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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume V. 265 pages


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Chapitre 80. — 18 mars 1978
A Monrovia, Ahmed Sékou Touré, Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor se réconcilient pour de bon


Deux ans et demi ont passé depuis que la Guinée et la France ont normalisé leurs relations. Le contentieux financier a été réglé. La coopération culturelle et technique a bien démarré et s' intensifie. Les échanges commerciaux et les investissements ont repris. De nombreux observateurs, qui pensaient que la normalisation avec Paris allait entraîner à bref délai la normalisation avec Dakar et avec Abidjan, sont surpris et déçus de voir qu'il n'en est rien.
Depuis 1976 et les accusations de Complot Peul, les outrances verbales ont cessé ; le 18 juillet 1977, Sékou Touré a annoncé une amnistie pour les Guinéens de l'extérieur qui rentreraient au pays et les a invités à contribuer à son développement ; à la fin du même mois est adopté un code spécial d' investissements pour inciter les Guinéens résidant à l'étranger à investir en Guinée.
Mais en dépit du vote de la loi d'amnistie, rares sont les exilés qui reviennent ; tout au plus certains d'entre eux profitent-ils des facilités offertes pour rendre visite à leur famille avant de repartir à nouveau. En tout état de cause, les chefs de file de l' opposition ne courent pas le risque de mettre à l'épreuve les intentions du président ; bien au contraire, les groupes d'opposants, nombreux au Sénégal et en Côte-d'Ivoire, se montrent toujours aussi virulents. Le 20 février 1977, une déclaration pour un programme d'action conjoint a été signée par les quatre mouvements les plus importants :

L'été 1977 mobilise les défenseurs des droits de l'homme à propos de la Guinée, avec notamment la violente controverse publique de Sékou Touré et du parti socialiste français. Il est évident que les opposants souhaitent avant tout que les relations entre Conakry et Paris ne soient pas couronnées par une visite en Guinée du chef de l'État français, et aussi que leurs deux principales têtes de pont en Afrique occidentale, Dakar et Abidjan, n'améliorent pas leurs rapports avec le leader guinéen.
Ayant senti, à diverses déclarations, que le voyage du président français en Guinée devient une probabilité, l'OULG écrit le 2 janvier 1978, à Valéry Giscard d'Estaing — qui s'apprête à se rendre en Côte-d'Ivoire :

« Nous pensons que le changement de régime en république de Guinée est maintenant non seulement possible, mais inévitable et inéluctable, comme le montre la révolte des Guinéens qui surgit partout où se sont créées de fortes colonies d'exilés. (…) Notre souhait ardent et sincère serait que l'étape actuelle de notre lutte se fasse avec le soutien agissant, direct et discret de votre gouvernement. »

La même lettre accuse les partis français de gauche d'avoir été en Europe “les avocats et les soutiens inconditionnels du dictateur guinéen”.
Mais contrairement à ce qui s'était passé quelques années auparavant lors de la visite en Côte-d'Ivoire de Georges Pompidou, les représentants de l'opposition ne peuvent cette fois-ci rencontrer le président français. Bien plus, le 15 janvier 1978, au terme de son voyage, Giscard d'Estaing annonce lui-même qu'il visitera la Guinée plus tard au cours de l'année.
La nécessité d'une réconciliation préalable à ce voyage entre les leaders guinéen, ivoirien et sénégalais n'a jamais été formellement exprimée. Mais il est évident que le nouveau cours de la politique guinéenne entamé en 1975 ne peut prendre tout son sens que si la hache de guerre est enterrée entre les trois hommes. Sékou le comprend fort bien, et c'est de son côté que vient l'initiative. Ce qui ne veut pas dire que des intermédiaires n'aient pas joué leur rôle dans ce processus, qui devra mettre fin pour de bon à des années de difficultés et de brouilles entrecoupées d'éphémères et trompeuses réconciliations.
Celles-ci avaient d'ailleurs toujours eu lieu deux à deux, Sékou avec Senghor, puis Sékou avec Houphouët, jamais à trois. Du 29 au 31 mai 1972, sous l'égide d'un comité de sages de l'OUA, il y avait déjà eu une normalisation entre le Sénégal et la Guinée, ainsi qu'une rencontre des deux présidents Senghor et Sékou Touré, qui avaient signé une résolution en sept points (c'était le premier voyage de Sékou Touré à l'étranger depuis 1967).
Le 24 juillet de la même année, ce sera une nouvelle tentative de réconciliation avec Houphouët-Boigny lors d'une rencontre à Faranah. Dans les deux cas, les normalisations ne durent pas, et Sékou relance les attaques sur le thème de l'hospitalité accordée aux opposants à son régime. Le président de l'Ouganda, le général Idi Amine Dada, invité par Sékou Touré pour une visite d'Etat, séjourne en Guinée du 19 au 23 novembre 1973, période qui coïncide avec le troisième anniversaire du débarquement.
Sékou fait à ce visiteur, qui ignore totalement le contexte de l'Afrique francophone et de ses relations avec l'ancienne métropole, un récit détaillé de ses déboires avec la France et avec ses deux voisins. Désireux de bien faire (dans son compte-rendu au général Gowon, président du Nigeria et président en exercice de l'OUA, il écrit à ce dernier : « Comme vous le savez, je suis un homme de paix, d'amour, de compréhension et de confiance mutuelle. » 43, le président ougandais ressent l'obligation de s'entremettre, après avoir conseillé à Sékou Touré de mettre une sourdine aux mises en cause publiques de ses deux collègues. Alors qu'il est attendu au Zaïre, Amine Dada se rend donc le 23 novembre à Dakar où il rencontre Senghor, puis à Abidjan, où, en l'absence d'Houphouët, retenu au village par la maladie de sa soeur, il est reçu par une importante délégation (ministre d'État, présidents de l'Assemblée nationale et du Conseil économique et social, ministre des affaires étrangères).
A tous, il fait la leçon et les encourage dans la voie de la réconciliation, estimant les avoir convaincus que l'impérialisme, le néocolonialisme et les ennemis de l'Afrique profitent seuls de leurs querelles. Cette tentative de bons offices ne semble avoir débouché sur rien. En 1975, le président de la Gambie, Daouda Jawara, intéressé par les perspectives de mise en valeur commune du bassin du fleuve Gambie — qui prend sa source en Guinée — a lui aussi tenté de s'entremettre entre Sékou et Senghor, mais ce dernier l'a découragé.

C'est un événement sportif qui donne à Sékou Touré l'occasion de lancer le processus 44. La finale de la Coupe Kwamé Nkrumah de football oppose le 18 décembre 1977 à Conakry les équipes nationales de la Guinée et de la Côte-d'Ivoire. Le match a lieu au stade du 28 septembre devant une assistance survoltée 45. Longtemps avant le match, des marabouts sont venus examiner et sans nul doute préparer le terrain, probablement aussi de part et d'autre. Le match — et la coupe — sont remportés par le club Hafia de Conakry. Sékou Touré, qui était resté pendant la rencontre au palais présidentiel en compagnie de quelques fidèles, dont l'ambassadeur de Libye Hamed Ahmed Elhoudery 46, apparaît soudain sur le terrain et fait le tour du stade en voiture blanche découverte, saluant la foule de son mouchoir blanc, congratulant les joueurs, félicitant l'équipe guinéenne.
Dans le discours qu'il prononce ensuite à la tribune devant une assistance encore électrisée par l'ardeur du sport, Sékou lance un appel aux sportifs et aux jeunes des pays ayant entre eux des différends territoriaux, idéologiques ou politiques, afin qu'ils fassent pression sur leurs gouvernements et les poussent à se réconcilier. Après avoir cité les cas de la Libye et de l'Égypte, de l'Algérie et du Maroc, du Maroc et de la Mauritanie, du Togo et du Ghana, du Togo et du Bénin, du Zaïre et de l'Angola, de la Somalie et de l'Éthiopie, et après une hésitation bien simulée et un bel effet oratoire qui provoqua instantanément l'enthousiasme de la foule, Sékou charge les jeunes de Guinée, du Sénégal et “surtout” de la Côted'Ivoire de pousser leurs dirigeants à la réconciliation, “la raison devant dépasser les positions subjectives et sentimentales”. Il leur demande “d'aller annoncer à leurs frères de la Côte d'Ivoire voisine un message d'amitié et de fraternité” ; allusion sibylline, mais que la foule comprend au quart de tour : la réconciliation avec la Côte d'Ivoire est en marche. Le soir, il n'est plus question que de cela dans les familles et dans les comités de base du Parti. Dans son message de Nouvel An, Sékou Touré renouvelle son appel et exprime le souhait que “1978 soit une année de compréhension totale, de coopération sincère et de solidarité effective avec le Sénégal et la Côte d'Ivoire”.
Dès le début de janvier 1978, des délégations de femmes, de jeunes, d'artistes, de sportifs, se rendent à Dakar et à Abidjan pour bien faire y comprendre que la réconciliation est cette fois-ci réellement en marche, qu'elle n'est pas le fait de la seule volonté présidentielle, mais qu'elle est profondément souhaitée par le peuple dans son ensemble.
A partir de là, les préparatifs s'accélèrent et les intermédiaires s'affairent. Le président libérien Tolbert confirme que sa capitale Monrovia est toujours prête à accueillir une telle initiative. Il le redit à Sékou Touré lui-même, venu en compagnie de Lansana Béavogui effectuer au Liberia une visite de travail du 13 au 16 février (c'est sans doute au cours de ces entretiens que la date du “mini-sommet” a été décidée). Les présidents Daouda Jawara de Gambie et Gnassingbé Éyadéma du Togo multiplient les contacts. Dès la fin de l'année 1977, le président togolais avait envoyé des émissaires à Conakry, ensuite reçu successivement Madame Andrée Touré et le Premier ministre Lansana Béavogui, puis Ismaël Touré. Au début de l'année 1978, Daouda Jawara reçoit à Banjul Ali Bangoura, l'influent chef du protocole présidentiel guinéen, puis Damantang Camara, président de l'assemblée législative guinéenne. De leur côté, la France 47 et les États-Unis 48 ne ménagent pas non plus leurs encouragements, dans les trois capitales intéressées.
Arrivé à Monrovia, le samedi 18 mars au matin, à la tête d'une délégation exceptionnellement importante (la plus nombreuse des délégations présentes ; elle inclut par exemple la totalité des membres du bureau politique du PDG), Sékou Touré veut montrer d'emblée l'importance qu'il attache à cette réconciliation. Pour faire tomber les éventuelles méfiances qui auraient pu subsister dans l'esprit des autres participants, il s'engage solennellement à ne plus jamais leur demander l'extradition des dirigeants de l'opposition à son régime résidant sur leur territoire. En une heure et demi d'entretiens tenus cet après-midi là à Mansion House, le palais présidentiel libérien, les trois leaders scellent leur réconciliation et conviennent d'enterrer leurs vieilles querelles. Ils décident de tirer immédiatement un trait sur leurs dissensions idéologiques, de rétablir leurs relations diplomatiques, de renforcer leur coopération dans tous les domaines, et aussi de tout mettre en oeuvre pour assurer la libre circulation des personnes et des biens entre les trois pays, conformément d'ailleurs aux dispositions du traité de la CEDEAO 49.
Ensuite, les choses vont aller vite. Des traités d'amitié et de coopération sont signés entre la Guinée et la Côte d'ivoire le 14 avril 1978, avec le Sénégal le 7 mai 1978.

Le 11 octobre, Sékou Touré nomme Mamady Nabé, ancien administrateur général de l'Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser de Conakry, ambassadeur à Dakar. Le 20 octobre, El Hadj Mbaye Diouf présente ses lettres de créance à Sékou Touré ; il restera ambassadeur du Sénégal jusqu'après la mort du leader guinéen, en mars 1984. Du 24 au 29 octobre 1979, Sékou Touré se rend au Sénégal, sa première visite depuis 16 ans. L'accueil de la population est enthousiaste, le prestige de Sékou semble resté intact en dépit de deux décennies de difficultés ; même la communauté guinéenne, dans son ensemble, ne cache pas une certaine fierté ; il est vrai que, par précaution, les opposants les plus déterminés ont été éloignés 50.
Au cours de ce voyage, Sékou se rend à Touba pour y rencontrer le khalife général des Mourides (la presse n'est autorisée à filmer que la partie “officielle” de la rencontre, et occulte les gestes personnels d'hommage respectueux et de déférente soumission). La communauté mouride s'est mobilisée pour assurer le succès de cette rencontre et a organisé le cortège. Elle n'oublie pas que Sékou Touré a reçu à Conakry quelques années auparavant une importante délégation de leur confrérie, et que tous les ans, il facilite le transport des mourides habitant la Guinée pour participer au Magal de Touba, ce pèlerinage annuel de la communauté. Sékou Touré, qui a fait donner le nom d'Amadou Bamba à l'une des promotions des étudiants guinéens, rappelle que le fondateur du mouridisme a été déporté pendant plusieurs années sur la côte gabonaise, et qu'il s'y est retrouvé aux côtés de son ancêtre l'almamy Samory Touré.
Sur le plan officiel, dix accords de coopération sont conclus. Au cours d'une conférence commune, Sékou Touré, introduit par son hôte — qu'il qualifie de “frère aîné” — qui dirige les débats, répond à cinq questions émanant de l'assistance, sur le chômage en Guinée, la religion et la révolution, etc… Au banquet d'État offert par Senghor, Sékou Touré répond en forme d'autocritique, après avoir évoqué “la flamme rallumée” :

« Nous avons été heureux, sincèrement heureux, mais aussi confus, parce que nous avons compris que le peuple n'avait pas été du tout d'accord avec nous tout au long de la période de rupture des relations entre le Sénégal et la Guinée … Quelles que puissent être les explications que nous, dirigeants sénégalais et dirigeants guinéens, pourrions donner pour nous faire comprendre, les deux peuples, dans leur sincérité, dans leur pureté, ne nous suivraient pas, décidés qu 'ils sont à vivre en frères, en amis, en collaborateurs. La première leçon serait pour nous d'éviter de semblables ruptures parce que contraires à la volonté des deux peuples. »

Sékou et Senghor se rencontrent encore plusieurs fois lors de Sommets de l'OUA : en juillet 1978 à Khartoum, en juillet 1979 à Monrovia, en juillet 1980 à Freetown, sans compter le Sommet extraordinaire de Lagos, en avril 1980, au cours duquel fut adopté le Plan économique de Lagos pour l'Afrique, et où Senghor et Sékou Touré furent l'un et l'autre nommés au sein d' un comité ad hoc pour le Tchad (dont Senghor est choisi comme président).
A la fin de 1980, le président Senghor, qui a alors 74 ans, fait savoir qu'il abandonnera ses fonctions à la fin de l'année. Le Premier ministre Abdou Diouf le remplace comme le prévoit la constitution, et Habib Thiam devient à sa place chef du gouvernement. Entre le nouveau président du Sénégal et Sékou Touré, il ne subsiste évidemment rien des problèmes du passé, aussi bien en ce qui concerne les personnalités qu'en ce qui concerne la politique. Les relations entre le Sénégal et la Guinée — pour les quatre années et demi qui restent à Sékou Touré jusqu'à son décès — seront donc exemptes des à-coups qui caractérisaient la période précédente.
En particulier, le président guinéen accueille avec faste à Conakry, le 6 juin 1981 , le Sommet de l'Organisation de mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG), auquel la Guinée a finalement adhéré en juin 1980 (le Sénégal et la Gambie l'y avaient conjointement invitée en mars 1979). Et Sékou Touré exprime en 1983 le souhait que le ministre sénégalais des affaires étrangères, Mustafa Niasse, devienne secrétaire général de l'OUA lors du XXème Sommet qui devait se tenir à Conakry l'année suivante ; c'est Abdou Diouf qui s'y opposa, souhaitant que l'intéressé reste encore à son poste 1.
Du côté ivoirien, les choses progressent également vite et bien. Le 29 mai 1978, une importante délégation ivoirienne commerciale se rend à Conakry. Le 10 juillet, les deux leaders se rencontrent à Yamoussoukro. Du 26 février au 1er mars 1979, Sékou Touré effectue une visite officielle en Côte d'ivoire, accompagné de Lansana Béavogui et d'un grand nombre de ministres.
A son retour, Sékou Touré confie à l' auteur, qui lui demandait ses impressions :

« C'est la première fois que je mesure ce que le “non” de 1958 a coûté à la Guinée. » 52

Une nouvelle mission commerciale conduite par le ministre ivoirien du commerce extérieur se rend peu après en Guinée 53.
Le 22 décembre 1979, c'est encore une rencontre avec Houphouët à Yamoussoukro, suivie d'une autre le 4 mai 1983. Sékou Touré revoit Houphouët-Boigny pour la dernière fois en octobre 1983 au Sommet franco-africain de Vittel, où ils se partagent la vedette ; pour leur voyage, ils sont ensemble les invités du président François Mitterrand dans son avion personnel.
Le Sommet de Monrovia a donc bien atteint son objectif : après vingt années de difficultés, réconcilier durablement les trois leaders de l'Afrique occidentale francophone.
Sékou tient pourtant à préciser, quelque temps après la conférence, ce que pour lui Monrovia n'est pas :

« En fait, pour la Guinée, il n'a jamais été question, à Monrovia, d'un tournant politique, encore moins d'un changement de ligne politique. Ils 'agit de chercher une voie de coexistence pacifique avec les États voisins. Dans cette offensive, notre sincérité ne doit pas faire défaut … Nous avons choisi la politique du bon voisinage et de l'amitié avec tous les pays frères de la sous-région, notamment avec le Sénégal et la Côte d'Ivoire … D'aucuns parlent d'ouverture politique comme si l'Etat guinéen était resté isolé jusqu'ici. D'autres parlent de l'offensive diplomatique comme d'un changement de ligne politique. Le peuple guinéen, quant à lui, reste fidèle à la voie choisie, celle de l'édification d'une nation réellement indépendante, souveraine et prospère. Cette voie est et demeurera anti-impérialiste et anticolonialiste. Soyez convaincu qu'il ne s'agit que d'une offensive, mais une offensive sincère et vigoureuse dans le domaine diplomatique. Par contre, et cela doit être bien compris, dans le domaine de l'idéologie, il ne sera jamais question de virage. Au contraire, l'idéologie avec une telle offensive diplomatique doit se radicaliser. Nous sommes convaincus qu'il n y a pas d'autre étape à atteindre que l'étape socialiste… Nous devons noter que les pays capitalistes ont un immense acquis scientifique et technologique et des moyens financiers importants dont nous avons besoin pour accélérer notre propre développement en concédant aux intérêts capitalistes, aux investisseurs capitalistes, la garantie qu'ils veulent obtenir de nous, et qui à aucun moment ne mettrait en cause notre souverainëté. Donc, aucune exclusive. »

Mais Sékou Touré a tenu aussi à dire tout le bien qu'il pense de cette réconciliation :

« La conférence de Monrovia a été une bonne chose. Nous venons de vous dire que pendant longtemps nous avons eu de très mauvais rapports avec nos voisins. La Guinée a connu l'agression, elle a connu un complot permanent de l'impérialisme ; il se proposait de l'abattre coûte que coûte.
Des anti-Guinéens sont payés pour baver sur la révolution guinéenne. Des mercenaires recrutés, entraînés, envoyés en Guinée pour procéder à des assassinats 54. Plusieurs tentatives d 'agression sont étouffées et l'agression effective de 1970 est vaincue par nous. Nous nous sommes dit : il y a les États, il y a les régimes, et nous allons, avec les voisins, nous réunir, chercher de nouvelles bases de coopération, tirer les leçons du passé et envisager collectivement l'avenir, avec la promesse que chacun s'occupe de son régime comme il l'entend, mais que tous les États respectent les lois de cohabitation permettant la communication rapide des biens et des personnes entre eux, et protègent leurs intérêts légitimes et respectifs.
Ainsi, la conférence de Monrovia a pu être ce moment décisif qui a réconcilié la Guinée avec le Sénégal, d 'une part, la Guinée avec la Côte d'ivoire, d 'autre part, et nous devons vous dire: le régime ivoirien est resté ce qu 'il était, le régime sénégalais est resté ce qu'il était, le régime guinéen est resté ce qu'il était.
Mais nos rapports officiels se sont améliorés et maintenant nous envoyons des délégations répondre à toutes les invitations des deux pays, comme nous recevons les délégations qu 'ils nous envoient et qui participent aux instances de notre parti ou aux instances des institutions de l'État. Nous pensons sincèrement que la situation a été décantée et que, à en juger par leurs applaudissements, les pays d'Afrique ont trouvé les résultats de la conférence de Monrovia comme un facteur positif de consolidation de l'unité d'action des peuples d'Afrique. Nous disons donc que la conférence de Monrovia était pour nous un moment de réflexion et aussi de choix pour un mode d'existence pacifique entre nous et les pays voisins. On choisit un ami, on ne choisit pas son voisin. Il est mieux, donc, qu'il y ait une entente puisque le voisinage ne peut pas être annulé. Il est mieux que les différends qui surgissent soient chaque fois analysés, résolus pour que le voisinage ne soit pas un fardeau pour l'un et pour l'autre. Voilà la conception que nous avons eue. » 55

Notes
43 . L' auteur a pu se procurer le texte confidentiel de ce compte-rendu de quatorze pages rédigé en langage souvent imagé, établi à l'issue de la visite, et envoyé en copie à Sékou Touré, Senghor, Houphouët-Boigny et Nzo Ekangaki, secrétaire général de l'OUA.
44. Début juin 1977, Joseph Mathiam, ministre de la jeunesse et des sports, avait été le premier ministre sénégalais à se rendre en Guinée depuis 1973.
45. L'auteur y assistait, en compagnie d'un groupe de médecins et de pharmaciens français venus pour participer aux premières Rencontres franco-guinéennes de médecine et de pharmacie. C'était pour l'auteur la première sortie depuis son retour de France à la suite d' un grave accident d' automobile — en fait, agencé par le KGB (voir le chapitre 79) — qui l'avait immobilisé et éloigné de Conakry pendant plus de deux mois.
46. Ce sympathique ambassadeur, très efficace et extrêmement influent, a proposé et fait financer par son pays pendant ses six années de présence en Guinée plusieurs projets importants : la télévision (équipée d'ailleurs très largement avec du matériel français fourni par Thomson), ou le redémarrage de l'usine de jus de fruits d'ananas Salguidia; en revanche, ses propositions pour la construction d'une raffinerie de pétrole ont échoué en raison de conflis d'intérêts entre sociétés pétrolières et certains autres pays producteurs (plusieurs entretiens avec l'ambassadeur Elhoudery, Tripoli, février 2002)
47. Et même quelques pressions. L'auteur se souvient avoir envoyé à son collègue au Sénégal un télégramme, lui demandant d'insister auprès du président Senghor, lequel avait programmé un déplacement en Arabie Saoudite qui lui paraissait plus important qu'une “nième réconciliation” avec Sékou — afin que les dates convenues pour la réunion de Monrovia soient respectées.
48. Quelques jours après la réconciliation, le 3 avril 1978, le président américain Jimmy Carter passe par le Liberia dans le cadre d'un voyage qui l'a également mené au Nigeria (il était le premier président américain à se rendre en Afrique sub-saharienne), et il rencontre à Monrovia le président Tolbert, notamment pour lui exprimer sa satisfaction devant la réconciliation intervenue quelques jours plus tôt.
49. Voir en annexe le texte du communiqué commun, publié le 19 mars à l'issue d'un ultime entretien.
50. L'éminent professeur et historien Djibril Tamsir Niane, qui s' est installé à Dakar après avoir réussi à quitter la Guinée en 1972, occupait alors les fonctions de directeur général de la Fondation Senghor. A ce titre, il figurait parmi les invités officiels d'une réception donnée par Senghor en l'honneur de Sékou Touré; celui-ci le salua d'un simple “Ah, vous voilà !”. Le professeur avait été arrêté en 1961 et condamné à cinq ans de prison au moment du “complot des enseignants”, mais il avait été libéré au bout de trois ans, à la suite de maintes interventions — dont celle de Senghor — mais aussi parce que Sékou Touré souhaitait l'associer aux recherches alors menées par des archéologues polonais sur le site de la ville de Niani. (entretien avec le professeur Djibril Tamsir Niane, Conakry, 10 mai 2003).
51. Interview de Mustafa Niasse, Jeune Afrique, n° 2142, du 29 janvier 2002, et plusieurs conversations de Mustafa Niasse avec l'auteur, à Dakar et à Paris.
52. Il est vrai qu' il ajouta aussitôt : “Mais je ne regrette rien de ce que j 'ai fait !” Quelques jours plus tard, il lui dira : “Pour ce qui est de l'avenir, en Guinée, la Révolution aura été déjà faite ; en Côte-d'Ivoire, elle ne l'a pas été. Il y aura encore là-bas des jours difficiles”. On ne peut s'empêcher de songer à cette déclaration en pensant aux événements qui déchireront la Côte-d'Ivoire à partir des années 2000, notamment quant aux manifestations des jeunes Patriotes et aux déclarations de certains responsables politiques sur les relations avec la France, aux élections sans cesse remises, etc …
53. Des rumeurs courent à Abidjan à cette époque selon lesquelles le président ivoirien aurait, lors de son récent voyage à Paris, demandé au président Giscard d' Estaing que la France — et si possible les pays du Marché commun — ne financent pas les cultures guinéennes qui concurrençaient le plus, avant l'indépendance, les cultures de la Côte d'Ivoire, notamment les bananes, l'ananas et le café. Voir l'article à ce sujet en annexe.
54. La vigilance sur ce point semble désormais assurée. Ainsi, le 9 janvier 1983, le quotidien gouvernemental dakarois "Le Soleil" annonce l'arrestation par les forces sénégalaises à Kolda en Haute Casamance de 17 mercenaires (15 originaires de Guinée-Bissau et 2 Sénégalais), cependant que trois Guinéens qui les avaient recrutés pour prendre part à une tentative de déstabilisation du régime guinéen après avoir suivi un entraînement dans un “autre pays de l'Afrique de l'Ouest”, ont également été interpellés par la police sénégalaise.
55. Déclaration faite par Sékou Touré à Cotonou le 28 janvier 1979.

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