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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume II. 263 pages


Chapitre 34. — 12 décembre 1958.
La Guinée devient le 82ème État membre des Nations Unies


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L'une des premières manifestations de l'indépendance des nouveaux États était — et reste toujours — le souhait de faire leur entrée officielle dans la communauté internationale en devenant membre de l'Organisation des Nations Unies. Sékou Touré souhaite que ce soit la France qui parraine l'admission de son pays aux Nations Unies ; il le demande, avec netteté, dans quelques discours publics et dans plusieurs messages adressés au gouvernement français, auprès duquel il a très vite envoyé un émissaire, Nabi Youla. Il n'obtient aucune réponse. Bien au contraire, pendant plus de deux mois, la France fait tout ce qu'elle peut pour empêcher — ou du moins pour retarder — l'admission de la Guinée à l'ONU, et aussi pour contrarier la reconnaissance du nouvel État par les pays amis 106.
Pourtant, le 12 décembre 1958, la république de Guinée devient, avec l'abstention de la France, le 82ème État-membre des Nations Unies, et prend sa place à l'Assemblée générale sous les acclamations. Déjà dans les heures qui suivent, comme elle le fera ensuite régulièrement pendant des années, la délégation guinéenne votera en faveur de résolutions hostiles aux positions françaises, et critiquera souvent avec une grande virulence l'ancienne puissance coloniale. Ainsi la diplomatie française aura-t-elle déployé avec beaucoup de talent et d'habileté tous les moyens de substance et de procédure pour tenter de bloquer l'admission du pays que Sékou Touré venait de conduire avec éclat, mais pacifiquement, vers l'indépendance 107 ; ce fut un échec, dû à l'appui sans faille du groupe afro-asiatique, au soutien du bloc communiste, aux hésitations des pays occidentaux pourtant amis de la France, mais cet échec fut provoqué également par l'action d'un homme dont ce furent les premiers pas sur la scène internationale, où il devait par la suite s'illustrer à maintes reprises : Diallo Telli.
Pressentant sans doute l'issue négative du référendum en Guinée, la redoutant peut-être dans d'autres territoires, le gouvernement français avait, avant même le 28 septembre, demandé à ses services de préparer une argumentation qui permettrait de s'opposer par des moyens juridiques à toute demande d'admission à l'ONU d'un éventuel nouvel Etat issu de l'ensemble colonial français. Il était en effet facile de prévoir qu'une telle démarche serait l'une des premières qu'effectueraient les nouveaux dirigeants dès l'indépendance proclamée. L'ONU ne comptait alors que 81 membres (le Ghana avait été admis l'année précédente), et déjà la France y avait été mise en difficultés à plusieurs reprises, parfois même condamnée, seule ou en compagnie du Royaume-Uni, lors de l'affaire de Suez, sur les problèmes du Maroc et de la Tunisie, sur l'affaire algérienne ou encore sur les dossiers du Togo et du Cameroun soumis à l'examen du Conseil de tutelle des Nations Unies. C'est dire que chaque voix avait son importance ; et il était prévisible que la Guinée voterait avec le groupe afro-asiatique qui faisait alors, trois années après la conférence de Bandoeng, d'éclatants débuts sur la scène internationale et se montrait, le plus souvent aux côtés des pays communistes, le promoteur de tous les thèmes anti-impérialistes et anticolonialistes.
Pour l'information de ses services et des ambassades, ainsi que pour celle de la délégation à New York, le jurisconsulte du Quai d'Orsay 108 élabore à la mi-septembre une argumentation qui tient en quatre points essentiels :

  1. “L'indépendance ne commence pas avec le refus d'entrer dans la Communauté prévue par le projet de Constitution ; elle résultera des accords passés entre la France et le territoire qui aura dans sa majorité répondu ‘non’ au référendum ; de tels accords sont nécessaires pour permettre au nouvel État d'assumer ses compétences ; la France continuera donc d'assurer la représentation internationale de ces territoires, à moins de demande contraire expresse.
  2. Un nouvel État ne peut être reconnu que lorsqu 'il est capable d'exercer toutes ses compétences et d'assurer les responsabilités de la vie internationale ; avant d'en arriver à ce stade, le territoire qui aura voté ‘non’ doit encore se dégager du complexe administratif et économique qui fait de lui, pour le moment, un élément de la République ou de l'Union française.
  3. Ce principe doit s'appliquer dans tous les cas où des représentants de ces territoires tenteraient de traiter directement avec des gouvernements étrangers ou des organismes en relevant, en particulier dans les domaines techniques, commerciaux ou financiers qui affecteraient l'unité de la zone Franc ou qui ressortissent des compétences maintenues aux institutions de la République française.
  4. Ce même principe s'applique également si, par suite d'une reconnaissance unilatérale et prématurée, certains États prétendaient consacrer une indépendance de facto résultant simplement de déclarations publiques émanant de certains leaders africains dont le territoire aurait voté ‘non’, mais avant que n'aient été engagées les négociations proprement dites avec la France.”

Parvenu à New York quelques jours avant le référendum, le télégramme diplomatique qui énumère ces divers arguments se trouve sur le bureau de Guillaume Georges-Picot, l'ambassadeur représentant permanent de la France auprès des Nations Unies ; Jacques Kosciusko-Morizet, qui représente la France auprès du Conseil de tutelle, en est évidemment informé en même temps.
Le 29 septembre au matin, avec le décalage horaire, les premiers résultats du référendum en Guinée tombent sur les téléscripteurs (les chiffres officiels ne seront connus que quatre jours plus tard). Georges-Picot apprend par ses collaborateurs qui “font les couloirs” des Nations Unies que les délégations du Yémen et de l'Inde (celle-ci dirigée par le très incisif et radical Krishna Menon 109) font déjà campagne pour une admission de la Guinée au cours de la présente session de l'Assemblée générale, la 13ème, ouverte une semaine plus tôt. Il fait aussitôt part des indications reçues de Paris au secrétaire général de l'ONU, le Suédois Dag Hammarskjöld, dans l'espoir de convaincre celui-ci qu'il existe des problèmes juridiques suffisamment ardus pour compliquer et freiner une procédure d'admission.
Une semaine plus tard, le 7 octobre, l'ambassadeur, lors d'un nouvel entretien avec Hammarskjöld, lui rappellera cette argumentation, et précise que l'indépendance de la Guinée étant désormais “un fait acquis” dans le principe, sa mise en oeuvre exigera des négociations et par conséquent du temps ; le secrétaire général estime pour sa part — et les faits lui donneront raison — que la France ne dispose que d'un délai de sept à huit semaines pour prendre position.
Le groupe des huit États africains déjà membres de l'ONU 110 s'est réuni le 1er octobre et a exprimé sa sympathie à l'égard de la Guinée. Le délégué de la Tunisie, Mestiri, a formulé l'espoir que son pays pourrait parrainer l'entrée du nouvel État en accord et avec l'appui de la France elle-même. Quelques jours plus tard, Georges-Picot constate dans un télégramme diplomatique qu'il existe une “course au parrainage” et que le Ghana, le Soudan, et d'autres délégations encore, lui demandent si la France a effectivement l'intention de présenter la demande d'admission guinéenne. L'ambassadeur précise que l'argument de la nécessité d'accords entre la France et la Guinée sur le transfert de compétences a été contredit par les Tunisiens, qui rappellent que leur propre pays a été admis aux Nations Unies avant même la signature de tels textes. Il ajoute qu'une majorité de sept voix au Conseil de sécurité 111 et celle des deux tiers à l'Assemblée générale sont certainement acquises ; il indique ainsi implicitement que pour bloquer l'admission, un veto de la France serait nécessaire, et conclut :
“Étant donné l'état d'esprit qui prévaut ici dans la majorité des délégations, la question n'est pas de savoir si la candidature de la Guinée sera soumise à la 13ème session de l'Assemblée générale, mais si elle sera présentée avec notre appui ou contre nous.”
A Paris, pendant ce temps-là, on analyse la situation créée par la sécession guinéenne et on ne répondra à Georges-Picot que le 18 octobre.
Entre-temps, à Washington, à Londres et dans une série d'autres capitales “amies” de la France, les ambassadeurs font part à leurs interlocuteurs habituels des vues françaises. L'indépendance de la Guinée, on le devine, n'y est pas passée inaperçue. A Washington, l'ambassadeur Hervé Alphand note que “le Département d'Etat souhaiterait être informé rapidement de nos intentions”, précise que l'on ne veut pas nuire à l'action de la France, mais qu'il existe un important programme d'investissements américains en Guinée 112 et que par ailleurs, on craint de voir l'Union soviétique tirer avantage de la situation au cas où le territoire connaîtrait de sérieuses difficultés économiques 113. A Londres, le Premier Ministre Harold MacMillan indique qu'il a déjà reçu un télégramme de Sékou Touré (celui-ci n'a sans doute pas osé télégraphier directement à la Reine !), l'informant de ce que la Guinée, “État indépendant et souverain”, souhaitait établir avec le Royaume-Uni des relations “dans le domaine diplomatique et sur une base de coopération internationale” ; le gouvernement britannique désirait réagir à ce message “pour ne pas offenser M Sékou Touré en s'abstenant de répondre”, mais demandait à la France d'acheminer à Conakry un texte qui assurerait le leader guinéen qu'une fois le transfert formel de souveraineté accompli, “le peuple guinéen pourrait compter sur la bonne volonté de la Grande Bretagne”.

[Note —. André Lewin se contredit. D'une part, il pose que Sékou Touré avait une grande confiance en soi . Mais dans ce cas précis, il croit déceler de la timidité chez ce dernier. Il n'en est rien. Et Sékou Touré, qui avait déjà — délibérément et maladroitement — affronté Général de Gaulle, ne saurait “craindre” Elizabeth II. Plus jeune et plus “ouverte” que de Gaulle, la monarque britannique entretenait des relations officielles normales avec Kwame Nkrumah. Par ailleurs, Sékou Touré était à l'aise au contact d'autres puissants du monde: Président Eisenhower, Premier ministre Krushtchev. Lire, par exemple, le mémoire de John Morrow, premier ambassadeur américain à Conakry. — Tierno S. Bah]

Paris faisait savoir le 6 octobre qu'il “ne croyait pas devoir transmettre” ce message et laissait toute latitude à Londres de répondre dans les termes et par la voie qui lui paraîtraient les plus convenables.
Le 15 octobre, l'ambassadeur Hervé Alphand rapporte que le président Eisenhower a déjà reçu deux télégrammes envoyés par Sékou Touré et que 21 pays déjà ont à cette date reconnu la Guinée ; il convient donc de définir rapidement une nouvelle position française. Le 18 octobre, Paris communique sa réponse à Guillaume Georges-Picot ; elle a été élaborée, on s'en doute, avec l'accord complet du général de Gaulle; celui-ci, encore président du Conseil (il ne sera élu président de la République que le 21 décembre 1958) suit personnellement, et avec le peu de prévenance que l'on devine, l'évolution de l'ensemble du dossier guinéen.
La nouvelle position diffère encore peu de l'argumentation antérieure ; on rappelle que l'indépendance de la Guinée implique d'une part le transfert des pouvoirs qui mettront le gouvernement guinéen à même d'exercer ses compétences nationales et internationales, d'autre part l'organisation des rapports de la Guinée avec la République Française ainsi qu'avec la Communauté naissante; les négociations à ce sujet dureront “assez longtemps”, plusieurs mois au moins. Les gouvernements étrangers “raisonnables et amis” n'envisageront donc pas d'établir prématurément de relations diplomatiques avec la Guinée. L'admission de ce pays dès la présente session onusienne compliquerait cette évolution : “dans l'atmosphère spéciale de New York”, un ajournement de l'examen de la question serait toutefois difficile, et la France ne saurait opposer seule son veto au Conseil de sécurité ; “dans la nécessité présente de gagner du temps”, Paris esquisse donc une tactique qui consisterait à agir auprès des membres permanents du Conseil, notamment les États-Unis et la Grande Bretagne, afin d'éviter que la France ne se retrouve seule ; il suffirait par ailleurs de gagner trois autres voix parmi les membres du Conseil pour que la majorité de sept voix ne puisse être atteinte, ce qui du même coup rendrait un veto inutile.
Entre-temps, toutefois, la position de Washington a quelque peu évolué ; les États-Unis suggéraient, le 22 octobre, que la question de la reconnaissance "de jure" d'un État pouvait être dissociée de sonadmission à l'ONU ; une telle formule aurait permis au gouvernement américain de reconnaître immédiatement le nouvel État, tout en faisant droit au désir de la Francede ne pas voir la Guinée admise rapidement aux Nations Unies. Paris réagit vivement à cette suggestion et précise en outre dès le lendemain que la reconnaissance d'un État ne doit pas impliquer ipso facto l'établissement de relations diplomatiques.
Paris suggère donc que les “puissances amies” reconnaissent, “si elles estiment le moment venu pour elles de se prononcer”, le “fait accompli” en Guinée (comme Paris l'a d'ailleurs fait pour son compte dès le 29 septembre), mais estime qu'elles ne sauraient aller plus loin, par exemple en établissant des relations diplomatiques (impliquant à bref délai l'échange d'ambassadeurs) ou en encourageant l'admission à l'ONU. Il conviendrait, en d'autres termes, d'échelonner dans le temps les divers gestes possibles, au lieu de les accomplir en une seule fois.
En même temps, Paris commence à faire valoir que “l'État en question” ne saurait être admis à l'ONU avant qu'il soit en mesure d'assumer les obligations que lui impose la Charte, “ce qu'il sera évidemment hors d'état de faire tant qu'il ne sera pas à même d'exercer ses compétences nationales et internationales.” Dans les échanges entre New York et Paris germe alors, pendant quelques jours, l'idée de créer un Comité spécial qui serait chargé de faire un rapport à l'Assemblée générale sur les conditions dans lesquelles les États indépendants de fraîche date sont ou non en mesure d'assumer les obligations de la Charte; à défaut, on pourrait recourir au comité du Conseil de sécurité chargé d'instruire les demandes d'admission (procédure prévue par l'article 59 du règlement intérieur du Conseil). Mais la Mission permanente de la France à New York, qui est “au contact” sur le terrain même où s'engagera le débat, ressent fort bien la pression qui commence à s'exercer sur les délégations. Dès le 25 octobre, elle montre le danger de telles manoeuvres dilatoires, dont elle souligne le caractère aléatoire et même négatif, car elles ligueraient contre la France denombreux États. Dans une communication adressée à Paris, elle rappelle que le comité du Conseil ne s'est pas réuni depuis 1950 ; bien plus, en 1952, lors de la discussion sur l'admission aux Nations Unies des États associés d'Indochine, c'est justement le délégué français au Conseil qui s'était formellement élevé contre lerenvoi des demandes à ce comité ! La Mission française ajoute enfin qu' “il n'a jamais été établi de critères précis touchant les caractéristiques que doit posséder un État pour être admis dansl'Organisation ; le fait est laissé à l'appréciation des membres, mais unedéclaration du candidat aux termes de laquelle il accepte les obligations de la Charte a généralement été considérée jusqu'ici comme suffisante.”
A Washington cependant, le gouvernement américain manifeste de l'impatience. On a l'impression que Londres est sur le point de reconnaître la Guinée et l'on ne veut pas être pris de vitesse. Le 24 octobre, Joseph C. Satterthwaite, secrétaire d'État adjoint pour les affaires africaines 114, souligne notamment les relations particulières des États-Unis et du Liberia,voisin immédiat de la Guinée ; or, le président libérien William Tubman estimait indispensable de voir les États-Unis reconnaître sans tarder le nouvel État ; une délégation libérienne s'était récemment rendue à Conakry ; elle en avait remporté l'impression que Sékou Touré était affecté par le peu d'empressement montré par le camp occidental à son égard, et au contraire embarrassé des témoignages rapides d'appui qu'il avait reçus du bloc communiste ; Sékou Touré souhaitait rester ami des pays occidentaux ; les séjours effectués par lui au delà du rideau de fer ne lui avaient inspiré aucune sympathie particulière pour les méthodes en honneur dans le système socialiste ; il était donc temps, selon le gouvernement de Monrovia,grand temps même, de faire vis-à-vis de Conakry les gestes de reconnaissance espérés par Sékou Touré.
Le représentant du Département d'État avait également parlé d'un séjour récemment effectué à Conakry par Donald Dumont, consul général des Etats-Unis à Dakar celui-ci avait vu Sékou Touré ; il avait précisé à ce dernier que la réponse faite par son intermédiaire à ses télégrammes par le président Eisenhower n'impliquait pas reconnaissance juridique (c'est à ce moment seulement que Paris apprend que le président américain a en fait déjà répondu aux messages reçus de Sékou Touré). M. Dumont avait ajouté que la Guinée devait avoir avec la France des relations étroites et amicales, et avait enfin conclu devant le leader guinéen qu'il n'était pas certain que la Guinée, pour des raisons techniques, puisse être admise aux Nations Unies dès la présente session. A cet appel à la patience, Sékou Touré avait répondu qu'il ne partageait pas ces craintes et qu'il avait, quant à lui, la conviction que son pays serait admis à l'ONU cette année même.
Finalement, Joseph C. Satterthwaite indiqua au représentant de l'ambassade de France que les États-Unis n'avaient dans l'immédiat ni l'intention, ni les moyens d'établir des relations diplomatiques directes avec la Guinée, mais que le consul général américain à Dakar pourrait être à plus ou moins brève échéance investi des fonctions de chargé d'affaires en Guinée. Le diplomate français rétorqua que cette mesure allait au delà de ce que préconisait la France, et qu'il semblait préférable que M. Dumont ait des contacts “épisodiques” avec Conakry sans porter aucun titre officiel.
En fait, il semble que le secrétaire d'État lui-même, John Foster Dulles, ait plutôt penché en faveur de la thèse française, mais que la délégation américaine aux Nations Unies, conduite par Cabot Lodge, ait émis des doutes sur la possibilité de s'opposer efficacement à l'admission de la Guinée ; la mission à New York des États-Unis, comme celle de la France, avait sur ce point des informations plus précises et des vues mieux fondées que leurs administrations centrales.
Le lendemain, 25 octobre, John Foster Dulles confirmait à l'ambassadeur de France Hervé Alphand, qu'il était “mal informé des récents développements de cette affaire” et qu'il s'agissait maintenant de renverser une tendance qui avait trop longtemps existé aux Nations Unies et qui consistait à laisser entrer dans le “club” n'importe quel État se prévalant d'une indépendance vieille d'une semaine à peine; restait à vérifier avec M. Cabot Lodge si la chose était matériellement possible. Le secrétaire d'Etat américain avait d'ailleurs exprimé déjà cette opinion lors d'un entretien qu'il avait eu à Rome, quelques jours auparavant, avec Maurice Couve de Murville, lorsque le chef de la diplomatie française avait soulevé devant lui la question de la Guinée.
Le 28 octobre, un mois jour pour jour après le référendum, la délégation française à New York découvre avec beaucoup d'habileté une formule qui permettrait effectivement d'empêcher l'admission rapide de la Guinée à l'ONU. En effet, comme Guillaume Georges-Picot, fier de sa trouvaille, le signale immédiatement à Paris : “il ne dépend pas directement des membres des Nations Unies que la question de l'admission de la Guinée soit posée ou non au cours de la présente session. Cela peut se produire à tout moment sur l'initiative du pays intéressé, seul qualifié aux termes de l'article 58 du Règlement intérieur du Conseil de sécurité pour poser sa candidature en présentant au secrétaire général une demande, qui peut être un simple télégramme. L'unique façon d'éviter l'admission de la Guinée à cette session est d'amener M. Sékou Touré à ne pas présenter de demande avant l'année prochaine.”
Formule vraiment subtile, en effet ; car il s'avère que personne n'a dû informer le chef du gouvernement guinéen, peu averti des procédures, qu'il doit déposer une demande formelle d'admission ; on devrait s'abstenir de le lui dire, ou, s'il l'apprenait, on devrait le convaincre de ne pas écrire à Dag Hammarskjold. Admirable jeu de défausse également de la part de la Mission permanente de la France auprès de l'ONU : la bataille quitterait le front difficile du Palais de verre des Nations Unies à New York pour se livrer directement à Conakry. Et Guillaume Georges-Picot suggère à demi-mot que, puisque la partie est quasiment perdue d'avance aux Nations Unies, c'est à Paris de jouer pour que la partie ne s'y engage pas !
Le secrétaire général a de son côté confirmé que s'il recevait une demande formelle de la Guinée, il serait obligé de la faire connaître immédiatement aux membres du Conseil de sécurité, et que n'importe lequel de ces derniers, l'Union soviétique ou l'Irak par exemple, pourrait en demander l'inscription à l'ordre du jour.
Ce même 28 octobre, on apprend que Londres s'apprêterait à reconnaître la République de Guinée dès le lendemain, et que les pays du Commonwealth en seraient immédiatement informés 115. Cette reconnaissance n'impliquerait cependant pas l'établissement immédiat de relations diplomatiques, non plus que l'appui à l'entrée de la Guinée à l'ONU. Au reçu de cette information, Washington envisage d'en faire très rapidement de même. Et le Département d'État demande si la France ne pourrait pas déclarer publiquement qu'elle a l'intention de présenter elle-même la candidature de la Guinée à la session de l'Assemblée générale de 1959, après que toutes les négociations et les accords aient été conclus. Ceci aurait permis aux États-Unis et au Royaume-Uni d'informer Sékou Touré de leur soutien à cette formule.
La balle est ainsi revenue dans le camp français. Fin octobre, sentant que la pression en faveur de la reconnaissance se fait trop forte, Paris module son argumentation et constate, par un télégramme du 30 octobre adressé aux principaux postes diplomatiques, que “les gouvernements amis se sont abstenus de prendre des décisions hâtives … mais que certains ont attiré l'attention du gouvernement français sur les inconvénients que risquait de comporter, pour leurs intérêts propres, la prolongation d'un tel état de choses … Compte tenu de cette situation, il apparaît possible de retirer les objections formulées contre la reconnaissance de l'indépendance de la Guinée par des gouvernements amis. Paris a pour sa part dès le 29 septembre pris acte du fait qu'une situation nouvelle, ayant des conséquences internationales, existait à la suite du vote négatif de la Guinée. Il peut donc admettre que les gouvernements amis reconnaissent l'existence d'une entité nouvelle pouvant prétendre à l'exercice de l'ensemble des compétences internationales alors qu'elle n'est pas actuellement en mesure de les exercer toutes. Toutefois, pour des raisons politiques qu'il a exposées à ces gouvernements, il souhaite que ceux-ci ne tirent pas, pour le moment, toutes les conséquences d'une reconnaissance … Vous pourrez faire savoir au gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité :

Paris a donc bien senti qu'il fallait lâcher du lest pour ce qui est de la reconnaissance de la Guinée, mais le gouvernement français espère encore gagner la bataille de l'admission du nouvel État.
Le 1er novembre 1958, le président Eisenhower envoie un télégramme à Sékou Touré 116 :

“Cher monsieur le Premier Ministre ; me référant aux aimables messages que vous m'avez adressés le 2 octobre et le 13 octobre, j'ai le grand plaisir de vous renouveler les voeux très sincères que je formule pour l'avenir de la Guinée et qui vous ont déjà été transmis par notre consul général à Dakar, et de vous faire savoir que le gouvernement des États-Unis reconnaît formellement votre gouvernement. Sincèrement.
Signé : Dwight Eisenhower”.

Le Département d'État précise à l'ambassade de France que les États-Unis n'ont pas pour le moment l'intention d'envoyer de représentant à Conakry, ni même de nommer M. Dumont chargé d'affaires. Mais il fait pour la première fois allusion à un “émissaire” dont Sékou Touré a dans son deuxième télégramme écrit qu'il avait l'intention de l'envoyer en mission à Washington pour porter au gouvernement américain un message de bonne volonté. Il est infiniment probable qu'il songeait déjà, en rédigeant son texte le 13 octobre, à Diallo Telli, qui sera d'ailleurs nommé deux jours plus tard ambassadeur, représentant personnel de Sékou Touré.
Du côté français, on se prépare donc, avec une ardeur redoublée, à tenter d'empêcher l'admission de la Guinée aux Nations Unies, en tenant compte de la nouvelle situation créée par les reconnaissances qui interviennent maintenant en série du côté occidental. Bien entendu, Paris ne se sent guère en mesure d'effectuer la démarche qui consisterait à prier Sékou Touré de ne pas présenter dès cette année la demande d'admission et à promettre de la parrainer l'année suivante. Si véritablement Sékou Touré n'avait pas encore compris qu'il lui fallait prendre lui-même l'initiative de déposer une demande formelle, une telle démarche lui en eût évidemment donné l'idée. Il parait d'ailleurs certain que Diallo Telli, diplômé de l'École Nationale de la France d'Outre-mer, et également licencié en droit, ayant donc suivi des cours de droit international public, excellent juriste, remarquable exégète de textes, avait déjà à cette époque informé le leader guinéen des détails de la procédure d'admission tels qu'ils figurent dans la Charte de l'ONU et dans les règlements intérieurs de l'Assemblée générale et du Conseil de sécurité.
Il faut donc que la France recherche les voix sur lesquelles elle pourrait compter pour empêcher que le Conseil de sécurité ne recommande l'admission ; à défaut de recourir au brutal et impopulaire veto, il faudrait obtenir que quatre pays — outre la France — s'abstiennent pour que la fatidique majorité de sept voix ne soit pas atteinte. Étant donnée la composition du Conseil en 1958 117, Paris estime pouvoir compter sur les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et peut-être la Chine (nationaliste). Pour mieux convaincre cette dernière, on fera remarquer aux représentants de Chang Kai-chek que Sékou Touré a commis la maladresse d'informer à la fois et en même temps Pékin et Formose de l'indépendance de la Guinée !
Mais, avec cinq membres s'abstenant, on peut simplement faire échouer une résolution recommandant l'admission de la Guinée ; si l'on pouvait s'assurer de sept voix au lieu de cinq, il serait même possible de reprendre l'initiative et de proposer un projet de résolution préconisant l'ajournement pur et simple, ou différant l'admission à une date ultérieure. Ces deux voix supplémentaires, Paris va s'efforcer de les trouver en intervenant auprès de Panama et de la Colombie.
L'argumentation française s'infléchit encore quelque peu. Outre les considérations juridiques, on fait valoir que la Communauté franco-africaine née de la Constitution de 1958 est en jeu et qu'il faut éviter de la compromettre au moment même de sa naissance. On utilise même un registre dont on s'étonne aujourd'hui de le trouver énoncé de cette manière par le gouvernement du général de Gaulle, qui fera preuve, plus tard, de tellement plus de compréhension vis-à-vis des positions du Tiers monde et du non-alignement, mais qui montre combien l'affaire guinéenne était à Paris un sujet de préoccupation, voire d'agacement, sinon de colère: “Il appartient aux pays de vieille civilisation, dans l'intérêt de l'Organisation des Nations Unies elles-mêmes et de la défense des idéaux de l'Occident, de résister aux pressions démagogiques encouragées par les Soviétiques. Il est conforme à l'esprit et à la lettre de la Charte que le Conseil de sécurité y serve”, trouve-t-on dans un télégramme en date du 2 novembre adressé “en priorité absolue” à Washington, Londres, New York et Ottawa.
Il est vrai qu'à Moscou, le rôle de l'Afrique dans la politique mondiale a fait l'objet, le 31 octobre, d'une conférence faite aux cadres du Parti par le camarade Azousmanovitch ; celui-ci a déclaré qu'il fondait de grands espoirs sur la Guinée, plus grands même que sur le Ghana, où s'exerçait une forte influence américaine ; après avoir accusé les puissances impérialistes de faire le blocus du jeune État, il a précisé qu'un émissaire guinéen, Antoine Lama, était arrivé de Conakry à Moscou huit jours à peine après la proclamation de l'indépendance afin de solliciter l'octroi d'une assistance économique. Bien entendu, l'URSS, à l'instar de la plupart des pays communistes, n'avait pas tardé à reconnaître officiellement la Guinée.
Le 4 novembre, Guillaume Georges-Picot rencontre dans les couloirs des Nations Unies le représentant d'Haïti, M. Sylvain, qui lui annonce que Sékou Touré en personne viendrait à la fin du mois à New York pour y présenter lui-même la candidature de la Guinée; ce n'est encore qu'une rumeur, mais on devine qu'elle accroît l'inquiétude de Paris, qui ne dispose guère des moyens de la vérifier, et encore moins de contrecarrer cette démarche si elle était averee. Par ailleurs, on apprend que la délégation marocaine s'active en faveur de la candidature guinéenne, et qu'en particulier, l'un de ses membres, Bey Ould Sidi Baba, d'origine mauritanienne, se présente comme le porte-parole officieux de Sékou Touré, qu'il aurait rencontré à plusieurs reprises récemment.
L'ambassadeur Georges-Picot a également une conversation avec le délégué de la Colombie, M. Araujo, qui lui confirme “ … qu'il existait aux Nations Unies un préjugé favorable à l'égard de tout pays nouveau-né ; plus le nouveau-né était faible et incapable, plus les dispositions à son égard étaient favorables et plus l'on estimait qu'il avait besoin de l'appui des Nations Unies pour grandir et se renforcer, surtout s'il semble en conflit avec son ancienne métropole ; à son avis, tous les arguments que la France pourrait présenter pour démontrer que la Guinée n'est pas actuellement majeure et mûre ne feraient que renforcer le préjugé favorable qui existait à son égard. Ce que Paris ferait pour retarder l'entrée de la Guinée alors que la France acceptait son indépendance serait interprété comme une manifestation de mauvaise humeur et de rancune qui ne trouvera aucun écho.”
Georges-Picot a beau répliquer que la situation de la Guinée n'est en rien comparable à celle du Cambodge, du Laos, du Maroc ou de la Tunisie, qui ont été admis car il s'agissait là de véritables États dotés d'un souverain traditionnel, d'une administration ancienne, d'une histoire propre, en rien comparable non plus à celle du Ghana et de la Malaisie, dont l'indépendance était intervenue à la suite de longues négociations avec le gouvernement britannique, il est obligé de conclure son compte-rendu : “mon interlocuteur a paru sensible à mon argumentation, mais je ne suis pas certain de l'avoir convaincu”. Allons, la voix de la Colombie au Conseil se prononcera pour la Guinée !
De plus, le gouvernement américain donne une information inquiétante : la Chine nationaliste voterait en faveur de la Guinée. Et à Londres, l'ambassadeur Jean Chauvel a l'impression très nette que le Foreign Office ne joue pas franc jeu : le chef du Département Afrique lui a dit en effet qu'il penchait personnellement en faveur de l'abstention, mais qu'il ne pouvait préjuger la position que prendrait fmalement le ministre, M. Selwyn Lloyd ; et l'ambassadeur conclut : “Je ne puis donc garantir que l'appui effectif de la délégation britannique nous soit acquis dans tous les cas, si la question de la Guinée vient effectivement à se poser devant les Nations Unies.”
Le 5 novembre, l'ambassadeur Hervé Alphand a un entretien avec le secrétaire d'État John Foster Dulles ; celui-ci serait favorable à une abstention américaine et à une période probatoire pour la Guinée, mais “à la condition que tout ceci puisse être obtenu sans que les États-Unis aient à payer un prix excessif', c'est-à-dire entrer en conflit ouvert avec le groupe afro-asiatique et paraître soutenir un ancien colonisateur. Dulles ajoute qu'il souhaiterait connaître très vite le texte de la déclaration que le délégué de la France prononcerait à la séance du Conseil de sécurité; “nous vous dirions notre sentiment sur cette présentation, et si celle-ci nous paraissait insuffisamment motivée, nous serions obligés, bien contre notre gré, de laisser aller les choses.”
Un peu partout dans le monde, les représentants de la France ont multiplié les démarches pour expliquer la position française et demander qu'au moment du vote éventuel à l'Assemblée générale, les États amis ne votent pas en faveur de l'admission. Buenos Aires, Ankara, Guatemala, Asunción, Santiago du Chili, Rio de Janeiro, La Havane (on est encore deux ans avant l'avènement de Fidel Castro),

[Erratum. — Ces tractations précèdent de quelques mois seulement l'ascension de Fidel Castro au poste de Premier ministre de Cuba, le 16 février, 1959. — T.S. Bah]

d'autres capitales encore, font preuve de compréhension, mais ne promettent rien et réfèrent le problème aux délégations de leur pays auprès des Nations Unies à New York.

Tout ceci amène Georges-Picot à tirer, le 5 novembre, des conclusions lucides et désabusées à l'intention de Paris :

“Etant donné les conditions qui prévalent ici, le seul moyen satisfaisant pour essayer d'empêcher l'entrée de la Guinée … aurait été d'obtenir de M. Sékou Touré l'engagement de ne pas présenter sa candidature cette année … Un autre moyen, d'une efficacité certaine, mais qui n'est pas satisfaisant, serait l'usage du veto. Il doit être écarté pour plusieurs raisons … :

  • Bien que nous n'ayons jamais à ma connaissance renoncé à utiliser notre droit de veto à l'encontre de l'admission d'un État, nous avons toujours eu sur ce point une attitude très libérale 118
  • l'exercice du droit de veto nous mettrait en conflit ouvert avec la Guinée et compromettrait le règlement du contentieux franco-guinéen
  • il convient de ne pas perdre de vue qu'un débat sur l'admission de la Guinée… interviendrait vraisemblablement vers la même époque que la discussion du problème algérien ; il est certain qu'une attitude négative de notre part à l'égard de la Guinée, pour légitime qu'elle soit, entraînera un débat … en séance plénière au cours duquel nos adversaires s'efforceront de compromettre l'effet très heureux sur l'opinion internationale des résultats du référendum, de la création d'une Communauté française et des déclarations (du général de Gaulle) sur l'Algérie, qui les gênent.

Toutes les autres manoeuvres que nous avons envisagées en dehors de la négociation directe ou du veto, ne sont que des palliatifs et des combats d'arrière-garde qui pourront nous faire gagner quelques jours, mais qui ne sont pas de nature à nous permettre d'obtenir un ajournement à la 14ème session … à moins que le gouvernement français n'obtienne du plus grand nombre possible de gouvernements représentés au Conseil … l'engagement formel de bloquer la candidature guinéenne à cette session, quelles que soient les pressions exercées sur eux.
Les délégations de ces pays à l'ONU me paraissent prêtes à toutes les compromissions. Ce que nous constatons à Washington où M. Foster Dulles a une attitude nette et ferme alors que la délégation des États-Unis à New York est évasive, se produit également en ce qui concerne le Royaume-Uni et les autres États membres, dont les délégations ne résistent pas à l'atmosphère démagogique des milieux de l'ONU.” Le lendemain, Guillaume Georges-Picot est encore plus précis ; il vient de s'entretenir avec son collègue américain Cabot Lodge; celui-ci lui dit qu' “il était impensable que les États-Unis, avec leur nombreuse population ‘nègre’ et les difficultés rencontrées à Little Rock 119, prennent position contre l'admission d'une république noire à l'ONU.” “Je ne sais,” poursuit Cabot Lodge, “quelle sera l'attitude du Département d'État, mais en tant que chef de la délégation américaine, ma réaction d'homme politique est que nous ne pourrons nous opposer à l'entrée de la Guinée aux Nations-Unies si elle pose sa candidature.”
Désormais Guillaume Georges-Picot ne se fait plus d'illusions, si tant est qu'il en ait jamais eu : la question guinéenne viendra devant le Conseil de sécurité et il faudra définir une position qui tienne compte de la détermination de Paris de voir l'entrée de la Guinée ajournée, mais aussi de la nécessité de préserver l'influence et la crédibilité de la France dans l'enceinte des Nations Unies, qu'il connaît mieux que personne.
Aussi rédige-t-il, au cours des premiers jours de novembre, plusieurs projets de déclarations à ce sujet. Un moment, il songe à adresser à Paris un texte très provoquant, dont l'outrance montrerait à Paris qu'un veto serait impossible à justifier et que notre argumentation poussée à l'extrême serait absurde ; un discours du genre : “La Guinée est une vague entité, ce n'est même pas un État ; les personnes qui la dirigent sont des incapables ; le soi-disant gouvernement guinéen n'a pas les capacités de diriger le pays ; rien ne nous dit que la Guinée existera encore demain … ”. Mais Guillaume Georges-Picot est trop fin diplomate pour user de telles provocations, d'autant plus qu'il croit savoir que le général de Gaulle prenait connaissance personnellement de tout ce qui concernait la Guinée et qu'il ne sait pas comment il réagirait à ce procédé.
Aussi transmet-il le 8 novembre un autre de ses avant-projets. “Les propositions qu'il contient,” prend-il la précaution d'expliquer, “ne sont à ce stade que des suggestions soumises au Département. Le texte est élaboré compte tenu de l'atmosphère aux Nations-Unies et utilise certains arguments sentimentaux et simplistes qui sont, vous le savez, accueillis en général ici avec faveur … ”. Subtile candeur destinée à faire progresser les esprits parisiens vers une solution raisonnable 120.

Il serait trop long de citer ici l'intégralité de ce texte très adroitement construit, mais qui finalement ne fut pas prononcé ; il commence par une reprise habile des arguments juridiques déjà exposés, puis affirme que la France a une responsabilité particulière dans le devenir de la Guinée rappelle qu'elle a reconnu son indépendance, mais souligne que si au cours des années précédant leur indépendance, les anciennes colonies ont pu prendre progressivement en mains la gestion de leurs affaires intérieures, elles n'ont pas pu faire l'apprentissage de la vie internationale. Et il conclut son projet de la manière suivante :

“Aucun effort ne doit être ménagé pour que le nouvel État puisse participer au plus tôt aux travaux des Nations Unies ; mais il lui appartient, par l'élaboration des textes fondamentaux de sa République, par la mise en place de ses institutions, par la création des services indispensables à la conduite des affaires extérieures … de nous prouver qu'il est, au sens de l'article 4 de la Charte, capable d'en remplir les obligations, c'est-à-dire qu'il constitue une organisation politique efficace. Nous sommes persuadés pour notre part que la Guinée aura satisfait dans un proche avenir à toutes les conditions que le souci de son propre intérêt comme celui des Nations Unies nous commande de lui poser. Nous serons alors les premiers à exiger son entrée au sein de l'Organisation et nous ne doutons pas que cette accession se fera à l'unanimité.”

Il est évident que le texte proposé à Paris conduit logiquement à l'abstention de la France, et non à un veto. Le 12 novembre, le groupe des pays africains à l'ONU (appelé le “Groupe des puissances d'Accra”) se réunit et décide de dépêcher à Conakry une mission pour s'y enquérir des souhaits guinéens ; de son côté, la Tunisie y envoie également une délégation dirigée par Mohamed Masmoudi, ancien ambassadeur à Paris, et composée de membres de l'Assemblée constituante tunisienne, de fonctionnaires et de syndicalistes.
Le 14 novembre, le nom de Diallo Telli apparaît pour la première fois dans un télégramme de Paris, adressé en “Immédiat” à Georges-Picot et à ses collègues à Washington et à Londres, avec comme objet: “Départ d'un envoyé guinéen à New York”. Son texte est bref :

“Selon une information parvenue de Dakar, M. Diallo Telli, envoyé du gouvernement guinéen, est parti ce matin de Conakry par avion pour Londres, New York et Washington. Il s'arrêterait à Paris à son retour. Veuillez me communiquer les renseignements que vous pourriez recueillir.”

Le lendemain, Paris donne de nouvelles précisions :

“M. Diallo Telli arrivera à Londres le lundi 17 novembre, puis il se rendra à Washington dans le courant de la semaine. Il est porteur de messages du président Sékou Touré 121 l'accréditant en qualité d'ambassadeur et d'envoyé extraordinaire auprès de Londres et de Washington, chargé d'une mission de bonne volonté. Il est également porteur d'un message destiné à M. Hammarskjold concernant la demande d'admission de la Guinée aux Nations Unies. Ce dernier message ne sera remis à son destinataire qu'après consultation et, pense-t-on, après approbation de Londres et de Washington. Je vous prie de bien vouloir à l'occasion de la mission de M. Telli rappeler au gouvernement du pays de votre résidence notre position concernant l'admission de la Guinée au cours de la présente session. Je vous signale également pour votre information que M. Sékou Touré se rend à Monrovia le lundi 17 novembre pour 24 heures et sera à Accra en visite officielle le mercredi 19 novembre.”

En fait, une partie seulement de ces informations est exacte ; Diallo Telli n'arrivera à Londres et à Washington que dans les derniers jours de novembre. Entre-temps, Sékou Touré lui a demandé de l'accompagner dans son voyage dans les deux seuls États africains indépendants et proches de la Guinée : le Liberia et le Ghana. Ces quelques journées auprès de Sékou sont importantes pour Telli, qui va pour la première fois le côtoyer vraiment, alors qu'il le connaît encore bien peu et qu'il n'a jamais travaillé avec lui ou pour lui. Il est d'autant plus anxieux de bien faire qu'il a très vite compris l'importance de cette première mission : il sait depuis deux ou trois jours seulement qu'il devra aller plaider à Londres, Washington et New York le dossier d'admission de la Guinée ; et, ignorant encore tout des irritations parisiennes et des démarches françaises, il espère que ce pourra être avec l'appui de la France.
Le pense-t-il parce que Sékou Touré le souhaite lui aussi, ou ce dernier dispose-t-il maintenant d'éléments qui lui enlèvent toute illusion sur l'attitude de Paris à son égard ? Le pense-t-il parce que tel est son espoir personnel et parce que quelques amis français, apprenant quelle serait sa première mission, lui ont laissé entendre qu'il n'y aurait “aucun problème” et que la première Assemblée générale des Nations Unies tenue après le retour du général de Gaulle au pouvoir ne pouvait pas voir la France s'opposer à l'entrée d'un nouvel État francophone, d'une ancienne colonie française devenue indépendante sans effusion de sang, d'un territoire qui n'avait fait que profiter d'une disposition d'un référendum que le général avait lui-même souhaitée ?
Il y avait là en effet pour beaucoup d'observateurs quelque chose de contraire à la vocation émancipatrice de la France ; il leur paraissait incompréhensible de voir la France nier face à la communauté internationale ce qu'elle avait elle-même permis d'obtenir et qui pouvait passer pour un modèle de décolonisation pacifique. Mais ces observateurs n'avaient pas encore compris la profondeur de la tristesse et plus encore du ressentiment éprouvés par le général de Gaulle devant un ‘non’ adressé à la France à travers sa personne 122.
Sékou Touré, accompagné d'une délégation qui inclut Diallo Telli et Camara Faraban, arrive à Accra où l'attend Kwame Nkrumah ; c'est, à l'exception d'une brève escale d'une journée à peine à Monrovia, le premier déplacement officiel à l'étranger du chef du gouvernement guinéen. La France est représentée à Accra par Louis de Guiringaud, qui a pris ses fonctions le 7 juillet 1957, quelques semaines après l'indépendance du pays ; il y restera jusqu'en mars 1961. Guiringaud a donc assisté, en voisin presque immédiat, aux événements qui ont amené la Guinée à l'indépendance; il dira à l'auteur avec son franc-parler habituel, bien des années après, alors qu'il est ministre des Affaires étrangères du président Valéry Giscard d'Estaing :

“La manière dont la France a quitté la Guinée après les résultats du référendum et la proclamation de l'indépendance était brutale et injustifiable ; elle n'était pas digne de notre pays” 123

L'ambassadeur de Guiringaud voit donc Sékou Touré et Diallo Telli arriver au Ghana sept semaines après l'indépendance de la Guinée.

Il semble certain aujourd'hui que Sékou Touré, déçu mais convaincu de la “défaillance” française, espérait beaucoup que les États-Unis patronneraient la candidature guinéenne à l'ONU ; c'était là la première mission assignée à Diallo Telli lorsqu'il arriverait à Washington (bien que celui-ci n'ait pas encore perdu tout espoir du côté de Paris) ; si les Américains à leur tour se dérobaient, Sékou Touré demanderait au Ghana de parrainer la candidature de la Guinée 124.
C'est du moins ce que Diallo Telli, accompagné de Faraban Camara, affirme à l'ambassadeur des États-Unis dans la capitale ghanéenne, Wilson C. Flake ; après l'entretien, ce dernier le confie à mots couverts à Guiringaud, et ajoute qu'à son avis, il lui paraît bien difficile que les États-Unis repoussent les avances des jeunes États sous-développés alors que les Russes et les Afro-asiatiques sont tout prêts à les accueillir. Selon le diplomate américain, Diallo Telli aurait ouvertement manifesté le regret que dans la tâche difficile qui l'attendait, l'appui de la France et de ses représentants lui soit en un tel moment refusé.
Puis, le 24 novembre, l'ambassadeur de Guiringaud rapporte une conversation qu'il a eue avec Diallo Telli ; cette entrevue a été demandée tout à fait officiellement, et par conséquent avec l'accord de Sékou Touré; celui-ci, qui se trouve encore dans la capitale ghanéenne, est d'autant mieux au courant qu'il demande à Telli de remettre à Guiringaud une lettre personnelle qu'il adresse au général de Gaulle. Diallo Telli fait à l'ambassadeur les commentaires suivants : Sékou Touré, qui lui en avait longuement parlé et qui lui avait même montré la lettre après l'avoir rédigée la veille dans la résidence mise à sa disposition par Nkrumah, espérait vivement que le général de Gaulle prendrait connaissance lui-même de son message personnel et y répondrait; toute l'atmosphère des relations entre Conakry et Paris en serait transformée du jour au lendemain ; le problème de la reconnaissance disparaîtrait ; la mission confiée à Diallo Telli lui-même serait interrompue ; la mise en oeuvre de la déclaration d'intention signée la veille avec le Ghana pourrait être ajournée 125.
Telli éprouve le besoin de préciser à son interlocuteur qu'il ne s'agit pas là de commentaires personnels, mais de la position que Sékou Touré lui-même lui a dictée. Il ajoute que dès son arrivée à Londres, il se mettrait en relation avec l'ambassadeur de France au Royaume-Uni pour connaître les éventuelles réactions du général de Gaulle à cette nouvelle lettre ; en fonction de celles-ci, il demanderait des instructions appropriées à Conakry.
Voici le texte de cette lettre au général de Gaulle, datée du 23 novembre 1958, jour même de la signature de la Déclaration d'Accra :

“Excellence, j'ai l'honneur de porter à votre haute connaissance la décision de mon Gouvernement de solliciter son admission en qualité de membre de l'ONU au cours de l'actuelle session de l'Assemblée générale.
En raison des liens de toutes sortes qui nous ont unis dans le passé et qu'il nous apparaît hautement souhaitable de sauvegarder dans l'intérêt commun de nos deux Peuples, j'ai jugé tout naturel de saisir Votre Excellence de cette affaire à laquelle nous attachons la plus haute importance. Compte tenu de ce passé commun, je crois pouvoir vous demander que la France assume le parrainage de notre candidature et veuille ainsi, dans un esprit d'amitié, guider nos premiers pas sur la scène internationale. Nous attacherions le plus grand prix à connaître vos sentiments sur cette question, afin de nous permettre de donner en temps utile les instructions adéquates à notre plénipotentiaire qui quittera demain Accra pour la Grande Bretagne et les États-Unis d'Amérique.
Veuillez agréer, Excellence, les assurances de notre très haute et très déférente considération.
Signé : Ahmed Sékou Touré”

De son côté, le haut commissaire britannique au Ghana a prié Diallo Telli de venir le voir pour étudier avec lui les modalités de sa visite à Londres ; mais on a également parlé d'autre chose, qui inquiète beaucoup Paris. C'est Telli lui-même qui — par une voie indirecte — fera à Guiringaud un compte-rendu de cette conversation qui paraît l'avoir beaucoup impressionné, car elle semble démontrer que Londres ne croit pas en une réconciliation rapide de la Guinée et de la France. (voir le chapitre sur les relations de la Guinée avec les pays occidentaux).
Il n'empêche que l'on commence à s'interroger, à Paris, sur les intentions réelles de la Grande Bretagne vis-à-vis de la Guinée 126.
Dans un entretien — tenu secret — qu'ont le dernier soir Sékou Touré, Diallo Telli et Faraban Camara avec Louis de Guiringaud, le leader guinéen plaide une fois de plus pour un assouplissement de l'attitude française vis-à-vis de son pays ; il rappelle les nombreux messages qu'il a déjà adressés à Paris sur les sujets les plus divers sans recevoir de réponse ; et il réaffirme qu'il souhaite l'appui de la France pour entrer aux Nations Unies 127.
Au cours de cette conversation qui dure deux heures, et dont Louis de Guiringaud, vingt-cinq ans plus tard, gardait encore un souvenir très précis, Sékou Touré explique également le sens de la Déclaration d'intention sur l'Union Ghana-Guinée : il cherche visiblement à en minimiser l'impact sur son interlocuteur français et prétend même que la délégation guinéenne s'est trouvée, en arrivant l'autre jour à Accra, devant un projet d'accord équivalant à peu près à une véritable intégration ; elle a combattu pour sa souveraineté récemment acquise et a cherché à limiter la portée de l'Union, qui aura dans un premier temps pour tâche d'harmoniser la politique des deux pays et de préparer un futur “noyau des États-Unis d'Afrique occidentale”. Telli de son côté précisera que c'est à la demande des Guinéens qu'il a été expressément spécifié dans la Déclaration que l'Union ne saurait en aucune façon affecter les relations présentes ou à venir du Ghana avec le Commonwealth ou de la Guinée avec l'“ensemble français” ; cette dernière expression viserait, selon Sékou Touré lui-même, à la fois la France et la Communauté.
Près de deux mois après le 28 septembre, Conakry ménage donc encore Paris ; mais il est possible aussi que Telli insiste davantage sur les aspects positifs que sur les ombres au tableau ; quant à Louis de Guiringaud, il m'a dit qu'il avait lui aussi cherché à préserver dans sa présentation les chances d'un arrangement.
Avant de quitter Accra pour Londres, où il arrive le 25 novembre, Diallo Telli accorde une interview au quotidien ghanéen Daily Graphic ; à propos de l'Union Ghana-Guinée, il y dit “que les fiançailles ne conduisent pas forcément au mariage, que la Guinée est prête à conclure le mariage, mais qu'elle aurait préféré réaliser l'unité et l'indépendance au sein de l'ensemble français.” Il ajoute que la décision ne dépend pas de la Guinée seule, mais aussi de la France.
A Londres, Telli est reçu par plusieurs personnalités britanniques, en particulier le 26 novembre par Selwyn Lloyd, Secrétaire au Foreign Office. Il semble que ses interlocuteurs à Londres aient effectivement cherché à dissuader l'envoyé guinéen de présenter de manière précipitée une demande d'admission aux Nations Unies, ajoutant que la conversation qu'il aurait avec le secrétaire général des Nations Unies serait à cet égard des plus utiles. Le Secrétaire au Foreign Office s'est également enquis avec intérêt des détails de l'Union Ghana-Guinée, dont Londres n'avait été aucunement informé 128.

Mais c'est aussi à Londres que Telli apprend la nouvelle fin de non-recevoir opposée par le général de Gaulle au message que lui adressé Sékou Touré depuis Accra. Au correspondant de l'Agence France-Presse dans la capitale britannique, Telli affirme que le chef du gouvernement guinéen va publier toutes les notes, lettres et télégrammes échangés entre la Guinée et la France depuis le 28 septembre, pour démontrer ainsi la bonne volonté manifestée par Conakry ; il annonce aussi la fin de la mission confiée à Nabi Youla à Paris ; il précise enfin que Sékou Touré est décidé à présenter la demande d'admission de son pays aux Nations Unies “quoi qu'il arrive” ; enfin, il ajoute avec un ton inhabituel dans ce genre d'interview, qu'il devait encore téléphoner à Sékou Touré “pour le supplier d'attendre quelques heures avant de précipiter une rupture avec la France.”
Après avoir eu plusieurs entretiens avec le représentant du Ghana à Londres, Telli quitte la capitale britannique pour se rendre à Washington, sans passer par New York comme il en avait un temps manifesté l'intention. Dans la capitale fédérale, où il loge chez l'ambassadeur du Ghana, Telli téléphone dès le 30 novembre, jour de son arrivée, à la résidence d'Hervé Alphand, l'ambassadeur de France. C'est dimanche. L'ambassadeur est absent ; c'est du moins ce que l'on répond à Telli ; mais celui-ci est maintenant sans illusions : il devine que c'est sur instructions venues de Paris qu'on ne veut pas lui parler (ce qui lui sera confirmé un peu plus tard par des amis français diplomates 129). Et il ne prendra plus contact avec l'ambassade de France au cours des deux journées qu'il passe à Washington. Le 1er décembre, il est reçu par le sous-secrétaire d'État adjoint, Murphy, puis par Christian Herter, le secrétaire d'État adjoint. Le secrétaire d'État John Foster Dulles est absent de la capitale. Les interlocuteurs de Telli sont frappés par sa ferme détermination à présenter la demande d'admission de la Guinée le lendemain même de son arrivée à New York, et par son insistance à solliciter l'appui des États-Unis. Telli a également indiqué qu'il comptait s'installer à New York, car il espérait bien participer lui-même aux travaux de la fin de la session onusienne ; il a cependant laissé entendre qu'il serait aussi chargé de l'ambassade de Guinée à Washington. Enfin — et l'on remarque que c'est une préoccupation constante chez lui — Telli ne cache pas à ses interlocuteurs le regret qu'il éprouve à constater la détérioration des rapports franco-guinéens et il exprime l'espoir qu'un “miracle” viendra encore dissiper la présente crise.
A New York cependant, prochaine et ultime étape de l'émissaire guinéen, la délégation française s'attend à un débat imminent au Conseil de sécurité. D'une certaine manière, elle souhaite même que ce débat ait lieu au mois de décembre, car la présidence de cet organe de l'ONU change tous les mois en fonction de l'ordre alphabétique anglais ; or, en décembre 1958, c'est le représentant suédois Gunnar Jarring qui préside ; il est de la même nationalité que le secrétaire général Dag Hammarskjold, et Georges-Picot pense qu'il sera plus compréhensif que la Tunisie, dont l'incisif ambassadeur Mongi Slim présidera le Conseil en janvier 1959, ou que l'Union soviétique, dont le virulent ambassadeur Sobolev en dirigera les débats en février.
D'un autre côté, retarder l'admission de la Guinée pour empêcher que sa voix ne vienne dès la présente session s'ajouter à celles des adversaires de la France, s'avère un calcul illusoire : en effet, on apprend que le président de la 13ème session, le ministre libanais des affaires étrangères Charles Malik, a l'intention de demander que la session se prolonge au cours des premiers mois de 1959, au lieu de se terminer, comme d'habitude, avant Noël, de manière à rendre possible la poursuite de la discussion de questions comme celle de la fin de la tutelle du Cameroun. Et justement, la IVe commission (celle qui s'occupe de décolonisation) vote le 28 novembre une résolution qui décide que la XIIIème session de l'Assemblée générale reprendra le 20 février pour s'occuper du Cameroun.
Le 29 novembre est également parvenu de Paris le texte de l'intervention que Guillaume Georges-Picot devra prononcer devant le Conseil de sécurité si celui-ci examine le dossier guinéen ; il est beaucoup plus court et plus sec que le projet que l'ambassadeur avait adressé au Quai d'Orsay trois semaines auparavant. Sans doute reprend-il quelques unes des formules proposées par lui, mais la fermeté de ton de la nouvelle allocution frappe ceux qui en prennent connaissance à la délégation française.
Reconnaissant bien entendu le fait accompli en Guinée, elle met en avant la Constitution, le gouvernement et l'administration dont la Guinée s'est dotée en un très court laps de temps, le budget et “certains moyens de financement qui permettront sans doute de faire face aux besoins immédiats”, pour affirmer “que ces premiers résultats portent d'ailleurs témoignage de l'oeuvre accomplie par la France au cours des années précédentes pour permettre à la Guinée de prendre conscience de sa personnalité”.
Le nouveau texte escamote toute référence à un message que Sékou Touré avait adressé au général de Gaulle le 16 octobre (et auquel le projet de Georges-Picot faisait allusion). L'argumentation revient ensuite sur l'absence de négociations entre la Guinée, la France et la Communauté. Mais surtout, l'intervention tire parti de la signature, le 23 novembre, de la Déclaration d'intention sur l'Union Ghana-Guinée pour dresser un nouvel obstacle sur la voie de l'admission :

“Nous avons été par ailleurs surpris d'apprendre le résultat des conversations entre les chefs des gouvernements du Ghana et de la Guinée. Quelle est la nature exacte de l'union projetée ? Quelles sont ses conséquences dans le domaine international ? Quelle est enfin la portée exacte de la mention relative aux relations futures avec la Communauté française d'une part, le Commonwealth britannique d'autre part ? Si la Guinée et le Ghana créent, comme ils l'ont annoncé, une ”Union”, c'est celle-ci qui devrait siéger aux Nations Unies. Tant que la Constitution de cette Union n'est pas connue, le caractère d'État indépendant de la Guinée reste en suspens.”

Il ne manque à ce nouveau texte que la dernière phrase, celle qui indique la position que la délégation française prendra au moment de l'éventuel scrutin: vote pour (évidemment improbable), abstention, non participation au vote (ce qui est peu courant) ou enfin vote contre (ce qui équivaut à un veto s'il y a par ailleurs une majorité de voix en faveur de l'admission, ou simplement une voix négative parmi d'autres si la majorité requise de sept voix n'était pas atteinte).
Arrivé à New York le 2 décembre, Diallo Telli se rend immédiatement à la délégation du Ghana, dirigée par D.A. Chapman. En compagnie de ses collaborateurs S.A. Szirasa, F.S. Arkhurst et Y.B. Turkson, le diplomate ghanéen propose d'organiser très vite une réunion du groupe afro-asiatique, qui compte alors 28 membres. Les délégués francophones, encore peu nombreux, s'empressent auprès du nouvel arrivant: Mahdi Elmandjra et Bey Ould Sidi Baba, de la délégation marocaine, Mongi Slim, l'ambassadeur tunisien, et aussi les représentants du Front de Libération Nationale (FLN) algérien, qui participent officieusement aux réunions ; parmi ces derniers, Benyahia, futur ministre des affaires étrangères de l'Algérie.
Le matin du même jour, Telli demande une entrevue au service du protocole des Nations-Unies, pour, selon ses propres termes, “aller présenter ses lettres de créance au secrétaire général” ; dans son esprit, il s'agit évidemment de remettre à Dag Hammarskjöld la lettre de Sékou Touré le chargeant de mission ; mais le fonctionnaire du protocole onusien rembarre Diallo Telli et lui fait remarquer que, la Guinée n'étant pas à ce jour membre des Nations Unies, elle ne peut encore accréditer de représentant officiel auprès de l'ONU. Telli sollicite alors un simple rendez-vous avec le secrétaire général, qui lui est accordé pour le même jour à 17 heures.
L'ambassadeur Chapman, qui accompagne partout Telli (il est revenu le matin même avec lui de Washington) souhaite organiser aux Nations Unies une conférence de presse pour l'envoyé guinéen : mais le service de presse explique que seuls les pays membres peuvent prendre la parole dans les bâtiments officiels de l'ONU 130 ; Diallo Telli décide donc de tenir sa conférence dans les locaux de la délégation du Ghana, qui se trouve au 144 East 44ème rue.
A 13 heures, l'ambassadeur Chapman amène Telli dans les couloirs des Nations-Unies, alors que se terminent les débats de la 1ère Commission; la délégation française sort de la salle des séances et Diallo Telli vient au devant de Georges-Picot. Très embarrassé, car Paris lui donné instruction d'éviter tout contact avec l'émissaire guinéen, Guillaume Georges-Picot ne lui adresse que quelques mots et lui demande de se mettre en relations avec René Doise, un ancien de l'École Nationale de la France d'Outre-mer qui a connu Telli sur les bancs de l'avenue de l'Observatoire et qui est l'adjoint à New York de Jacques Kosciusko-Morizet, délégué de la France au Conseil de tutelle. Et comme Telli veut malgré tout lui exposer son désir et celui de son gouvernement de maintenir des liens avec la France, Georges-Picot lui répond qu'il ne lui appartient pas de discuter de cette question avec lui, car elle doit l'être directement entre les deux gouvernements, et il quitte rapidement les lieux.
Bien des années après, l'ambassadeur Guillaume Georges-Picot garde encore le souvenir gêné de cette période. Il me faut ici citer intégralement la lettre qu'il m'a écrite, d'une main tremblante, alors qu'âgé de 87 ans, il se trouvait dans une maison de retraite (il devait mourir quelques jours plus tard), et qui complète le témoignage oral qu'il m'avait donné auparavant :

“Cormeilles-en-Parisis, le 8 février 1985
Cher Ami, je vous remercie de votre lettre du 29 janvier. Comme vous avez raison de vouloir consacrer un livre à la réhabilitation de Diallo Telli, qui a été un vrai martyr, condamné par Sékou Touré à mourir de faim en prison, en partie à cause de sa francophilie …
Magistrat, je crois, de formation française, je l'ai connu lorsqu'il était à New York pour préparer l'entrée de son pays à l'ONU où j'étais moi-même le représentant permanent français. Diallo Telli m'est apparu, dès notre première rencontre, comme un ami de la France, très préoccupé de ne rien faire qui nous soit désagréable. La seule façon d'éviter cela, ou au moins d'en retarder autant que possible le moment, était de ne pas précipiter l'entrée de la Guinée à l'ONU et de la reporter en fin de session, quand les discussions et les votes sur les autres questions à l'ordre du jour, et notamment sur l'affaire algérienne, seraient terminés. C'est ce que souhaitait Diallo Telli, car il savait bien qu'une fois entré à l'ONU, il serait lié par des instructions catégoriques de voter contre nous dans le débat algérien, et il m'a supplié de faire tout mon possible pour lui éviter cette pénible situation.
Malheureusement, pour hâter l'entrée de la Guinée, il s'est monté une cabale dans laquelle les soi-disant “amis de la France” ont joué un rôle néfaste. L'un d'entre eux, auprès duquel je suis intervenu parce que comme président de l'Assemblée (il s'agissait du ministre libanais des affaires étrangères, Charles Malik), il pourrait jouer un rôle dans les manipulations de l'ordre du jour, m'a répondu :
“L'amitié de mon pays pour la France est trop connue pour me permettre de prendre une initiative, elle m'oblige à une certaine discrétion.” Je lui ai répondu : “L'amour platonique ne nous intéresse pas !”.

En réalité, la France a eu une attitude peu réaliste et peu courageuse dans cette affaire, et même peu logique. Elle aurait dû mettre son veto au Conseil de sécurité contre la candidature guinéenne… Mais a-t-on seulement présenté au Général (de Gaulle) la possibilité d'un veto dans l'affaire guinéenne ? Nous avions là l'occasion d'une attitude digne et logique et en même temps l'occasion d'interrompre l'automatisme avec lequel on avait pris l'habitude de considérer que tout État était qualifié pour entrer à l'ONU le jour même de son indépendance, sans période probatoire qui aurait permis de juger s'il avait une attitude conforme aux principes des Nations Unies qu'il s'était engagé à respecter. J'étais prêt à venir à Paris pour exposer mon point de vue au Général ; mais à toutes mes suggestions en ce sens, on a toujours répondu : “Cette affaire est traitée personnellement par le Général et il ne veut pas qu'on s'en mêle ; abstenez-vous de toute initiative.” Je regrette de ne pouvoir vous être plus utile, mais je suis à l'hôpital depuis huit mois avec une arthrose aiguë des deux genoux qui ne me permet même pas de me tenir debout. Sans secrétaire, sans dossiers, sans aucun document et avec une mémoire qui à 87 ans peut aussi avoir quelques défaillances. De plus, j'ai eu il y a quelques mois le bras droit légèrement paralysé et j'ai encore du mal à écrire, comme vous pouvez le constater.
Bien amicalement. Guillaume Georges-Picot.”

Lettre très émouvante, même si elle comporte quelques déviations par rapport à ce que l'intéressé m'avait lui-même raconté quelques mois plus tôt et par rapport aux documents qu'il m'a été donné de consulter, notamment en ce qui concerne le recours au veto, dont Georges-Picot semble au contraire, dans sa correspondance officielle, avoir relevé les inconvénients.
Guillaume Georges-Picot a par ailleurs fait à Paris une nouvelle proposition, qui ne sera pas retenue. Recevant le texte de l'intervention qu'on lui demande de prononcer au Conseil de sécurité, il demande s'il ne serait pas opportun de proposer une motion d'ajournement, ou d'introduire dans le projet de résolution admettant la Guinée un amendement prévoyant que cette admission serait effective seulement lors de la 14ème session, et il ajoute :

“Dans l'optique très particulière des Nations Unies, il serait important à mon avis que cette attitude d'opposition à une demande d'un État africain soit, si possible, présentée par M. Houphouët-Boigny que l'on connaît déjà aux Nations Unies. Je suis convaincu en effet que si nous voulons mettre toutes les chances de notre côté, nous avons intérêt à tout faire pour éviter que notre point de vue apparaisse comme un conflit entre des Blancs et des Noirs. A propos de cette affaire, la réaction immédiate de M. Cabot Lodge, homme politique, a été : “Il est impensable que les États-Unis, avec leur forte minorité noire, aient l'air de prendre parti pour des Blancs contre des Noirs.”
Il serait souhaitable qu'une décision fut prise à ce sujet par le président du Conseil (le général de Gaulle) avant son départ pour Alger, car si l'examen de la candidature guinéenne par le Conseil de sécurité peut traîner quelque temps, on ne saurait exclure l'hypothèse que le Royaume-Uni, l'URSS ou l'Irak brusquent les choses, le premier en raison des tractations entre la Guinée et le Ghana, la seconde pour nous embarrasser et susciter éventuellement un veto, le troisième pour provoquer une discussion où la France va être obligée de prendre une attitude qui pourra être exploitée contre elle dans le débat algérien prévu pour la semaine du 8 au 12 décembre.”

Il n'est pas possible de savoir si cette suggestion a été effectivement portée à la connaissance du général de Gaulle ; en tous cas, Houphouët-Boigny, qui est à ce moment-là ministre d'État dans le gouvernement français, ne vient pas à New York cette année-là. Il y sera par contre l'année suivante, de même d'ailleurs que le Malgache Philibert Tsiranana, assis tous deux au banc de la délégation de la France, lorsque le président Sékou Touré prononce pour la première fois une allocution devant l'Assemblée générale des Nations Unies, et Sékou Touré dira un jour à l'auteur qu'il était convaincu que de voir son jeune second du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) parler en chef d'État devant tous les pays du monde réunis, avait certainement accéléré chez Houphouët-Boigny la décision de faire accéder à son tour la Côte-d'Ivoire à l'indépendance complète.
Le 2 décembre, à 17 heures, Diallo Telli est introduit auprès du secrétaire général des Nations Unies, dans son bureau du 38ème étage d'où l'on domine l'East River et les faubourgs à l'Est de la grande ville. Telli est vêtu d'un costume trois-pièces couleur anthracite avec de petites rayures, et sa cravate est grise, légèrement argentée ; sa pochette blanche est soigneusement bordée ; il porte des lunettes aux verres teintés ; il a plutôt l'air d'un jeune étudiant un peu timide venu présenter un examen que de l'émissaire d'un nouvel État venant proclamer haut et fort son droit à être admis dans l'organisation universelle ! Diallo Telli, dont l'anglais est encore très hésitant, a été informé de ce que l'entretien, heureusement, pouvait avoir lieu en français, langue que Dag Hammarskjôld manie parfaitement. Ce dernier a reçu la semaine précédente Louis Joxe, le secrétaire général du Quai d'Orsay, de passage à New York, venu lui rappeler les préoccupations françaises sur un certain nombre de sujets (Proche-Orient, Algérie, désarmement, et bien entendu Guinée 131).
Diallo Telli remet au secrétaire général la lettre de Sékou Touré qui lui précise sa mission, ainsi qu'une demande d'admission de la Guinée à l'ONU, stipulant son acceptation des obligations de la Charte conformément aux dispositions de l'article 4 de celle-ci. A cette requête est joint un dossier soigneusement préparé à Conakry, contenant le texte de la nouvelle Constitution de la Guinée, une liste des pays ayant formellement reconnu la Guinée, et le texte de la Déclaration d'intention d'Accra.
Ces documents paraissent en bon ordre au secrétaire général, qui les soumet néanmoins à l'examen du service juridique. Il dit à Telli qu'il le reverra le lendemain dans l'après-midi, et que si tout est en règle, la demande d'admission pourrait être officiellement communiquée aux membres du Conseil de sécurité le jeudi 4 décembre. Diallo Telli redescend satisfait de son entretien, car tout ceci s'est passé en quelques heures, le jour même de son arrivée à New York. Et il peut fièrement câbler à Conakry que les choses sont en bonne voie. Mais nous verrons que sa journée n'est pas encore terminée ! Au reçu de ces informations, Paris est extrêmement surpris et déçu, car on croyait pouvoir compter sur une certaine sympathie du secrétaire général, dont on pensait qu'il avait marqué de la compréhension pour les arguments français. “Je vous ai compris”, aurait-il pu dire à ses interlocuteurs français, ce qui ne voulait pas dire qu'il les avait pour autant approuvés. En tant que responsable d'une institution universelle appelée à devenir de plus en plus nombreuse, où le Tiers-monde réunissait une majorité et où l'afro-asiatisme représentait déjà une force, il avait encore mieux compris les arguments guinéens.
Paris suggère donc une nouvelle manoeuvre dilatoire : la Déclaration d'Accra fait en effet référence au précédent de l'Union des treize colonies américaines, évoque le “noyau” des États-Unis de l'Afrique de l'Ouest, mentionne l'aspiration à une unité plus étroite et prévoit l'élaboration d'une Constitution commune ; Paris souhaiterait donc que le service juridique de l'ONU demande à l'envoyé de Sékou Touré quelques explications complémentaires sur la nature des liens appelés à unir les deux pays et sur la possibilité que cette Déclaration préfigure une fusion analogue à celle qui a concerné l'Égypte et de la Syrie, avec toutes les conséquences d'ordre international qui en découleraient 132.
Mais en fait, on apprend que le secrétaire général a de lui-même déjà posé cette question à Diallo Telli lors de leur premier entretien ; ce dernier a répondu qu'une fusion entre les deux États n'était pas envisagée et que le texte d'Accra, qu'il connaissait fort bien pour avoir participé à sa mise au point, n'aurait aucune conséquence analogue à la création de la RAU.
En fin d'après-midi, Diallo Telli prend contact avec son ancien condisciple René Doise. La conversation est fort amicale et les deux amis échangent force souvenirs. Telli raconte les difficultés qu'il éprouve dans sa mission, les problèmes auxquels se heurte son pays, la manière dont s'est déroulée la visite de Sékou Touré à Accra, la façon dont il se représente les premiers pas de la Guinée à l'ONU. Il en profite pour redire avec force et conviction, avec toute la solennité dont il est capable, que l'avenir des relations franco-guinéennes dépendra de la position que la France adoptera au sujet de l'admission. “Mon gouvernement,” précise encore Telli à son interlocuteur, “veut encore espérer que la France prendra l'initiative de parrainer notre candidature. Toute autre attitude ne pourrait qu'engager la Guinée dans une voie divergente dont il serait pratiquement impossible de la faire revenir.”
Ces propos sont immédiatement transmis à Paris, qui n'en a cure.
Le même 2 décembre au soir, le sous-groupe africain du groupe afro-asiatique se réunit dans l'une des salles de l'ONU ; les délégations des huit pays membres sont présentes, ainsi que les représentants du FLN algérien. La réunion dure deux heures et demie. Telli expose en détaille déroulement des événements depuis l'indépendance de la Guinée, et sollicite l'appui du groupe à sa demande d'admission. Celui-ci se prononce évidemment dans ce sens à l'unanimité, en mentionnant en particulier que le jeune État devrait pouvoir rapidement profiter de l'assistance technique des Nations Unies ; le groupe se proclame également résolu à déjouer les manoeuvres dilatoires auxquelles il s'attend de la part de la France. Certains délégués suggèrent que l'Assemblée générale se saisisse du dossier en premier, afin d'influencer par son vote les débats du Conseil de sécurité.
Le lendemain matin, c'est tout le groupe afro-asiatique — fort de 28 membres — qui se réunit. Il se sépare après avoir envisagé de demander au Japon, représenté par l'ambassadeur Matsudaira, d'introduire et de piloter la candidature de la Guinée. Une nouvelle réunion est prévue pour l'après-midi pour en décider. Conseillé par le service juridique, Diallo Telli reformule entre-temps les textes qu'il doit présenter à l'Organisation.
La lettre officielle est datée du 3 décembre 1958 et se lit comme suit :

“Au nom de mon gouvernement et agissant selon les instructions reçues de lui, j'ai l'honneur de présenter une demande d'admission, au nom de la République de Guinée, comme membre des Nations Unies. J'ai en outre l'honneur de vous transmettre une déclaration, conformément aux règles pertinentes des Règlements du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale, par laquelle la Guinée accepte les obligations contenues dans la Charte. Je vous serais grandement obligé si vous vouliez bien prendre toutes les mesures que vous jugerez utiles afin que cette demande produise immédiatement ses effets.
Signé : Diallo Telli, Ambassadeur de la République de Guinée.”

A ce texte, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il a visiblement été rédigé à la hâte car il contient des redites et des formulations maladroites, est annexée la déclaration suivante :

“Moi, Diallo Telli, Ambassadeur dûment autorisé par le Gouvernement de la République de Guinée, déclare que la République de Guinée accepte par les présentes les obligations contenues dans la Charte des Nations Unies et s'engage à remplir ces obligations à partir de la date de son admission comme membre des Nations Unies.”

La lettre de Telli est officiellement communiquée dans la soirée du 3 décembre aux onze délégations des États siégeant au Conseil de sécurité (celui-ci est alors composé de onze membres, dont les cinq membres permanents; sa composition sera portée à quinze en 1965, par l'adjonction de quatre nouveaux membres non permanents). Après de brèves consultations avec ses collègues, Gunnar Jarring, l'ambassadeur de Suède qui préside depuis le début de décembre le Conseil, convoque celui-ci pour le lundi 8 décembre à 15 heures. Georges-Picot télégraphie immédiatement à Paris et demande à recevoir rapidement des instructions sur la position qu'il doit prendre et “finalement sur le sens dans lequel nous devons voter”. Il complète son télégramme par les extraits de la conférence de presse que Diallo Telli a tenue, comme prévu, le matin même, au siège de la délégation du Ghana.
Au cours de celle-ci, Telli confirme qu'il est venu demander l'admission de la Guinée à l'ONU, mais précise aussi que son pays avait souhaité que la France l'aide à y entrer. Il ajoute que toute l'Afrique occidentale, y compris les territoires qui ont voté ‘oui’ au référendum du 28 septembre, soutient la Guinée dans la voie de l'indépendance où elle s'est engagée. Il n'y a pas selon lui de différence de nature entre le ‘non’ de la Guinée et le ‘oui’ des autres territoires africains, et il cite une déclaration de Léopold Sedar Senghor suivant laquelle le ‘oui’ africain signifiait également le voeu d'atteindre à l'indépendance. Telli annonce ensuite que la Guinée a envoyé une mission d'information en Afrique occidentale (‘française’ dit-il même, emporté par son élan … et par l'habitude !) et qu'elle garde un contact permanent avec les gouvernements de ces territoires ; ceux-ci utilisaient leur influence auprès du gouvernement français pour qu'il adopte à l'égard de la Guinée une “attitude réaliste”.
L'option de la Guinée, poursuit Diallo Telli, est une “option historique faite au nom de l'Afrique tout entière”. Il ne minimise pas les difficultés économiques que ce choix crée pour son pays, du fait du départ des techniciens français et de l'arrêt des crédits publics français, mais émet l'espoir qu'avec l'aide des pays amis, au premier rang desquels il voudrait toujours placer la France, ces difficultés passagères seraient surmontées.
Interrogé sur les conséquences de la Déclaration d'Accra, il affirme que celle-ci ne représente pas une tentative d'union et de fusion entre les deux pays, ni un début d'intégration de la Guinée au Ghana ; elle est l'annonce des États Unis de l'Ouest africain, qui seraient une organisation régionale du type du Commonwealth ; les “interprétations injurieuses pour son pays qui ont suivi l'accord du 23 novembre ne sont donc pas justifiées”, conclut-il. Pour terminer, il remercie les pays africains, le groupe afro-asiatique et les autres puissances qui voudront bien témoigner de leur amitié pour la Guinée et se déclare convaincu que d'ici quelques jours, la Guinée sera membre de l'ONU.
Le président du Conseil de sécurité, Gunnar Jarring, fait savoir ce même jour aux autres membres du Conseil, qu'à l'exception de l'URSS, tous souhaitent que le Conseil discute d'abord d'une plainte déposée par Israël contre la République Arabe Unie et que ce débat viendra le lundi 8 décembre; du même coup, la candidature de la Guinée ne sera examinée que le lendemain mardi 9 décembre à 10 heures 30.
Il ne reste donc que quelques jours à la France pour tenter d'ultimes démarches, en tenant compte de certains éléments nouveaux. On apprend en effet à New York, le 4 décembre, qu'un accord a été conclu entre Paris et Conakry sur le maintien de la Guinée dans la zone franc. Ceci implique-t-il que Sékou Touré aurait accepté de changer d'attitude sur l'admission et qu'il pourrait la retarder ? C'est du moins ce que Georges-Picot demande à Paris de préciser.
La réponse parisienne n'apporte guère d'apaisements. Une mission dirigée par Robert Bargues, inspecteur général de la France d'outre-mer, s'est bien rendue à Konakry — cette orthographe est encore largement employée à l'époque — le 29 novembre, et y a établi avec les autorités guinéennes un projet d'accord relatif au maintien du pays dans la zone franc. Ce texte, ajoute-t-on, a reçu l'accord de principe du gouvernement français et la mission est retournée à Konakry poursuivre les conversations ; il n'est pas exclu que celles-ci débouchent sur la conclusion d'autres arrangements d'un caractère également technique ; et Paris conclut que “de par [leur] caractère technique même, de tels arrangements n'ont pas d'incidence sur le problème de l'admission de la Guinée aux Nations unies ; la question de la reconnaissance "de jure" de la Guinée n'est à ce stade pas encore réglée.”
De toute manière, il serait paradoxal de tirer argument, pour contrer la démarche guinéenne, de tout modeste progrès dans ses relations avec la France comme de toute évolution en sens contraire.
Le ministre de la France d'Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, est informé de son côté par le haut-commissaire de France à Dakar, Pierre Messmer, de ce que le consul général des États-Unis lui a indiqué que le président Nkrumah aurait manifesté un vif mécontentement de la candidature séparée de la Guinée, parce qu'il considérerait qu'il ne devrait y avoir à l'ONU qu'une seule représentation pour le Ghana et la Guinée. Ce dernier point aurait été discuté lors de la visite de Sékou Touré. Furieux, Nkrumah exigerait le rappel immédiat de Telli de New York et sa venue à Accra “pour s'expliquer”. Vérification faite, il ne s'agit, comme on pouvait s'en douter, que d'une rumeur qui court à Accra et à Washington, et qui trouve son origine dans le fait que ce n'est pas le Ghana, contrairement à toute attente, qui présente le dossier d'admission. On sait en effet que le groupe afro-asiatique a confié ce soin au Japon. Mais cela n'indispose guère Accra, et l'ambassadeur ghanéen Chapman confirme d'ailleurs à Telli à cette occasion qu'il a reçu pour instructions de tout faire pour l'aider dans sa mission.
A Taipeh, capitale de la Chine nationaliste, le chargé d'affaires français Amédée Beaulieux se voit demander quelle attitude la France compte adopter au Conseil de sécurité afin que la Chine puisse “modeler sa position sur celle de la France”. Le généralissime Chang Kai-chek a certainement été agacé en apprenant que Sékou Touré avait notifié l'indépendance de son pays au gouvernement communiste de Pékin en même temps qu'à celui de Taiwan. Voici donc un vote qui pourrait soutenir celui de la France. Mais le Quai d'Orsay “n'estime pas souhaitable que la délégation chinoise soit la seule à nous suivre” ! L'érosion de la sympathie dont jouit à Paris le gouvernement nationaliste de Taipeh a en effet déjà commencé, et peut-être le général de Gaulle songe-t-il déjà à la reconnaissance du régime de Pékin, qui n'interviendra pourtant qu'en 1964. La recherche d'autres abstentions possibles redevient donc une urgence absolue pour les Français.
Londres fait savoir, le 5 décembre, que le Royaume-Uni est prêt à s'abstenir à la condition que les États-Unis en fassent de même. Paris en informe Hervé Alphand à Washington en lui indiquant : “Il dépend maintenant du gouvernement américain de provoquer la réussite ou l'échec de cette tentative. Vous interviendrez pour faire valoir à nouveau les arguments qui motivent notre position. Nous attachons le plus grand prix à ce que le débat au Conseil de sécurité se termine favorablement. Or il apparaît clairement que c'est l'attitude des États-Unis qui déterminera celle de plusieurs autres pays. Vous vous efforcerez donc d'obtenir de lui une promesse d'abstention au moment du vote.”
Le 5 décembre, l'ambassadeur de France à Ottawa, Francis Lacoste, fait savoir que le gouvernement canadien a “malheureusement” (sic) décidé de voter en faveur de la Guinée. Et le même jour, Lionel Vasse, ambassadeur de France à Panama, indique que la délégation panaméenne au Conseil devra “appuyer autant que possible” la position française — une position minimale qui n'est guère encourageante pour Paris …
Ce même 5 décembre, Paris communique à New York ses dernières instructions sur la conduite à tenir. On introduit quelques changements mineurs dans le texte que Guillaume Georges-Picot devra prononcer et on ajoute un dernier paragraphe ainsi libellé : “Dans ces conditions, et sans rejeter aucune perspective pour l'avenir, la délégation française s'abstiendra au moment du vote.”
Pour bien montrer l'importance de l'affaire, un autre télégramme est signé par le ministre des Affaires étrangères lui-même, Maurice Couve de Murville, alors que tous les câbles précédents étaient simplement revêtus de l'anonyme formule : “Diplomatie”. Le texte en est lapidaire :

“Si, comme vos dernières informations le laissent croire, il est devenu impossible d'empêcher que la question de l'admission de la Guinée soit discutée au cours de la présente session, vous prononcerez l'intervention qui vous a été communiquée, en la modifiant suivant les indications qui font l'objet d'un télégramme séparé. Malgré la position de fond prise dans votre intervention, vous ne déposerez pas d'amendement, celui-ci ne paraissant avoir aucune chance de succès. Au moment du vote, vous vous abstiendrez. Vous ferez connaître à vos collègues des pays amis la ligne de conduite que vous allez adopter. Vous leur en exposerez les raisons et leur demanderez d'adapter leur attitude à la vôtre.”

Le 6 décembre, l'ambassadeur du Japon approche Guillaume Georges-Picot et lui confirme que le groupe afro-asiatique lui a demandé de présenter au Conseil de sécurité une résolution en faveur de l'admission de la Guinée à la session actuelle. Le représentant de la France lui annonce alors l'abstention française et le souhait de voir d'autres pays adopter la même attitude. L'ambassadeur Matsudaira suggère que son projet de résolution pourrait recommander l'admission de la Guinée seulement à la reprise de la treizième session, à la fin de février 1959, ce qui permettrait de passer le cap difficile pour la France du débat algérien. Selon lui, une abstention, problématique d'ailleurs, des États-Unis entraînerait celles du Royaume-Uni et de la Chine en plus de celle de la France, mais ne permettrait pas d'obtenir un ajournement, car les sept autres membres du Conseil, y compris le Japon — soit la majorité nécessaire — ont déjà promis leur appui à Diallo Telli. La proposition de l'ambassadeur Matsudaira, dont on ne sait si elle a l'aval de son gouvernement ou si elle résulte simplement de son désir personnel de trouver une formule de compromis, semble cependant intéresser Georges-Picot, qui en informe Paris. Un délai de trois mois vaut mieux qu'une admission immédiate, car le report permettrait d'éviter de voir la Guinée se prononcer publiquement contre la France dans le débat algérien; et, d'ici à fin février, le contentieux franco-guinéen sera peut-être réglé …
Malheureusement, le 8 décembre, à la veille de la séance du Conseil Washington communique sa position définitive à l'ambassadeur Alphand : ce sera un vote positif. Ainsi la combinaison échafaudée par la France s'effondre ; la délégation française se retrouve devant la pénible perspective d'être complètement isolée au moment du scrutin. Selon les termes de l'ambassadeur français, “M. Herter a indiqué matin 8 décembre qu'à son grand regret, il devait [l]'informer de la décision prise par les États-Unis de voter en faveur de l'admission de la Guinée, au cours de la séance du Conseil de sécurité qui se tiendra demain après-midi”.
Hervé Alphand a eu au téléphone le même matin le ministre en personne, Maurice Couve de Murville, qui lui a indiqué que les conversations en cours à Conakry permettaient d'espérer que d'ici à quelques semaines, la France serait en mesure de parrainer elle-même l'admission de la Guinée aux Nations unies ; la proposition japonaise pourrait donc être une formule de compromis acceptable. Hervé Alphand en informe Christian Herter, qui promet de demander à la délégation américaine à New York d'estimer les chances de succès de cette idée. Si l'évaluation est négative, les États-Unis maintiendront leur position favorable à la Guinée. Bien entendu, Couve de Murville a immédiatement informé le général de Gaulle du “lâchage” américain, et donc de la victoire prévisible de la Guinée lors du vote.
A Londres, dans les milieux diplomatiques français, on est évidemment informé de l'attitude américaine, et on n'a plus guère d'espoir de voir le Royaume-Uni s'abstenir aux côtés de la France. Au sujet de la proposition de Tokyo, le secrétaire adjoint au Foreign Office pour les affaires africaines, M. Kuss, indique au ministre-conseiller de l'ambassade de France, Gaston Bégougne de Juniac, que les pays du Commonwealth comprendraient mal le manque d'empressement de l'Angleterre vis-à-vis d'une candidature que le groupe afro-asiatique tout entier avait chargé le Japon de soutenir et de présenter.
A Paris, d'ailleurs, un aide-mémoire remis au Quai d'Orsay le 5 décembre par l'ambassade britannique 133 a déjà confirmé la position du Royaume-Uni. Dans ce texte qui comprend des formules assez raides, Londres cherche ici et là à donner à Paris des leçons de décolonisation à propos de la manière de se comporter vis-à-vis de la Guinée, faisant ressortir les dangers, pour l'ensemble des pays occidentaux, d'un ostracisme frappant cet Etat ; au passage, l'aide-mémoire fait justice des craintes françaises de voir Londres favoriser un glissement de la Guinée dans la sphère d'influence anglaise, et notamment dans la zone sterling.
Le 8 décembre, la délégation du Ghana à New York organise un déjeuner autour de Diallo Telli. Plusieurs des ambassadeurs des pays membres du Conseil de sécurité ont accepté l'invitation ; parmi eux, Sobolev, le représentant de l'URSS, et celui de la Grande-Bretagne, Sir Pierson Dixon. La délégation française a bien reçu un carton, mais a préféré s'abstenir. Après le café, comme il le lui avait promis, Sir Pierson Dixon téléphone à Georges-Picot. Il lui dit que tous les membres présents considèrent comme acquise l'admission immédiate de la Guinée. Des toasts ont même été prononcés à cette intention. Et tous les convives qui ne le connaissaient pas encore n'ont pas caché leur sympathie pour Diallo Telli, ce jeune et brillant Africain qui fait ses premiers pas sur la scène internationale et sait faire preuve avec discernement d'un mélange bienvenu de combativité et de retenue depuis son arrivée à New York six jours auparavant. Seule petite ombre au tableau : sa connaissance de la langue anglaise n'est pas excellente et les interprètes que Telli doit utiliser, mis à sa disposition par les Nations unies, ont du mal à suivre son langage volubile et imagé.
Dans l'après-midi du même jour, Guillaume Georges-Picot apprend que l'ambassadeur du Japon renonce à proposer de différer l'admission à échéance du 20 février, car cette formule n'a obtenu l'appui d'aucune autre délégation. Il en informe Paris, en ajoutant que la résolution qui sera soumise le lendemain recommandera l'admission de la Guinée à la treizième session, “c'est-à-dire dès cette semaine”.
Nous voici parvenus au mardi 9 décembre 1958. Tôt le matin, l'ambassadeur Georges-Picot a reçu un coup de téléphone de son collègue de Tokyo, Jean Daridan, qui lui donne à penser que le gouvernement japonais pourrait encore accepter de se livrer à une ultime tentative pour différer l'admission de la Guinée jusqu'en février prochain. Paris confirme que le gouvernement français reste anxieux de tout ce qui être fait, même à la dernière minute, pour retarder ce qui apparaissait quelques heures auparavant comme inévitable. Dans les émissions en langue française de ce jour-là, le commentateur Victor Gribov de Radio-Moscou dénonce “les tentatives des impérialistes pour empêcher l'admission de la Guinée à l'ONU.”
Aussi, arrivant très tôt aux Nations unies, Guillaume Georges-Picot rencontre-t-il l'ambassadeur Matsudaira au salon des délégués, puis ils se rendent ensemble dans le petit bureau qu'occupe derrière la salle du Conseil le président en exercice de cet organe. L'ambassadeur Jarring fait alors remarquer au délégué du Japon qu'il est d'usage pour le Conseil de ne pas prévoir de date précise pour l'admission d'un nouvel État et de se borner à recommander à l'Assemblée générale une admission pure et simple, dont la date sera précisément celle du jour du vote de la résolution par l'Assemblée. Les autres membres du Conseil qui arrivent petit à petit, vers 10 heures 30, répondent les uns après les autres que le gouvernement français est déjà abondamment intervenu dans leurs capitales respectives en indiquant que la France s'abstiendra et souhaite les voir adopter la même attitude ; mais cette suggestion n'a pas été retenue. Ils ont tous reçu pour instructions de voter pour une admission sans conditions d'aucune sorte.
Gunnar Jarring et Sir Pierson Dixon font en outre remarquer que la fixation d'un délai quelconque ne serait pas forcément acceptée par l'Assemblée générale et provoquerait un renvoi de l'affaire au Conseil après un débat acrimonieux. L'ambassadeur du Japon décide alors, conjointement avec l'ambassadeur de l'Irak, M. Jawad, de présenter un projet de résolution recommandant l'admission pure et simple de la Guinée.
Les onze délégations entrent à 10 heures 30 dans la salle du Conseil de sécurité et prennent place autour de la grande table circulaire. Ils sont assis dans l'ordre alphabétique anglais du nom de leur pays. Dag Harnmarskjöld prend place à son tour, aux côtés du président Gunnar Jarring. Puis viennent l'un après l'autre, à côté du Suédois, trois des vedettes du Conseil, Sir Pierson Dixon pour le Royaume-Uni, Cabot-Lodge pour les États-Unis, Sobolev pour l'URSS, et ensuite le Canada, la Chine, la Colombie, la France, et enfin l'Irak, le Japon et le Panama. Guillaume Georges-Picot, très grand, très mince, très élégant, affiche comme d'habitude un air détaché mais aussi un sourire un peu contraint, car il sait que les heures à venir vont être difficiles et se termineront par une défaite de sa délégation. Dans les places réservées aux observateurs, on se bouscule ; tout le groupe afroasiatique est présent, la délégation ghanéenne est même venue au grand complet.
Diallo Telli est là lui aussi, son dossier à la main ; il aurait souhaité pouvoir prendre la parole, faire valoir les arguments en faveur de l'admission, plaider une dernière fois pour obtenir l'appui de la France. Mais c'est en spectateur muet qu'il assistera à cette séance du Conseil, la huit-cent-quarante-deuxième depuis la création de l'organisation, où se jouent le sort de son pays et l'avenir de sa propre nouvelle carrière. Pour la circonstance, il a revêtu un costume croisé bleu foncé avec une pochette blanche et une cravate également blanche, constellée de petites figures géométriques. A cause du froid très vif qui règne à New York en ce mois de décembre, il porte également un tricot de laine claire.
Dans les tribunes de la presse, journalistes américains et étrangers accrédités auprès des Nations unies sont attentifs, le crayon à la main. La représentante de l'agence France-Presse, Anne Weill-Tuckerman, est au premier rang. Elle sait que les dépêches qu'elle enverra sur le fil de l'AFP seront lues, relues et commentées à Paris, et plus encore dans toutes les capitales africaines. Elle s'est déjà entretenue à plusieurs reprises avec Telli, qui lui a rendu visite dans les bureaux que l'agence occupe au troisième étage de l'immeuble de l'ONU, dans le secteur réservé à la presse. Il en deviendra d'ailleurs très vite un visiteur régulier, car l'AFP représente pour lui un lien rapide et efficace avec le monde français et francophone, à une époque où les communications téléphoniques restent difficiles, voire impossibles. On est loin, bien loin encore, des satellites de télécommunications et, pour parler à Conakry, il faut passer par Paris, ce qui n'est pas pratique et présente un risque d'écoutes non négligeable.
Après un quart d'heure de grâce, pour permettre à tout le monde de s'installer et de mener quelques derniers conciliabules, Gunnar Jarring ouvre la séance. Il annonce que le Conseil se voit proposer un ordre du jour composé de deux points : la demande d'admission de la Guinée, mais aussi celles des Républiques de Corée (du Sud) et du Vietnam (du Sud), qui ont été ajoutées à la demande de la délégation américaine.
Dès l'ouverture de la séance, l'ambassadeur Sobolev déclare que si le premier point de l'ordre du jour, celui qui concerne la Guinée, n'appelle aucune observation de sa part, il s'oppose catégoriquement, en revanche, à l'examen de celui relatif à la Corée et au Vietnam. Après un échange d'arguments assez vifs entre Sobolev et Cabot-Lodge, le Conseil décide finalement, par neuf voix contre une, celle de l'URSS, et une abstention, celle de l'Irak, d'examiner les trois demandes d'admission.
Jarring propose alors de traiter directement de la question de la Guinée, sans la renvoyer pour examen au comité spécial sur l'admission de nouveaux membres, procédure d'ailleurs tombée en désuétude depuis plusieurs années. Cette suggestion acceptée, les ambassadeurs Matsudaira et Jawad présentent au nom du Japon et de l'Irak un projet de résolution commun recommandant l'admission de la Guinée. Le représentant du Japon rend au passage hommage à la France, dont il loue “la générosité et le réalisme” ; le délégué de l'Irak rappelle les conditions dans lesquelles la Guinée a obtenu son indépendance, conditions qui, selon lui, “traduisent une heureuse évolution de la politique coloniale de la France”.
Les délégués des États-Unis, du Royaume-Uni, de la Chine, de la Colombie et de Panama déclarent brièvement qu'ils voteront en faveur du projet. Le représentant du Canada se prononcera dans le même sens, précisant toutefois qu'il eût préféré que les problèmes juridiques posés à la France et à la Communauté française par l'indépendance de la Guinée eussent été résolus avant que fût présentée la candidature de ce pays aux Nations-Unies.
L'ambassadeur Sobolev intervient à son tour ; il situe le problème sur le plan de la lutte des peuples coloniaux pour leur émancipation. Il déclare qu'en France, “des éléments réactionnaires ont entamé, au lendemain du référendum, une campagne d'intimidation contre la Guinée, la menaçant de sanctions économiques et politiques”. Mais ces manoeuvres, poursuit le délégué soviétique, n'aboutiront pas à “ramener la Guinée sous la férule détestée du colonialisme” ; en tout cas, les Nations-Unies ne le permettraient pas.
C'est au tour de l'ambassadeur Guillaume Georges-Picot de prendre la parole et de lire d'une voix forte — il n'y a pas de micros à l'époque dans la salle du Conseil de sécurité — l'intervention dont le contenu a été reçu de Paris quelques jours auparavant. Il a apporté des retouches de détail au texte, mais aucune évidemment n'en modifie le fond. Il a ajouté également, les écrivant au crayon en haut de son premier feuillet à mesure que les premiers orateurs prononçaient leur discours, deux phrases : “Je remercie les délégations qui au cours de ce débat ont rendu hommage à la politique de la France et qui ont bien compris son rôle. Je ne réponds pas à l'attaque de M Sobolev, car chacun de nous sait bien ce qu'il faut en penser.”
Et puis, il en arrive à sa conclusion. Diallo Telli, qui a retiré bien entendu les écouteurs dont il s'était servi pour suivre en français les interventions des autres orateurs parlant en anglais, en russe ou en espagnol, entend donc le délégué de la France déclarer :

“Dans ces conditions, et sans vouloir rejeter aucune perspective pour l'avenir, la délégation française s'abstiendra au moment du vote.”

Le miracle espéré ne s'est pas produit. A vrai dire, Diallo Telli savait bien que rien n'avait changé dans la position de Paris. A la demande de Georges-Picot et de Kosciusko-Morizet, René Doise lui avait le matin même téléphoné à la délégation du Ghana pour l'en informer ; avec une nuance de regret dans la voix. Il faut alors passer au vote. Celui-ci est vite expédié. On vote à main levée sur le projet de résolution présenté par le Japon et l'Irak. “Votes pour ?” demande Jarring. On fait un rapide décompte des mains dressées :
“Dix voix pour l'adoption”. “Vote contre ?” Tous les yeux se tournent vers la délégation française, mais on sait déjà que Georges-Picot ne bougera pas.
Ceux qui craignaient un veto de dernière minute de la France respirent. "Abstention ?", demande enfin Jarring. Georges-Picot lève la main. "Une abstention", commente le président, avant de déclarer: "Le projet de résolution commun présenté par l'Irak et le Japon et recommandant l'admission de la République de Guinée à l'Organisation des Nations unies est approuvé par dix voix contre zéro et une abstention." L'obstacle majeur sur la voie de l'intégration de la Guinée dans le concert des nations membres de l'ONU a été franchi.
Applaudi par ses amis, félicité par ses collègues, Telli sort de la salle des séances, où se poursuivent les discussions sur l'admission des Républiques de Corée et du Vietnam. Les choses vont maintenant aller très vite. La résolution adoptée par le Conseil doit être confirmée par l'Assemblée générale pour que l'admission soit effective.
Georges-Picot sait que l'Assemblée examinera cette question dans les jours qui viennent, mais que le bureau de l'Assemblée doit auparavant officiellement proposer l'inscription à l'ordre du jour d'un nouveau point intitulé "Admission de nouveaux membres à l'Organisation des Nations unies". Retarder l'inscription de ce point permettrait de différer encore un peu l'admission définitive de la Guinée. Une telle manoeuvre, bien que peu glorieuse, n'est pas du tout dénuée d'importance pour la France, car une série de votes doivent intervenir rapidement sur des questions intéressant Paris. C'est notamment le cas au sein de la quatrième commission de l'Assemblée, celle qui s'occupe à New York des questions de décolonisation et de tutelle. Jacques Kosciusko-Morizet, qui suit plus particulièrement ce dossier, sait que doivent se dérouler incessamment des scrutins sur des projets de résolutions relatifs aux renseignements que les puissances coloniales doivent fournir régulièrement à l'ONU, et en particulier au Conseil de tutelle, sur leurs territoires non autonomes.
C'est au vice-président de la quatrième commission, un délégué polonais, Rodzinski, qu'échoit la charge de diriger les débats le 11 décembre. Plusieurs délégations, ayant à leur tête celles du Ghana, de l'Irak et de l'Inde, demandent tout de suite que l'Assemblée générale n'examine en séance plénière les rapports de la quatrième commission qu'une fois le reste de l'ordre du jour épuisé, soit le lendemain et non pas au moment initialement prévu, c'est-à-dire immédiatement.
Le but de la manoeuvre est évident : il s'agit de permettre à l'Assemblée d'admettre la Guinée avant toute autre chose, de manière à lui permettre de pouvoir participer à tous les votes en commission comme en réunion plénière. Le représentant du Ghana a d'ailleurs demandé que l'Assemblée se saisisse de l'admission dès le 11 décembre, mais en vain. Quant au délégué de l'Inde, il dépose un projet de résolution devant la quatrième commission visant à demander le renvoi des rapports de cette commission à la fin de l'ordre du jour ; appuyé en cela par la Yougoslavie, il souhaite un vote immédiat sur ce point.
Un long débat de procédure s'engage alors, semé d'incidents violents, sur le point de savoir si le président de la commission possède ou non le droit de prendre une décision en faveur de la mise aux voix du projet indien. Plusieurs délégués, dont celui du Royaume-Uni, mettent en question la compétence des commissions en matière de propositions d'inscription à l'ordre du jour de l'Assemblée en séance plénière. D'autres délégués, dont celui de la République dominicaine, protestent contre ce vote précipité. Finalement, Kosciusko-Morizet dépose une motion d'ajournement du vote, qui est immédiatement repoussée par trente voix contre vingt, avec douze abstentions. Puis le débat de procédure est clos par trente et une voix contre dix-neuf, avec quatorze abstentions. Enfin, on peut passer au vote sur la proposition indienne qui est adoptée par trente-cinq voix contre vingt-deux — dont celle de la France, bien entendu — et neuf abstentions.
Au cours de la séance de l'après-midi de la commission, plusieurs délégations afro-asiatiques féliciteront le vice-président Rodzinski de son "impartialité". Kosciusko-Morizet est évidemment d'un avis diamétralement opposé et, dans ses explications de vote, il émet les plus expresses réserves tant sur la compétence des commissions en matière d'ordre du jour de l'Assemblée que sur la procédure suivie dans la matinée et sur les décisions prises par M. Rodzinski. Diallo Telli est tenu informé heure par heure de ces développements, mais il n'assiste pas aux débats. Il préfère passer ses journées à multiplier les contacts avec les nombreuses délégations qu'il ne connaît pas encore et à les convaincre de voter en séance plénière en faveur de l'admission de son pays.
Il consacre surtout une bonne partie de son temps à mettre la dernière main au discours qu'il devra prononcer devant l'Assemblée après le vote d'admission. Il souhaite qu'il soit éloquent, brillant, et cependant modéré et émouvant. Il sait déjà que la possibilité de rester mesuré lui sera ensuite souvent refusée, car ses instructions seront, au contraire, d'être incisif, critique, féroce même, dès lors qu'il s'agira de l'ancienne métropole.
A la suite du vote intervenu en quatrième commission, le secrétariat de l'ONU s'apprête à inscrire le point concernant l'admission de la Guinée parmi les premières questions de l'ordre du jour du lendemain. Il est exact qu'il empiète ainsi sur les compétences du bureau, qui a seul autorité pour déterminer l'ordre du jour.
Georges-Picot demande à rencontrer d'urgence Dag Hammarskjöld et l'Américain Andrew Cordier, secrétaire général adjoint, chargé de l'Assemblée. Il leur dit qu'il serait inadmissible de céder à la pression exercée par l'Inde, le Ghana et la Ligue arabe, et que le point "admission" devrait rester à la place initialement prévue, c'est-à-dire à la fin de l'ordre du jour. Il fait valoir que le bureau se réunira justement le même jour, soit le vendredi 12 décembre, à 14 heures 30, pour décider, conformément à l'article 41 du règlement, si ce nouveau point doit être inscrit et à quel rang ; ni la quatrième commission, ni le secrétariat ne peuvent préjuger la décision que prendra le bureau. Hammarskjöld et Cordier sont obligés de donner raison à Georges-Picot, mais celui-ci sait que la partie sera une fois de plus difficile. Il télégraphie à Paris que "nous devons nous attendre à une bagarre au bureau et, si celui-ci n'adopte pas le point de vue indien, à une longue discussion en séance plénière".
Le représentant de la France tente par ailleurs une nouvelle fois d'amener Paris à une position plus réaliste ; dès lors que l'admission de la Guinée est certaine et que la France a perdu l'occasion de la bloquer irrémédiablement en faisant usage du veto au Conseil, autant se montrer beau joueur et voter en faveur de son entrée. Il câble à Paris à ce sujet: "Je me demande s'il n y a pas que des inconvénients, pour le succès même de nos négociations en vue de la constitution de la Communauté, à donner à la Guinée et à nos adversaires l'argument que nous sommes seuls contre les quatre-vingts membres de l'organisation. Ils en profiteront pour dire que notre politique va à l'encontre du mouvement mondial et que pour avoir l'appui du reste du monde, il faut se séparer de la France. D'autre part, nous aurions intérêt, je crois, à essayer d'éviter que la Guinée soit embrigadée dès la fin de cette session par nos adversaires et amenée à être co-auteur de projets ou à participer à des votes contre nous, ce qui constituerait en outre un fâcheux précédent pour les autres pays d'Afrique appelés à entrer aux Nations unies, tels que le Togo ou le Cameroun. Si nous appuyions l'admission de la Guinée en séance plénière, nous aurions certainement de meilleures chances d'obtenir que ce pays s'abstienne dans les votes auxquels il pourrait être appelé à participer avant la fin de la session, au lieu de se joindre à nos adversaires. J'attacherais du prix à recevoir d'urgence des instructions m'indiquant si nous devons nous abstenir ou voter pour."
A sa 120ème séance, tenue le 12 décembre à 14 heures 30, le bureau est saisi d'un rapport spécial du Conseil de sécurité sur la question de l'admission de nouveaux membres. Le président du bureau, qui est en même temps président de la session, le ministre libanais Charles Malik, déclare d'emblée que le bureau doit décider du moment où ce point viendra en discussion en plénière ; il propose qu'il soit inscrit en sixième position, au lieu de la vingt-cinquième place où il figure pour l'instant. Il est clair que le délégué du Liban a été sensible aux arguments du groupe afro-asiatique, auquel il appartient. "L'admission d'un nouveau membre, indique le délégué australien, doit revêtir une solennité particulière, et une heure doit être choisie à cet effet." Georges-Picot intervient alors pour exprimer sa surprise devant la mesure préconisée par le président Malik. Avancer l'admission de la Guinée en début de séance au lieu de la maintenir à la fin aurait pour effet de placer le représentant du nouvel État dans une situation embarrassante au moment du vote de résolutions dont il n'aurait pas pu suivre la discussion préalable. Le délégué du Mexique exprime les mêmes vues. C'est évidemment un argument de circonstance, qui n'a guère de valeur propre.
Les représentants de l'Union soviétique, du Népal, de l'Indonésie et de l'Uruguay interviennent au contraire pour soutenir la proposition du président. M. Sastroamidjojo, délégué indonésien, précise toutefois que selon les indications qu'il a recueillies, le représentant de la Guinée a l'intention de s'abstenir lors des votes auxquels il sera amené à participer. Personne ne sait auprès de qui l'Indonésien a pu obtenir ces confidences, qui ne sont guère crédibles elles non plus. Au nom du Royaume-Uni, Sir Pierson Dixon indique ensuite qu'il approuve la proposition présidentielle, mais il fait un geste en direction de Paris en rappelant que l'usage veut en effet que les nouveaux membres adoptent une attitude d'abstention pendant quelque temps. On verra que cet "usage", d'ailleurs difficile à justifier, ne sera pas suivi par la Guinée.
Finalement, sans mettre la question aux voix, Charles Malik déclare qu'en se fondant sur les opinions exprimées par la majorité, la question sera inscrite au point 6. Georges-Picot en prend alors acte, de même que des précisions apportées par M. Sastroamidjojo. Dans son rapport, le bureau recommande donc que "nonobstant les dispositions de l'article 76 du règlement intérieur, l'Assemblée examine directement [la question] en séance plénière, et ce, par priorité." C'est en séance de nuit, le vendredi 12 décembre 1958 à 20 heures 30, que l'Assemblée générale, qui tient sa sept cent quatre-vingt-neuvième séance plénière depuis la création de l'ONU, examine sous la présidence de Charles Malik la question de l'admission de la Guinée. Il faut noter ici que le ministre libanais des Affaires étrangères, qui parle habituellement un français parfait, préside l'intégralité de cette séance en anglais, comme pour marquer une distance vis-à-vis de la France.
Il rappelle que l'Assemblée est saisie d'un projet de résolution présenté par les délégations de l'Irak et du Japon, et que les délégations du Ghana et d'Haïti ont demandé à patronner ledit projet. Ce projet a donc quatre co-auteurs, dont le Ghana qui, en dépit de rumeurs diverses, n'a cessé de militer en faveur de l'admission, et Haïti, la seule république noire et francophone du continent américain, que Sékou Touré avait d'ailleurs fait approcher très tôt pour lui demander d'aider la Guinée dans cette affaire. Les ambassadeurs Matsudaira et Jawad prennent alors la parole pour présenter leur projet. Le délégué du Japon le fait brièvement et termine en rendant un "hommage très vif à la France qui, par son comportement généreux, a agi une fois encore conformément à sa glorieuse tradition humaniste. L'Histoire s'en souviendra".
Le délégué de l'Irak intervient à son tour, et beaucoup plus longuement. Après avoir rappelé qu'à ce jour, la Guinée avait été reconnue par cinquante-sept États, il consacre d'intéressants développements à la politique de la France, qu'il loue tout en l'invitant à aller plus loin dans la voie ainsi tracée. Si l'Algérie n'est pas mentionnée, l'allusion, là, est très claire. L'ambassadeur Jawad déclare en effet :

"Le gouvernement français a donné à la plupart des territoires français d'outre-mer la possibilité de décider de leur avenir national selon un processus pacifique et ordonné. Le jour du référendum, le 28 septembre 1958, le peuple guinéen a fait un choix sans équivoque. Il a voté pour l'indépendance à une majorité de près de vingt contre un — manifestant ainsi clairement sa volonté de rompre avec son statut colonial et de vivre en nation libre. Je crois qu'il serait bon de méditer un instant sur ce tournant inhabituel de la politique coloniale française et sur le fait qu'une ancienne colonie française a pu, selon une procédure pacifique, constitutionnelle et démocratique, quitter l'Empire français pour entrer dans la communauté internationale des nations libres. Espérons-nous trop en souhaitant que cette orientation nouvelle et heureuse de la politique de la France vis-à-vis de ses territoires d'outre-mer ne se limite pas à la Guinée, mais soit le premier signe de toute une politique à l'égard des divers peuples soumis à la juridiction française ? Est-il trop tôt pour penser que ceux qui dirigent la France, pays qui a tant servi la cause de la dignité humaine et de la culture, ont enfin discerné comment le libéralisme et le réalisme peuvent inspirer leur attitude à l'égard des territoires d'outre-mer ? Il y a seulement trois jours, alors que nous célébrions le dixième anniversaire de la déclaration universelle des droits de l'homme, l'Assemblée a entendu le message émouvant du professeur René Cassin, qui est un des principaux auteurs de la déclaration et qui s'est fait le champion de ses principes. Est-il chimérique d'attendre de ses compatriotes et de son gouvernement qu'ils se laissent inspirer par l'esprit de cette déclaration et par les principes fondamentaux de la Charte, sur laquelle elle est fondée ? Nous espérons ardemment que le temps est venu où la voix de plus en plus forte de millions d'Africains arrivera aux oreilles de la France et parviendra jusqu'à sa conscience, le peuple de France entendant enfin l'appel que ces millions d'êtres lui adressent pour qu'il les libère de la misère et de la destruction qu'apporte la guerre moderne."

Charles Malik annonce que les délégués d'Haïti et du Ghana désirent parler seulement une fois la décision intervenue au sujet de l'admission. Il demande si le texte proposé ne rencontre aucune opposition.
L'ambassadeur Georges-Picot lève alors la main. Il n'a reçu de Paris aucune instruction nouvelle, et le Quai d'Orsay lui a confirmé la position d'abstention. Aussi a-t-il décidé de ne prononcer que quelques mots, les plus positifs possibles compte tenu des circonstances. De sa place, il fait la déclaration suivante :

"La délégation française remercie les coauteurs du projet de résolution pour les paroles aimables qu'ils ont eues à l'égard du gouvernement français. La délégation française n'est malheureusement pas en position, à l'heure actuelle, de prendre une attitude définitive sur le projet de résolution soumis à l'Assemblée. Elle n'a pas voulu s'opposer non plus à l'entrée de la Guinée à l'Organisation des Nations unies, pour la raison que rappelait tout à l'heure le représentant de l'Irak ; il a rappelé les paroles du général de Gaulle disant que la France ne dresserait aucun obstacle sur le chemin de l'indépendance de la Guinée ; elle ne veut pas en dresser davantage sur son entrée à l'organisation des Nations unies. Dans ces conditions, la délégation française se verra obligée de s'abstenir lors du vote sur le projet qui nous est actuellement soumis, pour les raisons qu'elle a déjà données au Conseil de sécurité et qui sont connues des autres délégations puisque le compte rendu leur a été distribué, ceci sans vouloir rejeter aucune perspective pour l'avenir."

Le président de l'Assemblée, Charles Malik, toujours en anglais, constate alors qu'il n'y a pas d'objections à l'approbation du projet de résolution et déclare qu'il est en conséquence adopté. L'assistance éclate en applaudissements et beaucoup de délégués se lèvent en tournant la tête vers l'arrière de la grande salle de l'Assemblée générale. C'est là que traditionnellement apparaissent les représentants des États lorsqu'ils viennent d'être admis.
Précédé par le chef du protocole des Nations unies, Jehan de Noue, Diallo Telli fait alors son entrée dans la salle où siègent les ambassadeurs des quatre-vingt-un États qui sont déjà membres de l'organisation. Sous les acclamations des délégations du groupe afro-asiatique et du bloc communiste, et aussi de tous les pays occidentaux présents, mais dans le silence de la délégation française, Telli se dirige vers la place qui est réservée à son pays et où les appariteurs viennent de fixer rapidement la plaque où figure en anglais le nom de "Guinea". L'ordre alphabétique fait qu'il se trouve ainsi assis à côté du Ghana et, en s'installant, Telli reçoit une amicale accolade de l'ambassadeur Chapman.

Pour la Guinée, la bataille est cette fois-ci définitivement gagnée. Après quelques paroles de félicitations, adressées au représentant, au peuple et au gouvernement guinéens, le président Malik invite Diallo Telli à venir à la tribune. Telli se lève, gagne l'allée centrale et se dirige vers le podium. Il salue d'une légère inclination de tête le président de l'Assemblée, le secrétaire général Dag Hammarskjöld, assis à sa droite, et le secrétaire général adjoint, Andrew Cordier, assis à sa gauche. Puis il s'installe debout, face à la salle, derrière le pupitre d'où il va s'adresser en français non seulement aux délégués, aux journalistes et au public — très clairsemé ce soir-là, car il est déjà plus de 9 heures du soir, un vendredi, veille de weekend —, mais aussi au-delà de New York, à la Guinée, à l'Afrique, à la communauté internationale tout entière, et bien entendu à la France.
Certaines phrases de ce discours, qu'il a soumis, après l'avoir entièrement rédigé à la main, à certains chefs de délégations amies, notamment à l'ambassadeur Filali du Maroc et à l'ambassadeur Mongi Slim de la Tunisie, sont tellement proches de l'inspiration et du style de Sékou Touré, que l'on se demande si celui-ci n'en a pas préparé à l'intention de Diallo Telli quelques passages. Ou alors Telli s'est-il déjà si admirablement coulé dans la phraséologie et la thématique du leader guinéen qu'il traduit parfaitement son message ?
Voici donc ce que ce soir-là, de la tribune des Nations unies, Diallo Telli déclare au nom de la Guinée :

"C'est tout à la fois un grand honneur et un privilège singulier, pour moi, de représenter ici, en ce jour solennel, la jeune République de Guinée que l'Assemblée générale, sur la recommandation quasi unanime du Conseil de sécurité, vient d'admettre, je le note, sans opposition en tant que quatre-vingt deuxième membre de l'Organisation des Nations unies.
Qu'il me soit permis tout d'abord, Monsieur le président, de vous dire combien j'ai été profondément touché des paroles aimables par lesquelles vous venez d'accueillir le représentant du nouveau-né sur la scène internationale, paroles qui, par-delà ma personne, s'adressaient bien, en fait, au peuple de la République de Guinée, en ce moment même tout entier tourné vers nos assises (…). Bien que ses contacts avec le monde extérieur aient été, dans le passé, de la compétence exclusive du gouvernement de la République française, le peuple de Guinée, à l'instar de tous les peuples assujettis et assoiffés de dignité et de liberté, a toujours suivi avec intérêt et attention les travaux de l'Organisation des Nations unies, ses efforts inlassables pour le respect du principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les mesures concrètes qu'elle a préconisées et quelquefois adoptées en faveur des peuples en lutte contre la misère, l'oppression et la dépendance (…).
Ce capital de confiance et d'espoir de tous les humbles de la terre est sans conteste, tout au moins pour nous, le plus beau titre et aussi le plus impérissable dont puisse s'honorer l'Organisation des Nations unies. Ce capital précieux, la Guinée aura, pour sa part, le souci constant de le préserver et de le renforcer.
La Guinée a, vous le savez, pris son indépendance le 28 septembre 1958, dans le calme, dans l'unité et dans la dignité, à une majorité supérieure à quatre-vingt-dix-sept pour cent. Cette indépendance, le peuple de Guinée, groupé comme un seul homme derrière son gouvernement et son parti, l'a choisie sans aucun sentiment de haine ou de xénophobie contre la France ou tout autre État, mais pour se procurer le seul outil qui lui permettra de réaliser tout le reste, c'est-à-dire ses objectifs essentiels sur le plan intérieur, en Afrique et, enfin, sur le plan international.
La Guinée — j'ai le devoir de le proclamer — a une conscience aiguë de son appartenance à l'ensemble africain et des liens d'affinité et de solidarité qui l'unissent à tous les peuples d'Afrique et d'Asie. En outre, elle souhaiterait normaliser ses rapports avec la France, en vue d'une coopération loyale et compatible avec le respect de son indépendance, de sa dignité et des intérêts supérieurs du peuple guinéen.
Mais, par-delà l'Afrique et la France, c'est à tous les peuples du monde et à tous les États pacifiques et respectueux de l'égalité et de la liberté de tous les autres peuples que la République de Guinée offre son amitié et sa coopération pour l'accélération de son passage du stade de pays sous-développé à celui de pays techniquement et socialement développé. Dans nos rapports avec tous ces États, nous nous conformerons aux règles du droit international et notre attitude sera toute de clarté, de loyauté et de sincérité.
Notre jeune État, aux termes mêmes de sa Constitution, donne son adhésion totale à la charte des Nations unies et à la déclaration universelle des droits de l'homme; il accepte toutes les obligations qui en découlent, s'estime en état de les respecter et se déclare disposé à le faire. Tel est le message que mon chef de gouvernement, M. Sékou Touré, m'a demandé de vous transmettre au nom de la jeune République de Guinée. En vous l'adressant, mon pays a conscience de demeurer fidèle à lui-même, fidèle à ses héros, fidèle à sa mission émancipatrice au service de l'Afrique et, enfin, à sa vocation universelle qu'il entend assumer pleinement pour le plus grand profit de toute la communauté internationale."

Des applaudissements nourris saluent la péroraison de Diallo Telli, qui regagne sa place, arrêté au passage par de nombreux délégués qui le felicitent et lui donnent l'accolade, cependant que vont se succéder à la tribune vingt-neuf orateurs qui tiennent à saluer l'entrée du nouvel État. Il est minuit passé quand Diallo Telli, toujours suivi de nombreux délégués, quitte le bâtiment de l'ONU sur la 1ère Avenue et regagne la délégation du Ghana. Il va rendre compte à Conakry de cette journée de victoire pour la Guinée. Le samedi 13 décembre au matin, dans la froidure hivernale de New York à laquelle il ne s'habituera jamais tout à fait, Diallo Telli, accompagné de l'ambassadeur Chapman, se rend, grâce à la grande limousine noire de la délégation ghanéenne, jusqu'au siège des Nations unies. Il entre fièrement par la Delegates Entrance, réservée aux seuls représentants accrédités des États membres, et pénètre directement dans le bâtiment de l'Assemblée générale, là où la veille au soir, il a pu savourer son premier triomphe sur la scène internationale.
Il n'a pas encore sa carte de délégué, sa photographie officielle n'a pas encore été prise, et son nom ne figure pas encore sur la liste diplomatique. Les gardes, de bleu sombre vêtus, qui contrôlent les entrées en bas de l'escalator, s'ils ne le connaissent pas encore très bien, ne vont pas tarder à le voir entrer journellement ou presque, jovial, empressé, les mains pleines de dossiers, prenant au passage un exemplaire en français du "Journal" de l'organisation pour bien préparer sa journée.
Mais aujourd'hui, c'est un jeune délégué un peu intimidé qui emprunte l'escalier roulant qui mène au Delegates Lounge, un endroit qu'il fréquentera au cours des années suivantes plusieurs fois par jour, car c'est là que se croisent et que se parlent ministres, ambassadeurs, conseillers, fonctionnaires internationaux venant de tous pays, ainsi que journalistes en quête d'informations, visiteurs de marque ou visiteurs plus modestes, sans oublier les épouses et les familles, les charmantes guides aux costumes stricts, les interprètes, les secrétaires…
Et puis, le café espresso du Delegates Lounge, servi avec un morceau d'écorce de citron par un personnel obstinément anglophone, parfois portoricain et donc hispanophone, mais jamais francophone, est très corsé, très chaud et très populaire parmi ceux qui, habitués au café français, n'arrivent pas à se faire au goût du café "à l'américaine" ; ce sera évidemment le cas de Diallo Telli.
De nombreuses mains se tendent vers lui, pour le saluer, le congratuler. On lui demande quand et comment il compte s'installer. Mais il est déjà 10 heures 30 et une voix nasillarde annonce par haut-parleur que la séance de la première commission de l'Assemblée générale va commencer.
Son espresso vite avalé, Telli doit descendre au premier sous-sol de l'immeuble, là où se trouvent les salles de réunion des grandes commissions. En compagnie de Chapman, il se dirige vers la salle de la première commission, celle qui se consacre aux problèmes politiques et de sécurité. Comme l'avait bien prévu Georges-Picot, la discussion sur l'affaire algérienne, qui embarrasse tant Paris, et surtout le général de Gaulle qui vient d'achever une tournée en Algérie voici quelques jours à peine, se termine par un projet de résolution fort sévère pour la France, dont la délégation a choisi d'être absente et de ne pas participer au débat, estimant qu'il s'agit là d'une intervention dans ses affaires intérieures.
Diallo Telli, à peine installé à sa place, doit se prononcer sur ce projet de résolution. Son trouble intérieur est certain, en raison des sentiments qui l'attachent sincèrement à la France, mais il sait aussi quelles sont ses instructions et qu'il faut trancher ce lien affectif. Lorsque le président de séance appelle les pays qui veulent voter en faveur de la résolution, il lève la main sans hésiter, joignant ainsi la voix de la Guinée à celles de trente et une autres délégations. Et la résolution en question est adoptée par trente-deux voix contre dix-huit, avec trente abstentions.
Quelques heures plus tard, en séance plénière, il refera les mêmes gestes. Mais ici, il faut que la résolution obtienne la majorité des deux-tiers, car il s'agit d'une question importante. Elle recueille trois voix de plus qu'en commission, soit trente-cinq votes ; le nombre des votes contre reste inchangé (dix-huit) et le nombre des abstentions chute de deux, passant à vingt-huit ; la résolution n'est donc pas adoptée, faute de réunir la majorité nécessaire. Quoiqu'il en soit, douze heures à peine après avoir été admise aux Nations unies, la Guinée a clairement et publiquement confirmé ses choix progressistes et a montré dans quel camp elle se trouvait désormais. Et elle l'a fait en votant à deux reprises coup sur coup contre la France.
Nul doute qu'à Paris, en examinant les comptes-rendus de New York, le général de Gaulle a dû ressentir plus durement encore l'évolution intervenue dans ses relations avec la Guinée de Sékou Touré. Après le "non" au référendum, qui restait largement une affaire bilatérale de conceptions divergentes entre deux pays, et particulièrement entre deux hommes, voilà que la communauté internationale tout entière, y compris les pays qui se disent "amis et alliés" de la France ont ouvert à cette Guinée rebelle les portes de l'organisation universelle, permettant ainsi à Sékou Touré d'infliger à la France un camouflet public.
Cela, comme beaucoup d'autres choses, le général de Gaulle et son gouvernement ne le pardonneront pas au leader guinéen et à son régime. Et cette affaire, la première au cours de laquelle la France du général de Gaulle se trouvera mise en difficultés aux Nations unies, contribuera à dresser le fondateur de la cinquième République contre l'organisation internationale, envers laquelle il manifestera pendant nombre d'années beaucoup de dédain et peu de considération, allant jusqu'à parler un jour des "Nations dites Unies" ou des "Nations unies, ce machin" !

Notes.
106. Le ton un peu inhabituel et sans doute plus personnel de ce chapitre provient du fait qu'il est la reprise, mise à jour et largement complétée, du chapitre 3 de la biographie que l'auteur a consacrée à Diallo Telli (Diallo Telli, le tragique destin d'un grand Africain, paru en 1990 aux éditions Jeune Afrique Livres dans la collection Destins). Les documents d'archives cités dans ce chapitre proviennent de la délégation permanente de la France auprès des Nations Unies. Au moment de la rédaction de l'ouvrage précité, ils n'étaient pas encore ouverts à la consultation. Aujourd'hui, ils peuvent être consultés aux archives du Ministère des affaires etrangères (série AL-Afrique-Levant, sous-série Guinée (1953-1959), dossiers GU 5.1 et 7.1)
107. On ne peut s'empêcher de comparer le cas de la Guinée, devenue indépendante sans que soit tiré un seul coup de feu, ni tué ou blessé le moindre Français (ni Guinéen), avec ce qui se passera en 1962 pour l'Algérie, dont la France a accepté l'indépendance après 8 années de guerre et des milliers de morts et de blessés des deux côtés : Paris souhaitait parrainer seule la demande d'admission de l'Algérie à l'ONU mais n'a pu l'obtenir, tous les membres du Conseil de securité (à l'exception de la Chine nationaliste) ayant parrainé la résolution.
108. Il s'agit de M. André Gros, professeur des facultés de droit, conseiller d'État en service extraordinaire.
109. Krishna Menon, qui fut également ministre de la défense de son pays, reste jusqu'à aujourd'hui titulaire d'un record : le 23 janvier 1953, lors d'une session du Conseil de sécurité sur le Cachemire, il parla — sans notes — pendant huit heures d'affilée et s'effondra sur son banc, nécessitant une assistance médicale immédiate. Sékou Touré aura avec lui plusieurs entretiens, notamment lors de sa visite à l'ONU en 1960.
110. Ethiopie, Ghana, Liberia, Libye, Maroc, Tunisie, Soudan, Égypte. L'Afrique du Sud, membre de l'organisation, ne fait évidemment pas partie de ce groupe. Le FLN (Front de Libération Nationale) algérien y participe activement comme observateur.
111. A cette époque, le Conseil de sécurité compte seulement Il membres, au lieu de 15 actuellement : les cinq membres permanents (dont la Chine nationaliste) et six membres non permanents. La majorité requise y est donc de 7 voix (la moitié des voix plus une représentant 5 et demi plus 1, soit 6 et demi, il faut donc arrondir à l'unité supérieure).
112. Il s'agit des projets concernant la bauxite, projets d'ailleurs montés bien avant l'indépendance et en accord avec la France.
113. L'ambassade des Etats-Unis en France a effectué diverses démarches tant aupres du ministre des affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, que du ministre de la France Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, pour exprimer en particuher la crainte de voir le nouveau régime guinéen se tourner vers l'Union soviétique si l'attitude de la France devait être par trop négative (voir chapitre 26).
114. Joseph C. Satterthwaite, diplomate de carrière, qui exercera ces fonctions du 23 août 1958 au 31 janvier 1961, est le premier titulaire d'un poste nouvellement créé au Département d'Etat, celui de secrétaire d'État adjoint pour les affaires africaines (Assistant Secretary of State for African Affairs).
115. En fait, pour diverses raisons cette décision sera retardée de plusieurs jours.
116. Rappellons que celui-ci n 'est encore que chef du gouvernement guinéen ; il ne sera élu président de la République de Guinée qu'en décembre 1958.

[Note. Lire l'erratum au chapitre précédent. — T.S. Bah]

Le papier à en-tête employé par Sékou Touré dans ses correspondances officielles portera cependant : "le président du gouvernement" jusque dans les années 60, alors que Sékou est à ce moment là à la fois président de la République et chef du gouvernement.

117. Cette année là, le Conseil de sécurité est composé de la manière suivante: États-Unis, Royaume Uni, Union soviétique, Chine nationaliste, France, Suède, Canada, Panama, Colombie, Irak, Japon. Rappelons qu'à cette époque, le Conseil ne comptait que onze membres, avec une majorité nécessaire de sept. Ce n'est qu'en 1965 que le Conseil passera à 15 membres, avec une majorité nécessaire de neuf.
118. Ce qui est exact. En fait, le 17 novembre 1947, la France a déclaré qu'elle n'userait pas de son droit de veto contre l'admission d'un nouvel État aux Nations Unies si celle-ci était acceptée par la majorité du Conseil de sécurité ; cette volonté d'user modérément du veto a été confirmée le 28 septembre 1948 par le ministre des affaires étrangères Robert Schuman devant l'Assemblée générale. Les États-Unis, l'URSS (et plus tard même la Chine communiste) ont au contraire utilisé leur droit de veto pour bloquer mutuellement des candidatures que l'autre encourageait : près de 50 vetos ont été ainsi utilisés.

119. Ville américaine de l'Arkansas où de violents incidents se sont produits l'année précédente, en 1957, avec la complicité du gouverneur Faubus, à propos de l'intégration d'élèves noirs dans les écoles, ce qui obligea le président Eisenhower à envoyer des troupes fédérales pour faire respecter la loi de déségrégation.

120. A Paris, nombre de hauts fonctionnaires ont du mal à comprendre la complexité du jeu auquel on se livre au niveau gouvernemental. A preuve, la lettre que le sous-directeur d'Afrique du Quai d'Orsay, Paul-Marc Henry, adresse le 5 novembre 1958 à son collègue Jacques Leprette, à l'époque conseiller à l'ambassade de France à Washington, lettre personnelle qui figure pourtant dans les archives diplomatiques. J'en extrais ces passages significatifs: "Mon cher Jacques, tu dois deviner en lisant les télégrammes de cette Direction dans quelles difficultés nous nous trouvons. Tu as pu légitimement te demander pourquoi nous ne pouvions être plus clairs sur cette question de la reconnaissance de la Guinée. De contradiction en contradiction, nous en sommes arrivés à cette position extraordinaire où nous demandons à nos alliés américains et britanniques de faire une démarche auprès d'un chef de gouvernement qui, il y a deux mois à peine, appartenait encore intégralement au système français. II semble en effet qu'une réelle impuissance ait frappé, par des moyens que j'ignore, le gouvernement actuel sur cette question. Bien des efforts ont été faits par les services, y compris ceux de la rue Oudinot (les anciens services de la France d'Outre-mer, NDLA), et même par le haut-commissaire (Pierre Messmer), pour rompre ce cercle enchanté où nous nous débattons comme en un mauvais rêve. Jusqu'à maintenant, ces efforts sont demeurés vains. Cette paralysie s'étend jusqu'à la mise en place des institutions franco-africaines. Les nouveaux textes ont été préparés sans aucune consultation des Assemblées territoriales africaines. On a tort de croire qu'il sera plus facile de résoudre la question guinéenne avec la Communauté que sans elle. II est fort possible même que mettre en discussion l'affaire guinéenne devant un aréopage composé des Présidents des Conseils de gouvernement des nouveaux Etats de la Communauté amènerait ces derniers à prendre des positions beaucoup plus radicales et consacrerait probablement l'isolement croissant où se trouvent la Côte d'Ivoire et son chef M. Houphouët-Boigny. Je ne vois aucune issue à l'impasse actuelle autre que la négociation directe avec M. Sékou Touré. Chaque jour qui passe rend le pouvoir de marchandage de la France de plus en plus faible. Du fait du retrait unilatéral de l'administration française, il ne nous reste plus à négocier que la question de la zone Franc. Or, M. Sékou Touré n'a pu manquer de s'apercevoir que, par suite des investissements massifs d'origine américaine sur le projet de Fria, la balance nette en devises de la Guinée est franchement positive si l'on tient compte des mouvements de capitaux. Tout paraît montrer qu'avant de se lancer dans la grande aventure de l'admission aux Nations-Unies contre la France, le chef du gouvernement guinéen essaiera tous les moyens de tenter la même aventure avec la France, au besoin en attendant jusqu'à l'année prochaine. Refuser même l'examen de ces perspectives, c'est faire la politique du pire. Voilà où nous en sommes. Peut-être comprendras-tu mieux que vos demandes répétées de précisions ne peuvent recevoir de réponses satisfaisantes. Peut-être comprendras-tu aussi à quel point, dans ces circonstances, mon expérience présente en qualité de sous-directeur d'Afrique est décevante et pénible…"
121. Il faut noter que ce télégramme diplomatique emploie la formule "Président Sékou Touré" alors que ce dernier n'est encore que chef du gouvernement guinéen
[Erratum. Il était aussi chef de l'Etat. — T.S. Bah]
122. Diallo Telli, qui était effectivement déjà en route pour Londres, Washington et New York, s'est arrêté à Dakar le 16 novembre. Il y a rencontré les consuls généraux du Royaume-Uni et des Etats-Unis, ainsi que Chambard, le conseiller diplomatique du haut-commissaire Pierre Messmer. Il s'est également entretenu à Dakar avec M. Masmoudi, le chef d'une délégation tunisienne qui se rendait à Accra, et qui semble lui avoir dit que la Tunisie pourrait soutenir la candidature guinéenne. Diallo Telli avait déjà en sa possession les lettres de Sékou Touré pour le Premier ministre britannique MacMillan et pour le secrétaire d'Etat au Foreign Office Selwyn Lloyd, pour le président Eisenhower et le secrétaire d'État américain John Foster Dulles, ainsi que pour le secrétaire général de l'ONU Dag Hammarskjold. Mais Sékou Touré lui a demandé de venir le rejoindre à Accra pour avoir avec lui une ultime conversation avant son départ pour Londres et les États-Unis.
123. 123. Il confirmera une dernière fois à l'auteur une bonne partie de ses impressions sur la Guinée et sur Sékou Touré lors d'un déjeuner qu'ils eurent ensemble à Paris au Cercle Interallié, une semaine avant que Louis de Guiringaud ne se suicide, le 15 avril 1982.
124. 124 Dès le 6 octobre, soit plus d'un mois auparavant, divers journaux ghanéens avaient annoncé, en même temps que la reconnaissance de la Guinée, la décision — prétendument prise par Nkrumah sans en avertir ses ministres — de demander au représentant du Ghana auprès de l'ONU d'introduite à New York la candidature de la Guinée. En fait, la reconnaissance officielle de la Guinée par le Ghana n'interviendra que le 3 novembre.
125. Il s'agit de la déclaration d'intention sur l'Union Ghana-Guinée, signée le 23 novembre.
126. Le 23 novembre, Guiringaud informe Paris de ce que son collègue britannique Sir Ian Maclennan lui a révélé au cours d'une réception offerte par le Gouverneur général qu'il avait, sur instructions de Londres rendu visite à Sékou Touré dès son arrivée et avant même que celui-ci ne commence ses entretiens avec ses interlocuteurs ghanéens. Il lui avait fait savoir que "le gouvernement britannique serait très heureux de recevoir Diallo Telli" et de discuter à la fois "de la mise en place des missions diplomatiques que les deux pays ont decidé d'echanger" et "de l'admission de la Guinée aux Nations Unies. A ce sujet, Sir Ian etait chargé d'indiquer que le Royaume-Uni souhaitait que celle-ci fasse l'objet d'un vote unanime et qu'elle soit proposée par la France." (télégramme n° 589/90 du 23 novembre 1958).
127. Louis de Guiringaud envoie à Paris une série de télégrammes pour rendre compte de ces entretiens. Voici l'un des passages les plus intéressants : "M. Sékou Touré m'a également dit qu'il avait espéré que la France entreprendrait elle-même les démarches pour faire admettre la Guinée dans la communauté internationale. En ce qui concerne les Nations Unies, il voulait encore croire que la France accepterait de patronner la candidature de la Guinée ainsi qu'elle l'avait fait pour des pays comme le Maroc et la Tunisie, qui avaient pourtant conquis leur indépendance par l'insurrection. Ce n'est qu'avec regret qu'il aurait recours à un autre patronage. Mais il était décidé à poser cette candidature et c'était l'objet de la mission que M. Telli allait remplir à New York. M. Sékou Touré m'a dit qu'il ne pouvait pas comprendre pourquoi, après avoir reconnu l'indépendance de la Guinée dès le 29 septembre, les autorités françaises locales s'étaient, selon son expression, "acharnées à torpiller le nouvel État". Sans même parler du chargement de riz détourné vers Abidjan, les cent professeurs recrutés en France en juin et pour lesquels les crédits existaient sur fonds guinéens avaient été bloqués à Dakar, les sages-femmes avaient été transférées en Côte-d'Ivoire, les fonctionnaires métropolitains à qui lui-même et ses ministres avaient voulu confier la direction de leur cabinet avaient été rappelés ; de même pour un directeur des finances qu'il avait voulu garder. Enfin les agents qui s'en allaient avaient assailli les services et les maisons qu'ils quittent, emportant le registre du greffe et celui de l'état-civil, coupant le téléphone, brisant les frigidaires. (M. Sékou Touré) était convaincu que le chef du gouvernement français ignorait ces choses et qu'elles étaient faites en dehors de lui. Il s'était refusé à leur donner aucune publicité pour sauver l'amitié franco-guinéenne. Mais comment s'étonner dans ces conditions que la Guinée ait accepté certaines des mains très nombreuses qui se tendaient vers elle ? Le Liberia avait il y a trois jours renoncé formellement aux anciennes revendications de frontières et acceptait de garantir tout emprunt que la Guinée serait obligée d'émettre. Un groupe germano-belgo-suisse offrait trente milliards immédiatement pour développer jusqu'à dix millions de tonnes par an d'exploitation du fer, qui serait traité d'abord en Allemagne et ensuite à Ingra. L'Allemagne (fédérale) offrait soixante bourses d'études et l'Allemagne orientale quarante. J'ai évoqué l'accord signé avec l'Allemagne orientale. M. Sékou Touré m'a dit qu'il s'agissait seulement d'un arrangement de troc bananes contre machines. En revanche, l'Italie avait offert de prendre toute la récolte de bananes contre paiement en lires. M. Sékou Touré m'a énuméré encore d'autres offres. Il m'a dit qu'il n'en avait accepté qu'une partie, espérant toujours un accord avec la France. Les allemands communistes avaient fait antichambre pendant un mois et il avait rejeté les offres venues des pays communistes. Mais si la France continue de le repousser, il serait contraint de céder par un entourage qui ne comprend pas pourquoi il s'obstine à attendre." (Télégramme Diplomatique d'Accra "Réservé Secret", "Priorité absolue", no 603 et 604-605 du 23 novembre 1958 à 20 h. et 20 h. 20, signé "Guiringaud").
128. Un aide-mémoire de l'ambassade du Royaume-Uni à Paris en date du 5 décembre 1958 donne quelques indications intéressantes sur ces entretiens et sur l'état d'esprit des autorités britanniques. On en trouvera le texte intégral en annexe au chapitre sur les relations entre la Guinée et les pays occidentaux. Voici les passages qui intéressent la candidature de la Guinée aux Nations Unies (traduction de l'auteur) : "Le gouvernement guinéen semble maintenant avoir posé sa candidature à l'admission à l'ONU. Le gouvernement français sait que l'espoir du gouvernement de Sa Majesté était que la France réponde finalement au désir guinéen d'un parrainage français. Rien ne pourrait davantage ancrer la Guinée dans le camp occidental. Si le gouvemement français ne se sentait pas en mesure de parrainer cette candidature et souhaitait toujours différer l'admission à la session suivante de l'Assemblée générale, le seul moyen serait de s'assurer d'un nombre suffisant d'abstentions. Ce qui serait pratiquement impossible à moins que les États-Unis soient eux-mêmes prêts à s'abstenir. Le gouvernement de Sa Majesté s'estime obligé d'informer le gouvernement français qu'il n'est pas disposé à entreprendre quelque démarche que ce soit en ce sens auprès du gouvernement américain…" (Quai d'Orsay, archives diplomatiques, série AL 1953-59 Guinée dossiers GU 5.1 et GU 7.1).
129. 129. Dès le 27novembre, Paris a envoyé sur ce point des instructions précises et dépourvues de toute ambigüité à Washmgton et à New York : "II est probable que M. Diallo Telli demandera à vous rendre visite. Vous vous abstiendrez de le recevoir et chargerez de ce soin le secrétaire de votre mission qui suit les affaires africaines. Celui-ci se bornera à enregistrer ce que lui dira son interlocuteur. Au cas où vous rencontreriez l'envoyé guinéen dans une réception ou dans les coulotrs de l'ONU, vous voudrez bien le renvoyer au secrétaire que vous aurez chargé de l'entendre." (télégramme "Réservé" n° 12770/6030 en date du 27 novembre 1958).
130. 130. Cette règle est devenue caduque : il suffit aujourd'hui que la délégation d'un pays membre invite une personnalité extérieure à prendre la parole au cours d'une conférence de presse dont ce pays assume la responsabilité. Cette rencontre avec les journalistes peut alors se tenir au second étage du bâtiment du Secrétariat, dans la salle de presse.
131. Sur ce dernier point, selon le compte-rendu fait le 23 novembre par Georges-Picot, Dag Hammarskjold se serait engagé à s'efforcer "de dissuader l'envoyé de Sékou Touré de présenter la demande d'admission de la Guinée, ou à défaut de l'inciter à ne le faire qu'à l'échéance de la XIVème session. S'il ne parvenait pas à convaincre son interlocuteur, il lui recommanderait de présenter sa demande, non pas au secrétaire général, mais à un autre état-membre et il y aurait intérêt selon lui à ce que ce fut la France. Cette procédure aurait l'avantage d'abord de montrer que la Guinée estime elle-même qu'elle n'a pas qualité pour saisir dès maintenant les Nations Unies, et d'autre part, de permettre une procédure plus souple. En effet, si M. Hammarskjold est saisi directement, il est obligé de communiquer la demande qu'il reçoit à tous les États-membres du Conseil de sécurité dont l'un — l'URSS ou l'Irak par exemple — provoquera une réunion du Conseil. Une fois le Conseil saisi, il sera beaucoup plus difficile d'obtenir un ajournement. Au contraire, un État-membre, surtout s'il s'agit de la France, peut présenter plus facilement la demande guinéenne aux autres États-membres assortie de certains commentaires ou de certains délais, de telle sorte qu'en fait, l'admission n'ait lieu qu'à la XIV ème session. M. Joxe et moi-même avons fait remarquer que dans l'état actuel des choses, nous ne pourrions assumer pareille mission et qu'en conséquence, il convenait d'obtenir de la Guinée qu'elle attendit l'année prochaine pour présenter sa candidature." (télégramme réservé n° 2423/2530 du 23 novembre 1958).
132. Paris fait allusion à la création de la République Arabe Unie, intervenue au début de l'année 1958 et qui venait d'entraîner la fusion entre les deux Etats, Egypte et Syrie, qui n'avaient en conséquence maintenu qu'une seule délégation commune aux Nations Unies. Mais la Syrie quittera la RAU en 1961.
133. Déjà cité antérieurement.

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