'ultimes paroles sont échangées. Du haut de la passerelle, Valéry Giscard d'Estaing et son épouse, très souriants, font un grand signe d'adieu de la main. L'avion décolle en direction de Libreville.
Pour tous ceux qui l'ont vécue, du côté guinéen comme du côté français, cette visite a produit une forte et durable impression.
Le 27 février 1979 débutent des négociations franco-guinéennes, conduites par le diplomate Adrien Dufour, destinées à concrétiser de premiers projets de coopération. Quelques points demeurent en suspens :
- le sort de Mgr Tchidimbo, que Giscard d'Estaing a abordé avec son homologue guinéen et Madame Giscard d'Estaing avec Madame Andrée (catholique de formation), et qui ne sera réglé qu 'avec sa libération en août 1979
- le sort des époux de neuf Françaises (guinéens d'après Sékou Touré, franco-guinéens d'après leurs épouses) qui ont été arrêtés dans les années 1970, et dont aucun ne reparaîtra (cette affaire sera encore beaucoup évoquée lors de la visite de Sékou Touré en France quatre ans plus tard)
Quelques semaines après la visite, la Poste guinéenne met en vente une série de timbres-poste qui y sont consacrés.
Le journaliste du Monde André Blanchet, qui avait été présent à Conakry le jour du référendum en septembre 1958 ainsi que lors de la visite présidentielle vingt années plus tard, écrira peu après sous le titre: “Toujours l'on revient à son ancien colonisateur” un article dont je retiens (sans forcément le faire mien, encore que… ) ce passage :
« D'avoir fait tant de choses ensemble, et de les avoir faites d'une certaine manière, de s'être affrontés avec les mêmes armes intellectuelles et à travers les mêmes structures administratives, honnies peut-être, mais secrètement admirées, cela préparait, sans que l'on s'en doutât, une communauté plus pérenne qu'aucune institution, et propre à transcender la conjoncture politique la plus hostile. » 80
Notes
63. Certains milieux français étaient convaincus que Giscard voulait aller rapidement en Guinée. Dans son ouvrage L'après de Gaulle ; notes confidentielles 1969-1989 (Fayard, 2007), Jean Mauriac raconte à la date du 16 février 1976 (soit quelques jours après ma présentation de lettres de créance à Sékou Touré NDLA), que Jacques Foccart avait « fait savoir à Giscard que ce serait une “catastrophe” s'il se rendait à Conakry, comme il en avait l'intention, avant d'aller à Dakar et à Abidjan. Senghor et Houphouët ne le lui pardonneraient pas. »
64. Texte reproduit dans Le Monde du 17 janvier 1978, en même temps qu'un commentaire négatif de Philippe Decraene : “Les relations entre la Guinée et les partis de gauche en France, notamment le parti communiste français et le parti socialiste ont été marqués par la collaboration et une complicité constantes. Ces deux partis ont toujours été les avocats et les soutiens inconditionnels du dictateur guinéen en Europe. M. Sékou Touré, après avoir organisé des prières dans les mosquées et églises de Guinée à l'occasion de chacune des campagnes électorales de M. François Mitterrand, va-t-il en 1978 changer de camp et intervenir directement dans les élections législatives françaises ?”
65. Ainsi, le 24 avril 1978, le bureau à Monrovia de l'Agence France-Presse annonce la prochaine libération de Mgr Tchidimbo. Reprise dans Le Monde du 26 avril, cette information reposait sur le fait que Sékou Touré avait à la demande du président libérien Tolbert envisagé une libération prochaine du prélat, et que Tolbert avait fait partir un avion à Conakry pour le ramener. La diffusion prématurée et intempestive de cette éventualité a fait retarder la libération du prélat de plus d'un an par un Sékou Touré furieux parce qu'il a cru qu'on voulait lui forcer la main. Giscard d'Estaing lui-même — et son épouse — parleront à Sékou Touré et à Madame Andrée du sort de Mgr Tchidimbo, mais il faudra plusieurs mois encore avant qu'il soit libéré du Camp Boiro (voir le chapitre 52 sur Mgr Tchidimbo).
66. Deux semaines avant le voyage, le 4 décembre, une bombe explose devant l'ambassade de Guinée à Paris, 24 rue Emile Menier. On verra que pendant le voyage, des rumeurs (venues de Dakar ?) faisant état de menaces de troubles et même d'attentats terroristes en pays peul si Giscard d'Estaing et Sékou Touré s'y rendaient ensemble, ont failli faire annuler la visite à Labé.
67. Universitaire de formation, Aboubacar Somparé restera en poste à Paris jusqu'en 1985, soit plus d'un an après la mort de Sékou Touré. Il sera ensuite administrateur du Palais des Nations, Recteur de l'Université de Conakry (1987-1989). En avril 1997, le Congrès du Parti de l'Unité et du Progrès (PUP) au pouvoir, et soutien du Président Lansana Conté, l'élit comme Secrétaire général.
Après les élections législatives de 2002, il devient président de l'Assemblée nationale, et, en tant que tel, successeur constitutionnel du président en cas de décès ou d'empêchement de celui-ci . Cette hypothèse ne se réalisera pas, le mandat de l'assemblée étant achevé depuis deux ans alors que Lansana Conté était encore en fonctions ; il ne décèdera qu'en décembre 2008. De plus, l'avis conforme du président de la Cour suprême était exigé par la Constitution, et son titulaire Lamine Sidimé était hostile à la procédure d'empêchement. Réélu président du PUP, Aboubacar Somparé semble décidé à se présenter aux élections présidentielles prévues en 2010.
[Note. — L'ancien président de l'Assemblée nationale entra en lice dans l'élection présidentielle de 2010. Il obtenu un 0.16 % au premier tour et fut ipso facto disqualifié pour le second tour. — Tierno S. Bah]
68. Le TCD (Transport de chalands de débarquement) "L'Orage", de la Marine nationale française, effectue une escale à Conakry du 14 au 23 décembre ; il transporte du personnel, du matériel médical et divers équipements à l'occasion de la visite du président de la République. Une partie de ces equipements seront laissés à la disposition de l'ambassade.
69. Au soir de ce premier jour de visite, j'avais organisé un buffet à la résidence. Après une belle journée éclata brusquement un orage si violent (et plutôt hors de saison) que tous les invités se réfugièrent à l'intérieur, cependant qu'une série assourdissante de coups de tonnerre fracassa plusieurs des grandes portes vitrées de la maison. Ce qui impressionna fortement tout le monde, mais spécialement les pilotes de la Caravelle, qui en tinrent compte dans l'établissement de leurs futurs plans de vol.
70. Lorsqu'il y avait eu, en juillet 1974, un retard dans la libération des détenus allemands et dans la normalisation avec l'Allemagne fédérale, et que j'avais décidé de rester en Guinée jusqu'à ce que le moment soit venu, le président, un peu surpris tout d'abord, avait dit qu'il mettait une voiture à ma disposition pour découvrir la Guinée, et qu'il demandait à l'ancien ambassadeur de Guinée au Nigeria de m'accompagner ; c'était Kourouma Laye. Notre amitié ne s'est pas démentie depuis.
71. Le Concorde avait commencé en 1976 les liaisons Londres-Bahrein et Paris-Dakar-Rio de Janeiro, et en 1977 les vols sur Washington et sur New York. En revanche, les Soviétiques venaient en juin 1978 d'interdire de vol leur supersonique Tupolev 144 (surnommé Concordsky en raison de troublantes ressemblances avec le Concorde franco-anglais) à la suite d'un accident au dessus de la Sibérie ; ils rétabliront les vols ultérieurement pour le seul fret postal, ce qui me permettait de dire avec quelque ironie : “Les Soviétiques confient tout juste des paquets à leur supersonique, alors que les Français n'hésitent pas à lui confier leur président” ! En revanche, lors de son départ le 22 décembre, Giscard d'Estaing repartira vers Libreville en DC 10. Les vols intérieurs en Guinée seront effectués en Caravelle, de même que ceux des journalistes.
72. Le président Valéry Giscard d'Estaing apprécia fort ces deux soirées artistiques, en particulier le ballet en question ; mais son épouse également. Ce qui me rappelle une histoire amusante et qui pourrait être vraie. Ces mêmes ballets africains étaient dans les années 60 en tournée en Europe de l'Est. A Sofia, ils étaient les hôtes des Ballets nationaux bulgares, dont le directeur, après avoir vu la répétition, déclara qu'il était impossible que les danseuses se produisent les seins nus. Au terme d'une discussion, il affirma péremptoirement que c'était impossible, car il fallait toujours respecter la tradition du pays hôte.
— Bien, je me rends à vos raisons, répliqua le directeur des Ballets guinéens. Et dans ces conditions, quand vos Ballets viendront en Guinée, il faudra donc que les danseuses bulgares se produisent les seins nus…
Le directeur bulgare n'insista pas…
73. Seule réelle faute note dans le traitement de la presse, le 15 décembre 1978, une semaine avant le départ, l'ambassade de Guinée en France refuse un visa à Abdelaziz Dahmani, journaliste à Jeune Afrique, dont un autre journaliste avait été expulsé la semaine précédente de Conakry.
74. Il a remplacé à ce poste Louis de Guiringaud, qui a dit à l'auteur, quelques années plus tard, qu'il aurait beaucoup aimé être de ce voyage, puisqu'il était l'un des rares responsables français à avoir rencontré Sékou Touré à plusieurs reprises au lendemain de l'indépendance, lorsqu'il était ambassadeur au Ghana (voir notamment le chapitre 34 sur l'admission de la Guinée à l'ONU).
75. Il avait dans le passé été l'un des adjoints de Jacques Foccart, mais on n'a évidemment pas mis l'accent sur ce point de sa biographie. René Journiac a toujours été un correspondant efficace et positif pour l'auteur. Sa disparition lors d'un accident d'avion au Cameroun en janvier 1980 sera sincèrement regrettée. Son remplaçant, Martin Kirsch, magistrat lui aussi, n'avait pas les mêmes connaissances sur l'Afrique (le nom de l'auteur avait été également avancé pour la succession de René Journiac).
76. Conformément à l'usage des visites d'Etat de ce type, un certain nombre de personnalités guinéennes furent décorées des ordres de la Légion d'honneur ou du Mérite national.
77. Centre d'Education Révolutionnaire, dénomination donnée depuis 1984 aux établissements scolaires et universitaires dans le cadre de la révolution culturelle inspirée par le ministre Béhanzin. Les “tribunes colorées” sont inspirées par une technique mise au point par les Coréens du Nord — qui étaient d'ailleurs venus l'enseigner aux Guinéens — qui consiste à écrire des slogans ou à peindre des portraits avec des centaines de petits drapeaux colorés tenus et manipulés, à un signal donné, par des enfants des écoles ; on peut ainsi faire apparaître à la suite plusieurs slogans ou portraits.
78. L'auteur a assisté une fois, à l'aéroport de Conakry, à un départ de Sékou Touré pour un voyage en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Comme on lui faisait remarquer que le poste d'ambassadeur dans l'un de ces pays (c'était peut-être la Libye) n'était pas pourvu, il avisa quelqu'un qui se pressait dans le petit groupe venu l'accompagner en bas de l'escalier qu'il
s'apprêtait à monter pour accéder à l'avion :
— Tiens, toi, tu viens avec moi, tu seras notre prochain ambassadeur à …
Il n'était évidemment pas question de refuser une telle nomination.
79. Dans l'avion qui l'amène ensuite de Conakry à Libreville, Giscard d'Estaing confie à Pierre Hunt, son porte-parole, qui l'interroge sur ses impressions : « Oui, c'était un voyage particulièrement bien réussi… Et c'est aussi la première fois que je vois un ambassadeur qui est plus applaudi que son président.… " (conversation de l'auteur avec Pierre Hunt devenu en 1980 ambassadeur en Tunisie).
80. Le Monde, 26 avril 1979