Paris, Maspéro, Coll. Cahiers libres, 1964. 205 pages
Parallèlement à ce sacrifice en travail étaient demandés aux travailleurs des sacrifices dans le domaine général des revendications, par une transformation de la lutte syndicale qui s'intégrait dans la notion générale de décolonisation. Il s'agissait avant tout, par une reconversion essentiellement morale et individuelle de supprimer les séquelles intellectuelles et idéologiques du colonialisme. Ce dogme était né dès après le référendum et avait constitué le thème de la 3ème allocution radiophonique hebdomadaire prononcée par Sékou Touré, le 23 novembre 1958 sous le titre La nécessaire reconversion :
Si, en Guinée, le pouvoir colonial a été définitivement supprimé, si la conquête de l'Indépendance guinéenne est une manifestation de l'inévitable évolution de l'histoire, les méfaits du colonialisme n'en sont pas pour autant détruits et c'est bien à une décolonisation intégrale que nous devons nous consacrer si nous voulons que l'action nationale de la République de Guinée acquière son plein effet et serve à assurer l'unité de la patrie africaine dans l'lndépendance.
C'est ce problème essentiel que nous devons le plus étudier pour réaliser la nécessité d'une totale reconversion de nos attitudes et de nos pensées et d'un abandon total de tous les aspects négatifs de nos actions et de nos habitudes...
Que nous le voulions ou non, que nous nous en rendions compte ou non, nous sommes les uns et les autres, marqués par le régime colonial que nous avons subi, qui, pendant vingt ans, qui, pendant trente ou quarante ans. Plus nos contacts avec ce régime ont été longs, plus nous sommes marqués, plus profondément les racines du colonialisme sont en nous. Il perpétue un système que nous avons délibérément rejeté en choisissant l'Indépendance et la pleine souveraineté...
Il s'agit bien là d'une reconversion totale de l'être mécanisé à une forme de pensée étrangère aux conditions réelles de son milieu et au destin de son pays...
L'opposition à la colonisation implique nécessairement la réforme totale des mentalités afin que l'homme, en tout lieu ef en tout moment se considère non seulement comme être libre, mais aussi comme perpétuellement soumis aux impératifs que comporte l'édification d'une patrie et la construction d'une nation libre...
A l'heure actuelle, ce que les populations de la République de Guinée doivent comprendre, c'est que leurs obligations vis-à-vis du destin de la nation répondent à des impératifs totalement différents de ceux qu'ils ont pu connaitre pendant la période coloniale. A la volonté de progrès doit correspondre la volonté de produire, la volonté du travail, l'esprit de dignité, le souci de renforcer les bases de l'Etat et d'édifier durablement et solidement la nation.
L'impératif étant de réussir dans l'expérience que nous avons délibérément entreprise, l'impératif étant d'engager par notre exemple et notre réussite, l'Afrique sur le chemin de sa liberté réelle et de son unité, de tels impératifs doivent nous conduire à mettre fin aux égoismes et aux antagonismes intérieurs. L'impératif étant de compléter la transformation de structures administratives, économiques, sociales et culturelles par une transformation morale de nous-mêmes, favorisant la libération du peuple, nous devons nous poser la question de savoir si ce peuple ne subit pas dans son sein, des influences plus favorables à la réaction qu'au progrès.
Sékou Touré en tirait une conclusion sur les devoirs des salariés, comme devait également le faire quelques jours plus tard, devant trois cents personnes, le Représentant de l'Unlon Syndicale, Kouyaté Dielli Bakar :
Camarades, depuis le 28 septembre, nous sommes indépendants. L'Indépendance n'étant pas une fin en soi, it faut qu'il existe avant une amélioration sociale, une amélioration économique et pour cela, il faut appartenir à une indépendance accomplie. Avant que nous soyons indépendants, nous avions l'esprit revendicatif, aujourd'hui, une reconversion est nécessaire ; nous devons changer de direction, en un mot, nous devons nous décoloniser, quitter ce stade de mendiant pour gérer désormais nos propres affaires.
Il est vrai que l'économie nationale nous revient, seulement faudrait-il encore la développer et pour cela, il faut travailler. Il est plus difficile de construire que de démolir... Après le Ghana, la Nigeria et le Togo, nous devenons pour l'instant la troisième colonie indépendante ; le monde a les yeux braqués sur nous, nous sommes un exemple pour le reste de l'Afrique; notre expérience servira aux autres territoires. Les intérêts personnels doivent disparaitre et ne subsister que l'intérêt national. Pour cela, il faut adopter une discipline stricte; le respect mutuel sera le mot d'ordre.
Aussi, alors que le 10 octobre 1958, la résolution du Comité directeur de l'U.G.T.A.N. avait stipulé que la centrale syndicale était indépendante vis-à-vis de toutes les formations politiques, Sékou Touré revenant sur ce point le 8 mars 1959, dans un discours aux membres du P.D.G. déc!arait-il :
que le syndicalisme pour le syndicalisme était un combat fractionnel.
Depuis six mois, la représentation guinéenne de l'U.G.T.A.N.
s'opposait aux autres délégations africaines sur ce point.
Elle n'avait pas totalement vaincu au Premier Congrès général
de l'U.G.T.A.N. tenu à Conakry le 15 janvier 1959 où une formule
volontairement confuse renvoyait dos-à-dos les deux conceptions :
la lutte syndicale est la lutte politique contre le regime colonial.
Dans la pratique guinéenne toutefois le syndicat avait été
inféodé au Parti et nulle revendication strictement syndicale
n'était acceptée. Seules, des initiatives de style stakhanoviste
étaient admises. Certes la situation ouvrière ne s'était
pas aggravée depuis l'Indépendance : la protection contre
le patron capitaliste avait été accrue, les salaires avaient
été augmentés, notamment en février 1960 dans
le secteur agricole où ils passaient de 18 à 28 C.F.A. par
heure. Mais le droit même de revendication, le droit de grève
était soumis aux impératifs d'un Plan décidé
par le Parti.
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