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André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume V. 236 pages


Chapitre 64. — 22 mars 1969.
Le “Complot des militaires”


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En moins de cinq ans, Sékou Touré a vu autour de lui plusieurs chefs d'État africains, parmi lesquels certains dont il était très proche, éliminés du pouvoir par des coups d'Etat, parfois sanglants, souvent menés par des militaires : au Congo ex-belge devenu Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Algérie, au Ghana, au Dahomey-Bénin, en Sierra Leone, au Mali. Sékou s'est toujours méfié de l'armée et a voulu la confier à des hommes dont il était sûr 239. Ce faisant, et en créant des structures parallèles comme la Milice populaire, il a engendré de l'hostilité chez certains militaires de carrière, généralement de qualité, mais qui ont commencé à réagir, en paroles et parfois en actes. Pourtant, Sékou Touré a juré en 1968 qu'il n'y aurait jamais de coup d'État militaire en Guinée.
Après avoir lui-même dans les premiers gouvernements d'après l'indépendance cumulé les fonctions de chef de gouvernement (et même de chef d'État) avec les portefeuilles des affaires étrangères et de la défense, il a en mars 1960 confié la défense et la sécurité à Keita Fodéba, qui était jusque-là chargé de l'intérieur. Mais le 16 mai 1969, dans le nouveau gouvernement constitué par Sékou Touré, le poste de ministre de la défense est supprimé, ce qui est interprété comme un geste de méfiance vis-à-vis de l'armée 240.
Mais il a du percevoir des signes qui ont petit à petit instillé de la méfiance dans son esprit à propos de Keita Fodéba 241, d'autant que ce dernier n'avait pas que des amis : on lui reprochait notamment d'avoir accédé à des fonctions éminentes dans le gouvernement sans avoir jamais été un militant de longue date, et de n'être revenu s'établir en Guinée qu'en 1957 ; dans le Parti, en tous cas, on le lui fait sentir 242.
Depuis janvier 1961, El Hadj Sinkoun Kaba est ministre de l'Intérieur, et en janvier 1963, Sékou Touré le rattache directement à la présidence comme secrétaire d'État en charge des services de l'intérieur, ce qui implique des attributions en matière de police qui doublonnent avec celles de Keita Fodéba en matière de sécurité.
Keita Fodéba perçoit évidemment ces signes, et cherche à consolider sa position. Ainsi, le 28 octobre 1963, il prend la défense de l'année guinéenne et affirme sa parfaite fidélité au régime dans un discours à l'Assemblée nationale. L'ambassadeur de France en fait le compte-rendu suivant :

“Parlant hier devant l'Assemblée Nationale, monsieur Keita Fodéba, ministre de la défense nationale et de la sécurité, s'est lancé en manière de conclusion à un exposé sur la réorganisation et le fonctionnement de son département un solennel avertissement :

« Je voudrais qu'il soit bien entendu que s'il existe ailleurs en Afrique des militaires assez sordides pour appuyer les complots venus de l'extérieur, en République de Guinée, il ne saurait être question de coup d'état. L'armée nationale qui est issue du peuple et qui constitue une section spécialisée du PDG balayera toujours impitoyablement l'action psychologique et les tentatives de division et de diversion d'où qu'elles viennent. »

Ces propos, qui provoquèrent une tempête d'applaudissements, prennent un certain relief au moment ou se déroulent les événements du Dahomey [Bénin]. Ils témoignent de l'inquiétude que les dernières séditions survenues dans plusieurs pays africains inspirent au gouvernement guinéen et aux militants.
Ils projettent aussi quelque lumière sur le personnage énigmatique qu'est M. Keita Fodéba, doté (le télégramme dit : doué) d'une grande autorité, excellent organisateur, toutes qualités peu communes dans ce pays. Il possède un incontestable ascendant sur les forces de sécurité et sur l'armée. Le ministère de la défense nationale est le seul depuis l'indépendance qui ait fait preuve d'efficacité.
Pourtant son titulaire a été constamment tenu à l'écart de la direction du Parti. Comme il dispose des moyens de renverser le gouvernement, on lui en prête parfois l'intention. Peut-être est-ce pour couper court à ces rumeurs que M. Keita Fodéba a saisi l'occasion qui lui était donnée de manifester publiquement son attachement au régime.
Quant à savoir si son ambition n'est pas de succéder à monsieur Sékou Touré, c'est une tout autre affaire.” 243

Lors du remaniement ministériel du 19 novembre 1965, Keita Fodéba perd finalement toute responsabilité en matière militaire et sécuritairé 244 : il est nommé ministre de l'économie rurale et de l'artisanat, cependant que le fidèle général Lansana Diané 245 devient ministre de l'armée populaire et que El Hadj Magassouba Moriba est nommé secrétaire d'État à la présidence chargé de l'intérieur et de la sécurité (il était déjà chargé de fonctions identiques auprès de Keita Fodéba depuis novembre 1964). Le 1er mars 1967, le titre du général Diané Lansana change : il devient ministre de l'armée populaire et du service civique, ce qui laisse présager également la prochaine création de milices populaires.

C'est effectivement ce qui se passe au 8ème Congrès du PDG, tenu à Conakry du 25 septembre au 2 octobre 1967 (jour de la fête de l'indépendance) 246.
Le 2 octobre 1967, lors de la clôture de ce Congrès à Conakry, Sékou Touré a été réélu Secrétaire général du PDG et on a créé pour lui le titre de "Responsable Suprême de la Révolution" (souvent raccourci en "RSR"), wt désormais, le slogan "Prêt pour la Révolution" remplacera "Allô" au téléphone 247.
Le Congrès décide également de créer une Milice populaire, ce que certains considèrent comme un signe de défiance vis-à-vis de l'armée professionnelle 248 ; un certain nombre d'officiers et de sous-officiers manifestent, paraît-il, leur surprise et leur mécontentement, d'autant que la Milice sera entraînée par des coopérants Cubains.
Peu après, le Comité central décide la création des PRL (Pouvoirs révolutionnaires locaux) dans chaque village ou quartier, destinés à remplacer les anciennes municipalités. Plus tard, des comités d'unités révolutionnaires (CUM) seront créés au sein des unités de l'armée dans les casernes.

Le 1er janvier 1968, Sékou Touré, seul candidat, est réélu président de la République, obtenant 1.990.726 votes sur 1.990.829 votants. Le même jour ont lieu des élections législatives : les 75 membres de l'Assemblée sortante (dont 16 femmes) sont réélus sur proposition du Comité Central.
Quelques jours plus tard, le 20 janvier 1968, Keita Fodéba est encore une fois rétrogradé, puisqu'il devient secrétaire d'État à l'agriculture dans un nouveau gouvernement réorganisé en sept "Domaines", dont l'un est rattaché directement au président, et dont celui baptisé "Défense de la Révolution" est confié au général Lansana Diané 249. Parmi les quatre secrétaires d'État qui relèvent directement de la Présidence, Marcel Mato Bama, ancien gouverneur de la région administrative de Dabola, devient secrétaire d'État chargé de l'Intérieur et de la Sécurité.

Les premiers mois de 1968 voient diverses manifestations qui indiquent le renforcement de l'engagement progressiste du régime. Fin janvier, c'est le 1er congrès de l'Union Révolutionnaires des Femmes de Guinée (URFG), qui décide de l'abolition de la polygamie (ce sera fait par une loi du 5 février 1968).
Le 16 février 1968, Sékou Touré annonce la découverte d'un complot et la capture du secrétaire général du Front National de Libération de la Guinée, qui entraînait 500 exilés dans un camp d'un pays africain pour envahir la Guinée ; Sékou Touré demande aux pays amis, y compris à la Côte d'Ivoire, de ne pas laisser leur territoire servir au FNLG. Début mars, c'est un congrès de la Jeunesse de la Révolution Démocratique Africaine (JRDA). Le 23 mars a lieu à Nzérékoré la dernière exécution publique de quatre hommes condamnés pour fétichisme. En mai, la radio La Voix de la Révolution rend compte des événements de mai 1968 en France en reprenant uniquement les informations des agences et de la presse communistes.
Du 29 juillet au 2 août se tient à Kankan la 3ème session du Comité central du PDG, qui procède, le 2 août, au lancement en Guinée de la Révolution Culturelle Socialiste. Les écoles deviennent des Centres d'Éducation Révolutionnaire (CER) et le contenu de l'enseignement s'idéologise de plus en plus.
En août, le congrès du syndicat des travailleurs de l'éducation nationale définit les méthodes de la pédagogie nouvelle.
Le 28 septembre 1968, c'est le retour en Guinée des restes de l'Almamy Samory Touré et d'Alfa Yaya Diallo.

Le 17 octobre, à son retour à Conakry, c'est l'arrestation de Marof Achkar, ambassadeur de Guinée auprès de l'ONU, qui provoquera un réel ressentiment de U Thant à l'égard de Sékou Touré.

Ambassadeur Marof Achkar et U Thant, secretaire general de l'Onu
Amb. Marof Achkar et U Thant, secrétaire
général de l'Onu

Le 8 novembre, Sékou Touré annonce que l'exercice de toute fonction commerciale est interdit à toute personne physique ou morale de nationalité étrangère.
Mais comme souvent en Guinée, il y a paradoxalement des signaux qui peuvent être interprétés en sens contraire. Ainsi, au cours de cette même année 1968, alors que des missions ministérielles, parlementaires, économiques et culturelles se multiplient vers les pays de l'Est (Moscou et Pékin, notamment), et que de nombreux accords sont signés avec l'Union soviétique, la Chine, la Hongrie, la Roumanie, la RDA, Sékou Touré décide de rétablir les relations diplomatiques avec Londres (elles avaient été interrompues en 1965 au moment de l'installation du régime de Jan Smith), amorce des projets de coopération dans le domaine minier avec des entreprises américaines, anglaises, allemandes et italiennes, autorise le retour en Guinée du Père Balez, expulsé l'année précédente, envoie en mai un ministre porter un message de sa part au président Boumediène mais refuse d'aller à Alger assister en septembre au Sommet de l'OUA, participe le 26 mars à Labé en compagnie de Senghor, Modibo Keita et Ould Daddah à la création de l'Organisation des États Riverains du Sénégal (OERS), alors qu'il s'est retiré en janvier 1967 du Comité Inter-États des riverains du fleuve Sénégal (car il estimait que Senghor à cette occasion défend davantage les intérêts de la France que les intérêts africains), adresse début octobre une lettre au général de Gaulle alors même qu'une troupe de Kankan présente à la Quinzaine artistique de Conakry une pièce violemment anti-française et très hostile à de Gaulle.

Le 9 décembre 1968, Siaka Stevens, le Premier ministre de la Sierra Leone, vient à Conakry, où il avait passé plusieurs mois en exil après avoir été renversé (par l'armée) l'année précédente, et avant de revenir prendre ses fonctions à Freetown à la faveur d'un autre coup. Il affirme à Sékou Touré qu'en cas de difficultés, il pourrait trouver asile en Sierra Leone ; ce qui ne peut guère rassurer ce dernier sur ce que l'on pense à ses propres portes de la stabilité de son régime, qui vient de passer le cap des dix ans.

Début janvier 1969, lors d'une session du Conseil national de la Révolution, Sékou Touré affinne qu'un coup contre la Guinée a été déjoué juste après une réunion de l'OCAM, où l'un des délégués aurait affirmé qu'après le coup d'État contre Modibo Keita (renversé et remplacé le 19 novembre 1968 à la suite d'un coup d'État militaire mené par Moussa Traoré, alors lieutenant 250), un changement aurait lieu en Guinée dans les trois mois ; il ajoute qu'un coup contre Senghor avait échoué (une tentative d'assassinat a eu lieu en mars 1967). A la réunion de l'OERS qui a suivi le coup d'État au Mali et à laquelle Moussa Traoré ne s'est pas rendu, Sékou Touré affirme qu'il est convaincu que le coup était en fait dirigé contre lui, que les assaillants "se sont fait la main" à Bamako, et que Modibo Keita était le dernier maillon avant lui-même.
Cette campagne à propos d'un coup éventuel en Guinée atteint son paroxysme au printemps 1969 à la suite de la dénonciation d'un complot dans lequel sont impliqués plusieurs officiers et diverses personnalités politiques. C'est Marcel Mato Bama, secrétaire d'État à l'intérieur et à la sécurité, qui lance le 23 février 1969 l'instruction du “Complot des militaires” 251, encore qualifié au début de “complot du camp des parachutistes de Labé”.
Tout semble commencer en effet lors d'un bal à Labé, au cours duquel quelques officiers et sous-officiers, échauffés par le déroulement de la soirée, parlent imprudemment devant des militants du Parti de "cravater" prochainement le président, à l'occasion d'une visite que celui-ci devait effectuer à Labé. Ces propos sont rapportés à Emile Cissé 252, à l'époque considéré comme "les yeux et les oreilles du président à Labé" 253. Dans le cadre de l'instruction ouverte, Sékou Touré demande d'abord au ministre-délégué de Labé, Toumani Sangaré, d'enquêter, puis, devant le manque de résultats, envoie sur place le général Lansana Diané, qui conclut lui aussi à l'absence de preuves, mais ordonne le changement d'affectation d'un certain nombre d'officiers. Trois d'entre eux, officiers parachutistes du Camp El Hadj Oumar Tall, sont embarqués le 26 février dans un avion en direction de la capitale sous la surveillance d'un commissaire inspecteur de police, le [sergent] Mamadou Boiro ; ils comprennent qu'ils sont soupçonnés et qu'à destination, ils vont comparaître devant le tribunal révolutionnaire. Ils tentent alors de détourner l'avion, assomment leur gardien Mamadou Boiro 254, et le précipitent dans le vide. Mais, à court de carburant (c'est du moins ce que leur dit le pilote), l'avion, un Antonov 14, fait un atterrissage forcé à Maleya, non loin de Siguiri, proche de la frontière du Mali ; les trois officiers sont arrêtés par les militants sur place et derechef amenés à Conakry, où ils seront fusillés.
Mais auparavant, on leur a fait dénoncer les "têtes du complot" :

Le colonel Kaman Diaby avait peu auparavant fait une tournée dans les casernements ; il y avait constaté que les militaires n'étaient pas satisfaits de leur sort et avaient diverses revendications matérielles à formuler : nourriture, conditions de logement, congés, habillement, etc … Il avait fait la promesse de leur donner rapidement satisfaction. L'ayant appris, Sékou Touré organise une vaste réunion à laquelle officiers, sous-officiers et hommes de troupe sont largement représentés ; bien entendu, cette réunion avait été "préparée" avec un certain nombre de fidèles. Le président commence à donner la parole à quelques comparses qui disent que tout va bien dans l'armée ; puis quelques autres font allusion à ce qui ne va pas, mais ajoutent qu'ils sont satisfaits parce qu'ils ont reçu des promesses de Kaman Diaby ; Sékou fait semblant de s'étonner en relevant qu'il n'entre pas dans les attributions du chef d'état-major adjoint de prendre de tels engagements ; Kaman Diaby se trouble, répond évasivement et l'on sent que sa position est brusquement devenue fragile 255.

Le 11 mars, une cour militaire spéciale dénonce une conspiration de l'impérialisme français et de certains pays africains, et rappelle la mort de Boiro. Ismaël Touré affirme le 15 mars que cinq jours auparavant, une compagnie de parachutistes basée à Labé avait prévu d'assassiner le président et de prendre le pouvoir.

Le 18 mars, Sékou Touré révèle que des douzaines de “traîtres” — civils et militaires — se trouvent dans les prisons de la Révolution en attendant leur jugement par le peuple ; le chef d'état-major adjoint, quatre capitaines, plusieurs officiers et sous-officiers ainsi que quelques civils étaient derrière le coup.

Le 22 mars, le président Sékou Touré, dans une allocution prononcée à l'occasion d'une conférence organisée à Conakry par la Fédération Syndicale Mondiale et l'Union Syndicale Pan-Africaine, fait diverses révélations sur le complot et annonce que l'enquête avait permis de démasquer ses têtes. Cette fois-ci, Sékou Touré lui-même donne des noms : notamment les principaux instigateurs Keita Fodéba et le colonel Kaman Diaby, chef d'état-major adjoint de l'armée nationale et secrétaire d'État au service civique, qui aurait dû être nommé Maréchal de la future Deuxième République ; il aurait reçu instruction de Paris, dès le 31 octobre 1958, d'infiltrer l'armée guinéenne afin d'accomplir des tâches compatibles avec les intérêts français et de rester en contact permanent avec Paris. Puis viennent d'autres noms :

Barry Diawadou, ancien opposant à Sékou Touré et rallié au régime à l'indépendance, ancien ministre de l'éducation nationale puis des finances, qui devait être le président du nouveau régime Fofana Karim, secrétaire d'État aux travaux publics Camara Balla, ministre du commerce Cheikh Keita, commandant de la garnison de Labé plusieurs autres officiers ambassadeurs et hauts fonctionnaires 256

Le 30 mars, Radio Conakry accuse le général de Gaulle d'organiser la subversion contre la Guinée en faisant entraîner des mercenaires guinéens au camp de Rivesaltes, dans le sud de la France. Quelques jours avant le procès, U Thant prévient Conakry qu'il sera dans l'impossibilité de visiter la Guinée au cours de sa prochaine tournée africaine à moins qu'Achkar Marof ne soit libéré. Sékou Touré avait informé U Thant en octobre 1968 que ce dernier n'était plus représentant permanent de la Guinée et qu'il ne pouvait accepter que celui-ci soit nommé représentant spécial pour la Namibie ; Achkar Marof retourne peu après à Conakry et il est emprisonné en arrivant. Abdoulaye Touré est nommé à sa place et affirme qu'U Thant a reçu de Sékou par lettre les explications nécessaires ; mais cette lettre ne sera jamais publiée. Plus tard, on dira qu'Achkar Marof a été impliqué dans le complot, mais aussi qu'il y a eu des malversations dans la gestion de la mission guinéenne à New York.

Le 14 mai 1969, ayant siégé quatre jours en tant que tribunal révolutionnaire sous la présidence de Léon Maka (président de l'Assemblée nationale), le Conseil National de la Révolution condamne à mort 13 accusés, inflige des peines de détention allant de 5 ans à la perpétuité avec travaux forcés à 27 autres, et prononce aussi une série de peines d'emprisonnement.
Tous les condamnés ont avoué avoir conspiré contre Sékou Touré.
Parmi les condamnés à mort, il y a Kaman Diaby, Keita Fodéba, Barry Diawadou, Fofana Karim. Deux sont condamnés à mort in absentia, Mamadou Bah (de la Banque Mondiale), et Nabi Youla (qui a quitté son ambassade à Bonn pour s'installer à Paris en avril 1967, avant de s'établir à Kinshasa). Jean-Baptiste Deen, ambassadeur à Lagos, est condamné à vingt ans.

Les exécutions auront lieu immédiatement pour la plupart des condamnés, mais se poursuivront pour d'autres jusqu'en 1971. Avant d'être exécuté, sans doute en juillet 1969 (certains parlent d'empoisonnement, mais plus probablement d'un peloton d'exécution), Keita Fodéba aurait crié à plusieurs reprises qu'il voulait voir Sékou Touré 257. Et il aurait écrit sur les murs de la cellule 72, qu'il occupait au camp Boiro :

« J'ai toujours été au service d'une cause injuste et pour ce faire, j'ai utilisé l'arbitraire. J'étais chargé d'arrêter tous ceux qui étaient susceptibles d'exprimer la volonté populaire. Je n'ai compris que lorsque je fus arrêté à mon tour. » 258

Même ceux qui n'ont pas été condamnés mourront presque tous au Camp Boiro, de “diète noire” ou de mauvais traitements. Il s'agit du seul complot dont il ne restera pratiquement pas de survivants, témoignage de la dureté particulière de Sékou vis-à-vis des militaires et de la plupart de ses ministres “comploteurs”, même s'ils avaient été de ses proches amis.

[Note. — Lire Kindo Touré. Unique survivant du “Complot Kaman-Fodéba”. — T.S. Bah]

Quelques semaines après ce verdict, le 24 juin 1969, pendant une visite officielle en Guinée du président de la Zambie Kenneth Kaunda, le jeune Tidiane Keita se jette sur la voiture dans laquelle se trouvent les deux chefs d'État (il y a également Nkrumah) et tente de donner des coups de couteau à Sékou Touré, qui n'est pas blessé. C'est Guy Guichard, le responsable de la sécurité personnelle du président, qui exécute sur le champ le jeune homme.
La scène s'est passée devant l'Institut polytechnique Gamal Abd El Nasser.

[Erratum. — L'incident eut lieu à Dixinn, non loin de la salle de cinéma Matam. La concession du père du jeune agresseur était située dans les environs. Elle fut rasée par la foule. — Tierno S. Bah]

Plus tard, on affirmera que ce sont des Allemands (de la République fédérale) qui ont entraîné Tidiane Keita au maniement de l'arme blanche.
En septembre 1982, Sékou Touré revient à Paris pour la première fois depuis 1958. Reçu à l'Hôtel de Ville par Jacques Chirac, alors maire de Paris, il sort ensuite sur le parvis de la place, et l'un de ses anciens familiers de l'époque du groupe parlementaire RDA/UDSR à l'Assemblée nationale, Bruno Daoudal, lui rappelle que non loin de là, rue de la Verrerie, derrière le Bazar de l'Hôtel de Ville, Keita Fodéba possédait un petit appartement où Sékou Touré est souvent venu pendant ses années parisiennes. Interrogé pour savoir s'il désirait passer devant la maison pour s'en souvenir, Sékou Touré décline cette proposition et se borne à répondre : “Pauvre Fodéba.”

Bien que certains responsables de l'armée ait encore eu à être victimes de la répression, Sékou Touré n'a pas eu à se soucier de la fidélité de ce corps ; d'autant que la Milice était vigilante à ses côtés. Il est vrai aussi que les responsabilités militaires essentielles étaient le plus souvent confiées à des proches en lesquels il pouvait avoir confiance, en particulier parce que beaucoup d'entre eux appartenaient à son ethnie, les Malinkés.

On en a une preuve en considérant la liste des principaux commandements militaires exercés en mars 1984, au moment de sa disparition 259.

La crainte de Sékou Touré de voir l'armée accéder au pouvoir en Guinée était-elle justifiée ? Une semaine après sa mort, en avril 1984, des officiers supérieurs (de plusieurs appartenances ethniques, mais avec une majorité de Soussous) mettent fin à la Première République et instaurent avec la Deuxième République, un nouveau régime qui ne se réclame en rien de la révolution. Le colonel (plus tard général) Lansana Conté, qui a mené cette opération, deviendra chef de l'État, et le restera jusqu'à son propre décès en décembre 2008. Dès sa disparition, c'est encore l'armée, en la personne du capitaine Moussa Dadis Camara, qui prend le pouvoir, entouré d'un Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) essentiellement composé de militaires.

Notes
239. Il a dit un jour à l'auteur que l'armée ne pouvait pas être démocratique, car dans l'armée, le pouvoir venait d'en haut, alors dans une démocratie, le pouvoir venait d'en bas. Et il précisait qu'il ne connaissait que trois militaires chefs d'État et démocrates : Eisenhower aux ÉtatsUnis, Sangoulé Lamizana en Haute-Volta (futur Burkina Faso) et ... le général de Gaulle en France.
240. Composition :

241. Alassane Diop, Sénégalais d'origine, ministre de l'information en Guinée, libéré après dix ans de Camp Boiro et retourné au Sénégal, a raconté à l'auteur, à Dakar à la fin des années 1990, comment Ismaël Touré et Keita Fodéba lui avaient donné rendez-vous pour le rencontrer en plein air, loin de toute oreille indiscrète, pendant le voyage que Sékou Touré faisait en Chine en 1960, et lui avaient proposé de faire partie de leur groupe qui envisageait de s'emparer du pouvoir ; il aurait été chargé de l'information, qui était déjà son secteur. Il avait, toujours selon lui, refusé avec indignation.
242. Déjà en août 1963, lors du "Congrès de la vérité" (7ème Congrès du PDG), Sékou Touré ne parvint pas à imposer Keita Fodéba comme membre du Bureau politique (de cinq membres) alors constitué, toutes les sections ayant voté contre. Argument des adversaires : les statuts du PDG stipulent que nul ne peut accéder aux fonctions de très haute responsabilité s'il n'a pas milité au préalable dans les comités de base et dans les divers échelons du Parti (ce n'était pas le cas de Keita Fodéba, mais ce n'était pas non plus le cas de Senainon Béhanzin, qui a pourtant été choisi).

[Erratum. — Béhanzin siégea plutôt au Comité central du PDG. Il n'accèdera au Bureau politique que dans les années 1980. — T.S. Bah]

243. Télégramme diplomatique n°466/468 du 29 octobre 1963, signé de l'ambassadeur Pons.
244. Il est intéressant de noter que Keita Fodéba avait été envoyé par Sékou Touré en Algérie au lendemain du coup d'État de Houari Boumediène (ancien chef de l'Armée nationale de libération et ministre de la défense) du 19 juin 1965, afin de plaider sur le sort de Ben Bella. Sékou Touré a peut-être craint que l'exemple algérien n'inspire son propre ministre de la défense.
245. S'il a commandé le contingent guinéen de Casques bleus onusiens au Congo en 1960/61 et a été nommé général [cinq] deux étoiles à cette occasion, il n'est pas militaire de formation, mais vétérinaire civil.
246. Ce Congrès s'est réuni au Palais du Peuple, construit par la Chine populaire et qui est alors inauguré officiellement. Jeannette Vermeersch et Jean Suret-Canale y représentent le PCF. Stokely Carmichael est présent. Pour ce Congrès, les 40.000 exemplaires du Tome X des oeuvres de Sékou Touré, qui ont été imprimés à l'imprimerie Kundig, 10 rue du Vieux Collège à Genève, sont expédiés à Conakry par avion. Le 18 août 1967, c'est un portrait de Sékou Touré peint par un des meilleurs artistes chinois de Pékin, Guozi Shudian, qui arrive à la veille du Congrès ; l'artiste reçoit 2.500.000 francs guinéens pour sa prestation ; la commande et la transaction sont passées par l'intermédiaire de l'ambassadeur Sékou Camara.
247. Mot d'ordre idéologique que Béhanzin complétera par : “Elle est exigence” ; ce qui amène certains cadres à l'appeler ironiquement "Exigence" au lieu de "Excellence", titre qu'il récusait d'ailleurs ! Parmi les autres décisions notables, les cadres du Parti devront justifier des biens qu'ils ont acquis depuis 1958 (le 12 octobre, la Commission nationale de vérification des biens examine le cas de Sékou Touré lui-même et conclut que ses "bénéfices" — sans doute les droits d'auteur de ses ouvrages — ont été intégralement versés aux "mouvements révolutionnaires"). Et Sékou Touré réaffirme que la Guinée est prête à renouer avec la France (Senghor écrit de son côté au général de Gaulle à ce sujet). Le général de Gaulle y fera allusion quelques jours plus tard en recevant le président Soglo du Dahomey-Bénin.
248. L'armée n'est forte que de quelques milliers d'hommes (un peu plus de 5.000), alors que les milices dépasseront 30.000 hommes.
249. Voir le chapitre “Sékou Touré nomme un Premier Ministre”.
250. Ce jour là, Sékou Touré se trouve à Kindia où il annonce la conclusion prochaine d'un accord avec les États-Unis et la Banque mondiale pour l'exploitation de la bauxite de Sangarédi (ce sera la future Compagnie des Bauxites de Guinée CBG). De même qu'il s'était promis — en vain — de ramener Nkrumah au pouvoir, il se dit qu'il pourra en faire de même pour Modibo Keita, d'autant que, contrairement au Ghana, la Guinée et le Mali ont frontière commune. Mais il faut pouvoir compter sur l'armée.
251. Le rapport sur le “complot militaire de février 1969” est publié sous ce titre dans Horoya-Hebdo du 17-23 mai 1969.
252. Professeur de mathématiques, écrivain, impresario, futur gouverneur de Kindia et future victime de la répression de la "Vème Colonne" en 1971.
253. Il existe plusieurs versions divergentes de cet épisode ; celle que l'auteur relate rejoint celle de l'historien guinéen Ibrahima [Bah sic!] Baba Kaké, dans Sékou Touré, le héros et le tyran. Selon le livre de Maurice Jeanjean, "Sékou Touré : un totalitarisme africain", reprenant la version de Camara Kaba dans Dans la Guinée de Sékou Touré, cela a bien eu lieu, ces militaires auraient dit à Émile Cissé : "Si tu ne fais pas attention, en dépit de la confiance dont tu jouis auprès de Sékou Touré, il va te cravater." L'historien guinéen Sidiki Kobélé Keita, dans Des complots contre la Guinée de Sékou Touré, 1958-1984), donne encore une version légèrement différente, mais confirme que c'est "un métis" (sans nul doute Émile Cissé, fils d'une libano-guinéenne et d'un Guinéen, Najib Sabagh et Sira Cissé) qui vint tout raconter au président Sékou Touré, mais il aurait été lui-même l'un des comploteurs (il est vrai que Cissé fera partie de la "Vème Colonne" de 1971, et que sa "confession" est l'une des plus longues du Livre Blanc, 54 pages sur 700.) Le témoignage du capitaine Soumah, cité en annexe, parle, lui, de quatre militaires dans l'avion.
254. Son nom sera peu après donné au tristement célèbre Camp Boiro de Conakry, également casernement de la Garde républicaine.
255. Quelques mois auparavant, en août 1968, accompagné de Diarra Traoré, commandant l'aviation guinéenne [?], il s'était pourtant rendu à Pékin, à Pyong-Yang et à Hanoi. Il s'agissait d'une mission importante, et en Chine, il avait été reçu par Mao Tsé Toung. Certains le qualifiaient de plus brillant militaire de l'armée guinéenne. Ancien officier français, il avait reçu en URSS une formation de pilote d'hélicoptère, et avait ensuite été l'aide de camp de Sékou Touré. Par la suite, il avait été nommé chef d'état-major adjoint auprès du général Keita Noumandian.
256. Diallo Telli aurait figuré sur la liste d'un gouvernement en cas de succès du complot ; c'est du moins ce qu'affirme une dépêche de l'Agence Reuter. Depuis Addis Abeba, Diallo Telli envoie au président Sékou Touré une longue lettre de dénégation (on en trouvera le texte dans le chapitre 56 sur les démêlés entre Sékou Touré et Diallo Telli, alors secrétaire général de l'OUA).
257. Témoignage de Seydou Conté, rapporté par Madame Vichet-Vibert, ex-épouse de Jean Cellier, au cours d'une conversation téléphonique avec l'auteur, 16 septembre 2002.
258. On ne peut s'empêcher de se souvenir que les bâtiments servant de prison dans l'enceinte du Camp Boiro (qui ne s'appelait pas encore comme cela, mais simplement caserne de la Garde républicaine), ont été construits en 1962 alors que Keita Fodéba était ministre chargé de la sécurité, et que ses équipements “techniques” (notamment ceux utilisés pour les interrogatoires et les tortures) ont été installés par des “experts” tchécoslovaques et est-allemands, à la suite de commandes faites lors de missions du ministre en Tchécoslovaquie et en RDA.
259. Voir cette liste en Annexe 3.

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