“J'étais évidemment contre la colonisation, pour les indépendances. Je croyais à la lutte pour la démocratie dans les pays d'Afrique noire. Cela paraissait avancé quand même. Et puis la réalité des faits a été tout autre. En voici un exemple. Sékou Touré était marxiste, comme chacun sait. Nous l'avons très bien connu. Il a suivi les cours de Touky, il est venu souvent ici. Quand Sékou Touré, le premier, a réclamé son indépendance et quand de Gaulle a dit : ‘Vous la voulez. Prenez-la’, il l'a prise, mais encore fallait-il qu'il se fasse élire président démocratiquement. Il a fait appel à Keita Fodéba que je connaissais très bien. Musicien, chorégraphe, homme de théâtre complet, il avait une troupe de ballet qui a eu un grand succès dans toute l'Europe. Il a fait la campagne, c'est-à-dire qu'il allait dans tous les villages de brousse — et Dieu sait que c'était cahotant, la Guinée ! —, il leur donnait un spectacle qu'ils n'avaient jamais vu, des musiques, des danses et un griot qui racontait des contes. Vraiment, c'était fabuleux. Keita Fodéba a fait élire Sékou Touré. Alors il a été nommé ministre de l'Intérieur. Je l'ai revu, en France, une fois. “Tu comprends bien qu'en Afrique, ce ne sera pas comme ailleurs. Notre démocratie sera vraiment populaire. Tu me connais. Tu me fais confiance.” Je disais tout mon espoir. Au bout de peu de temps, Keita Fodéba a été obligé d'opérer des arrestations arbitraires, de monter des procès dont il savait très bien qu'on y produisait des preuves falsifiées — je fais à sa mémoire l'honneur de penser qu'il le savait fort bien.
Quand même, à un moment donné, il a dit : “Ce n'est plus possible.” Il a été arrêté, déclaré traître, et puis il est mort empoisonné en prison. C'étaient des gens que j'avais vus complètement différents. Ce continent à libérer s'est malheureusement figé en quelques années. La corruption s'est ensuite installée partout. C'est ainsi que j'ai vu mon amour de la liberté battu, et dans les pays très froids et dans les pays les plus chauds. J'ai pu garder l'amour de la liberté, malgré tout. Mais je sais qu'elle est généralement battue, et qu'il faut donc sans arrêt et partout se battre pour elle.
Et j'appris que l'idée de liberté varie selon les cultures. Mais qu'il ne faut pas céder sur l'essentiel : le respect des êtres vivants. C'est d'ailleurs encore aujourd'hui la question : où s'arrête le droit d'une culture, où commence, imprescriptible, le droit élémentaire de tout humain? …”
Note de l'auteur : Ce n'est évidemment pas Keita Fodéba qui “a fait élire Sékou Touré”, puisque ce dernier avait été élu, d'abord en 1953 conseiller territorial de Beyla, puis en 1956 député de la Guinée française, avant que Keita Fodéba ne fasse sa première tournée artistique en Guinée, fin 1956. L'engagement de Keita Fodéba a simplement pu contribuer à la victoire du PDG lors des élections municipales de novembre 1956, et donc à l'élection de Sékou Touré comme conseiller municipal puis comme maire de Conakry.
Ce n'est pas non plus parce qu'il s'est dressé contre des arrestations arbitraires qu'il a été arrêté (les témoignages sont nombreux, malheureusement, comme ministre de l'intérieur — dès avant l'indépendance, sous le régime de la Loi-cadre — puis comme ministre de la défense nationale et de la sécurité jusqu'à la fin de l'année 1965, totalement participé du système répressif qui s'est généralisé dès le début des années 60.
Par la suite, Sékou a commencé à se méfier de lui l'a affecté à des postes ministériels mineurs et l'a fait arrêter dans le cadre du “complot des militaires” de 1969. Et c'est très probablement fusillé, et non pas empoisonné, que Keita Fodéba est mort, sans doute en juillet 1969.
Voir aussi le chapitre 10 sur “Le concert de Keita Fodéba” et le chapitre 64 sur “Le complot des militaires” notamment les témoignages de la veuve et du fils de Keita Fodéba.
[Errata. (a) Keita Fodéba fut limogé de la défense et nommé successivement ministre et secrétaire d'Etat à l'économie rurale, jusqu'à son arrestation ; (b) Fodéba et ses co-accusés furent fusillés au mont Kakoulima dans la nuit du 26 au 27 mai 1969, et non pas en juillet de cette année. Lire le témoignage de Touré Kindo. — T. S. Bah]
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