Paris, Maspéro, Coll. Cahiers libres, 1964. 205 pages
De la situation originale de la Guinée, le Général de Gaulle promu volontairement agent publicitaire de la Communauté ne tint aucun compte. Et cependant, après avoir échoué dans leurs tentatives pour faire participer des Africains à la rédaction des textes relatifs à la Communauté, les Guinéens avaient décidé de mettre à profit le passage du Président français à Conakry. Dans l'impossibilité où ils se trouvaient d'aller plus loin dans ce qui aux yeux de la minorité de la gauche étaient des concessions, les membre du Bureau Politique allaient dans un suprême effort tenter de convaincre le Général, soit de réformer ses projets de texte, soit de lever du Non l'hypothèque de l'Indépendance. Ceci leur paraissait possible dans la mesure où les textes n'étaient pas encore définitifs et étaient susceptibles de modification à l'issue d'un voyage qui aurait dû etre non pas seulement un voyage de propagande mais aussi un voyage d'information.
Mais le 25 août 1958, entre deux vols de sa caravelle aérienne,
le Cénéral de Gaulle allait, en un discours en porte-à-faux,
mettre un terme involontaire à l'oeuvre lentement amorcée
par les conquérants des blancs vaisseaux d'antan. En
refusant hautainement de prendre en considération les revendications
qu'il avait lui-même fait naître, il engagea la Guinée
inexorablement dans la voie la plus extrême.
Cette journée du 25 août 1958 avait été cependant
soigneusement préparée par le P.D.G. Les présidents
et présidentes des Sections de Conakry et de la banlieue avait été
réunis. Il s'agissait de montrer tout à la fois l'emprise
du Parti sur la masse et de mettre en évidence l'attachement de la
Guinée pour la France afin d'amener de Gaulle à modifier le
sens du référendum d'autant qu'il ne pouvait ignorer la signification
donnée à sa réception triomphale puisque les services
français de la Sécurité de Conakry étaient au
courant et qu'ils avaient à ce propos adressé des notes au
Gouverneur de la Guinée, notamment la 1552.631/C/PS 2 en date du
21 août 1958:
Les Présidents et Présidentes des sections R. D. A. de Conakry et Banlieue ont été réunis par le Président Sékou Touré à l'Assemblée Territoriale, le 20 août 1958 de 17 à 19 heures, afin de mettre au point la réception organisée en l'honneur du Géneral de Gaulle.
Il a été demandé aux sections de se grouper sur le parcours qu'empruntera le cortège officiel. Les femmes, pour cette circonstance revêtiront leurs camisoles de fête et danseront aux sons des tams-tams et balafons.
Il a été décidé que cette manifestation devait être organisée avec un éclat particulier et la population guinéenne est invitée à réserver le meilleur acceuil au représentant de la France.
Le Gouvernement de la Guinée ne tolérera aucune entrave à cette réception et les dirigeants ont demandé aux militants de se montrer vigilants, de surveiller les ennemis qui voudraient porter préjudice au Gouvernement, en distribuant des tracts tendancieux ou en exhibant des pancartes subversives afin d'essayer de rompre l'unité qui existe parmi les Guinéens.
Au cours de cette réunion il a été affirmé que tout individu qui porterait atteinte, de quelque manière, à la réussite de cette manifestation, serait puni.
Les échos de cette réunion à l'Assemblee Territoriale se sont rapidement répercutés dans les milieux P.R.A. et P.A.I. opposés à la réception du Général de Gaulle. Devant la ferme position du Gouvernernent de Guinée de ne tolérer aucune manifestation hostile au Chef du Gouvernement Français, les organisateurs de l'opposition se sont troublés et semblent avoir pris peur.
Sur tout le parcours menant de l'aérodrome à Conakry, le
Parti avait massé la population à laquelle congé avait
été donné. Groupés par section dont tous les
membres portaient d'identiques boubous et des turbans de couleur uniforme,
femmes et hommes dansaient, chantaient, jouaient du tam-tam sur le passage
du Général. Plus d'une fois les cordons de police étaient
rompus et une foule bigarrée suivait en courant la voiture présidentielle
1. C'est pressé de toutes parts par
la foule que de Gaulle fleurit le monument aux morts avant de se rendre
à l'Assemblée Nationale, ornée de banderoles éloquentes
(La Communauté Franco-Africaine sera une Communauté d'Etats
libres et égaux ou ne sera pas) où devait se jouer l'acte
principal de la comédie.
Cela commença par quelques mots d'accueil que Diallo Saifoulaye bredouilla
à son ordinaire. L'habileté du propos aurait cependant réclamé
meilleur orateur. S'adressant au patriote en français, Diallo
Saifoulaye faisait mine de ne point douter de sa compréhension à
l'égard d'autres patriotes :
Nous voudrions vous affirmer ici avec force que l'Assemblée Territoriale et le Conseil de Gouvernement de la Guinée, forts de l'appui sans reserve des masses populaires et de la confiance totale de l'écrasante majorité des populations guinéennes, et en parfaite identité de vues, mesurent toute la gravité de cette heure où se joue le destin de l'Afrique. Ils ont aussi conscience de l'importance de l'option à faire. C'est donc en toute connaissance de cause qu'ils vont comme toujours prendre toutes leurs responsabilités devant l'Histoire appelée à les juger.
Monsieur le Président du Conseil, vous avez devant vous des patriotes résolus à travailler pour le bien-être matériel et moral de leur Patrie Africaine.
Nous sommes très à l'aise dans cette position, persuadés d'avance d'être bien compris par notre hôte le Général de Gaulle, le fervent patriote l'homme qui incarna et anima la Résistance Française contre l'Allemagne victorieuse, enfin l'homme des mieux indiqués pour réaliser et admettre que d'autres puissent éprouver pour leurs pays, leur Patrie, les mêmes sentiments que Monsieur le Président du Gouvernement de la République éprouve lui-même vis-à-vis de la France.
Derrière l'aspect cauteleux du propos se cachait à peine voilée une volonté que Sékou Touré exposa avec sa fougue habituelle. Après un exorde où le matérialisme historique était assaisonné d'une phraséologie brumeuse 2, Sékou Touré exposait le but de la Guinée : l'émancipation de l'homme d'Afrique, la décolonisation intégrale de la Guinée, fraction de la terre d'Afrique 3. Rien, nul chantage ne pouvait empêcher la Guinée d'atteindre son but:
Le privilège d'un peuple pauvre est que le risque que courent ses entreprises est mince et les dangers qu'il encourt sont moindres. Le pauvre ne peut prétendre qu'à s'enrichir.
Aussi, en toute dignité 4 et résumant la position guinéenne vis-à-vis du projet de constitution, Sékou Touré affirmait-il que :
la réponse ne serait affirmative qu'a condition que la Constitution proclame:
- Le droit à l'Indépendance et à I'Egalité juridique des peuples associés, droit qui équivaut à la liberté pour ces peuples de se doter d'institutions de leur choix et d'exercer dans l'étendue de leurs Etats et au niveau de leur ensemble leur pouvoir d'autodétermination et d'autogestion;
- Le droit de divorce sans lequel le mariage franco-africain pourra être considéré, dans le temps, comme une construction arbitraire imposée aux générations montantes;
- La solidarité agissante des peuples et des Etats associés afin d'accélérer et d'harmoniser leur évolution.
Les Etats associés en question devant comprendre deux nouveaux Etats puissants qui se substitueraient aux actuelles entités A.O.F.-Togo et A.E.F. et les attributs de souveraineté qui seraient exercés au niveau de la Communauté devant se limiter à quatre domaines: défense, relations diplomatiques, monnaie, enseignement supérieur.
Et Sékou Touré concluait par un voeu qui était bien plutôt un ultimatum:
Dans l'intérét bien compris des peuples d'outre-mer et de la France, nous osons pensser, Monsieur le Président, que votre gouvernement saura proposer au référendum un projet de constitution tenant compte, non pas des conceptions juridiques basées sur un régime impopulaire, mais seulement des exigences exprimées par des peuples mûrs, tous solidairement et fermement décidés à se construire un Destin de Liberté, de Dignité et de Solidarité fraternelle.
Au tonnerre d'applaudissements que suscite ce discours, succéda un long silence lourd de rancoeur chez les Européens qui espérèrent que de Gaulle allait leur montrer de quel bois il se chauffait, lourd d'appréhension chez les Africains. D'une voix fatiguée, le Général de Gaulle allait une fois de plus dans sa carrière, mais ce ne devait pas être la dernière, dans une totale confusion, satisfaire superficiellement chacun.
Les Européens furent charmés par l'apologie théoriquement subtile que de Gaulle fit de la colonisation 5, par le style coupant qu'il adopta 6. La masse africaine fut enthousiasmée par la possibilité d'Indépendance qui lui était officiellement offerte. Tandis que de Gaulle prononçait des mots qu'il voulait de menace 7, un peuple en délire, massé hors de l'Assemblée où seuls avaient été conviés quelques Conakriens de classe hurlait et chantait sa joie alors que de Gaulle concluait, non pas froidement et logiquement comme on lui avait parlé, mais sur un ton sentimental et personnel :
Je forme le voeu que les élites de ce pays prennent la direction que j'indique et dont je crois qu'elle répond à l'intention profonde de nos masses et, ceci dit, je m'interromps en attendant peut-étre, si le fait se produit jamais, l'occasion suprême de venir vous voir, dans quelques mois, quand les choses seront établies et que nous manifesterons ensemble publiquement l'établissement, la fondation de notre communauté. Et si le ne devais pas vous revoir, sachez que le souvenir que je garde de mon séjour dans cette grande, belle, noble ville, ville laborieuse, ville d'avenir, ce souvenir, je ne le perdrai pas.
Au soir de cette lourde journée de la saison des pluies, dans
la nuit tombante, la foule s'écoulait lentement tandis que ses gardes
du corps soutenaient la grande carcasse du fétiche blanc enfin exorcisé.
Pour n'avoir pas compris que les propos tenus n'étaient
pas les élucubrations d'un bougnoul vaniteux, mais l'expression
la plus modérée de la volonté du P.D.G., de Gaulle
en quelques instants transforma un Front National réformiste en Parti
Politique révolutionnaire. Puisqu'il ne voulait pas changer
ses positions, les extrémistes avaient désormais gagné.
Dès que le Gouvernement guinéen eût acquis la certitude,
tant par la réponse publique du Cénéral que par les
conversations privées de la soirée, que rien ne serait changé
aux textes primitifs pour les infléchir dans le sens voulu par lui,
il renonca à toute action du côté de la France et centra
son activité sur l'Afrique pour tenter une union autour du Non.
Notes
1. Les chants en langue vernaculaire créés à l'occasion par les griots
s'inspiraient parfois d'un naturalisme bien africain et lorsque le Général saluait la foule du geste que ses admirateurs aiment à dire familier, il ignorait sûrement que les femmes africaines s'adressant à Sekou Touré, debout à ses côtés,
scandaient: "Salut à toi grand éléphant, aucun homme
n'en a autant que ton dans son pantalon. Honni soit..."
2. "Dans la vie des Nations et des Peuples, il y a des instants qui semblent déterminer une part décisive de leur destin ou qui, en tout cas, s'inscrivent au registre de l'Histoire en lettres capitales, autour desquelles les légendes s'édifient marquant de manière particulière au graphique de la difficile évolution humaine, les points culminants, les sommets qui expriment autant de victoires de l'homme sur lui-même, autant de conquêtes de la société sur
le milieu naturel qui l'entoure."
3. "L'épanouissement
des valeurs de l'Afrique est freiné moins à cause de ceux
qui les ont façonnées qu'à cause des structures économiques
et politiques héritées du régime colonial en déséquilibre avec ses propres réalités
et ses aspirations d'avenir.
C'est pourquoi nous voulons corriger non par des réformes timides
et partielles, mais fondamentalement ces structures afin que le mouvement
de nos sociétés suive la ligne ascendante d'une constante
évolution, d'un perpétuel perfectionnement... La Guinée
n'est pas seulement cette entité géographique que les hasards
de l'Histoire ont delimitée suivant les données de la colonisation
par la France, c'est aussi une part vive de l'Afrique, un morcenu de ce
continent qui palpite, sent, agit et pense à la mesure de son destin
singulier."
4. "La qualité ou plutot la nouvelle nature des rapports entre la France et ses anciennes colonies devra être déterminée sans paternalisme et sans duperie... Notre coeur, notre raison, en plus de nos intérêts les plus évidents nous font cholsir sans hésitation l'Interdépendance et la liberté dans cette union, plutôt que de nous définir
sans la France et contre la France."
5. "Il n'y a pas de raison, en effet - et je ne serais pas là si je n'en étais pas convaincu- il n'y a pas de raison en effet, pour que la France rougisse en rien de l'oeuvre qu'elle a accomplie ici avec les Africains. Nous voyons à chaque pas quand nous prenons pieds sur cette terre de Guinée quelles sont les réalisations que l'oeuvre commune a déjà accomplies et quand nous entendons les Présidents de l'Assemblée et du Conseil de Gouvernement de la Guinée, nous croyons bien percevoir aussi ce que la culture, l'influence, les doctrines, la passion française ont pu faire pour contribuer à révéler la qualité d'hommes
qui en avaient naturellement."
6. "J'ai dit, vous réfléchirez."
7. "Cette communauté, la France la propose ; personne n'est tenu d'y adhérer. On a parlé d'Indépendance, je dis ici plus haut qu'ailleurs que l'Indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 aeptembre en disant Non à la proposition qui lui ent faite et dans ce cas, je guarantis que la Métropole n'y fera pas d'obstacle. Elle en tirera, bien sûr, des conséquences
mais d'obstacles, elle n'en fera pas et votre territoire pourra, comme il
le voudra et dans les conditions qu'il voudra suivre la route qu'il voudra."
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