André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume IV. 236 pages
Chapitre 59. 17 novembre 1965
La rupture avec la France est consommée
Jusque vers la fin de l'année 1965, rien ne laisse présager de développements dramatiques dans les relations franco-guinéennes. En janvier, l'ancien ministre Robert Buron est fort aimablement reçu à Conakry par Sékou Touré ; quelques jours plus tard, en février, ce sera André Bettencourt, à l'occasion d'un voyage en Afrique de l'Ouest ; en mars, la présidente, Madame Andrée, de retour d'un séjour médical en Allemagne fédérale, passe une semaine à Paris, où le couple Bettencourt organise autour d'elle, dans leur résidence privée de la rue Delabordère à Neuilly, un dîner presque officiel 135.
La Guinée règle une grande partie de sa dette auprès de la Caisse centrale de coopération économique. Du 14 au 22 mai se réunit la commission mixte franco-guinéenne créée par les accords de mai 1963 ; à l'issue de cette réunion, les deux parties signent un arrangement sur le contentieux financier, dont Nabi Youla est l'un des principaux artisans. Une équipe de la télévision française vient en juin à Conakry réaliser une émission de la série "5 Colonnes à la Une". En juillet, les dirigeants de Pechiney confi1ment leur intérêt à participer à l'exploitation de la bauxite de Boké-Sangarédi, dont la convention est sur le point d'être signée. En septembre, Sékou Touré donne son accord au rapatriement en Guinée de plusieurs centaines d'anciens militaires guinéens démobilisés de l'armée française, dont beaucoup se trouvent encore en France, mais aussi au Sénégal, en Côte d'Ivoire ou au Dahomey (cet accord sera renouvelé et confirmé le 11 novembre).
Certes, un certain nombre de faits déplaisent à Sékou Touré. Ainsi, le défilé de chefs d'État africains ou de pays non alignés à Paris : le général de Gaulle reçoit au cours des six premiers mois de 1965 le Premier ministre Moïse Tshombé du Congo-Léo (qui sera d'ailleurs évincé peu après) et celui du Malawi, les présidents David Dacko de Centrafrique, Félix Houphouët-Boigny de Côte d'Ivoire, Ahmadou Ahidjo du Cameroun, Julius Nyerere de Tanzanie, Nicolas Grunitzky du Togo, Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Hamani Diori du Niger, Maurice Yaméogo de la Haute Volta, Soekarno d'Indonésie, Eduardo Frei du Chili, ou encore le premier vice-président égyptien, le maréchal Amer.
De même, une série d'événements contrarient vivement Sékou Touré, comme la création de l'OCAM (en février), le renversement de son ami Ben Bella par Boumediène (en juin), la mystérieuse "disparition" de Mehdi Ben Barka à Paris (en octobre), la proclamation par lan Smith, à la tête d'un gouvernement minoritaire, de l'indépendance de la Rhodésie du Sud (en novembre 136). Il fustige à plusieurs reprises l'OCAM, refuse en février d'assister à une première réunion, tenue à Saint-Louis du Sénégal, du comité inter-États des pays riverains du fleuve Sénégal, mais participe quelques mois plus tard, en novembre, à un sommet de même nature à Nouakchott.
En septembre, en même temps que courent de nouveaux bruits sur un regain d'activité des exilés guinéens au Sénégal 137, l'ambassadeur de Guinée à Dakar, Tibou Tounkara, met en cause un certain capitaine Alain, "attaché à l'ambassade de France à Dakar", qui aiderait des "anti-guinéens" à préparer le renversement du régime de Conakry 138. Rien cependant qui semble à ce stade impliquer directement et sérieusement la France.
D'ailleurs, de nombreux invités officiels français assistent le 2 octobre à la réception pour l'anniversaire de l'indépendance donnée par l'ambassadeur de Guinée à Paris. Et à la surprise de tous, le général de Gaulle fait envoyer à Sékou Touré un télégramme courtois de félicitations :
"Monsieur le Président, à l'occasion de la Fête nationale de la République de Guinée, je vous adresse mes vives félicitations ainsi que les voeux très sincères que je forme pour l'heureux avenir de votre pays et le bonheur du peuple guinéen." 139
Il se trouve que ce même jour, le général de Gaulle offre un dîner en l'honneur du chef du Protocole, Pierre Siraud, lequel a accédé à ces fonctions immédiatement après son départ de Conakry, où il avait été chargé d'affaires de 1959 à 1961, et qui est maintenant nommé ambassadeur aux Pays-Bas. Au grand amusement (ou parfois à l'ironie) des convives, Siraud raconte quelques anecdotes sur son séjour en Guinée. Le général reste assez bien informé des affaires guinéennes, en dépit des papiers très négatifs transmis par les services secrets 140, mais son jugement global sur le régime de Sékou reste très critique, comme le prouve sa conversation du 15 octobre 1965 avec le président Massamba-Débat du Congo-Brazzaville 141.
Ce même 2 octobre 1965, Joséphine Baker, "symbole de la culture africaine", invitée personnelle du président Sékou Touré (comme par ailleurs Jean-Paul Sartre, qui n'est pas venu) participe à Conakry aux cérémonies commémoratives de l'indépendance, puis fait une visite à travers la Guinée. Une délégation ministérielle sénégalaise, ainsi que la femme du président mauritanien Mokhtar Ould Daddah, sont également présentes à ces manifestations. Et Nkrumah vient d'Accra pour rendre une visite surprise à son ami Sékou Touré et assister à la fin des festivités de l'indépendance. Le 9 octobre, Mamadou Touré, un commerçant connu sous le nom de "Petit Touré", dépose au ministère de l'intérieur les statuts d'un nouveau parti politique d'opposition, le Parti de l'Unité Nationale de Guinée (PUNG).
Il est arrêté le 13 octobre (voir le chapitre précédent consacré au "complot de Petit Touré"). Plusieurs autres arrestations ont lieu. Des troubles sérieux sont signalés à Kankan.
A la mi-octobre, Sékou Touré avait déjà averti qu'un coup était en préparation par des contrerévolutionnaires soutenus de l'extérieur.
Le 31 octobre est créé un "comité pour les tâches révolutionnaires", sans fonctions bien définies ; il est présidé par Léon Maka, par ailleurs président de l'Assemblée nationale.
Le 9 novembre, un communiqué du PDG annonce que plusieurs arrestations ont été effectuées.
Le 15 novembre 1965, à l'occasion d'une réunion du Conseil National de la Révolution (CNR), Léon Maka dénonce un complot ourdi par Houphouët-Boigny et ses partenaires de l'Entente (notamment Niger et Haute-Volta) pour assassiner Sékou Touré et instaurer un nouveau régime à Conakry. Selon lui, Houphouët aurait rencontré à Paris, en juillet 1965, à l'occasion du mariage d'un de ses fils, les présidents Hamani Diori du Niger et Maurice Yaméogo de la Haute Volta, ainsi que Moïse Tshombé, entre-temps devenu Premier ministre de la République démocratique du Congo Léopoldville 142.
Ils avaient dressé ensemble les plans d'un complot contre la Guinée. Ils en avaient informé deux membres du gouvernement français, Louis Jacquinot, ministre d'État chargé des départements et territoires d'Outre-mer 143, et Raymond Triboulet, ministre de la coopération.
L'ambassadeur de France en Guinée, Philippe Koenig, aurait parfaitement connaissance de ce complot. Léon Maka affirme qu'en Guinée, trente personnes au moins sont impliquées, parmi lesquelles Mamadou Touré, l'inspirateur du complot, ainsi que deux anciens ministres guinéens, Jean Faragué Tounkara 144 et Camara Bengaly 145.
Sékou Touré reprend ces accusations à l'issue de la séance ; elles sont immédiatement relayées par Radio Conakry et par l'Agence Guinéenne de Presse. A Paris, on en est tout de suite informé. Le secrétaire d'État Michel Habib-Deloncle propose de rappeler Koenig en consultation ; Foccart s'y oppose, et le général de Gaulle l'approuve :
— "Vous avez raison ; un rappel immédiat de Koenig donnerait à penser que nous attachons de l'importance à cette affaire, et il ne le faut absolument pas."
En revanche, de Gaulle est d'avis de convoquer Nanamoudou Diakité, l'ambassadeur de Guinée à Paris, ''pour lui laver la tête".
Et le général poursuit, s'adressant à Foccart :
— Il y a huit ou dix jours, vous me proposiez encore de renouer avec la Guinée, comme si vous n'aviez pas compris une fois pour toutes qu'avec la Guinée, il ny avait rien à faire. Ces gens ne sont pas de bonne foi, et il suffit qu'on essaie de se rapprocher d'eux pour qu'ils vous fassent des histoires et des avanies.
Puis il éclate de colère :
— Mais pourquoi, enfin, pourquoi faites-vous cela ?
Jacques Foccart :
— Moi, personnellement, je ne suis pas tellement favorable à cette politique. Mais au Quai d'Orsay, il y a une direction qui travaille tout à fait dans ce sens et qui souhaite que nous prenions des contacts avec les Guinéens pour améliorer nos relations.
— C'est ridicule : vous devez suivre cette affaire et me tenir informé ; il faut empêcher les diplomates de faire des bêtises, car ce sont vraiment des bêtises 146.
A Conakry, ces graves accusations sont confirmées le 16 novembre à l'ambassadeur de France par Lansana Béavogui, le ministre des affaires étrangères. Koenig semble abasourdi par le nouveau cours que prend la situation, car paradoxalement, les choses semblaient aller de mieux en mieux, notamment dans le domaine économique et commercial. En désespoir de cause, faute d'explication logique, Koenig avance une éventuelle influence de la Chine 147.
On peut remarquer que ce dernier pays est le seul dont la presse fasse immédiatement sienne la version de ces événements telle qu'elle est relatée par les autorités guinéetmes.
Ces mêmes accusations doivent être publiquement réitérées le 17 au cours d'une réunion du corps diplomatique ; Koenig a reçu instructions de Paris de ne pas y assister 148.
Lansana Béavogui, le ministre des affaires étrangères, lui fait savoir qu'il devrait quitter immédiatement le territoire guinéen s'il persistait dans son refus. Comme les instructions de Koenig sont maintenues, il quitte Conakry par avion dans l'après-midi du 17 novembre.
Simultanément, l'ambassadeur de Guinée à Paris, Nanamoudou Diakité, est convoqué au Quai d'Orsay, et le secrétaire d'État Michel Habib-Deloncle lui notifie d'avoir à quitter la France dans les moindres délais 149. En arrivant à Conakry le 19 novembre, Diakité affirme que l'un de ses collaborateurs est également impliqué dans le complot 150.
Le 17 novembre, Maurice Yaméogo, alors à Paris, affirme que Sékou Touré cherche à démolir le Conseil de l'Entente et que toute cette affaire nuira à l'OUA. Le ministre de la défense du Niger exprime la surprise et l'indignation de son pays. Le même jour, à Abidjan, Houphouët, contre lequel la "Voix de la Révolution" se déchaîne depuis quelques jours, affirme qu'il y a une sorte de collusion entre Sékou et Nkrumah afin de masquer aux yeux de leurs peuples et du monde leur triple faillite politique, économique et humaine.
Une semaine plus tard, Houphouët s'adresse à l'Assemblée ivoirienne ; selon lui, Sékou Touré a une triple but :
“Me discréditer, détruire notre crédit national, international et surtout inter-africain, provoquer une violente réaction de notre part contre nos frères Guinéens qui ont fui son régime en les forçant à franchir de nouveau la frontière. Ce n'est pas par des insultes et des accusations mensongères que Sékou Touré mettra fin à la fuite désespérée de milliers de ses compatriotes vers la Côte d'Ivoire, le Sénégal, la Haute Volta ; ce n'est pas comme cela non plus qu'il fera revenir en Guinée les centaines d'intellectuels, de savants et de techniciens dont la Guinée a besoin." 151
Le 17 novembre encore, la Guinée dépose une plainte auprès de l'OUA, et demande une enquête sur les activités subversives financées par Houphouët-Boigny dans le but de favoriser un coup d'État en Guinée. Le même jour, le Conseil National de la Révolution crée un Comité Révolutionnaire Permanent afin de mener l'enquête et de permettre au Tribunal Révolutionnaire de "démasquer et d'abattre sans pitié les ennemis de la nation. "
Radio Conakry donne le 18 novembre des détails sur les modalités de trois scénarios d'assassinat contre le président.
Le 2 octobre, des provocateurs devaient pousser la foule du meeting de commémoration du 7ème anniversaire de l'indépendance à demander la démission de Sékou Touré ; dans le désordre ainsi créé, un militaire devait arrêter le président et le tuer s'il cherchait à fuir.
Le 9 octobre, une grenade devait être jetée sur la voiture de Sékou Touré, projet qui échoua lorsque le cortège emprunta un autre chemin.
Le 17 octobre, un groupe de manifestants devait envahir le palais présidentiel, donnant un prétexte à l'armée pour s'emparer du pouvoir.
Entre temps, des rumeurs font état de l'arrestation du commandant Keita Mamadou et d'autres suspects, parmi lesquels Kaba Sory, ancien ambassadeur auprès des Nations Unies, puis à Moscou.
Le 20 novembre, le ministre des affaires étrangères notifie au chargé d'affaires, François Rey-Coquais — lui-même arrivé à Conakry le 5 novembre, quelques jours à peine avant la rupture — que le gouvernement guinéen rappelait la totalité du personnel de son ambassade à Paris et exigeait le départ de tous les membres de la représentation française en Guinée.
Ceux-ci partiront entre le 24 et le 26 novembre, en même temps que le personnel du Consulat et celui de la Paierie de France 152. La France demande au Sénégal de représenter ses intérêts en Guinée ; Senghor accepte le 21 novembre, mais revient sur sa décision le 25 153. C'est finalement l'Italie qui, le 29 novembre, accepte de se charger de cette mission (cette situation durera jusqu'en janvier 1976, lorsque sera ouvette de nouveau — par l'auteur — une ambassade de France en Guinée 154).
De son côté, la Guinée choisit le Mali pour représenter ses intérêts à Paris.
Le 24 novembre, le président tunisien Habib Bourguiba, qui se trouve à Dakar (il est fait docteur honoris causa de l'université), et le président Senghor font état publiquement de leur projet de communauté francophone.
Conséquence des événements, Bourguiba renonce à se rendre en Guinée, mais visite la Côte d'Ivoire, la Mauritanie, le Niger, le Liberia, la Centrafrique et le Cameroun.
Restés sur place encore quelques jours, le chargé d'affaires François Rey-Coquais et le chiffreur Aimé Gélis quittent alors Conakry, dès que les Italiens sont prêts à prendre la relève.
Un dernier litige à régler concerne les bâtiments de l'ambassade ; contrairement à la tradition diplomatique, le
gouvernement guinéen veut prendre possession de la chancellerie ; en revanche, la résidence située à [Roc-Bané] Rogbané est reprise par les Italiens et restera réservée à la France, qui en reprendra possession en 1976. Malgré les efforts de Rey-Coquais, relayé après son départ par l'ambassadeur italien Mario Ungaro (en poste à Conakry de 1964 à 1968), le sort de la chancellerie est scellé : le bâtiment est affecté par Sékou Touré à la gendarmerie nationale. Il est occupé le 4 décembre.
Avant de partir, le chargé d'affaires conseille aux enseignants français de quitter la Guinée, en raison de l'absence de protection diplomatique française ; ceux qui resteraient le feraient sous leur propre responsabilité 155.
Les autorités guinéennes s'efforceront de les convaincre de rester. Le président de l'Amicale des enseignants français, Paul Cellier, est reçu le 26 novembre par le ministre de l'éducation nationale; le 29, Sékou Touré lui-même s'adresse aux membres de la mission culturelle française au cours d'une réunion organisée à l'Institut Polytechnique de Conakry 156.
[Erratum. — Le prénom est erroné ; il faut plutôt lire Jean Cellier, et non pas Paul, voir chapitre 49, annexe 2. — T.S. Bah]
Pour les encourager à rester, bien entendu.
Diori, Yaméogo, Grunitzky, se solidarisent avec Houphouët, et Bourguiba confirme qu'il a annulé tout projet de visite en Guinée. Ils attribuent l'action guinéenne à l'offensive lancée depuis plusieurs mois par le Conseil de l'Entente contre Nkrumah et contre ses amis de l'Afrique révolutionnaire, cependant qu'à Accra se prépare pour la mi-octobre le second Sommet de l'OUA (la plupart de chefs d'État de l'OCAM n'y participeront pas). Un procès politique s'ouvre au Ghana, au cours duquel l'Entente est mise en cause. Sékou Touré veut-il restaurer le prestige guinéen aux yeux de l'Afrique progressiste en critiquant l'ancienne puissance coloniale ? Pense-t-il nuire à Houphouët en laissant entendre que l'action de celui-ci est téléguidée depuis Paris ? Il est clair aussi que le mécontentement intérieur grandit et que l'opposition extérieure s'organise, aussi bien dans certains pays d'Afrique qu'en Europe (Allemagne fédérale et France, notamment) ; ainsi, les émigrés guinéens de Dakar se montrent-ils particulièrement actifs.
Certains avancent aussi l'hypothèse que l'esquisse d'un rapprochement avec la France pouvait gêner les éléments les plus radicaux du régime, amis de l'Union soviétique, et que ceux-ci aient cherché à maintenir la Révolution sur un voie radicale et pro-soviétique en mettant en cause la France. Dans un télégramme (cité en annexe), l'ambassadeur Koenig se demande si la Chine ne serait pas derrière cette offensive contre la France.
Pourtant, Keita Fodéba qui passe pour acquis à la coopération poussée avec les pays de l'Est, est, le 19 novembre, réduit au rôle plus modeste de ministre de l'économie rurale et de l'artisanat 157.
Le haut commandement militaire est réorganisé et passe entre des mains plus sûres ; en particulier, la gendarmerie est confiée au chef du cabinet militaire du président. Le secrétaire d'État à la présidence chargé de l'information, Nabi Youla, est nommé ambassadeur à Bonn, poste qu'il avait déjà occupé dans le passé 158.
Seule, la Chine a intégralement repris la version guinéenne des événements. Un certain isolement diplomatique de la Guinée s'amorce.
Le 7 décembre, devant la commission politique de l'Assemblée générale des Nations Unies, l'ambassadeur Achkar Marof affirme que son pays est victime depuis 1958 d'un "complot permanent" appuyé par la France. Au
nom de la France, Claude Arnaud rejette ces "incroyables calomnies".
Le même jour, La Voix de la Révolution met en cause directement Jacques Foccart, secrétaire général aux affaires africaines et malgaches auprès du général de Gaulle. La radio guinéenne affirme aussi qu'Houphouët encourage les militaires guinéens démobilisés de l'armée française à venir en Côte d'Ivoire afin de s'y préparer à prendre les armes contre le régime guinéen.
Le 6 décembre 1965, Sékou Touré envoie un télégramme de félicitations à François Mitterrand, qui a mis la veille le général de Gaulle en ballottage au premier tour de l'élection présidentielle.
Le 5 janvier 1966, d'anciens militaires guinéens manifestent devant l'Élysée 159. Le remboursement en francs par Paris des pensions payées par la Guinée aux anciens combattants et pensionnés civils guinéens a été progressivement réduit et complètement arrêté après la rupture de novembre 1965, sur instructions personnelles du général de Gaulle. Celui-ci avait dit à Jacques Foccart, le 17 novembre 1965 :
— Écoutez-moi une fois pour toutes : cela suffit comme ça, et il ne faut pas servir les pensions.
— Ce sont les instructions que j'ai données, mais je souhaiterais qu'on verse l'argent destiné à ces pensions sur un compte bloqué.
— C'est exactement ce qu'il faut faire, et vous direz formellement, de ma part, que dès lors qu'il n'y a pas de relations, il ne doit pas y avoir transfert de fonds. On ne doit transiger en aucun cas et, comme je n'ai aucune espèce de confiance dans la façon dont les instructions sont appliquées, je vous demande d'y veiller personnellement et de faire en sorte que les consignes soient respectées.
Notes
135. Rappelons qu'André Bettencourt est marié à Liliane Schueller, la fille du créateur (avant-guerre) du shampooing Dop et de Monsavon, et fondateur de l'importante société de cosmétiques L'Oréal. Selon le classement des plus grandes fortunes du monde établi
annuellement par la revue américaine Forbes, Madame Liliane Bettencourt figure au premier rang des femmes les plus riches du monde, ainsi que parmi les premières fortunes de France.
136. Ce qui amènera Sékou Touré à rompre les relations de la Guinée avec le Royaume-Uni le 5 décembre, trois semaines à peine après la rupture avec la France.
137. Ce que l'ambassadeur de France à Dakar Jean Vyau de Lagarde ne semble pas un instant mettre en doute, bien au contraire. Voir en annexe son télégramme diplomatique du 12 septembre 1965.
138. Il s'agit en fait du capitaine Halet, adjoint pour le recueil du renseignement auprès du conseiller militaire pour les questions d'assistance militaire technique. Cet officier est en outre chargé des contacts avec les anciens militaires, notamment guinéens. Le rapport que Tounkara expédie à son gouvernement le 8 septembre est semble-t-il remis confidentiellement à l'ambassade de France à Conakry par l'ambassadeur du Sénégal en Guinée. L'affaire n'aura pas d'autres suites (télégrammes diplomatiques n° 576-579 "Très secret-Diffusion réservée" du 21 septembre 1965 de Conakry, et n° 783-787 du 29 septembre 1965 signé Jean Vyau de Lagarde, ambassadeur de France à Dakar. Documents diplomatiques français 1965, Tome II).
139. Dans son livre Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de l'Élysée 1, 1965-1967", Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1997, Jacques Foccart raconte, à la date du 29 septembre 1965 :
"Je propose un message à Sékou Touré à l'occasion de la fête nationale comme on le fait pour tous les États :
— L'avais-je fait les années précédentes ?
— Pas l'année dernière.
— Alors, il n'y a aucune raison pour que je le fasse cette année."
Puis, à la date du 30 septembre : "Le matin, les aides de camp me préviennent que le Général a rédigé une note manuscrite qui m'était destinée. La voici : "Pour M. Foccart. Je veux bien envoyer un télégramme de routine au président de la Guinée pour sa fête nationale". Le Général avait rejeté hier mon projet de télégramme. Puis il avait réfléchi et ce matin, alors que rien ne lui rappelait que c'était la fête nationale de la Guinée, il a fait cette note." Puis à la date du 6 octobre : "Je remets au Général le livre de Sékou Touré que celui-ci a fait relier pour lui, mais il ne veut pas le regarder. Je lui dis alors que Sékou Touré a été très heureux du télégramme de voeux qu'il a reçu.
— "Oui, bien sûr, mais cela n'a pas empêché son chargé d'affaires à Pékin de faire toute une diatribe contre les colonialistes américains, français et anglais. Il ne peut donc jamais se tenir tranquille!".
Le manque absolu d'intérêt marqué par de Gaulle vis-à-vis [du] de l'ouvrage de Sékou Touré doit être considéré à la lumière d'une remarque faite bien plus tard à l'auteur par le Premier ministre guinéen Lansana Béavogui :
— "On sait bien que le général de Gaulle avait en permanence les oeuvres de Sékou Touré sur sa table de nuit, et que c'est en les lisant qu'il a eu la crise cardiaque qui l'a emporté !".
Bien entendu, après 1965, plus aucun message de félicitations ne sera envoyé pour la Fête nationale guinéenne.
140. Celles-ci ne transitent pas par Foccart, lequel ne leur accorde d'ailleurs pas trop de crédit, compte tenu de leur tonalité systématiquement négative et catastrophiste.
141. "(…) Nous ne savons pas où vous allez, nous comprenons vos difficultés avec les JMNR (Jeunesses du Mouvement national de la révolution), mais nous trouvons que cela a assez duré. Il vous appartient de remettre de l'ordre chez vous. Ce que nous voulons avant tout, c'est trouver en face de nous un gouvernement congolais qui ait de l'autorité. Dans cette mesure, nous serons prêts à continuer notre coopération, et même à l'augmenter. Il faut que vous compreniez qu'il y a ces réalités et que nous devons nous y tenir. Votre pays est devenu indépendant, et il doit l'être. La France ne cherche pas du tout à peser sur votre destinée et elle respecte votre indépendance politique, mais nous considérons que vous devez rester dans la ligne de la France. Si vous vous laissez envahir par d'autres, si vous acceptez d'avoir avec eux des rapports préférentiels, vous avez tort. Voyez ce qui s'est passé avec la Guinée. C'est un pays riche. Elle s'est séparée brutalement de la France. Le résultat immédiat a été que tout le monde lui a donné de l'argent et des moyens. Les Russes ont donné beaucoup ; Nkrumah s'est précipité, et les Anglais ont suivi, puis les Américains, les Allemands, les Chinois … tout le monde s'y est mis et, en fin de compte, voyez où en est la Guinée. Il est certain qu'elle serait aujourd'hui beaucoup plus développée si elle était restée avec la France. Vous avez affaire à deux pays, la Russie et la Chine, qui sont deux grandes puissances concurrentes, qui, croyez-moi, ne se préoccupent pas tellement de votre pays pour lui-même, que pour y exercer leur rivalité. Elles se serviront de vous, et ce que je dis d'elles est tout aussi valable pour l'Amérique. Vous devez exister par vous-mêmes. Si vous vous laissez aller sous leur influence, vous perdrez beaucoup et vous ne gagnerez rien, car à ce moment-là, nous, de notre côté, nous nous dégagerons." (cité par Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de l'Élysée 1, 1965-1967, op. cité).
Cette dernière remarque du général de Gaulle n'est d'ailleurs pas conforme à la politique qu'il a menée par ailleurs : la France ne s'est pas dégagée de plusieurs pays qui se sont radicalisés et fortement rapprochés de Moscou ou de Pékin (Algérie, Mali, Congo-Brazzaville, par exemple) ; même à ce titre, le cas de la Guinée reste unique.
142. Le 3 juillet avait eu lieu à Paris le mariage de l'un des fils du président Houphouët-Boigny avec la nièce du président togolais Grunitzky. Outre les présidents déjà cités participaient à cette cérémonie les présidents du Gabon, du Togo et de la République centrafricaine.
143. L'implication de Louis Jacquinot dans cette affaire s'expliquerait par le fait qu'un Guinéen arrêté à Conakry fin octobre, Coulibaly Wafere Fassou, est le mari d'une demoiselle Debuchy, qui serait une nièce du ministre français (archives Foccart, carton 63, dossier 206).
144. Jean Faragué (ou Faraguet) Tounkara, ancien instituteur, a été membre du Bureau Politique National et ministre de la jeunesse. Détenu au Camp Boiro, il sera libéré en 1970.
145. Camara Bengaly a été membre du Bureau Politique National et ministre de l'information. Il mourra en détention, probablement pendant un transfert à l'hôpital Donka.
146. Jacques Foccart, "Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de l'Élysée 1, 1965-1967", op. cit.
147. Voir en annexe les deux télégrammes adressés à Paris par l'ambassadeur le 16 novembre 1965. On verra dans le second que, paradoxalement, les choses semblaient aller tout à fait nonnalement, notamment dans le domaine économique et commercial.
148. Selon Jacques Foccart, "le général souhaite que l'on attende" après avoir été informé d'une note du 10 novembre du Quai d'Orsay sur les relations franco-guinéennes. Il est vrai qu'il y a déjà eu quelques arrestations en Guinée. Le 16, le général estime ce jour-là qu'il ne faut pas rappeler l'ambassadeur de France, car les Guinéens risqueraient de mal interpréter ce geste. Mais il ne doit pas se rendre à la réunion envisagée, et en expliquer les raisons. De plus, le général ne veut plus entendre parler de normalisation des rapports franco-guinéens et de la "bonne volonté" de la Guinée. (archives Foccart, carton 63, dossier 206)
149. Le 19 novembre, "notre ambassadeur à Conakry, qui est rentré, se tient à la disposition du Général, qui le verra, mais plus tard, car il ne veut pas avoir l'air d'accorder trop d'importance à cette affaire. Selon Raphaël-Leygues (ambassadeur de France à Abidjan), qui se trouve à Paris, Mitterrand serait derrière ces histoires de Sékou Touré. Cela fait bien rire le Général, mais je lui explique que la thèse des Africains, et pas seulement d'Houphouët-Boigny, est que Mitterrand est le "copain" de Sékou Touré et qu'il le pousse à monter des coups afin de démontrer que la France a échoué en Afrique. Le Général s'esclaffe de plus belle." (Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de l'Élysée I, 1965-1967, op. cité)
150. Il s'agit d'un nommé Doré Goba, qui se réfugie dans un appartement parisien appartenant à Houphouët-Boigny. Voir la note du chapitre 58 sur le complot "Petit Touré".
151. Le Dahomey n'a pas été mis en cause par la Guinée, mais exprime par la suite sa solidarité avec les autres pays de l'Entente. Il en est de même du Togo. En revanche, Moïse Tshombé ne semble pas avoir réagi.
152. Les membres de l'ambassade, du consulat et de la Paierie quitteront la Guinée par les vols Air-Afrique du 24 et du 26 novembre, ainsi que par le paquebot "Foucault" le 25. Le chargé d'affaires Rey-Coquais et le chiffreur Gélis quitteront Conakry le 26. Ils devaient en effet attendre sur place que l'ambassadeur d'Italie Ungaro installe effectivement la section de représentation des intérêts français.
153. Il semble que Senghor ait été informé des intentions de Sékou quant à la France lors du récent Sommet de l'OERS à Nouakchott, mais il n'en a pas fait état. Le 25 novembre, le président Senghor faisait savoir à l'ambassadeur de France à Dakar, Jean Yyau de Lagarde, que la démarche effectuée auprès de Sékou Touré pour l'informer de la décision sénégalaise avait été fort mal accueillie. En raison du malaise qui pesait sur les rapports sénégalo-guinéens, M. Senghor estimait que l'expulsion de son représentant à Conakry aurait lieu à bref délai si celui-ci était effectivement chargé de défendre nos intérêts. Le président sénégalais faisait valoir aussi que son ambassade en Guinée, particulièrement mal équipée, ne serait pas matériellement en mesure de rendre les services que la France pouvait en attendre. Il estimait dans ces conditions que le Sénégal n'était pas en état de représenter la France et que seule pouvait le faire une "grande nation". M. de Carvalho, ambassadeur du Sénégal en Guinée, était d'ailleurs absent de Conakry au moment de la rupture avec la France ; il est revenu quelques jours plus tard et a pu s'entretenir avec le chargé d'affaires Rey-Coquais. Selon Jacques Foccart, le général de Gaulle a écrit sur le télégramme de Dakar annonçant que Senghor envisageait d'accepter la demande française : "Oui : cela vaut beaucoup mieux qu'il s'en aille", le "il" restant énigmatique. (archives Foccart, carton 63, dossier 206)
154. De la même manière, c'est l'Italie qui représentera les intérêts de l'Allemagne fédérale après la rupture des relations diplomatiques entre Bonn et Conakry en 1971, et jusqu'en 1974, date de la normalisation entre la Guinée et l'Allemagne fédérale.
155. "Le Général de Gaulle, à qui je montre une note du Quai d'Orsay au sujet du départ des enseignants français de Guinée, est tout-à-fait formel : "Il faut leur demander, ou plutôt leur conseiller, de rentrer. Ce n'est pas un ordre, mais il faudra leur dire que s'ils ne rentrent pas, nous ne pourrons garantir leur sécurité, puisque nous n'avons plus de représentation." (Jacques Foccart, "Tous les soirs avec de Gaulle, Journal de l'Élysée 1, 1965-1967", op. cit.).
156. Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, les autorités guinéennes ne font occuper ni les locaux administratifs de l'ambassade, dont l'État guinéen est propriétaire, ni les résidences laissées par le personnel de l'Ambassade, qui appartiennent souvent à des Français ayant quitté la Guinée au moment de l'indépendance. Le bâtiment de la chancellerie diplomatique sera occupé par l'état-major de la Gendarmerie nationale guinéenne. La résidence de l'ambassadeur à [Roc Bané] Rogbané dans la banlieue de Conakry sera utilisée par l'ambassade d'Italie et restituée à la France en 1976 ; elle est aujourd'hui la résidence du premier conseiller. La section italienne chargée des intérêts français (dirigée par un diplomate italien, Carlo Mundula, assisté de trois secrétaires françaises) sera installée dans deux petits bureaux de la 6ème avenue (ex-avenue du gouverneur Ballay), dont l'un a longtemps abrité la bibliothèque du Centre culturel français, que les Italiens ont maintenu ouverte. En revanche, la chancellerie diplomatique rouverte en 1976 sera installée au bout de quelques mois dans un immeuble occupé par des experts algériens, sur le terrain dit ["Chaffanel"] Chavanel (du nom de la société française qui y était antérieurement installée). L'ambassade actuelle en occupe encore une bonne partie, et des extensions ont été réalisées sur des terrains voisins.
157. Ses attributions antérieures sont désormais confiées au général Lansana Diané, qui devient ministre de la défense nationale, et à Elhadj Magassouba Moriba, nommé secrétaire d'État à la présidence, chargé de l'intérieur et de la sécurité.
158. Nabi Youla, qui en janvier 1961 devait être nommé ambassadeur en Union soviétique, refuse de se rendre à Moscou et est nommé ambassadeur à Bonn ; devenu en 1965 secrétaire d'État à l'information, il quitte ses fonctions en novembre de la même année et retourne de nouveau à Bonn. Alors qu'il est secrétaire d'État, en avril 1965, il passe par Paris et a un long entretien avec Michel Habib-Deloncle, secrétaire d'État français aux affaires étrangères ; mais il n'en sort rien de très positif, les positions de Paris restant très réservées, en particulier du fait des propos très virulents de Sékou Touré vis-à-vis de I'OCAM.
Fin mars 1967, Nabi Youla donne sa démission d'ambassadeur à Bonn et vient se réfugier en France, puis accepte l'invitation de Mobutu et va s'installer à Kinshasa comme homme d'affaires, tout en maintenant des liens avec d'autres Guinéens exilés. Quelques années après [1990] le décès de Sékou Touré, il revient en Guinée et joue un rôle important de conseiller auprès du président Lansana Conté, jusqu'à ce que sa santé l'oblige à se ménager et à se retirer, au début de 2001.
159. "J'évoque avec le Général la manifestation — manifestation spontanée, si je puis dire — d'anciens militaires guinéens qui s'est tenue devant l'Élysée. Le matin, à la fin du Conseil des ministres, une soixantaine de ces vétérans sont venus protester en uniforme, avec leurs femmes et leurs enfants, en proclamant : "Nous nous sommes battus pour la France et nous voulons continuer à servir dans l'armée française. Nous ne voulons pas être renvoyés."
On a fait tout ce qu'on pouvait pour ces gens, mais je considère leur sort présent comme une injustice :
— "Nous ne pouvons pas les abandonner dans la rue, nous ne pouvons pas les laisser sans liquider tout à fait leur pension, et encore ces pensions ne sont-elles pas suffisantes. Enfin, il faut s'occuper d'eux."
Le Général a pris une feuille de papier et il a écrit :
— "Pour M. Messmer (ministre des armées). En ce qui concerne les militaires guinéens "libérés", nous ne devons pas les abandonner, même si Sékou Touré fait la bête pour qu'ils rentrent chez eux. Il s'agit, ou bien pour certains de les récupérer, fût-ce dans les services de l'armée, ou bien pour d'autres de les muter dans une formation professionnelle, ou bien, pour quelques-uns, de leur offrir des emplois réels dans des services publics ou dans des entreprises."
Cette question a été réglée rapidement. On avait téléphoné à Messmer pour savoir s'il était possible d'obtenir une solution et, après la lettre du Général, dès le lendemain, l'affaire était close." (Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle. Journal de l'Élysée 1, 1965-1967, op. cité).