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André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages


Chapitre 11
“Afin que Sékou Touré ne soit pas un simple braillard de village”


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Sékou Touré a souhaité, dès la fin de la guerre, parfaire sa formation politique et doctrinale d'autodidacte. Ses contacts avec la CGT lui en ont déjà donné les moyens. Mais il est sans nul doute inexact, contrairement à ce que prétend une légende tenace, qu'il ait suivi en 1946 un stage dans une école de cadres syndicaux communistes en Tchécoslovaquie ; il n'y existait d'ailleurs à cette date, antérieure de deux ans au “coup de Prague” et à l'implantation du régime communiste, aucune école de ce type 255.
De même, rien ne vient étayer l'hypothèse qu'il ait, quelques années plus tard, fait un séjour à Moscou ou suivi un cours à l'Institut d'Études Économiques de Prague (comme l'affirment certaines sources anglosaxonnes) 256. Mais il est vrai qu'il a fait un bref séjour en Tchécoslovaquie en 1946, en compagnie de quelques syndicalistes français et africains (notamment le Soudanais Abdoulaye Diallo) 257, puis un autre en 1950 258.
Et c'est en tant que syndicaliste CGT qu'il est invité, au sein d'une délégation française, à se rendre en 1950 au Congrès Mondial de la Paix à Varsovie. C'est Louis Saillant, secrétaire général de la Fédération Syndicale Mondiale et président d'honneur du Conseil Mondial de la Paix, qui pourrait être à l'origine de ces diverses invitations de Sékou, et donc indirectement de ces rumeurs.
En revanche, Sékou suit quelques cours que le Parti communiste organise à cette époque à son institut de Viroflay (près de Paris) à l'usage des jeunes cadres africains. Mais paradoxalement, c'est l'administration coloniale elle-même qui, ayant décelé ses capacités,voudra compléter sa formation.
Le chef adjoint de cabinet du ministre de la France d'Outre-mer (alors Jean Letourneau), Guy Georgy 259 reçoit mission, au début de 1950, de s'occuper du jeune syndicaliste guinéen qu'il fallait éduquer pour, ainsi que l'écrivait le gouverneur Roland Pré dans son dossier de proposition, “en faire autre chose qu'un simple braillard de village”, et peut-être aussi pour l'éloigner quelque temps du territoire ; il l'inscrivit donc au nom du ministère, à l'École des Cadres de la CGT à Courcelles près de Gif-sur-Yvette, dans la vallée de Chevreuse en région parisienne ; il en suit les cours pendant deux semaines en été 1950 260.
Il y côtoie Félix Houphouët-Boigny de la Côte-d'Ivoire (qui est déjà député et dont tous remarquent qu'il se rend sur place dans une confortable automobile), Ouezzin Coulibaly de la Haute-Volta 261, Gabriel d'Arboussier du Sénégal, Gabriel Lisette du Tchad, Charles Assalé du Cameroun, et quelques autres. Son demi-frère Ismaël Touré participe également à ces sessions.
Contrairement à la plupart des autres Africains, qui passent pour de simples “compagnons de route” du Parti, Sékou Touré est considéré par les responsables communistes comme un véritable militant sincère et engagé 262.
Indéniablement, ils se méprennent sur le fond de son engagement : Sékou ne sera jamais membre du parti communiste, se défendra toujours avec vigueur de l'être ou de l'avoir été, et même son marxisme ne reflète pas une adhésion totale à cette doctrine, dont il accepte les analyses historiques, les arguments politiques, les explications économiques, les fins sociales, les mécanismes d'organisation et les techniques de mobilisation des masses, mais s'il accepte jusqu'à un certain point — et jusqu'à un certain moment — la doctrine de la lutte des classes, la spécificité de l'action à mener au milieu des populations africaines, essentiellement rurales et croyantes (qu'il s'agisse de l'Islam — majoritaire —, du christianisme ou de l'animisme) l'empêche d'emboîter pleinement le pas aux communistes. Les questions qu'il pose aux intervenants sont jugées pertinentes, intelligentes, et toujours orientées dans le sens d'une interrogation à propos de l'adaptabilité des théories européennes aux réalités et à la culture africaines 263.
D'autres participants, syndicalistes ou politiques,trouvent qu'il se comporte déjà en véritable “patron”, et notent comme élément d'explication qu'il “descend d'une famille royale” 264.
Le désir de contribuer à la formation de Sékou dénote une attitude pour une fois positive du gouverneur Roland Pré : à la même époque, ce haut fonctionnaire menait en Guinée une politique vigoureuse contre les syndicats et en faisait régulièrement arrêter les responsables, au point que le ministre de la France d'Outre-mer lui-même s'en émeut :

“Étant donné gravité mesures prises, prière adresser urgence rapport précis sur les circonstances ayant précédé, accompagné et suivi arrestation dirigeants syndicats CGT et CFTC Guinée.”

Sékou a donc, dans une certaine mesure, bénéficié d'un traitement de faveur; ce fut sans nul doute pour tenter de l'amadouer. C'était bien mal le connaître.

Notes
255. Cette rumeur — qui a la vie dure — est également contestée par le pprofesseur communiste Jean Suret-Canale, qui a rappelé à plusieurs reprises que la seule école de formation syndicale dans un pays de l'Est se trouvait alors à Bernau, en République démocratique allemande. Il est vrai cependant que beaucoup des documents que Sékou Touré recevait à Conakry en provenance du camp communiste étaient expédiés depuis Prague. C'est peut-être ce qui a alimenté également cette légende.
256. Une exception toutefois, Frederick Cooper, professeur à l'Université du Michigan à Ann Arbor, qui le souligne dans sa contribution très documentée : “UGTAN, the Loi-cadre and the Break up of l'AOF”, in AOF : réalités et héritages, Direction des Archives du Sénégal, Dakar, 1997, qui oppose le cas de Sékou Touré à celui d'Abdoulaye Diallo justement, “qui a visité l'Union soviétique et les pays de l'Europe de l'Est”. Cooper a également trouvé dans les archives des notes confidentielles de 1951 suivant lesquelles Sékou dénoncerait le “caractère utopique et dangereux de l'emprise communiste sur les masses africaines” et estimerait que le parti communiste “ne parvenait pas à pénétrer l'âme africaine.” Sékou Touré a maintes fois déclaré la même chose après 1958, sans parvenir à en persuader la plupart des responsables et journalistes français. Après la Loi-cadre, Abdoulaye Diallo devint ministre du travail dans le Conseil de gouvernement du Soudan (Mali), démissionna de la vice-présidence de la FSM et se rapprocha des positions du RDA. [Note. Lire ma note dans l'annexe du chapitre 9. — T.S. Bah]
257. Rédigé en 1955, le rapport de l'Inspecteur général Pruvost affirme notamment : “Jusqu'en 1952, (Sékou Touré) s'est abstenu de tout contact positif avec les centrales de propagande situées de l'autre côté du rideau de fer, laissant apparemment sans réponse les correspondances ou publications qu'il en reçoit. Bref, M. Sékou Touré semble glisser progressivement du communisme auquel il se défend d'appartenir, mais auquel il doit tout, vers le semi-opportunisme RDA.” Quant à Abdoulaye Diallo, devenu en 1949 vice-président de la Fédération Syndicale Mondiale, poste auquel Sékou aurait pu prétendre, c'est probablement à son engagement parallèle à la CGT et au Parti communiste qu'il le doit, alors que Sékou a toujours refusé d'adhérer au PC. Abdoulaye Diallo est considéré par l'administration de la France d'Outre-mer et par le haut-commissariat de Dakar comme l'agitateur syndicaliste le plus radical et le plus dangereux.
258. Le 27 novembre 1950, il adresse depuis Prague à une amie parisienne une carte postale ainsi libellée : “Chers amis, le Congrès de Varsovie est terminé depuis le 22 novembre 1950. J'ai été élu membre du Conseil Mondial de la Paix. Je ferai un bref séjour en Tchécoslovaquie et en Pologne.”
259. Lettre à l'auteur en date du 12 août 1984. Guy Georgy occupera plus tard les fonctions de chef de cabinet de Pierre-Henri Teitgen, ministre de la FOM dans le gouvernement Edgar Faure ( 1955-56) ; par la suite, il sera chargé des affaires économiques et du plan au hautcommissariat de l'AOF à Dakar. De 1975 à 1980, Guy Georgy sera Directeur des affaires africaines et malgaches au ministère des affaires étrangères ; à ce titre, il sera directement mêlé à la normalisation des relations entre la France et la Guinée en cours à cette époque.
260. Appelée officiellement “Centre confédéral d'éducation ouvrière” cette école installée dans une propriété acquise par la CGT en 1949, a commencé à fonctionner le 1er mai 1950, notamment pour des stages de 15 jours destinés aux jeunes militants. C'est dire que Sékou Touré a été l'un des premiers à la fréquenter. Ce Centre a été dirigé jusqu'en 1982 par Marc Piolot, auteur, avec Jean Bruhat, d'une Histoire de la CGT.
261. Fondateur en 1937 du Syndicat des Instituteurs de l'Afrique Occidentale Française (AOF), aux côtés de Modibo Keita.
262. Ces indications ont été fournies à l'auteur par Maître Jacques Verges, à l'époque avocat stagiaire, et qui fut l'un des animateurs de l'Union des Étudiants Communistes, notamment pour les activités concernant l'Outre-mer (entretien avec l'auteur en date du 1er septembre 1993).
263. Indications fournies par l'écrivain Dominique Desanti, veuve du philosophe marxiste Jean-Toussaint Desanti, qui donnait régulièrement des cours de doctrine marxiste à If-sur-Yvette (entretien avec l'auteur, IMEC — Institut Mémoires de l'édition contemporaine —, Abbaye d'Ardenne à Saint-Germain-La-Blanche-Herbe près de Caen, 26 juin 2004).
264. Témoignage de Marcel Dufriche, qui fut notamment membre du Comité central du PCF : recueilli par Valéry Gaillard lors du tournage du film Le jour où la Guinée a dit non (déjà cité).

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