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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages


Chapitre 48. — 1961.
Un consortium luxembourgeois s'intéresse au minerai de fer guinéen.
Les relations entre la Guinée et les pays occidentaux


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Parmi les pays occidentaux, les États-Unis d'Amérique, la République fédérale d'Allemagne et la France, sont, de toute évidence, ceux dont les relations avec la Guinée de Sékou Touré ont eu le plus de substance. Avec les États-Unis, elles ont en général été bonnes, avec quelques crises passagères vite surmontées, et Sékou Touré y a fait six voyages (dont le dernier [pour y mourir en 1984. — T.S. Bah]).
Avec la République fédérale d'Allemagne, elles ont été excellentes et substantielles, mais avec quatre années de rupture entre 1971 et 1974 ; Sékou Touré y a fait trois voyages, et a accueilli une fois un président fédéral. Avec la France, les relations sont médiocres et heurtées de 1958 à 1965, interrompues de 1965 à 1975, et bonnes depuis; Sékou Touré y a fait, après 24 années d'absence, deux voyages; et il a accueilli en 1978 le président Giscard d'Estaing. Il est donc consacré à ces pays des chapitres spécifiques. En dehors du Royaume-Uni, du Canada et de l'Espagne, Sékou Touré ne s'est rendu dans aucun d'entre eux, qu'il s'agisse de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Suisse, de l'Italie, des pays scandinaves ou du Portugal. Et la Guinée n'est devenue qu'en 1975 l'un des pays associés à la Communauté économique européenne (CEE).
D'autres pays occidentaux ont eu avec la Guinée des liens plus modestes, mais parfois importants dans un secteur particulier, bien que des relations diplomatiques aient été établies avec la plupart d'entre eux, et que certains aient été représentés à Conakry par des ambassadeurs, des chargés d'affaires ou des consuls. Il n'est donc pas inutile d'en tracer les grandes lignes. Et il est évident que Sékou Touré, dès lors qu'il s'est rendu compte qu'avec Paris, les choses seraient toujours difficiles, n'a pas hésité à multiplier les occasions, même modestes, de nouer de nouveaux liens. Depuis le Ghana, l'ambassadeur de Guiringaud rapportait d'ailleurs des propos de Sékou Touré en ce sens :

"Mais comment s'étonner dans ces conditions que la Guinée ait accepté certaines des mains très nombreuses qui se tendaient vers elle ? Le Liberia avait il y a trois jours renoncé formellement aux anciennes revendications de frontières et acceptait de garantir tout emprunt que la Guinée serait obligée d'émettre. Un groupe germano-belgo-suisse offrait trente milliards immédiatement pour développer jusqu'à dix millions de tonnes par an d'exploitation du fer, qui serait traité d'abord en Allemagne et ensuite à Ingra. L'Allemagne (fédérale) offrait soixante bourses d'études et l'Allemagne orientale quarante. J'ai évoqué l'accord signé avec l'Allemagne orientale. M. Sékou Touré m'a dit qu'il s'agissait seulement d'un arrangement de troc, bananes contre machines. En revanche, l'Italie avait offert de prendre toute la récolte de bananes contre paiement en lires. M. Sékou Touré m'a énuméré encore d'autres offres. Il m'a dit qu'il n'en avait accepté qu'une partie, espérant toujours un accord avec la France. Les Allemands communistes avaient fait anti-chambre pendant un mois et il avait rejeté les offres venues des pays communistes. Mais si la France continue de le repousser, il serait contraint de céder par un entourage qui ne comprend pas pourquoi il s'obstine à attendre." 176

Les liens avec Londres s'établissent très vite, comme conséquence des contacts pris au Ghana dès novembre 1958 avec l'ambassadeur du Royaume-Uni. La reine Élisabeth sera le premier chef d'État européen à accueillir Sékou Touré en novembre 1959 (et après le président Eisenhower le second chef d'État occidental ; tout de suite après, ce sera le président fédéral allemand Lübke). Devant l'intransigeance de Paris et à la suite d'entretiens qu'il a pu avoir au Ghana avec des diplomates anglais ou de ceux que Diallo Telli a eus peu après, on a l'impression que Sékou Touré a caressé un moment l'idée — à moins que ce ne soit une attitude de provocation — de se rapprocher de Londres, d'entrer dans la zone sterling et d'adhérer au Commonwealth, qui, avec ses nombreux membres anciennes possessions britanniques devenues indépendantes (Inde, Pakistan, Malaisie, Birmanie et même l'Afrique du Sud) lui paraît mieux adapté à l'évolution du monde que la Communauté, où la France garde l'essentiel des prérogatives régaliennes (affaires étrangères, défense, monnaie, etc … ), et où coexistent des pays membres dont certains n'ont pas accédé (encore) à l'indépendance complète.
En novembre 1958, Sékou Touré a nommé Diallo Telli ambassadeur extraordinaire et l'a chargé spécifiquement d'obtenir l'admission de la Guinée à l'ONU, tâche dont Diallo Telli s'acquittera avec succès. Mais sur le chemin de New York et de Washington, il est prévu que Telli s'arrête à Londres. Avant de quitter l'Afrique, Telli accompagne Sékou Touré lors de son premier voyage au Ghana, en novembre 1958. Sir Ian Maclennan, le haut commissaire britannique au Ghana, lui demande de venir le voir pour étudier avec lui les modalités de sa visite à Londres ; mais on a également parlé d'autres choses, ce qui inquiète beaucoup Paris. C'est Telli lui-même qui — par une voie indirecte — fera à Louis de Guiringaud, alors ambassadeur de France au Ghana, un compte-rendu de cette conversation qui parait l'avoir beaucoup impressionné, car elle semble démontrer que Londres ne croit pas en une réconciliation rapide de la Guinée et de la France.
Le représentant britannique lui a en effet brossé un tableau complet du fonctionnement de la zone Sterling ; et si Sékou Touré ne reçoit pas de Paris les avances de trésorerie qui permettraient à la Guinée d'assurer "la fin du mois de novembre" et d'équilibrer le budget qu'il doit présenter à l'Assemblée guinéenne dès son retour à Conakry, Telli se dit convaincu que la monnaie ghanéenne (elle-même soutenue par la Livre anglaise grâce aux mécanismes de la zone Sterling) aura dans les quinze jours remplacé en Guinée le franc CFA de l'Afrique occidentale. Il n'y aurait pas de problèmes du côté du Ghana, qui dispose à Londres d'au moins 80 millions en balances sterling immédiatement mobilisables, sans parler de 60 millions de signes monétaires au Ghana même, ce qui dépasse largement les besoins du pays. Diallo Telli ajoute que Sékou Touré lui aurait dit, la veille encore, que si France lui faisait défaut, il serait obligé d'accepter l'argent qui lui était offert et qu'il pourrait effectuer l'échange des billets en moins d'une semaine, mais qu'il serait heureux de ne pas être acculé à cette extrémité.
Sans doute le représentant de Londres dit-il que son pays ne souhaite pas voir la Guinée entrer dans la zone sterling, et que, si Paris est prêt à coopérer, c'est au contrôle des changes français que les dix millions promis par le Ghana seront versés. Il n'empêche que l'on commence à s'interroger, à Paris, sur les réelles intentions de la Grande Bretagne vis-à-vis de la Guinée 177.
A Londres, Telli est reçu par plusieurs personnalités britanniques, en particulier le 26 novembre par Selwyn Lloyd, Secrétaire au Foreign Office. Il semble que ses interlocuteurs à Londres aient cherché à dissuader l'envoyé guinéen de présenter de manière précipitée une demande d'admission aux Nations Unies, ajoutant que la conversation qu'il aurait avec le secrétaire général des Nations Unies serait à cet égard des plus utiles. Le Secrétaire au Foreign Office s'est également enquis avec intérêt des détails de l'Union Ghana-Guinée, dont Londres n'avait été aucunement informé 178. D'alleurs, le lendemain 27 novembre, la chambre des Communes entame un débat (qu'elle terminera le 12 décembre) sur l'Union Ghana-Guinée, et le Premier ministre Mac Millan y affirme sa "surprise totale" devant cette démarche, qui paraît à bien des observateurs britanniques étrange et incompréhensible. Mais c'est aussi à Londres que Telli prend connaissance de la nouvelle fin de non-recevoir opposée par le général de Gaulle au message que lui a adressé Sékou Touré depuis Accra. Au correspondant de l'Agence France-Presse dans la capitale britannique, Telli affirme que le chef du gouvernement guinéen va publier toutes les notes, lettres et télégrammes échangés entre la Guinée et la France depuis le 28 septembre, pour démontrer ainsi la bonne volonté manifestée par Conakry ; il annonce aussi la fin de la mission provisoire confiée à Nabi Youla à Paris ; il précise enfin que Sékou Touré est décidé à présenter la demande d'admission de son pays aux Nations Unies "quoi qu'il arrive" ; enfin, il ajoute avec un ton inhabituel dans ce genre d'interview, qu'il devait encore téléphoner à Sékou Touré "pour le supplier d'attendre quelques heures avant de précipiter une rupture avec la France." A Londres, dans les milieux diplomatiques français, on est évidemment déjà informé de l'attitude américaine, et on n'a plus guère d'espoir de voir le Royaume-Uni s'abstenir aux côtés de la France lors du débat à l'ONU sur l'admission de la Guinée. Le secrétaire adjoint au Foreign Office pour les affaires africaines, M. Kuss, indique au ministre-conseiller de l'ambassade de France, Gaston Bégougne de Juniac, que les pays du Commonwealth comprendraient mal le manque d'empressement de l'Angleterre vis-à-vis d'une candidature que le groupe afro-asiatique tout entier avait chargé le Japon de soutenir et de présenter.
A Paris, d'ailleurs, l'aide-mémoire remis au Quai d'Orsay le 5 décembre par l'ambassade britannique a déjà confirmé la position du Royaume-Uni. Dans ce texte qui comporte quelques formules assez raides, Londres cherche ici et là à donner à Paris des leçons de décolonisation à propos de la manière de se comporter vis-à-vis de la Guinée, faisant ressortir les dangers, pour l'ensemble des pays occidentaux, d'un ostracisme frappant cet État ; au passage, l'aide-mémoire fait justice des craintes françaises de voir Londres favoriser un glissement de la Guinée dans la sphère d'influence anglaise, et notamment dans la zone sterling.
Fin 1959, dans le cadre d'un vaste périple de six semaines qui le mène notamment aux Etats-Unis (Washington et New York), en Allemagne fédérale, en Union soviétique et en Tchécoslovaquie, Sékou Touré séjourne à Londres du 9 au 15 novembre, où il est accompagné par Nabi Youla, qui a été nommé ambassadeur à Londres le 12 septembre et a présenté quelques jours auparavant ses lettres de créance à la reine Elisabeth 179. Le 11 novembre, il est reçu en audience, en compagnie de Madame Andrée, par la reine Élisabeth, premier souverain et second chef d'État (après Eisenhower) à le recevoir. Il a également deux entretiens avec le Premier ministre Harold Mac Millan, deux avec le Secrétaire d'État Selwyn Lloyd, visite Scotland Yard et la BBC, et participe à un déjeuner organisé en son honneur par la British Aluminium Company. Au cours de ces divers entretiens, il est envisagé de conclure un accord de coopération culturelle et technique. Sur le plan économique, les relations avec la Grande-Bretagne ne se manifestèrent à cette époque que par l'installation de l'usine textile de Sanoya (financée par la Midland Bank) et par la création d'une société mixte de navigation associant l'État guinéen à une firme de Glasgow et exploitant trois unités navales.
En juillet 1960, Donald Arthur Logan est nommé ambassadeur de Grande-Bretagne en Guinée. Il succède à Guy Hamilton Clarke, qui était également accrédité à Monrovia où il résidait, et qui a présenté ses lettres de créance à Sékou Touré le 5 juin 1959. Il y a un chargé d'affaires britannique sur place, Winn Hugh Jones.
Mais les relations avec le Royaume-Uni, qui s'annonçaient ainsi plutôt fructueuses, encore que non dénuées d'arrière-pensées de part et d'autre, vont être assez vite assombries par la crise suscitée en 1965 à propos de la Rhodésie du sud à la suite de l'installation du gouvernement minoritaire blanc de Ian Smith et de sa proclamation unilatérale d'indépendance. Suite à une réunion ministérielle spéciale tenue à Addis Abeba le 5 décembre 1965, la Guinée (en même temps que huit autres pays africains) rompt ses relations diplomatiques avec la Grande Bretagne. Elles seront rétablies le 20 février 1968, Londres ayant fait savoir que le Royaume-Uni s'impliquait dans la recherche d'une solution, et que le boycott était devenu inutile. Il faudra cependant attendre 1980 pour qu'un accord mette fin au régime de Ian Smith et que le Zimbabwe accède à une indépendance reconnue par la communauté internationale, sous un gouvernement où cohabitent pendant deux ans les leaders des deux mouvements de libération nationale que sont Joshua Nkomo et Robert Mugabe.

Depuis lors, cependant, les relations entre Londres et Conakry n'ont jamais repris l'ampleur que l'on aurait pu croire au début. Le Royaume-Uni a longtemps été représenté sur place — avec intelligence et habileté d'ailleurs, vu ses excellentes relations avec le régime guinéen — par un ressortissant libanais d'origine, Ossam Moukarim, torréfacteur de café de son état. Une ambassade a été par la suite ré-installée à Conakry, mais de taille modeste, et essentiellement chargée de problèmes consulaires. Quelques sociétés minières britanniques ont fait partie des consortiums constitués pour la prospection ou l'exploitation minières en Guinée ; actuellement, la société Rio Tinto, dont le siège est à Londres est devenue, après les rachats successifs du français Pechiney et du canadien ALCAN le principal partenaire de la Guinée dans le domaine minier, tant pour le fer que pour la bauxite. Enfin, depuis de nombreuses années, les billets de banque guinéens sont imprimés en Grande Bretagne.

L'Italie s'est assez rapidement intéressée à la Guinée. Du 10 au 14 décembre 1959, une mission italienne de trente personnes séjourne à Conakry après être passée à Abidjan et avant de se rendre à Freetown et à Dakar. Elle est présidée par Salvatore Foderato, président de l'Institut italien pour l'Afrique, et comprend des représentants de banques et de sociétés du secteur public comme du secteur privé, ainsi que des représentants des ministères des Affaires étrangères et des Affaires économiques. Le 30 octobre 1962, un accord commercial et un accord aérien sont signés à Rome par Ismaël Touré et le sous-secrétaire d'État italien aux affaires étrangères Lupis.
Une ambassade d'Italie s'installe à Conakry ; elle sera chargée de 1965 à 1975 de représenter les intérêts français, et de 1971 à 1974 les intérêts de la république fédérale d'Allemagne ; mais elle sera fermée à la fin des années 1990. Parmi ceux qui rendent régulièrement visite à la Guinée et à Sékou Touré, il y a en particulier Mario Pedini, homme politique membre du parti chrétien-démocrate qui occupa des fonctions ministérielles notamment à l'instruction publique et à la recherche scientifique, ainsi que des membres du parti communiste italien, en particulier Enrico Berlinguer, son secrétaire général depuis 1969, qui imprima rapidement à sa formation une orientation euro-communiste éloignée de l'alignement sur l'Union soviétique. Parmi les activités italiennes en Guinée, il faut en particulier signaler la construction d'une usine à Kankan, la participation de la firme Montedison à l'exploitation de la bauxite de la mine de Sangarédi au sein de la Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG), et la place de la société de travaux publics Astaldi, dont le représentant sur place, M. Ralla, était très présent et populaire dans tous les milieux.
Pendant nombre d'années, l'ambassadeur de Guinée à Rome était également accrédité auprès des pays européens occidentaux où il n'y avait pas de représentation diplomatique directe. Ainsi, en 1975, au moment de sa désignation comme ambassadeur en France, Seydou Keita était ambassadeur pour l'Europe occidentale et installé à Rome.

Les relations avec la Belgique ont longtemps souffert des répercussions de la crise congolaise et du rôle qu'a pu jouer Bruxelles, au moins par l'intermédiaire de mercenaires, dans l'élimination de Lumumba et dans la sécession katangaise. Elles se limitèrent à un accord avec une firme belge, "L'Omnium chimique", pour la remise en marche de l'usine de quinine de Sérédou et la création de deux unités industrielles nouvelles. Mais la desserte (bi-hebdomadaire) de Conakry par la Sabena, qui était avec UTA la seule compagnie aérienne occidentale à desservir la Guinée, faisait des représentants de cette compagnie de véritables représentants quasi officiels de leur pays 180. L'ambassade de Belgique à Conakry était gérée par un simple chargé d'affaires, et la représentation guinéenne à Bruxelles n'a réellement pris de l'importance qu'après que la Guinée eut signé en 1975 la Convention de Lomé et délégué à Bruxelles un représentant permanent ; celui-ci a d'ailleurs longtemps été un ministre délégué, à partir de 1979 Nfaly Sangaré.
C'est en effet le 28 février 1975 que la Guinée a pour la première fois signé la convention de Lomé, et qu'elle a pu en conséquence bénéficier dès l'année suivante de crédits du Fonds européen de développement (65 millions d'ECUS). On se doute bien que si la Guinée n'a pas été invitée à signer le 20 juillet 1963 la première convention de Yaoundé, qui associait aux Communautés européennes (composé des six pays membres du Marché commun de l'époque) les 18 EAMA (États Africains et Malgache Associés), c'est parce qu'elle n'y était pas la bienvenue et que Paris ne le souhaitait pas ; la Guinée n'a donc pas fait partie de ce groupe de 13 pays anciennement liés à la France, auxquels s'ajoutaient trois pays liés à la Belgique (Congo-Léo, Burundi, Rwanda), ainsi que la Somalie, liée à l'Italie. Ce n'est donc qu'à partir de 1975 et donc de la 1ère convention de Lomé, que la Guinée fait partie du groupe des pays associés, composé actuellement de 79 pays dénommés ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Il n'est d'ailleurs pas certain que Sékou Touré ait réellement souhaité être associé à l'époque au Marché Commun ; c'est du moins ce qu'il a laissé entendre dans son interview au "Spiegel" dont il a déjà été question.

Peu après l'indépendance, en décembre 1958, une délégation composée des ministres de l'économie, de l'intérieur et de l'information se rend à Berne, où elle est reçue par le conseiller fédéral (c'est-à-dire ministre des affaires étrangères) Max Petitpierre. Elle profite de son séjour pour rencontrer des représentants de la République populaire de Chine. La ville de Genève a pour Sékou Touré lui-même une réelle importance, puisque c'est l'une des imprimeries de la ville, Kundig, qui imprimera la plupart des tomes de ses oeuvres, ensuite emportées par avion vers la Guinée. Mais Sékou Touré lui-même ne s'y est jamais rendu. On a bien entendu parlé de comptes suisses 181, et l'on a également dit que sa famille avait des intérêts dans une fabrique de montres, ENICAR (anagramme de Racine), mais le fait n'est pas établi, à la connaissance de l'auteur. Les relations avec la Confédération helvétique concernent aussi l'installation d'une firme, en réalité internationale, dirigée par un Israélite tunisien, la COFICOMEX, mais domiciliée en Suisse ; garantie dans ses intérêts par les accords guinéo-suisses, la COFICOMEX est alors, en dehors des entreprises minières, la seule entreprise privée d'envergure qui ait réussi à subsister et à prospérer en Guinée : elle s'occupait de cultures et de conserverie d'ananas, d'hôtellerie, etc … En 1971 un accord a été conclu avec Alu-Suisse pour l'exploitation des bauxites de Tougué, mais le projet n'a finalement pas abouti. C'est également une firme suisse établie à Genève, la Société Générale de Surveillance (SGS) qui était chargée de la certification et de l'inspection des marchandises au port de Conakry. La Suisse a longtemps été représentée à Conakry par un chargé d'affaires truculent et haut en couleurs, Benoît Frochaux ; cependant que la Guinée avait à Genève un consul suisse qui était l'un des dirigeants de la SGS.

Le 13 avril 1961, Conakry annonce la formation d'une société mixte entre l'État guinéen et le consortium européen Consafrique, établi au Luxembourg, pour l'exploitation des gisements de minerai de fer des monts Nimba et Simandou, en Guinée forestière.
Cette annonce est confirmée à Paris le 14 mai. La holding Consafrique n'a en fait que son siège au Luxembourg ; il s'agit du Consortium européen pour le développement des ressources naturelles de l'Afrique, établi en 1957 avec des partenaires bancaires et industriels luxembourgeois, belges, allemands, français, anglais, etc … Le 23 août 1961, l'Assemblée nationale guinéenne ratifie cet accord, qui accorde à Consafrique le monopole de cette exploitation. Mais en dépit des résultats extrêmement prometteurs des premières prospections menées sur place, le gouvernement guinéen "classe purement et simplement" le projet, et la société sera mise en sommeil sans autres explications.

Initialement, il avait été prévu que le voyage que Sékou Touré a entrepris en octobre 1959 vers les États-Unis se poursuivrait au Canada. ALCAN (Aluminium Canada), dont une filiale, la Société des Bauxites de Guinée, exploite depuis des années le gisement de l'île de Kassa, en face de Conakry, l'avait déjà invité avant l'indépendance, et a renouvelé son invitation 182. Sékou Touré annule ce déplacement- l'auteur n'en connaît pas la raison 183 — et décide de rester un jour de plus à New York.
Il ne fera finalement un seul voyage au Canada, une visite officielle du 1er au 5 novembre 1982, quelques semaines aprés son séjour en France en septembre. Les étapes de ce voyage sont Ottawa, Toronto, Arvida (ville proche d'une importante usine d'ALCAN), Québec et Montréal. Un dîner d'État est offert par le gouverneur général Schreyer, mais Sékou Touré a du mal à comprendre le rôle que joue dans un pays indépendant le représentant de la Reine d'Angleterre. Il a également des entretiens avec le Premier ministre du Canada, Pierre-Elliott Trudeau. A Montréal, le 4 novembre, René Lévesque, Premier ministre du Québec, évoque le potentiel de la coopération entre la Guinée et le Canada, et singulièrement le Québec : ALCAN pour la bauxite, Noranda pour l'or, Hydro-Québec pour les barrages, etc.… Dans sa réponse, Sékou Touré parle de "la langue, un pont qui unit la Guinée et le Québec. Vous nous dites que vous avez hérité de la culture française, c'est bien notre cas aussi."

Notes
176. Télégrammes diplomatiques d'Accra "Réservé Secret", "Priorité absolue", n° 603 et 604-605, du 23 novembre 1958 à 20 h. et 20 h. 20, signés Guiringaud.
177. Le 23 novembre, Guiringaud informe Paris de ce que son collègue britannique Sir Ian Maclennan lui a révélé au cours d'une réception offerte par le Gouverneur général, qu'il avait, sur instructions de Londres rendu visite à Sékou Touré dès son arrivée et avant même que celui-ci ne commence ses entretiens avec ses interlocuteurs ghanéens. Il lui avait fait savoir que "le gouvernement britannique serait très heureux de recevoir Diallo Telli" et de discuter à la fois "de la mise en place des missions diplomatiques que les deux pays ont décidé d'échanger" et "de l'admission de la Guinée aux Nations-Unies". A ce sujet, Sir Ian était chargé d'indiquer que le Royaume-Uni "souhaitait que celle-ci fasse l'objet d'un vote unanime et qu'elle soit proposée par la France." (télégramme d'Accra n° 589/90 du 23 novembre 1958).
178. Un aide-mémoire de l'ambassade du Royaume-Uni à Paris en date du 5 décembre 1958 donne quelques indications intéressantes sur ces entretiens et sur l'état d'esprit des autorités britanniques. On en trouvera le texte en annexe.
179. Il a revêtu pour la circonstance un grand boubou blanc et non une jaquette, comme le veut en principe le protocole. Dans une conversation avec l'auteur à Paris en mai 2009. Nabi Youla a précisé que ce n'est qu'à Paris qu'il avait revêtu une jaquette pour cette présentation de lettres, afin de ne pas rappeler au général de Gaulle le souvenir du grand boubou blanc que portait Sékou Touré à Conakry le 26 août 1958 à Conakry !
180. La ligne Bruxelles-Conakry avait également dans les deux sens des escales à Monrovia et Abidjan, cette dernière précieuse et fort utile en dépit (ou à cause) des mauvaises relations politiques entre la Guinée et la Côte d'Ivoire.
181. L'auteur a un jour été convié par Sékou Touré à assister à un conseil des ministres au cours duquel le président a dit (à haute voix) qu'il savait bien que la plupart de ses ministres avaient des comptes en Suisse, mais que ceux-ci savaient également bien qu'il ne laisserait aucun d'entre eux en profiter. Une autre fois, il a dit à l'auteur que la monnaie guinéenne, le syli, serait un jour aussi appréciée que le franc suisse.
182. La première expédition de bauxite depuis Kassa a eu lieu en 1952. Le groupe Alcan est également titulaire d'un permis de recherche dans la région de Sangaredi à 80 km au nord-est de Boké, ville située dans le nord de la Guinée sur l'estuaire du Rio Nunez). Ce gisement apparaissait comme l'un des meilleurs du monde par sa capacité et par sa teneur (65% d'oxyde d'aluminium). Le projet de Boké fut élaboré dans les années 1957-1960 par le groupe Alcan avec la collaboration d'une société d'ingénierie française, la Sogei (devenue par la suite Sogelerg). Alcan ayant renoncé à entreprendre seul la réalisation du projet, ce projet fut repris en 1963 par Harvey Aluminium qui, après quelques mois de négociations. signait avec la République de Guinée une convention dont l'objet était la création de la Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG), dont ALCAN restait l'un des partenaires, aujourd'hui racheté par Rio Tinto.
183. Il n'est pas impossible que des rivalités entre sociétés minières américaines et canadienne aient joué un rôle.


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