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Etat-Pays-Société
Quatre ans après l'indépendance


Bernard Charles
Guinée

L'Atlas des Voyages. Editions Rencontre. Lausanne. 1963. 223 p.


Récit

— Alors, vous voulez aller en Guinée?
Le haut fonctionnaire français qui me reçoit me jette un regard de profonde commisération. Puis, devant mon désir clairement exprimé pour la troisième fois, il accepte de me brosser un tableau des relations de la France avec la Guinée. Elles ne sont pas bonnes. Une mission française qui s'est rendue dernièrement en Guinée n'a pu parvenir à aucun résultat. La situation intérieure se détériore, le riz manque.
— Vous aurez des tas d'ennuis. Ils font des tracasseries à propos de tout et de rien. Tenez, il n'y a pas longtemps…
Finalement il me demande de rencontrer un de ses collègues qui vient justement de rentrer de Conakry. Nouvel entretien. Conclusion:
— Bien sûr, nous ne pouvons pas vous empêchez d'y aller voir, mais votre voyage est inopportun. En tout cas, vous le faites à vos risques et périls.
D'autres personnes seront moins pessimistes, il est vrai, et me faciliteront le voyage. La scène se déroulait en juillet 1959. Trois ans plus tard, en janvier 1962, elle se répétera presque dans les mêmes termes. Que les rapports avec la France ne se soient guère améliorés, on en a pris son parti. Tant de choses se sont passées en Afrique! Plus d'une douzaine d'Etats sont devenus indépendants, l'espace d'une année, en 1960. Mais cette fois-ci vraiment, « ça va mal en Guinée » . Une fois de plus, les conseils de prudence ne me manqueront pas.
— On vous aime bien. Mais s'ils vous mettaient à croupir dans un cul de basse fosse, cela ne serait pas facile de vous e faire sortir. Les Guinéens ont un peu la réputation d'être expéditifs en certains cas l'expulsion d'un indésirable est vite décidée tout aussi rapidement exécutée.
— Et puis ne risquez-vous pas d'être arrêté sous l'inculpation d'espionnage. La maladie de l'espionnite tend à devenir chronique là-bas. C'est vrai, tout ne semble pas aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a un mois un « complot des enseignants » a été découvert, des responsables syndicaux arrêtés. On a parlé d'émeutes, de la marche des collégiens contre la villa de leur ministre qu'il voulaient mettre à sac.
Une série d'articles publiés dans un grand quotidien français du soir viennent d'attirer l'attention sur un « voyage au bout de la nuit. » La Guinée est-elle donc un pays étrange qu'il soit toujours inopportun s'y rendre?

Qu'importe. Le risque, si risque il y a, fut toujours le piment de l'aventure. Partir en Afrique constituait une aventure, autrefois. Maintenant ? Oui, encore maintenant, au moins la première fois. Il n'est que d'avoir rêvé longtemps à cette Afrique mystérieuse, parée de tous les prestiges de l'exotisme. Qui ne traîne au fond de sa mémoire des bribes de lectures, véritables invitations aux voyages; qui n'a entendu parler du livre de Georges Balandier : Afrique ambiguë ; qui n'a laissé courir son imagination avec les images, parfois déroutantes, de tel film, de Moi, un Noir de Jean Rouch, par exemple?

A Dieu va. Visa et billet sont en poche. Jusqu'au dernier moment, j'ai redouté de ne pouvoir obtenir les pièces officielles. Déposée à Paris pour être transmise à Conakry par l'intermédiaire de l'ambassade, ma demande est restée sans réponse pendant un mois. Excédé, je téléphone a nouveau.
— Non, nous n'avons rien reçu.
Est-ce l'écroulement brutal des projets mis sur pied? J'essaie de parlementer. La secrétaire se renseigne. Un instant plus tard, elle revient poser la question:
— Quand voulez-vous partir?
Quelques secondes de surprise avant de répondre:
— Le plus tôt possible.
— Bon, venez demain matin retirer le visa.
Un texte reçu par l'ambassade l'autorise depuis quelques jours à délivrer les visas dans les conditions ordinaires. De toute façon, si Conakry avait des objections à formuler contre la demande, il l'aurait fait savoir.
— Au pire, vous serez refoulé à l'arrivée, ce qui est très exceptionnel,
Une telle mésaventure arrivera cependant au petit groupe de journalistes français de « Cinq colonnes à la une » .
Dans l'avion qui m'emmène confortablement, je ne puis m'empêcher de penser au premier départ, à celui de 1959. Dix jours de bateau de quoi s'habituer à la perspective du dépaysement tout proche! Non sans sourire, j'évoque la figure de ce Belge qui, s'enquérant de ma destination, me regarda avec effroi, puis le plus sérieusement du monde:
— Vous avez un revolver dans votre valise, au moins?
La suite de la conversation me convainquit qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie. Lui et sa femme regagnaient Léopoldville à l'issue de leur congé, pour préparer leur retour définitif en Belgique.
— Vous savez, il n'y a rien à faire là-bas; pas moyen de s'entendre avec ces gens-là.
Au fil des répliques j'avais appris qu'ils travaillaient à Léo, qu'ils n'avaient jamais quitté la ville pour visiter la région. Un autre Belge, celui-là massif et énergique, avait haussé les épaules avec un air de pitié:
— A Léo, ils ne savent pas s'y prendre. Des parlotes, sans fin; personne ne commande. Pourtant avec les Noirs, c'est simple, il faut avoir la manière (sous-entendu, forte). Moi, je suis basé à Stan (Stanleyville) et je m'occupe de la navigation sur le fleuve. Je vous assure, cela marche.
Ainsi, ces Belges n'avaient jamais quitté leur petit coin de ville. C'était presque ahurissant! Pourtant, en Guinée aussi, j'avais rencontré par la suite des personnes dénuées de la plus élémentaire curiosité pour le pays où ils vivaient pendant plusieurs années. Et en Guinée, cette Suisse africaine, les sites touristiques ne manquent pas! En dehors de leur travail acharné — à l'époque, « faire du CFA » (le CFA est la monnaie qui avait cours dans l'Ouest africain et en Guinée jusqu'en 1960) — ces « coloniaux » n'avaient manifesté d'intérét pour quoi que ce fût, hormis réceptions (baptisées .« dégagements » ), whisky et femmes.
Comment auraient-ils pu écouter ceux de leurs compatriotes qui souhaitaient une évolution politique progressive, comment n'auraient-ils pas été effrayés à la perspective de la décolonisation? Da la tourmente congolaise, que sont-ils devenus, ces deux Belges enfermés dans leur univers clos que le coup de gon de l'indépendance guinéenne venait d'ébranler? Tous, soyons juste, ne leur ressemblaient pas. Tel ce Français « colonialiste » (?) — il détenait un poste de responsabilité à la CFAO 1 et travaillait en Guinée depuis quinze ans — qui me consacra de longues soirées pour bavarder de ce pays.
Les souvenirs affluent, la nuit s'achève. Après une matinée d'escale à Dakar nous prenons l'avion de la Compagnie Air-Afrique — autre signe des temps nouveaux. Deux heures plus tard, nous débouchons de la brume au-dessus l'aérodrome de Conakry. Nous voici arrivés. Quelques tours de roue sur la piste et l'appareil s'immobilise. A la queue-leu-leu le petit groupe de voyageurs se rend au bâtiment principal non sans jeter un coup d'oeil discret sur les IL-14 et les IL-18. Mentalement, on se surprend à compter ces fameux Ilyouchine soviétiques qui constituent la flotte d'Air-Guinée et dont l'arrivée souleva tant de polémiques. Depuis, d'autres Etats africains ont suivi l'exemple guinéen, en éprouvant quelques mécomptes, me glissera-t-on dans l'oreille:
— Vous savez, le Mali cherche à liquider les siens.
Pour l'heure, les I1-18 somnolent, recuits de chaleur, en l'attente de problématiques voyages intercontinentaux. Les IL-14, eux, ne restent pas sans emploi et accomplissent régulièrement leur service sous le ciel guinéen, trois ou quatre fois par semaine.
Nous sommes accueillis dans le hall par le sourire éclatant, un peu figé, du président de la République, Sékou Touré. A côté de son portrait, celui de Diallo Saifoulaye, président de l'Assemblée nationale, demeure impassible. Les couleurs nationales, rouge, jaune et vert, mettent la note de gaieté indispensable en Afrique où les couleurs vives règnent. Les formalités d'entrée, douane, fiche le police… se déroulent rapidement, sans à-coups, plus nombreuses seulement qu'en 1959 où un simple tampon sur le passeport suffisait. Nous sommes aimablement invités par le représentant de la Banque nationale à déclarer le montant des devises que nous possédons. Leur entrée et leur sortie sont en effet réglementées depuis deux ans. Nulle obligation, cependant, de changer l'intégralité de nos francs. Signature, cachet, je reçois une liasse de billets, made in Tchecoslavia, à l'effigie du président guinéen. Ils ne suscitent plus aucun incident, au moment de leur introduction en mars 1960, plusieurs Français avaient subi des désagréments pour avoir traité par le mépris la nouvelle monnaie nationale
Dans le brouhaha de l'arrivée, les amis se retrouvent à grands éclats de rire. Aucun signe de nervosité, nulle part. Aucun voyageur n'est refoulé. En ce qui me concerne, je n'aurai plus jamais l'impression, durant tout mon séjour, que cette mésaventure puisse se produire.
Taxi. Dix-huit kilomètres séparent l'aérodrome de la ville. La vieille 203, jaune citron, assez brinquebalante — car elle est soumise à rude épreuve comme tout le matériel automobile — nous emmène à l'allure réglementaire. La vitesse est sévèrement limitée dans l'espoir de faire baisser la courbe catastrophique des accidents. Chose étonnante, elle est respectée et nous roulerons à quarante ou cinquante kilomètres à l'heure selon les aléas de la colonne de voitures qui gagne Conakry. La circulation est très dense. Voitures et camions de toutes marques, russes, tchèques, allemandes, francaises, nous croisent sans arrêt. Le parc automobile guinéen s'est internationalisé avec la pratique de l'indépendance. En revanche certaines habitudes, internationales elles aussi, de fxer le prix à la tête du client se maintiennent. Le chauffeur de taxi me demandera quinze cents francs guinéens (FG) pour la course. Discussion, menace de requérir un à agent de police pour l'obliger à accepter un prix plus normal… finalement je m'en tire avec un billet de mille. Au taux officiel, un FG égale un CFA, soit deux anciens francs français. Par la suite le tarif normal me sera indiqué: huit cents.
Plus tard — chaque chose en son temps — en février 1963, le ministre des Transports fixera officiellement les tarifs à cinq cent cinquante francs pour Conakry-aéroport. Toute hausse illicite sera frappée d'une amende de deux mille à cinq mille francs et de la mise en fourrière du taxi pour une période allant de cinq à huit jours.
Il faut jouer le jeu, marchander, ne pas être pressé, prendre son temps. La semaine suivante, pour une autre course en taxi, un chauffeur me demandera un prix au-dessous de la moyenne. Pourquoi? Sans doute parce que nous avions bavardé de choses et d'autres, la corporation des chauffeurs constituant une admirable agence de renseignements sur tous sujets. A Conakry, comme à Dakar ou Abidjan, les taxis sont partie intégrante du folklore africain. On y grimpe à cinq, six ou plus, en se tassant tant bien que mal. Peu importe que nous n'allions pas tous dans la même direction. Il suffira au chauffeur de faire quelques crochets, pas trop fantaisistes, espérons-le.
— Ce n'est pas la route.
— Tu crois, patron. Ah! oui, tu as raison.
Brusque virage. Un large sourire:
— Ça fait rien, ça te coutera pas plus cher.
Un seul impératif, ou presque: ne jamais rouler à vide, c'est-à-dire avec unique client à bord, si celui-ci, bien sûr, est d'accord et pas trop pressé.
Pourquoi le seriez-vous?
Il y a d'ailleurs tous les proverbes africains de la patience, « un arbre aux racines amères, aux fruits sucrés » . Et surtout les proverbes du Fouta-Djalon, haut pays guinéen, qui tous mériteraient l'exergue.

Wawɗo henyataako
le puissant ne se hâte pas
Ko ɓuri nyiiwa fow, ko ladde
plus fort que l'éléphant, c'est la brousse
Mottowo e sannyoowo fow, ko' Allah ɓuri hewde soruɗi
de tous ceux qui filent, de tous ceux qui tissent, Dieu a le plus de laine et le plus de toile.
Nyalaande ko woɗɗunde woodi, nde arataa alaa
le jour lointain existe, le jour qui ne viendra pas, non.
Ko werlere toowi wo ko e leydi futtata
si haut qu'aille le caillou jeté, c'est à terre qu'il retourne.


Il ne faut pas oublier en effet que le baobab était une graine, qu'avant les cornes pousse la tête et que, sans calendrier ni montre, on ne se dirait pas toujours mortel. Le sage, c'est Yérilaye, paysan soussou de Formoréah, qui conclut: « Quelle que soit ta clarté, lune, la nuit sera toujours la nuit: elle n'aura jamais la clarté du jour. Le noir ne peut devenir blanc, la femme devenir hmme. Toi, lune, tu ne sécheras pas le linge comme peut le faire le soleil! »


Notes
1. L'une des plus anciennes et des plus importantes maisons commerciales d'import-export


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