L'Atlas des Voyages. Editions Rencontre. Lausanne. 1963. 223 p.
Conakry. Pour refaire connaissance, le plus simple n'est-il pas de partir à pied au gré de sa fantaisie, sans se soucier de quoi que ce soit? J'ai toujours aimé découvrir ainsi le visage changeant mais unique des villes, saisi à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Longues flâneries: il n'est guère d'autre moyen de se laisser imprégner lentement de l'amosphère propre à chacune d'entre elles. Qui peut se vanter de connaitre Paris s'il n'a, par tous les temps et en toutes saisons, erré sur les quais de la Seine, déambulé à travers les Halles, traîné sur les boulevards ou fouiné dans le Quartier latin?… Je ne me targuerai pas d'avoir saisi Ia pulsation mystérieuse de Conakry.
Puissé-je cependant, au travers de petites scènes qui pourraient se dérouler ailleurs en Afrique, vous montrer comment elle m'est apparue, comment elle se distingue dans mon souvenir d'autres villes entrevues, telles que Dakar ou Abidjan. Dakar? des images violemment contrastées surgissent à ma mémoire: la froide ordonnance moderne de la place Protet; l'activité trépidante du port; les corps vêtus de misère, allongés dans nuit sur les trottoirs du vieux marché. Abidjan? le pont Houphouët-Boigny qui lui donne une allure de capitale; la lagune Ebrié; des jeunes lisant à la lueur des lampadaires en attendant l'autobus… Conakry? feuilletons quelques pages du livre d'images.
— Dis, patron, chaussures.
Une petite frimousse éveillée se dresse vers moi, pleine d'espoir. Le gamin m'a aperçu le premier. Mais à peine a-t-il parlé que quatre autres se précipitent et se bousculent, leur matériel de cireur sur l'épaule. Vêtus d'un gilet qui défie les reprises et ne se souvient plus d'avoir été blanc, la culotte fixée de guingois par une patte de bretelles à moitié arrachée, c'est à qui réussira la mimique la plus expressive pour décider en sa faveur le client. Vous en désignez un, au hasard; aussitôt les autres retournent s'asseoir sagement sur leur bout de trottoir et reprennent leur inlassable attente d'un nouveau client. Ali se met au travail après avoir, d'un royal sourire, récompensé votre choix judicieux. Dans trois minutes, vous aurez les plus belles chaussures de la ville. N'en tirez nulle vanité, car il n'y paraîtra plus guère après un quart d'heure de randonnée: la poussière des trottoirs' d'un rouille sale, aura fait son oeuvre. Aussi ne vous étonnez pas d'entendre les mêmes voix, chaque fois que vous entrerez ou sortirez de l'hôtel: « Dis, patron. »
Du reste, à tous les coins de rue du quartier commercial, des groupes de trois ou quatre garçons se tiennent en permanence, prêts à satisfaire pour vingt-cinq francs votre éventuel désir de coquetterie. Assis à côté d'eux, par terre ou sur une natte, des vendeurs interpellent les passants étrangers, offrant des paquets de cigarettes de toutes provenances, mais les fameuses « Gauloises » ont disparu, emportées dans les péripéties de la vie économique. L'un d'entre eux, sa caissette de paquets pendue au cou, vous chuchotera au passage: « Whisky? » , Le prix sollicité pour une bouteille — il y a tout intérêt à marchander — constitue un excellent baromètre et permet d'apprécier l'existence de la contrebande, son importance ou les facilités de l'approvisionnement officiel. Obéissant aux lois de tout liquide tendant à s'infiltrer par les voies qui se présentent à lui, le whisky se joue du barrage dressé par la réglementation. Si d'aventure vous n'en trouviez pas, il serait fort étonnant qu'un « ami » bien placé pour capter les sources mystérieuses ne puisse vous ravitailler. En tout cas vous n'en trouverez pas dans les bars. La République est sobre et proscrit tous les alcools frelatés de l'ère colonialiste, Autrefois, vous auriez pu commander un « bébé » ou un « double » . Aujourd'hui, demandez simplement un démocratique Fruitaguinée, boisson nationale. Ce jus de fruits, heureux aboutissement des oranges, citrons et pamplemousses du pays, est de règle dans les réceptions officielles Parfois il tolère encore à côté de lui un peu de whisky pour la plus grande satisfaction des diplomates, experts et autres invités.
— Comment ca va?
Deux petites filles, qui observaient depuis quelques instants l'étranger, viennent lui serrer la main, un large sourire peu timide aux lèvres, puis poursuivent gravement leur chemin. Plus loin des femmes au port altier devisent imperturbablement tout en observant le spectacle de la rue. Celles-ci, nonchalamment, offrent au regard leur pagnes chatoyant aux couleurs vives et s'enveloppent dans un ample tissu de gaz transparente, bleue ou verte, souligné de fils d'or et d'argent. Celles-là, d'un air indifférent, proclament: « Vive le Président » , imprimé sur leur pagne, par-devant et par-derrière. De semblable manière vous sera présenté le portrait de Sékou Touré. Quelques-unes, plus au fait de la situation politique (union Guinée-Ghana) ou sensibles au charme de l'Osagyefo, le rédempteur ghanéen, arborent tout aussi négligemment celui de Nkrumah. Il n'est pas jusqu'à la reine Elisabeth d'Angleterre qui ne réalise de la sorte une « entente cordiale » d'un nouveau type, inédit. Les fabricants de tissus — européens — savent sous les tropiques tirer profit de la politique et adapter à la mode africaine le culte de la personnalité. De même un commerçant, syrien ou libanais, sut prendre le bon virage dans les premiers mois qui suivirent l'indépendance: il obtint du gouvernement une importante commande de drapeaux en matière plastique. Les commerçants concurrents trouvèrent, bien sûr, que ces drapeaux ressemblaient à de la toile cirée. Peut-être! ils offrent au moins l'avantage de résister à plusieurs saisons des pluies et de ne pas être du goût des termites
Mais afficher son civisme ne dispense pas des tâches ménagères. Aussi transporte-t-on sur la tête d'invraisemblables échafaudages défiant toutes les lois de la pesanteur. Plusieurs étages de cuvettes, à la taille décroissante, se superposent ainsi, surmontés d'un baluchon noué aux quatre coins d'où débordent des morceaux de linge. L'équilibre instable n'est pourtant jamais rompu. On y gagne une lente démarche majestueuse, pleine de sagesse. Rien n'empêche d'ailleurs de se faire en même temps les dents les plus éblouissantes du monde — quand elles sont en bon état— en les passant au dentifrice africain, c'est-à-dire en les frottant sans arrêt avec un bout de racine.
Une borne fontaine à un coin de rue. Une bande de marmots jacassants s'éclaboussent à plaisir, pataugent et barbotent tandis que les mères et les soeurs remplissent leurs immenses bassines, leurs cuvettes et leurs calebasses, rangées les unes derrière les autres en longue théorie bien droite. A d'autres moments de la journée, tout ce monde fait une toilette complète, du plus grand au plus petit; au grand dam de ce pauvre cadet qui sait à peine se tenir sur ses jambes, mais fort bien hurler son déplaisir. Une petite fille de six à huit ans, arquée sous le poids d'une énorme bassine pleine d'eau posée sur sa tête avec l'aide d'autres gamins, s'efforce de conserver son précieux liquide. Un pas maladroit, et elle s'inonde entièrement. Le visage, contracté par l'effort et la déception, se détend en un sourire à l'intention de celui qui l'observe. Elle repart alors, cambrant la taille, toute fière de montrer qu'elle réussit comme les autres: l'habileté aussi n'attend pas le nombre des années.
Attention où vous mettez les pieds ! Il vous faut louvoyer sans cesse entre les pièces d'étoffes multicolores étendues à même le sol, entre les ronds et les carrés, les losanges et les rectangles dessinés par les graines de mil et de sorgho étendues en mince couche. De novembre à juin, durant la saison sèche, c'est le meilleur moyen de sécher linge et graines. La chaleur du soleil jointe à la température de la terre battue rend, une heure après, un tissu impeccable. Heureusement, car pour avoir toujours leur pagne d'une propreté exemplaire, les Guinéennes sont obligées de laver sans cesse, vu la poussière des rues. La pluie ne risque pas d'interrompre l'opération séchage de manière intempestive, surtout pendant les trois premiers mois de l'année: les météorologues, gens adroits, parviennent à mesurer huit millimètres d'eau de pluie en ces quatre vingt-dix jours. Allez donc vous étonner après cela que le Service des eaux puisse vous assurer une douche dans votre chambre du premier étage, à toute heure du jour. La gérante de l'hôtel donnera d'ailleurs le sage conseil de remplir le lavabo et les récipients disponibles avant sept heures du matin. Tant pis pour les gens distraits ou négligents. Ils en seront quittes pour attendre neuf ou dix heures du soir, que les robinets reprennent du service. Que voulez-vous les installations datent d'avant l'indépendance; depuis, la population s'est accrue de moitié, passant de soixante-dix-huit mille à cent quinze mille personnes.
Par contre, si vous séjournez à Conakry pendant la saison des pluies, vous interrogerez désespérément le ciel: d'où peut venir une telle quantité d'eau? A croire que l'Océan proche se vaporise entièrement. Plus de deux mètres trente d'eau vous tomberont sur le crâne en deux mois, juillet et août. Nul besoin de se plonger dans les statistiques pour croire sur parole les spécialistes. Inutile d'aller demander confirmation à l'ingénieur météorologue devenu ministre de l'Economie et des Transports. Sans doute, cex experts essaieraient-ils de nous consoler en nous apprenant que Conakry détient le record des précipitations atmosphériques pour toute l'Afrique, occidentale et équatoriale. L'humidité de l'air, saturé d'eau à plus de quatre-vingt-dix pour cent, est telle qu'une chemise de nylon ou de tergal mettra plus de quarante-huit heures à sécher et encore, à moins que vous ne disposiez d'une pièce climatisée. La température extérieure qui se maintient toute l'année autour de trente degrés ne sera d'aucune aide.
Malheur à vous si, à cette époque, vous vous blessez à la main ou au pied, comme cela m'est arrivé. La cicatrisation mettra des semaines à s'effectuer. Il faudrait laisser la plaie à l'air et au soleil. « Surtout évitez l'humidité » , m'avait dit le médecin, doucement ironique. J'ai dû rendre visite à des ministres le pied droit ficelé sur la chaussure, faute de pouvoir l'enfiler. Ils eurent la gentillesse de ne pas s'offusquer d'être interviewés gravement sur l'évolution du pays par une espèce de clochard d'allure douteuse. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une pluie quelconque, mais de véritables trombes d'eau déferlant pendant des heures et des heures, jour et nuit, sans aucun répit. Les soirées y gagnent une atmosphère implacable de lourdeur saturée d'ennui. Les cocotiers laissent pendre lamentablement leurs rameaux au long de leurs troncs étriqués. Les rues se transforment en canaux, les égouts et autres rigoles d'évacuation étant depuis longtemps « débordés » ; un petit tourbillon les signale seulement de loin en loin. Camions et voitures jouent aux arroseuses municipales en s'ouvrant une route entre deux gerbes d'éclaboussements. La vie se rétracte au sein des habitations, des entreprises, des ministères. Chacun n'a qu'un souci, ne pas séjourner dehors. Dans le reste du pays, tout revêt une apparence d'enlisement. Pistes et routes de terre— il n'est qu'une route asphaltée sur cent cinquante kilomètres, celle de Conakry à Kindia — se laissent aller sur leurs bas-côtés, se défoncent et se transforment en chemin de boue. Les véhicules qui viennent de l'intérieur du pays sont aisément identifiables par l'épaisse couche, rouge rouille, qui les enrobe. Les régions de la Guinée s'isolent, sauf celles situées sur l'épine dorsale — la route Conakry-Kindia-Kankan — ou sur la voie de l'alumine, de Conakry à Kindia.
Les tornades passées, le pays deviendra un immense chantier de construction ou de réfection de routes. Le Service des travaux publics ne risque pas de se voir réduit au chômage. Après deux mois de congés forcés, il lui faut à nouveau reprendre sa tâche de Pénélope et retisser les mailles du réseau routier. Tâche harassante s'il en est. Avant de porter un jugement et de faire des comparaisons inadéquates, il faut s'en souvenir. Trop d'experts l'oublient qui traitent d'un haussement d'épaules méprisant les pistes réalisées par « investissements humains » .
En septembre ou octobre, la pluie abandonne le jour pour limiter son emprise à la nuit. Largement abreuvée, la végétation reprend ses droits et sa folle exubérance. Flamboyants et hibiscus jettent leurs feux rouges et mauves le long des rues résidentielles ou dans les jardins de villas semées un peu partout dans la ville par la colonisation. Bêtes et gens recouvrent leur empire sur rues et trottoirs. Poules, moutons, porcs, canards, chèvres et autres animaux vaquent en toute quiétude à la recherche de leur nourriture, sans se départir de leur indifférence à l'égard des voitures et des humains. Les cocotiers redressent leur tête ébouriffée et s'abandonnent à leurs méditations aériennes, laissant aux palmiers leur air pleurard.
Quelques journées de soleil et l'eau s'évapore à l'état de souvenir. Novembre à mars est la période la plus agréable à Conakry. L'air paraît plus sec, léger, comme décrassé. La température ambiante vous enveloppe, créant une impression de bien-être. Vous supportez allégrement les trente degrés quotidiens, d'autant plus allègrement si quelques jours plus tôt vous avez quitté Paris, ses brouillards et ses froidures. En rêvant de la Tour Eiffel — qui sait la nostalgie peut vous jouer de ces tours sans crier gare — vous pourrez en plage Perrone ou à Camayenne prendre bain au coucher du soleil et vous laisser pénétrer de mol farniente. Pour peu que vos occupations s'y prêtent, vous vous laisserez également bercer par l'Océan à l'heure de la sieste. Les activités professionnelles ou non ne recommencent pas avant quinze heures. Inutile donc vous présenter dans un magasin ou dans un ministère; seul le planton de garde vous accueillerait, assis sur une chaise, tout prêt à engager la conversation si la somnolence ne l'a pas trop gagné. Peut être se rappelle-t-il le conte de l'Almamy Sory; « Il existe de par le monde un chose qui en douceur dépasse toutes les autres. Elle est plus douce que le miel, plus douce que le sel, plus douce que toutes les choses existantes. Cette chose, est le sommeil… » Ne tirons pas de jugement hâtif sur l'auteur du conte, si du moins il s'agit de l'Almamy Ibrahima Sory dont le nom signifie « Ibrahima le matinal » . Sa tactique militaire, qui valut de brillants succès, consistait à surprendre et attaquer ses adversaires dès les premières lueurs de l'aube ou encore à opérer de nuit ses déplacements.
Sur les trottoirs, ce ne sont que corps longés, par groupes de trois ou quatre; un vieux béret troué est rabattu sur chaque visage. Khikholi (le sommeil) compte ses adorateurs venus se prosterner en son honneur. Ils sont innombrables. Les charrettes à bras, montées sur de gros pneus d'auto, ont été rangées. Aussitôt, trois personnes s'étendent dedans, appuient une tête pesante sur bras replié et se moquent de l'univers. Sous la charrette, trois autres en font autant. Si vous vous décidez à regagner votre chambre d'hôtel, il ne vous restera qu'à les imiter en vous mettant dans le plus simple appareil. Adam est certainement apparu en Afrique! Les maisons ont beau être construites en courant d'air ou agencées de telle sorte que l'air puisse y circuler — le haut des murs est ajouré et les fenêtres sont remplacées par des volets à claire-voie — il serait assez étonnant que vous le rencontriez. Par contre, si vous êtes au nombre des super-privilégiés à disposer d'un climatiseur, vous ferez bien de vous munir d'une couverture, fenêtres étroitement closes.
Mais cette Conakry habitée de torpeur à l'heure de la sieste, la retrouverai-je jamais? Que ne vient-on pas d'apprendre. A partir du 1er février 1963, il est interdit de s'abandonner au sommeil en début d'après-midi. Soucieuse à juste titre de productivité, la Révolution n'a pas de temps à perdre. Aussi la journée continue a-t-elle été décrétée. Désormais dans toutes les administrations publiques et dans les autres par voie de conséquence, le travail commencera à huit heures le matin pour se terminer à seize heures trente le soir, avec seulement une courte pose pour le repas entre treize heures et treize heures trente. Retards et pertes de temps seront ainsi évités pour le plus grand bénéfice de l'économie nationale. Quant à la fin de l'après-midi, elle pourra être utilisée pour des cours de formation professionnelle ou d'autres activités éducatrices. Une telle mesure en Afrique? C'est à n'y pas croire.
L'immensité des tâches à accomplir pour sortir un pays de son sous-développement requiert, certes, plus d'un bouleversement si on veut parvenir rapidement à des résultats. Le temps fait tragiquement défaut à tous les pays sous-développés et ne joue pas en leur faveur puisque l'écart par rapport aux autres pays s'accroît. De plus, ils ont pris ou prennent une conscience aiguë de leur situation. Mais de là à vouloir bousculer des habitudes de vie que la nature elle-même semblait imposer, est-ce possible? Je revois par la pensée ce vieil Africain au fin visage et l'entend me dire d'une voix emplie de sagesse, sans rien préjuger: « Oh! vous savez en Afrique… » Dans un autre Etat africain le principe de la journée continue avait été aussi adopté par décret, celui-ci vient d'être rapporté…
A neuf cents kilomètres de Conakry, Siguiri est écrasée de chaleur. En débarquant de l'avion, vous la sentez tomber littéralement sur les épaules et vous n'avez qu'une hâte: quitter l'aérodrome où nul point d'ombre ne dispense un soupçon de fraîcheur. Les fiches de police sont remplies rapidement sur une aile de voiture ou de camion venu chercher les voyageurs. Un télégramme officiel — il était parvenu à temps alors qu'en 1959 je l'avais toujours précédé cela se produit encore parfois — avait annoncé mon arrivée au commandant de région. Ensemble, nous gagnerons la ville. Comme jadis, il est conseillé de saluer le commandant dont on visite la circonscription. C'est même une nécessité si vous devez rester plusieurs jours car il n'y a pas d'hôtels sauf dans quelques villes comme Kankan, Mamou, Kindia, Nzérékoré. Vous résidez alors dans les campements administratifs; quatre ou cinq chambres sont à la disposition des voyageurs avec l'autorisation de qui de droit. La visite protocolaire ne se transformera jamais en corvée, en ce qui me concerne. Elle sera au contraire l'occasion de conversations fort intéressantes, voire curieuses. Je me souviens encore du réquisitoire contre la civilisation occidentale que me fit le commandant de Kankan. Très grand, maigre, émacié, les yeux enfoncés dan leur orbite, il a tout du doctrinaire. Membre du Bureau politique national, ce vétérinaire sera nommé général de troupes guinéennes envoyées au Congo pour faire partie des forces de l'ONU. Ce qui lui permettra par la suite s'exclamer:
— Le général de Gaulle; bon, et alors, moi aussi, je suis général !
A l'en croire, la civilisation occidentale est « corrompue totalement » .
— Tenez, je reviens d'un rapide séjour ans les pays de l'Est. Et je suis passé par Paris. Quel contraste ! A Paris, vous rencontrez dans certaines rues de nombreuses prostituées. A Prague, vous n'en trouveriez pas une seule. Elles ont été éduquées par le Parti et elles ont compris qu'elles devaient se mettre au service du peuple.
Pendant une demi-heure, il ne sera pas question d'autre chose.
Avec le commandant de Siguiri, nous parlerons des problèmes de sa région: transports routiers, écoles, coopératives. A chaque instant, on frappe à la porte bureau et on entre sans trop attendre réponse. Il y a une affaire de camions régler, une signature à donner.
— Bien, et mon ordre de mission? Il me faut cent litres d'essence.
— Débrouille-toi, tu as des crédits pour ta coopérative. Vous ne les avez tout de même pas épuisés et il doit te rester de l'essence.
— Oui, commandant, mais la citerne qui devait nous en amener n'est pas encore là…
Mille et une tâches dont il faut s'occuper. L'ancien instituteur, qui connaît bien région, qui est connu de tous— il a fait la classe pendant une dizaine d'années prés d'ici — exerce avec bonhomie mais fermeté une tranquille autorité.
— Allons, tu sais bien que ce monsieur et moi nous avons à travailler.
Le planton ressort pour faire prendre patience à ceux qui piétinent derrière la porte. Plus d'un la franchira à nouveau, arguant d'une affaire urgente.
— Est-ce que ça peut attendre un quart d'heure?
— Oui, commandant.
— Alors, reviens tout à l'heure.
Un sourire aux lèvres, le commandant reprend l'entretien sur les tracteurs. La région peut s'enorgueillir d'avoir eu les premiers du pays, il n'y a pas une quinzaine d'années.
Dehors des charrettes sur pneus, chargées de deux fûts d'essence vides, trottinent à la vitesse d'un petit âne. Le conducteur a le chef coiffé d'un chapeau de paille conique comme les Annamites. Nous sommes en saison sèche et il faut s'approvisionner en eau. Le Niger n'est pas loin, à un kilomètre et demi seulement. Toute la matinée, on fera le va-et-vient. Les femmes, le dernier-né à califourchon sur les reins à la manière africaine, se rendent au bord du fleuve pour la toilette et la lessive. Une joyeuse animation règne dans la bande des enfants. Plusieurs femmes n'iront pas jusque-là. Elles s'arrêteront en cours de route auprès d'un trou que rien ne signale dans la plaine. Une calebasse descendue au bout d'une corde à deux mètres de profondeur suffira pour remonter la provision d'eau nécessaire. Le dernier-né suit le mouvement de sa mère. Il en a vu d'autres.
Un ami m'emmène pour un tour en ville. Ici c'est la concession des Keita, la famille du ministre de l'Intérieur. Le père venant à sortir, mon guide fait les présentations et nous nous saluons. Plus loin, une autre concession, isolée celle-là. Une quinzaine de cases collées les unes aux autres, disposées sur les deux côtés d'un triangle, le troisième côté est fermé par une construction en dur recouverte de tôle. Aucune ouverture sur l'extérieur, en dehors de l'étroite porte d'entrée. C'est le monde de la famille, formant à lui seul un univers régi par ses règles propres, mais cerné de toutes parts et atteint par d'autres modes de civilisation, de penser et d'agir. A l'intérieur, la cour d'une propreté méticuleuse, véritable lieu de la vie sociale où on cuisine, mange, palabre…
Mais, il faut poursuivre la course vagabonde. Un camion de la gendarmerie qui se rend à Kankan doit me prendre au passage Je ne pourrai, hélas! visiter les placers d'or, étudiés par Georges Balandier il y a quinze ans. L'or y est toujours ce produit dangereux, doué d'ambivalence par un mystérieux rituel chimique qui le différencie en « vivant » et en « or mort » ?
— Celui-là ne peut être atteint par le hommes; il se dérobe et dispose de tout la puissance de la foudre et du feu se manifeste par la violence des éléments, les éclatements de rocs et les terres vitrifiées. Celui-ci a été en partie neutralisé par l'action des sacrifices; il apparaît comme la part provisoirement concédée aux hommes; il reste néanmoins menaçant: sa disparition soudaine et son apparition en trop grosse quantité révèlent l'inquiétude, exigent la mise en place des dispositifs d'exception. A ce qu'on me dira, il semble qu'il soit encore ainsi, malgré (ou avec) la nouvelle organisation mise en place sous forme de coopérative. Les exportations se sont montées à quatre cent quarante kilos en 1960. Meilleur contrôle ou accroissement de la production? En route. Le camion repasse par le centre de la ville pour ramasser tous ceux qui ont eu vent de son départ. Qui n'a pas affaire à Kankan? On n'aurait garde de négliger une bonne occasion.
Sur le chargement, une quinzaine de personnes grimpent avec valises et baluchons noués aux quatre coins. Trois vélos sont arrimés à l'arrière Le chef de détachement et son adjoint prennent place sur la cabine, jambes pendantes long des portières. La bonne humeur est de règle dans ces sortes de voyages. La limitation des charges n'a certainement pas été édictée à la demande des chauffeurs africains. De semblables équipages circulent partout en Afrique. Si vous n'êtes pas trop soucieux de votre confort, si au contraire vous êtes amateur de pittoresque et pas pressé, cela sans dire, n'hésitez pas, vous ne regretterez rien. Que ce soit à Conakry, Mamou, Kankan ou Nzérékoré, vous trouverez toujours un camion pour aller où vous désirez, ou mieux, l'une de ces fourgonnettes Renault quinze cents kilos qui semblent avoir été inventées pour les voyageurs africains. Chacune porte un nom ou une devise, à votre choix: « A Dieu va » , « T'en fais pas » « Joue ta chance » , « Etoile filante » . Il n'y a plus de places? Dix personnes se pressent encore. Qu'à cela ne tienne. Un agent. qui se trouve là, vous donne la priorité. A vos tentatives de refus, il pose dans un charmant sourire:
— Vous êtes étranger, donc vous êtes un hôte de la République, prenez place.
Finalement, presque tout le monde se case. « Ça va seul » peut démarrer. N'est-ce pas que « ça va seul » ?
Cette même courtoisie à l'égard de l'étranger, j'en aurai maintes preuves, même à Conakry. Distribution de riz par l'un des comptoirs. On fait la queue comme pour toute distribution de ce genre. Passant par là, je m'approche pour observer dans quelles conditions elle s'effectue et m'enquérir du prix. Au bout de quelques minutes, le responsable levant les yeux m'aperçoit; aussitôt, croyant que j'en désire, il me fait signe de venir en chercher sans prendre la queue. Deux ménagères, avant lui, avaient eu le geste de me céder leur place. Dans un autre quartier, à Boulbinet, le cas s'était déjà produit lors d'une vente d'oranges.
Courtoisie et politesse? Il est tout un cérémonial à ne pas méconnaître sous peine de se voir classer parmi ces experts et autres étrangers (les Russes, par exemple, me souffle-t-on) ignorants des usages les plus élémentaires.
— Bonjour, comment ça va? ça va bien? ça va? ça va bien? alors comment ça va? ça va?
Après quelques autres formules de politesse vous pourrez ensuite bavarder à loisir. Un jour, allant à un rendez-vous, je passe rapidement sans m'arrêter devant le planton de garde.
— Et toi, où tu vas?
Je reviens sur mes pas et explique:
— Je suis déjà venu ce matin, je dois revoir le directeur du ministère. Il m'attend.
Bon, ça va, tu peux aller mais tu pourrais dire bonjour.
— Mais je vous ai salué ce matin en passant!
— Ça fait rien, c'était pas maintenant.
Ne vous étonnez pas non plus si vous ne trouvez personne au rendez-vous fixé. Tout le monde est débordé. Au dernier moment le ministre a pu être appelé chez le président ou le haut fonctionnaire convoqué par son ministre Vous prévenir? La secrétaire aura négligé de le faire. Demander confirmation juste avant l'heure indiquée? Sage précaution, mais méfiez-vous du téléphone, son fonctionnement est aussi fantaisiste qu'autrefois. (Les Américains ont été chargés, il y a peu de temps, de remettre le réseau en état et de lui inculquer des règles strictes.) Si tout va bien, ne vous rassurez pas trop vite, car vous pourriez faire antichambre pendant une heure. Gentiment un ministre m'expliquera une fois qu'il ne faut jamais se décourager. Ici, il n'est pas poli de refuser, de dire non. Cela ne se fait pas. Alors on dit toujours oui. Le tout est de savoir s'il s'agit d'un oui oui, d'un oui non, d'un oui mais, d'un oui peut-être, etc. Ne vous inquiétez pas cependant. Vous serez surpris par la compréhension, la serviabilité de certains, pourtant surchargés de besogne et de responsabilité. Ils vous recevront même le soir, jusqu'à minuit s'il le faut.
Mais poursuivons notre voyage.
Le camion se met à tressauter soudain secouant tous ses gens qui s'étaient laissé accabler de torpeur. Le chauffe trouve la bonne vitesse. Nous sommes sur de la tôle ondulée. Jusqu'à présent l'expression « tôle ondulée » pour caractériser l'état d'une route m'avait paru curieuse et assez évocatrice, sans plus. Maintenant je peux me rendre compte qu'elle est littéralement exacte. La route est striée sur toute sa largeur par de petites dénivellations d'égale profondeur. Le sol, pierreux, est très dur, aussi ne s'affaissent-elles pas au passage des camions. Cela pendant des kilomètres. On comprend que le parc automobile doive être renouvelé fréquemment. Que meilleur banc d'essai pour les véhicules Renault a d'ailleurs établi le siège non loin de Kankan où les 4RL testèrent leurs qualités. Les terrains variés ne manquent pas, depuis la route asphalte jusqu'à la piste encaissée et ravinée. Les Land-Rover et les jeeps — américaines, russes, tchèques ou allemandes — sont reines.
Une brusque déclivité, et nous nous engageons sur un terrain sablonneux où la route a été transformée en un tapis herbes sèches pour éviter l'enlisement. Nous voici dans le lit du Niger qui s'y est retiré au plus profond. Capable de s'étendre au large sur deux à trois kilomètres, le fleuve n'est plus en ce moment qu'une modeste rivière. Par endroits, nous pourrions traverser aisément, de l'eau jusqu'à la taille. Vienne la saison de pluies et il s'étalera dans toute sa puissance. Octobre 1959, près de Kouroussa: dernier passage du bac automoteur, quand descend le soir; glissement furtif; au rythme cadencé des pagayeurs, une pirogue fonce sur le soleil couchant que coupe déjà la ligne d'horizon; assise sur la rive, une mère donne le sein; nul bruit que le clapotis de l'eau contre le bac et le halètement régulier du moteur. Il avait fallu trente à quarante minutes pour traverser. Aujourd'hui, nous en mettrons dix, encore le bac n'avance-t-il qu'à la perche. Le mode de propulsion des bacs s'adapte ainsi à l'état de la rivière ou du fleuve. Pour aller à Gaoual, nous en avions emprunté un, mû par la seule force du courant; un filin d'acier le reliait à une poulie roulant le long d'un câble tendu d'une rive à l'autre, Les scènes pittoresques, tragi-comiques, ne manquent pas lors de ces traversées, quand par exemple il s agit de transporter un troupeau de bêtes à cornes. Lenteur des communications. lourd handicap sur le plan économique.
Maintenant la route trace sa ligne droite dans une région boisée. De larges plaques de brûlis la dénudent fréquemment. Troncs calcinés, termitières poussant leur champignon chapeauté d'étrange manière émergent de la cendre. Quelques cases, une barrière amovible, nous nous arrêtons. Un gendarme, vêtu de kaki, s'approche nonchalamment. Il est chargé de contrôler la circulation du riz qui est réglementée. Depuis un an, un laissez-passer est nécessaire pour son transport d'une circonscription à l'autre. Cette denrée, base essentielle de la nourriture guinéenne, faisait défaut dans certaines contrées. Les importations additionnées à la production nationale auraient dû suffire pour l'approvisionnement de la population. Mais une importante spéculation se produisait. Le prix du kilo de riz avait été fixé à trente-cinq francs dans la louable intention de favoriser la masse des consommateurs ne disposant que d'un faible revenu — dix à vingt mille francs guinéens par an. Seulement dans les pays limitrophes de la Guinée, le riz continuait à se vendre deux fois plus cher. La tentation était trop forte pour les commerçants, leur civisme de date trop récente et les frontières toujours aussi perméables. Des ruptures de stock se produisirent, aggravées par des erreurs de gestion. La prise en charge de la distribution par les organes du Parti ne pouvait suffire. Aussi le Bureau politique national se décida-t-il à ordonner le stockage du riz dans chaque région et à en contrôler la circulation. Toutes les sections du Parti protestèrent. Elles réclamèrent la libre circulation du riz au cours d'un congrès, la plus haute instance du Parti. Le Bureau politique demeura inflexible et maintint une décision attaquée par tout le monde au nom des intérêts supérieurs de la nation, estimant sans doute qu'il est des cas où il faut savoir aller à l'encontre de la vox populi.
La vérification du chargement est terminée. Nous profitons des dernières formalités pour désaltérer des gosiers asséchés par la poussière de la route. Quelqu'un est allé chercher une petite calebasse. Elle passe de main en main. L'eau a perdu depuis longtemps la limpidité et la fraîcheur de la source. Nous nous en soucierons une autre fois, la nivaquine, absorbée quotidiennement pour ne pas être touché par le paludisme recèle peut-être des vertus médicinales plus générales! La randonnée s'achève à la nuit.
Pour se reposer d'une tournée harassante, pour se remettre des fatigues de l'hivernage ou tout simplement pour faire peu de tourisme, l'idéal est de disposer d'une quinzaine de jours pour excursionner dans le Fouta-Djalon à partir de Dalaba ou de Labé. En saison sèche, les températures y sont fraîches et vous devrez prendre quelques précautions pour ne pas attraper de rhume. L'altitude qui varie entre cinq cents et quinze cents mètres peut faire baisser les thermomètres jusqu'à douze degrés La qualité du climat a établi Dalaba en station estivale où on se rend pour reconstituer son stock de globules rouges. Autrefois le haut-commissaire de l'Afrique Occidentale française venait même s'y reposer! En saison, vous pourrez aussi y déguster de délicieuses fraises…
La renommée du Fouta n'est pas surfaite. C'est certainement l'une des plus belles régions de tout l'Ouest africain. On l'a comparé à la Suisse, ce qui qui n'est pas un faible compliment. Vous en serez vite convaincu en admirant les chutes du Kinkong, où l'eau se précipite au milieu de la végétation, d'une hauteur de soixante à quatre-vingts mètres; difficile d'apprécier la profondeur exacte du gouffre à cause de l'écume bouillonnante. Du Fouta, pays de l'eau, partent la plupart des grands fleuves, Niger, Gambie, Bafing-Sénégal qui avec leurs affluents arrosent la Guinée, le Sénégal, la Gambie, la Sierra Leone, le Libéria, le Mali. De nombreux autres cours d'eau achèvent de faire de la Guinée le pays des rivières du Sud, chanté par les poètes et décrit par les géographes. Cascades, vallées encaissées, sommets arrondis en forme de table, une extraordinaire variété de paysages s'offre aux yeux du voyageur, même s'il se contente de suivre la route qui de Mamou s'en va à Mali ou Tougué en passant par Pita.
Comment ne pas être séduit alors que tous s'accordent pour vanter aussi une population fière mais très affable et hospitalière ? La beauté des femmes du Fouta est célèbre tout comme la manière dont elles édifient en cimier leur chevelure. Cependant, contre trop de séductions un dicton met en garde: « Epouse qui tu voudras et tu resteras ton maître, mais épouse une Foulah et tu seras bientôt son esclave. »
A Conakry, le palais de la Présidence et les autres ministères s'élèvent entre la Troisième et la Sixième Avenue. Sommes-nous donc à New York ou dans quelque ville américaine? Oui, à en juger par les appellations numériques. Trois ou quatre buildings de dix à quinze étages sont les seuls autres signes futuristes laissés par l'architecture coloniale. Les Yougoslaves doivent prendre la relève, ils ont été chargés de l'établissement d'un plan d'urbanisme. Ils auront fort à faire. N'est-ce pas le ministre du Développement qui reconnaissait dans un rapport économique au VIè Congrès, en décembre 1962: « Des sommes énormes sont investies dans la construction privée et publique, mais Conakry reste comme par le passé un amas de constructions hétéroclites où les taudis voisinent avec les nouvelles villas sans harmonie d'ensemble. »
La première fois, un ami m'avait expliqué la topographie de la ville:
— C'est très simple. Conakry ressemble à un parallélogramme aplati. Les rues, tirées au cordeau, sans aucune fantaisie, se coupent à angle droit. Elles sont toutes perpendiculaires les unes par rapport aux autres, comme elles le sont par rapport à l'Océan qui ceinture entièrement la ville. Si vous êtes perdu, il vous suffit d'aller droit devant vous. Vous déboucherez immanquablement en bordure de mer et vous pourrez retrouver votre chemin.
Avec un peu d'habitude, c'est très simple, en effet. Quant aux appellations, ce n'est pas difficile non plus. Le terme « avenue » désigne les rues qui vont dans le sens de la plus grande longueur; elles sont parallèles entre elles; les « boulevards » leur sont perpendiculaires. Ainsi le boulevard de la Poste coupe les Première, Deuxième, Troisième Avenues… Evidemment il suffisait d'y penser! L'ennui c'est que rien ne vous indique votre position: Troisième ou Quatrième Boulevard? Les arrêts d'autobus ne vous seront d'aucune utilité, les panneaux qui les signalent portent seulement TUC (Transports Urbains de Conakry). Où se trouvent Donka, Boulbinet, Camayenne? Mystère. Le mieux est d'emprunter les bus pendant trois ou quatre jours, en faisant systématiquement toutes les lignes et en interrogeant la receveuse à chaque arrêt. Elle se fera un plaisir de vous répondre, ainsi que les autres passagers. Ensuite vous perdrez très vite le réflexe de chercher à chaque coin de rue les plaques indicatrices. Le grand vent de l'indépendance les a toutes balayées. Décemment la Guinée ne pouvait conserver une avenue Gouverneur-Poiret ou une avenue Gouverneur-Liotard, ni non plus une place de France. Les gens de Conakry utilisaient d'ailleurs plus souvent la numérotation des rues que leur appellation. En avril 1959, le Bureau politique en délibéra. Pour les camps militaires, cela fut assez facile:
Ouvrons un instant les livres d'histoire Alfa Yaya, chef de diiwal (province dans la région de Labe, a accepté le protectorat français en signant avec l'almamy du Fouta-Djalon le Traité de Timbo en février 1897, dont l'article premier plaçait leur pays « sous l'autorité et la dépendance de la France » . Chef habile, il saura maintenir son pouvoir sans s'inféoder à l'administration française. Quelques années plus tard, en 1905, il sera arbitrairement arrêté par le gouverneur de la Guinée, puis déporté au Dahomey et en Mauritanie, où il mourra. Quant à Samory, comment se faire une idée très nette sur son cas? Nos manuels d'histoire l'ont surtout dépeint comme un tyran sanguinaire, sans foi ni loi, digne émule du Béhanzin dahoméen. Comment échapper à ce manichéisme sommaire partageant le monde en bons et méchants? Les historiens ne nous y aident guère à propos de Samory. Rarement une personnalité africaine aura donné lieu à tant de jugements contradictoires. Pour les uns, il s'agit d'un « sinistre négrier qui faisait trancher la tête de ceux qui osaient prononcer son nom » . L'oeuvre de ce nouvel Attila semant « sur les chemins des monceaux de cadavres, ruines et squelettes, cendres et solitudes. » Pour d'autres historiens, il faut voir en lui un véritable homme d'Etat, un stratège de génie, strictement respectueux des lois de la guerre alors en usage en Afrique, tandis que les « conquérants coloniaux ne respectaient aucune loi, ni les leurs, ni celles des Africains » . Toujours est-il que ce fils d'un humble dioula étend son autorité à partir de 1870 sur une immense région englobant la moitié de la Guinée et une partie de l'actuel Mali. Puis, refoulé par les colonnes françaises, il exerce, à partir de 1892, son contrôle sur le nord de la Côte d'Ivoire, sur le sud de la Haute-Volta jusqu'à Bobo-Dioulasso et sur une partie du Ghana. Pendant sept ans il poursuivra encore la lutte avant d'être capturé le 28 septembre 1896; il mourra deux ans plus tard au Gabon où il avait été déporté. Un militaire, le général Baratier, écrira de lui:
« Il n'est pas exagéré de dire qu'il s'est montré supérieur à tous les chefs noirs qui ont été nos adversaires; il est le seul ayant fait preuve des qualités caractérisant un chef de peuple, un stratège et même un politique. »
Le souvenir de ce conquérant hors série enflamme encore les imaginations, et le Musée de Beyla conserve son chapeau de paille, son chapelet. A l'occasion, Sékou Touré, l'actuel président guinéen, rappelle qu'il est par les femmes de la descendance de Samory.
Ces noms symbolisent désormais la résistance africaine devant la conquête coloniale. L'accord ne put se faire sur la liste des noms proposés pour les rues et les choses en sont restées là. Au hasard de visites officielles de chefs d'Etat africains, quelques baptêmes eurent lieu. En cherchant bien, vous trouverez une plaque Avenue William-Tubman, du nom de l'actuel président du Libéria, le pays voisin. En revanche, vous n'aurez aucune peine à trouver la nouvelle place des Martyrs, ex-place de France. L'ancien monument aux « morts pour la France » a été consacré « à tous les martyrs du colonialisme » pour la venue en Guinée du président ghanéen, Kwamé Nkrumah. Le souffle de la décolonisation a déboulonné également quelques statues. Celle du gouverneur Ballay, qui présidait devant le palais aux allées et venues des gouverneurs, s'en est allée méditer devant le grand large près du nouvel Institut de Recherche et de documentation (ex-IFAN). On peut d'ailleurs voir dans le jardin un magnifique écusson de bronze frappé du sigle RF (République française).
Mais l'ostracisme bénin frappant cet ancien gouverneur n'est que partiel. L'hôpital de Conakry porte toujours à son fronton « Hôpital Ballay » . Hommage au « fondateur de la Guinée française » ou au médecin? Plus heureux, le buste de Mgr Lerouche, le premier vicaire apostolique de Guinée, accueille maintenant les ouailles de son successeur, un Africain, Mgr Tchidimbo. Et le meilleur hôtel de Conakry demeure encore l'Hôtel de France. Du reste les Guinéens ne semblent plus tellement preoccupés de rechercher dans l'arsenal de l'histoire de quoi pourfendre le colonialisme. Les mots sont exorcisés. Depuis 1963, les chefs de régions administratives portent désormais le titre de « gouverneur » . La page est tournée.
L'est-elle aussi pour les fameuses maisons de commerce qui détenaient un quasi-monopole des importations et exportations? En 1959, la Compagnie du Niger français, les Etablissements Peyrissac, la SCOA (Société commerciale de l'Ouest africain) ou la CFAO (Compagnie française de l'Afrique occidentale), offraient des étalages bien garnis tout au long de la Sixième Avenue et des rues avoisinantes. Vous y trouviez aussi bien les tissus que les casseroles, les appareil de TSF ou les climatiseurs. Vous pouviez leur acheter des camions et des voitures même américaines tout autant que des sacs de ciment, de la tôle ondulée ou des cartons de bouteilles de bière. Aviez-vous besoin d'essence ou de faire réparer votre véhicule, le plus simple était de vous adresser à elles; de même si vous vouliez trouver un logement à louer. Le riz et le sucre passaient par leurs entrepôts avant de parvenir à consommateur par la voie des innombrables intermédiaires, syriens et libanais pour la plupart. Leur rôle était tout aussi prépondérant dans la commercialisation des productions. Chaque année, au moment de la traite, une activité fébrile régnait pour acheter la récolte de café, de bananes ou de palmistes. Elles avaient mis sur pied une importante organisation de comptoirs ou de sous-comptoirs dans chaque ville ou chef-lieu de cercle. Disposant de moyens financiers puissants, implantées dans toute l'Afrique occidentale, liées à de grands trusts, connaissant bien le marché mondial des produits coloniaux et le marché local, elles imposaient leurs prix, la concurrence ne jouant que dans les limites qu'elles se donnaient elles-mêmes. Leurs bénéfices feraient rêver les commerçants d'Europe. Elles les justifiaient par l'ampleur des risques courus:
Aujourd'hui le magasin de tissus de la CFAO est transformé en bureaux pour la Compagnie aérienne nationale, de grandes étagères vides rappelant l'ancienne affectation. Monoprix est devenu magasin d'Etat sous le nom de Nafaya, ce qui signifie en soussou « c'est ton intérêt » et en peulh « abondance » . Il s'efforce non sans mal de maintenir un assortiment convenable de marchandises.
N'y cherchez pas de beurre, cette denrée ne fait que de très rares apparitions sur les rayons. Mieux vaut ne pas vous en soucier. Inutile de traverser la rue pour voir si, par hasard, vous n'obtiendriez pas aux Magasins Printania ce que vous désirez. Quelques boîtes de conserves ne donnent même plus l'illusion de vouloir combler les vides ou remplir les vitrines. Pour peu que vous interrogiez un Européen ou tout autre étranger, il vous confiera, légèrement maldisant, que les autorités s'arrangent pour empêcher un approvisionnement normal de Printania: sinon Nafaya ne pourrait soutenir la concurrence. D'autres explications, bien sûr, me seront données en haut lieu comme le manque de devises ou le manque provisoire de cadres et de personnel. Les devises sont utilisées pour les tâches prioritaires de développement et non pour permettre la satisfaction d'une infime partie de la population vivant à la mode occidentale. Ces diverses explications peuvent être exactes les unes et les autres, cela va sans dire.
En sortant des magasins, la belle avenue qui conduit à la Présidence de la République s'offre à nos yeux. Large d'une vingtaine de mètres, elle constitue le centre de la vie moderne. Les amoureux de Conakry ont versé plus d'un pleur lorsque furent abattus, il y a trois ans, les manguiers centenaires qui la bordaient de chaque côté. Conakry que l'on disait « nonchalante et fleurie, entource d'eau et ombragée de Inanguiers » y a sans doute perdu un peu de sa nonchalance. Elle y a gagné en chaleur, les acacias qui les ont remplacés mesurent encore chichement leur ombre. Les vendeurs de noix de cola se sont repliés avec leurs plateaux sous les auvents et les porches de style colonial. Laissez-vous tenter au moins une fois. Qui sait, peut-être serez-vous plus heureux que moi et le goût âcre, amer, de la cola vous transmettra-t-il les vertus que tous les Africains y décèlent. Rares sont ceux qui ne l'apprécient. Au beau milieu l'une conversation ou d'une interview, non interlocuteur, militant, fonctionraire, voire ministre, s'interrompra pour choisir entre plusieurs noix celle qui sera mâchée lentement. La noix de cola est associée à tous les actes de la vie. Autrefois, elle figurait souvent comme clause dans les traités d'alliance qui pouvaient comporter la fourniture de mille noix, par exemple. Si elle a perdu cette fonction, elle donne toujours lieu à d'importants échanges, et les historiens parlent de la « route du cola » comme on a pu parler d'une route de la soie.
Mais surtout elle garde un rôle appréciable dans les relations sociales. L'initié membre d'une société secrète comme le Simô chez les Nalou de la région côtière se verra condamner à une amende en noix de cola ou en gourdes de vin de palme pour apaiser le courroux du fétiche s'il a révélé des secrets. Dans la région de Kissidougou, le jeune Kissien qui désire épouser une fillette, quand celle-ci sera en âge, envoie sa mère aux parents. Au cours de trois visites successives, elle remettra, quatre, puis six et enfin huit noix de cola. Plus tard, au moment de l'excision, un panier de vingt noix constituera une partie de la dot. La fille en le prenant signifie son consentement au prétendant. De même 1a cola figure au nombre des cadeaux remis à la mère de la nouvelle mariée trouvée vierge le jour des noces. Elle servira encore au sorcier pour apporter son aide à l'homme « dont la femme a déserté le domicile conjugal » . Les fonctions sociales de la noix de cola sont ainsi très diverses. Signe de paix et d'amitié (sept colas blanches et trois rouges), elle a encore pour but d'établir « un lien entre l'homme et les-divinités » , nous dit le sociologue Balandier; elle peut constituer aussi « un don inconvenant, une marque de ladrerie ou au contraire la prescription spécifique de certaines thérapeutiques rituelles » . Un homme descend d'une Mercedes, choisit deux ou trois noix et repart.
Un autre magasin, dans la Sixième Avenue, a été converti en « centre culturel américain » , le mercantilisme — une fois n'est pas coutume — abandonnant ses droits au profit de la « culture » . On pouvait y voir à loisir, exposées en vitrine, de nombreuses photos sur l'exploit spatial d'Alan Sheppard, description de la fusée, schéma du vol orbital, tête du cosmonaute dans son scaphandre, repêchage de la capsule. Je n'ai pu savoir si, à l'exemple de M. Khrouchtchev distribuant ses petits spoutniks durant ses voyages officiels, l'ambassade américaine remettait gracieusement des fusées miniatures aux gosses venus rêver d'un monde étrange sous le sourire éblouissant du jeune M. Kennedy. A qui voulait regarder, d'autres photos révélaient ce que la généreuse Amérique entreprenait en faveur de l'Afrique et de la Guinée. On pouvait ainsi constater en permanence et de visu combien les signataires de l'accord américano-guinéen de janvier 1962 étaient satisfaits de leur travail: un don de sept millions de dollars en riz et farine, c'est sympathique, non? Rempli de livres et de brochures, le centre paraît avoir subi plus de désagréments qu'il n'a connu de visiteurs ou de lecteurs; il sera finalement fermé par ordre des autorités. Transformé, dans les mêmes locaux, en section culturelle de l'ambassade, il fera l'objet d'un rappel à l'ordre, donné en termes généraux, par le ministre des Affaires étrangères guinéen: il est toujours interdit d'ouvrir des centres culturels, car des « agissements de nature à fausser la ligne politique de notre Etat ont été constatés » . Le centre soviétique, ouvert après l'accession à l'indépendance, n'avait pas eu, lui non plus, très longtemps droit de cité et avait fermé ses portes. Toutes les ambassades étrangères doivent remettre leur matériel de propagande (brochures, photos, etc.) au Ministère de l'information ou à la permanence du Parti. Ceux-ci se chargeront de la suite à y donner et… de trouver un lieu de stockage, en attendant le pilon. J'aurai ainsi l'occasion de voir à la dite permanence les nombreux exemplaires du discours de M. Khrouchtchev au XXè Congrès de Moscou ou des extraits des oeuvres de Lénine sagement empilés dans un coin en l'attente d'un meilleur sort et que leur utilité devienne plus évidente.
Non loin de l'exposition américaine, dans une rue avoisinante, la République arabe unie et l'Union des républiques socialistes soviétiques vous convaincraient sans peine — comment ne le serait-on pas par le sourire de jeunes filles en fleur moissonnant les blés d'Ukraine ou par la joie communicative de mamans soviétiques ? — de l'excellence de la vie chez elles. Qu'il doit y faire bon vivre! Les compagnies aériennes y vont aussi de leur invitation au voyage à grand renfort d'affiches sur le printemps tchécoslovaque ou les costumes folkloriques polonais. Air-France, s'il m'en souvient, se contentait de vanter la longueur de son réseau et les avantages de la Caravelle; n'était-il plus nécessaire de faire de la publicité? Sous le soleil guinéen, l'américan way of life et les « lendemains qui chantent » du paradis socialiste s'étaient donné ainsi rendez-vous. Autant en emporte le vent? Qui sait?
Les « intellectuels » , désirant se rassasier des « nourritures étrangères » , n'ont décidément pas de chance. La Librairie du Quartier-Latin, au nom évocateur de nostalgies parisiennes pour les Français et pour les Guinéens ayant fait leurs études en France, a disparu depuis mon premier séjour. En devanture, livres et revues ont cédé la place aux membres du Bureau politique national. On peut s'amuser à deviner l'importance et le rang hiérarchique de chacun d'eux d'après la grandeur ou la place de la photo dans cette galerie de portraits. A l'intérieur, cartes postales, disques de l'« indépendance » , objets de vannerie attendent les nombreux touristes et experts de passage en quête de souvenirs frappés d'un exotisme peu exigeant. Plusieurs Européennes viennent demander Elle ou Marie-Claire, les seuls périodiques féminins à pouvoir arriver. Quant à la« presse du cceur » genre Confidences, Intimité, Nous Deux, il y a longtemps qu'une décision ministérielle en a interdit la vente par souci de salubrité publique. Les habitués, eux, se contentent de prendre qui le journal guinéen Horoya ou le bulletin de l'Agence guinéenne de presse pour les nouvelles de la République, qui les journaux parisiens, L'Humanité ou Le Monde, pour de plus amples informations sur les événements de France et d'ailleurs. La longueur des communications avec l'Afrique, leur caprice, atténuent quelque peu le caractère sensationnel des nouvelles
En achetant d un coup trois ou quatre journaux de la semaine ou de la quinzaine précédente, on ne peut qu'acquérir une vision irénique des choses et le sens de leur relativité. Comment se défendre de l'impression que l'affaire d'Algérie se déroulait quasi dans un autre monde quand on ne pouvait plus la suivre au jour le jour, faute de disposer d'un poste de radio? Pourtant les nouvelles vont vite. Dans la moindre petite boutique, un poste trône au milieu des boîtes de conserves ou des bouteilles de soda. A l'heure des informations transmises par l'émetteur national « La Voix de la Révolution » il suffit de circuler dans les rues, pour se mettre au courant, dans une certaine mesure. Plusieurs fois, voyageant dans le pays et passant par Macenta, Kankan ou Gaoual, je serai étonné du nombre relativement élevé des postes de radio: les consignes politiques y gagnent en rapidité de diffusion sinon en efficacité.
La corniche de Conakry est célèbre à juste titre. Ceinturant une grande partie de la ville en bordure d'Occan, on peut y faire d~excellentes promenades à toute heure. Elle bénéficia, un temps, d'une réputation un peu équivoque. Comme un soir de 1959 j'avais annoncé mon intention d'y passer quelques instants après le dîner, le restaurateur me lança un regard égrillard: « Ah! Ah! les belles filles! » Mais non l'indépendance a eu lieu qui veut plus de dignité. « D'ici six mois, s'écriait Sékou Touré le 26 octobre 1958, on ne rencontrera plus une jeune fille de Guinée, torse nu, ayant dans son plateau deux bananes pour aller faire la prostitution. » C'est vrai. une révolution se doit d'afficher une grande austérité de moeurs, non sans hypocrisie parfois, dans les premiers temps de ferveur. L'offrande de charmes tarifés est désormais très discrète. Quant à l'austérité des moeurs sous les tropiques… il ne faut jurer de rien!
La balustrade, le long de la corniche a été peinte en blanc et s'efforce depuis de résister vaillamment aux injures des éléments et des hommes. Le terre-plein a été nettoyé au cours d'une séance enthousiaste d'investissement humain. Les bancs ont été repeints. Amoureux des couchers de soleil, c'est là qu'il faut vous rendre en fin d'après-midi. Blotti au pied d'un immense fromager aux plis savamment drapés, vous assisterez à l'embrasement de Kassa la rouge, cette île de Los mise à sang par l'exploitation de la bauxite qui ouvre ses veines à ciel ouvert, au travers de la végétation.
Etonnante histoire que celle des trois îles de Los! Un navigateur portugais les baptisa autrefois Islas dos idolos parce que, raconte-t-il, les nègres de cette terre lorsqu'ils viennent semer le riz apportent leurs idoles; et comme on a trouvé un grand nombre de ces dernières quand le pays fut découvert… Depuis, le nom de baptême a subi quelques avatars. On ne sait même plus comment l'orthographier: îles de Los (ce serait la plus correcte, sinon la plus poétique) ou îles de Loos (cela leur donne un faux air de mystère). La poésie n'est venue les effleurer de son aile que sur le tard. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les négriers établirent dans ces îles leurs bases d'opérations. Vers elles convergèrent les convois d'esclaves amenés par petits bateaux de la côte toute proche. Avec la complicité active ou forcée de chefs indigènes, les humains étaient drainés par les multiples rivières avec d'autres marchandises, bracelets et poudre d'or, pointes d'ivoire… Pour un temps, les îles y gagnent un nouveau nom: Sarotina, île de l'homme blanc. Les « talents » que ce dernier y déploie ne plaident guére en sa faveur. On connaît les ravages opérés en Afrique par la sinistre traite des nègres. On ne saurait apprécier les conséquences incalculables de cette ponction humaine; elles défient toute analyse. Des vestiges de ce tragique passé existent encore. A Forécariah on peut voir, scellés aux épaisses murailles des maisons, les anneaux de fer où autre fois les « chasseurs d'ébène » enchaînaient leurs captifs en partance pour les Amériques. Parmi les négriers deux sont restés célèbres, deux Anglais Osmond et Thomas Wood. Le premier le sera par sa cruauté le second hantera les imaginations de générations de lecteurs de Stevenson, empêchera de dormir les chercheurs de trésor. Ce Wood, au début du XIXe siècle, pris en chasse par une frégate anglaise, aurait en effet caché un trésor fabuleux dans l'îlot de Roume, protégé du grand large par le îles de Tamara et Kassa. A en croire la légende, le roman L'Ile au Trésor s'inspirerait de cet épisode et l'auteur aurai fait de Roume le repaire de son flibustier. Aucun trésor n'y a jamais été retrouvé, évidemment. Rien ne vous empêchera d'y rêver, paresseusement allongé sur les plages au « sable d'or » . Les îles ont ainsi trouvé leur véritable vocation touristique. Le Tout-Conaky s'y donne volontiers rendez-vous pour se livrer aux plaisirs nautiques et echapper au morne ennui des dimanches
Toute une partie de Conakry est frappée de léthargie, un tel jour. Le plus simple est encore de se laisser guider par le tam-tam dans les quartiers spécifiquement africains où gaieté et exubérance se donnent libre cours. Au passage, une élégante vous lancera quelques mots de soussou dans un large sourire. Un interprète bénévole vous donnera aussitôt a traduction et un éclat de rire: « Elle te dit bonjour. »
De la corniche, vous pourrez parfois assister au retour des pêcheurs à la tombée du jour. Une centaine de voiles quadrangulaires, gonflées par le vent qui les ramène au port, glissent sur les flots qu'elles semblent effleurer de leur grâce légère. Près du bord, dans l'eau jusqu'aux genoux, un pêcheur profitant le la marée lance l'épervier. Le filet conique se déploie en nappe au moment de frapper l'eau… Dans le quartier de Boulbinet, d'autres pêcheurs réparent leurs filets, assis sur le sol entre des tas d'ananas ou d'oranges. A quelques pas, les coiffeurs exercent leurs talents en plein vent. Leur boutique est facile à installer: un morccau de glace fixé au mur, une chaise branlante, une serviette, et le travail peut commencer. De la sorte, les conversations continuent entre clients, travailleurs, oisifs, vieillards et enfants.
Sept heures du soir. Voici venir la nuit. En quelques instants elle est là, fidèle au rendez-vous qu'elle s'est fixé depuis des temps immémoriaux. Toujours exacte durant toute l'année. Nul hesoin de montre pour vous, la nature semble indéréglable. Les lampes à pétrole, les bougies s'allument un peu partout sur les petites tables chargées d'oranges pelées, de noix de cola, ou encore sur le sol pour éclairer les joueurs de cartes assis sur les nattes. A côté d'eux, un petit groupe silencieux s'est formé. Au centre, un damier a été posé sur une caisse, les deux joueurs de dames déplacent à grands coups leurs pions, sous les hochements de tête des spectateurs. Les commentaires à haute voix n'ont pas cours sauf en fin de partie. Bien sûr, si un étranger vient se méler au groupe, on lui fera place, on acceptera même de lui fournir quelques explications s'il est trop obtus pour saisir tout de suite les subtilités du jeu: mais elles seront brèves et données d'une voix basse.
Le marché aux poissons prend ainsi à la lueur des bougies une allure fantomatique. Les visages des promeneurs surgissent brusquement de l'obscurité et y replongent. Les silhouettes dessinent soudain des figures grotesques et étranges, au gré de la fantaisie de quelque metteur en scène invisible. Toutes sortes de marchandises peuvent être achetées. Du poisson, certes, fumé et desséché, mais aussi des boîtes d'allumettes, des boutons. Qui a faim peut se procurer des boulettes de viande. Pour vingt, cinquante ou quatre-vingts francs selon sa bourse et son appétit il aura un cornet huileux plein de petits morceaux de viande cuite. Avec un bout de pain, quelques bananes — deux ou trois pour cinq francs — un dîner frugal est vite avalé. Cela ne vaut pas la cuisine familiale cependant. La marmite ou la bassine est apportée devant la maison. Roulé en boulettes, avec un rien de sauce, le riz du pays est fort apprécié des Africains à condition qu'il soit du pays. Pour le riz d'importation, le consommateur est exigeant et n'accepte pas n'importe lequel.
L'heure de la prière pour les musulmans. Dans tous les quartiers, chacun se rend à l'endroit habituel. Tournée vers l'est, dans la direction de La Mecque, la foule couvre les deux trottoirs de chaque côté de la rue, déborde sur la chaussée. Aux deux extrémités, un agent dévie la circulation dont le flot continue à couler dans le tintamarre des avertisseurs et des autres bruits nocturnes. Gentiment l'agent vous conseillera de passer par une autre rue mais sans y obliger les piétons. A la voix de l'iman, la foule se prosterne à intervalles réguliers, touchant le sol du front, psalmodie les versets du Coran. « Avant d'entreprendre une construction, on doit faire le devis estimatif dans lequel on prévoit les dépenses de main-d'oeuvre, de matériaux à employer, de véhicules à utiliser, bref calculer les dépenses possibles d'ensemble. Mais si on considère le montant du devis estimatif… » La voix avait expliqué il y a quelques instants « la rentabilité d'une opération économique s'établit par la supériorité de l'apport de l'opération sur le coût de l'opération. » La foule se redresse, demeure debout mains levées a hauteur d'épaule, puis s'incline. Et la voix de poursuivre « En vue de corriger sans délai ce qui apparait comme contraire aux nouvelles exigences et rattraper le temps mal utilisé. Vive la Révolution! » L'hymne national retentit. La foule, indifférente au monde extérieur, sans se laisser troubler, termine la prière. Que s'est-il passé? Rien d'extraordinaire, sauf pour le spectateur occasionnel qui en est encore à s'étonner des paradoxes dont la vie africaine abonde. Les haut-parleurs installés à chaque coin de rue retransmettaient seulement le dernier discours du président de la République. Tout le monde maintenant se disperse, la petite natte en paille de riz roulée sous le bras. La circulation recouvre tous ses droits.
Dans une boutique de tailleur, un garçon danse devant une grande glace, seul, son d'un transistor, à la lueur d'une longue ehandelle. Magie de l'Afrique avec ses danses, ses rythmes, ses mélopées, combien de fois ne me laisserai-je pas attirer par la musique obsédante d'un tam-tam ou d'un balafon ? Quelques ampoules électriques ont été disposées dans une cour ou sur une place; des bancs disposés sur un côté où viennent prendre place les femmes âgées et les mères de famille. Les griots s'installent à leurs pieds. Le cercle est formé. Les doigts semblent hésiter, effleurent la peau tendue du tam-tam, à la recherche d'un rythme. Les petits maillets frappent distraitement les lames en bois dur du balafon. Soudain, ils se mettent à virevolter. La danse est lancée. Deux femmes, puis trois, quatre, six, dix, tournent, sautent, se penchent, se renversent, épousant le rythme comme seules elles vent le faire, accompagnées par le battement des mains des spectateurs. L'une se retire, aussitôt remplacée par une compagne. Rires , exclamations . L'Occidental ne sait plus guère traduire par son corps les sentiments qui l'agitent. Là où nous ne voyons que contorsions, gesticulations, même si nous nous sentons emportés dans un univers qui n'est pas nôtre, à un rythme qui nous déroute toujours quelque peu, l'Africain sait exprimer joies ou peines, folle exubérance ou prière, parodies ou mimes, laisser-aller ou recueillement. Les célèbres ballets lancés par Keita Fodéba en font une démonstration éclatante sur toutes les scènes du monde.
Les bougies et les lampes à pétrole continuent leur veillée nocturne au long des rues qui se vident peu à peu. Des garçons s'installent pour la nuit sur une pile de caisses; d'autres s'enroulent simplement dans leurs boubous et s'allongent sur leur natte à même le sol: si celui-ci est dur, la nuit est douce. A quelques pas, un petit groupe poursuit une interminable conversation autour du tabouret qui supporte la lanterne. L'un d'entre eux se joue à lui-même en sourdine un air nostalgique d'harmonica, l'esprit parti à la recherche du pays où l'on n'arrive jamais.
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.