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Etat-Pays-Société
Quatre ans après l'indépendance


Bernard Charles
Guinée

L'Atlas des Voyages. Editions Rencontre. Lausanne. 1963. 223 p.


Les équations du devenir

Réformer les mentalités

Indépendante en octobre 1958, quels objectifs la Guinée allait-elle se proposer? On connaissait les idées de ses dirigeants dans leurs grandes lignes; du moins, on savait ce qu'ils avaient réalisé depuis ce mois de mars 1957 où ils accèdèrent aux responsabilités du pouvoir. Ils surent en effet, plus que tous les autres dans les territoires français, tirer parti au maximum des possibilités offertes par la loi-cadre. Les Guinéens et tous les étrangers furent rapidement fixés. Dès sa troisième causerie hebdomadaire, en novembre 1958, Sékou Touré pose le principe majeur dont s'inspirent le gouvernement et le Parti. Ce principe tient en deux mots: décolonisation et reconversion.
« C'est à une décolonisation intégrale que nous devons nous consacrer si nous voulons que l'action nationale de la Guinée acquière son plein effet et serve à assurer l'unité de la patrie africaine dans l'indépendance. »
Cela suppose en premier lieu la « destruction des structures coloniales et leur remplacement par des structures nouvelles répondant aussi exactement que possible aux exigences de notre évolution et à nos besoins propres » . Il y faut aussi la réforme totale des mentalités. La tâche est énorme. Elle est impérative si on veut d'abord construire un Etat moderne, forger une nation encore en gestation, édifier une économie, sortir du sous-développement. Le temps presse.
Réforme des mentalités? Eh bien ! Le fonctionnaire devra, pour commencer, arriver à l'heure. Dans tous les ministères, on peut voir affichée une circulaire rappelant que chacun doit être à son poste à huit heures ou huit heures et demie, selon les cas. La persuasion en ce domaine n'a jamais été suffisante sous aucune latitude, en Afrique moins qu'ailleurs. Aussi le ministre énumère-t-il une dizaine de sanctions qui ont frappé tel ou tel. Elles vont du blâme et de l'avertissement jusqu'à la sanction pécuniaire. Une feuille d'émargement se trouve placée près du planton de garde à l'entrée. Bien sûr, on « oublie » parfois de signer.
Petit détail ? Non, c'est le signe qu'on n'a pas encore compris que l'indépendance est le passage au stade de la responsabilité. Aussi une consigne pour les fonctionnaires: « Améliorez votre rendement. »
Autrefois, l'administration était le centre d'intérêt, elle avait été arbitrairement organisée, poursuit Sékou Touré en s'adressant au personnel des services de santé. Le secteur bureaucratique était le plus favorisé. Aussi, un nouveau statut de la fonction publique et une échelle des salaires seront élaborés et mis au point.
Une réforme de la justice sera opérée. Viendra ensuite celle de l'enseignement. Le professeur et l'instituteur assuraient autrefois le même nombre d'heures de cours et de classes que leurs collègues enseignant en France. Il y avait là quelque chose d'irrationnel, car l'évolution culturelle de la France a atteint un niveau supérieur. Adopter les mêmes normes alors qu'il faut accélérer le processus serait se leurrer. Aussi après une réunion avec des inspecteurs de l'enseignement, le président signe un décret relevant à près de cinquante pour cent le nombre d'heures que devront assurer les enseignants. Quant à la réforme de l'enseignement, elle sera radicale et pas seulement dans le domaine des programmes ou des manuels d'histoire préparés par des intellectuels marxistes.
Un certain malaise s'était manifesté parmi les cheminots du chemin de fer Conakry-Niger. Aussi douze cents responsables sont réunis à Conakry en mars 1960 et on leur explique, détails à l'appui, les données de la situation. Il faut considérer celle-ci dans son ensemble.

« Un ministre chez nous gagne cent vingt cinq mille francs par mois, on assure son logement, l'eau et l'électricité; considérez le Sénégal, le Soudan, la Côte d'Ivoire, le Niger… vous ny trouverez aucun ministre qui vit à ce taux; cependant notre budget est le double du budget de certains de ces pays. »

Des chefs de service percevaient trente heures supplémentaires, effectuées ou non, donc un sursalaire. Nous avons dit : « Supprimons-les purement et simplement au lieu de fermer le chemin de fer. » La situation était en effet catastrophique. Cependant, en un an, nous avons ramené le déficit de deux cent cinquante millions à huit millions, grâce sans doute aux sacrifices des cheminots, mais aussi grâce à ceux des autres services publics. Autrefois, de multiples primes étaient accordées:

Au total, des dizaines et des dizaine de millions; elles ont toutes été supprimées. Sékou Touré se fait alors plus direct encore : « Interrogez les postiers, demandez au directeur des PTT ici présent s'il perçoit des heures supplémentaires ? Interrogez les agents de la trypano (service de santé) qui passent en moyenne quinze jours en brousse par mois et demandez s'ils perçoivent des indemnités de déplacement? Et Sékou Touré de demander aux cheminots d'agir en syndicalistes responsables et conscients. Ce ne serait pas agir ainsi que réclamer la semaine de quarante heures en disant :

« Puisqu'on nous a supprimé nos avantages, exigeons que soit ramenée la durée du travail hebdomadaire. »

Les syndicats, bien qu'ils aient donné à la Guinée le plus prestigieux de ses leaders, ont quelque peine à s'adapter sans réserve aux temps nouveaux. Ils ont dû opérer un virage à quatre-vingt dix degrés. Avant l'indépendance, ils menaient la lutte sur tous les fronts : les revendications de salaires allaient de pair avec la lutte politique; les grèves n'étaient que l'une des nombreuses formes de combat, elles sapaient les bases de la colonisation. Il n'est pas question après la victoire de remettre en cause le droit de grève, mais les syndicalistes doivent comprendre que son usage irait à l'encontre des intérêts supérieurs de la Guinée. Pourquoi? parce que des nationalisations sont intervenues: banques, sociétés industrielles, portuaires, d'assurances, de transports et d'acconage. Dans tous les secteurs, des entreprises nationales ont été créées, dans l'électricité, dans le bâtiment, dans le commerce. Les travailleurs de ces sociétés, ajoute Sékou Touré, ne subissent donc plus la loi de l'exploitation capitaliste, ils sont devenus les employés de l'Etat. Qu'est-ce que cela veut dire? que ces entreprises appartiennent à l'Etat? Non, elles appartiennent à la nation et au peuple de Guinée. Désormais une grève ne pourrait nuire qu'au peuple.
D'ailleurs, et on le leur rappelle souvent, les travailleurs salariés ne doivent pas oublier qu'ils ne forment que trois ou quatre pour cent des masses laborieuses. Encore la majorité de cette couche ouvrière est-elle composée de fonctionnaires jouissant de conditions d'existence relativement supérieures. Ainsi, un manoeuvre non spécialisé gagne deux fois plus qu'un paysan et il bénéficie d'allocations familiales, soins gratuits, indemnités en cas d'accident, pension de retraite. « Le Code de la sécurité sociale est le plus favorable aux travailleurs dans toute l'Afrique » me précisera avec fierté le ministre du Travail. Mais il ne concerne que quelques milliers de salariés. Aussi le grand danger qui guette les syndicalistes, toujours selon M. Sékou Touré, c'est le corporatisme. Seulement les syndicats n'acceptent pas facilement de n'être que les courroies de transmission du Parti. Sans cesse, les dirigeants politiques doivent insister à temps et à contretemps, sur le rôle des syndicats qui ont trop tendance à leurs yeux à vouloir se constituer en organismes indépendants du Parti ou tout au moins autonomes. Le Parti ne saurait tolérer aucune organisation en dehors de la sienne. Les syndicats chrétiens qui autrefois faisaient figure de rivaux, voire d'adversaires, se verront contrecarrés de toutes les manières et leur leader arrêté pendant quelques mois.
Les organisations de jeunesse n'ont pas échappé à la règle et seule la JRDA (Jeunesse du Rassemblement démocratique africain) peut regrouper les jeunes, prétendre les former, organiser leurs loisirs, etc. Les étudiants, qui à l'étranger créèrent leurs propres associations, furent rapidement mis au pas et replacés sous l'autorité directe du Parti. Un cas fréquent se trouvait posé par eux: leur mariage hors de Guinée. Le Parti mit bon ordre à leur vie sentimentale, au moins sur le plan de la légalité. Tout un congrès débattit le problème en août 1961. En attendant une réglementation spéciale, le gouvernement à décidé de refuser catégoriquement toute demande de mariage à l'étranger. C'est le gouvernement qui a envoyé des étudiants à l'étranger au titre de boursiers. Aussi un principe général est adopté « L'Etat, en se substituant à leurs parent assume et devra assumer, tant qu'ils sont à l'étranger, la responsabilité entière des jeunes Guinéens dont la majorité ne sera sanctionnée qu'à la fin de leurs études, lorsqu'ils auront réintégré le milieu familial ou national. »
Le problème du mariage est l'un de ceux dont le Parti s'est toujours préoccupé. C'est l'un des facteurs les plus importants pour permettre une « véritable émancipation de la femme » . Rien ne sera fait sur le plan humain, pour transformer les comportements sociaux, tant que des résultats appréciables n'auront pas été définitivement obtenus. A juste titre, on a pu y voir l'une des clefs sinon la clef, de l'évolution des sociétés africaines. Il faut rendre cette justice à la Guinée et à son Parti qu'ils n'ont pas ménagé leurs efforts en ce domaine. Il y eut un temps où les adversaires du PDG croyaient pouvoir le tourner en dérision en l'appelant le « parti d femmes » . « Homme des femmes » Sékou Touré fit de l'insulte un titre de gloire. Tout le monde sait quel rôle elles ont joué pour favoriser sa victoire. Militantes ardentes, elles ont su souvent entraîner leurs maris réticents. Si les arguments idéologiques s'avéraient par trop inefficaces, elles en utilisaient d'autres qui pour être intimes n'en furent que plus convaincants. A en croire un journal de l'opposition d'alors, et cela 'a été encore confirmé de source sure il n'y a pas trois mois, Sékou Touré n'hésitait pas à suggérer à celles qui n'y auraient pas songé: « Chaque matin, chaque midi, chaque soir, les femmes doivent inciter leur mari à adhérer au RDA; s'ils ne veulent pas, elles n'ont qu'à se refuser à eux; le lendemain, ils seront obligés d'adhérer au RDA. » Le refus du devoir conjugal comme moyen d'action politique! Quelle meilleure illustration du célèbre « ce que femme veut… » ? Un parti révolutionnaire moderne doit savoir faire appel à des procédés aussi vieux que l'humanité.
Mais le Parti ne se contenta pas de prêcher l'émancipation des femmes, il leur offrit aussi une place dans ses organismes. Non seulement elles sont groupées en sept mille deux cents sous-comités quartier ou de village, mais trois d'entre elles font partie de chaque bureau de comité et cela obligatoirement, de par les statuts qui sont respectés dans la pratique. A l'échelon national, deux femmes sont membres du Bureau politique. L'une d'elles est ministre. Symboles, dira-t-on, oui, mais combien puissants aux yeux des Africaines.
Certes la suppression effective de la polygamie opérerait un changement radical dans la condition de la femme. Une loi ne l'a pas encore décrétée, car elle ne pourrait être respectée: « les lois sociales ne s'improvisent pas » , rétorquera Sékou Touré aux impatients. A tout le moins, l'âge du mariage a-t-il été officiellement fixé et la dot réglementée. Celle-ci est désormais de cinq mille francs et l'âge de dix-sept ans. Aucun mariage ne pourra être célébré sans le consentement donné de manière explicite par la future. Les jeunes, premiers intéressés, sont invités à militer activement pour la suppression de la polygamie. On a peine à imaginer en Europe ce que de telles décisions impliquent comme bouleversement des mentalités.
Cela ne va pas sans mal et ne se réalise pas du jour au lendemain. On me citera le cas de telle personnalité guinéenne qui épousa sa troisième ou quatrième femme quelques jours après le discours du président contre la polygamie. Au congrès de septembre 1959, un délégué de la section de Mamou se taille un beau succès d'hilarité, à ses dépens. Au micro, il exprimait ses remarques au sujet de l'émancipation des femmes, de la réglementation de l'âge du mariage: « Dix-sept ans, c'est un peu long d'attendre jusque-là. » Une ovation ironique salue le propos. Un peu interloqué, se fâchant presque, il insiste et demande que l'âge minimum soit seulement de quinze ans!
Il ne sera pas suivi.
Oeuvre de longue haleine, dans d'autres domaines encore. Les militants du Parti se sont efforcés de convaincre les Coniagui et les Bassari de la région de Youkounkoun d'abandonner la mode vestimentaire des ancêtres de l'humanité pour adopter celle du XXe siècle, deuxième moitié. Une assemblée extraordinaire est organisée le 24 juillet 1960 avec la participation d'une délégation nationale présidée par Mme Bangoura Mafory, membre du Bureau politique national: des pagnes sont remis en grande solennité aux camarades de la section. Dans d'autres pays, comme la Côte-d'Ivoire, les dirigeants décréteront l'interdiction des scarifications et des tatouages corporels marquant l'appartenance à une ethnie ou une tribu. D'autra coutumes traditionnelles préoccupent les responsables politiques guinéens: celle de l'initiation, en particulier.
Les jeunes, garçons et filles, pour passer, aux yeux de leurs parents et amis, de l'adolescence à l'âge adulte devaient effectuer une longue retraite d'initiation en forêt sacrée. Le temps de réclusion variait de six mois à un an. Le Parti a décidé de le ramener à deux mois. Qu'en est-il de l'application? « Une fois qu'une mesure est prise par le Parti, il n'y a plus de problèmes. » On ne saurait être aussi optimiste que le membre du BPN qui me fit cette réponse!
Au hasard de conversations, Konaté me parlera aussi de l'influence conservée par les sorciers, dans la région forestière et en Haute-Guinée. Coiffé de sa chéchia ornée de petits morceaux ronds de miroir, portant sur la poitrine un gri-gri, une queue de vache à la main le « grand sorcier » peut toujours jeter un sort comme attirer la foudre ou rendre les femmes stériles Lui seul donne le liquide-talisman avec lequel chaque vendredi on se lave tout le corps en commençant par le bras. Un bébé vient-il à mourir l'événement est aussitôt imputé aux « petits sorciers » . De même on ne sera pas loin de considérer comme sorcière une femme qui a perdu plusieurs enfants ou la vieille femme qui n'en a pas eu. Dans la région forestière, l'enfant fétichiste est confié à un arbre ou à un sorcier qui est constitué son gardien. Celui qui fait du mal à l'enfant sera puni par l'arbre ou le sorcier. Konaté est allé passer plusieurs jours chez sa mère à Kankan. Il ne pourra regagner Conakry sans avoir été consulter le marabout sur l'opportunité du voyage: le vendredi est habituellement un jour favorable, on se lave, on se marie, on voyage; par contre, le samedi on ne fait rien d'important, on ne se lave ni ne se coiffe. « Mais à Conakry, on n'y croit pas. » — « Là-bas tu fais ce que tu veux, mais ici c'est pas Conakry. » Et Konaté, sur l'injonction de sa mère, ira dire au marabout: « Regardez-moi le chemin. » Avant de lui répondre, le marabout jette un coup d'úil sur son tableau, une sorte de zodiaque. Il importe en effet de savoir où se trouvent actuellement Mayouyou et Mayaya, les deux diables frères, qui font ensemble le tour du monde. Il ne faut jamais leur rire face: ils doivent être au sud si vous allez vers le nord. Moyennant une offrande, le marabout indique leur position. Une seule personne a pu vaincre les deux diables, c'est Zoul Karnaïn, qui ne serait autre qu'Alexandre le Grand!
Dans des villes comme Conakry, beaucoup de traditions ont été bousculées, moins peut-être qu'il ne le semblerait. Les sociologues connaissent bien le phénomène. Un seul exemple, au sujet de la « parenté à plaisanterie » , que m'a rapporté Traoré. Si en se promenant dans les rues il lui arrive de rencontrer un Condé portant une chemise à l'envers, il peut lui demander cette chemise; Condé sera obligé de la lui donner. La même mésaventure peut se produire pour Traoré.
Tous les économistes ayant eu à étudier les problèmes africains vous parleront des méfaits engendrés par le parasitisme familial. Dès que quelqu'un bénéficie d'un revenu quelconque, il lui faut faire vivre au moins une dizaine ou une quinzaine de parents. S'il habite à Conakry, ils logeront chez lui chaque fois qu'ils viendront à la capitale et il sera tenu de les nourrir à ne rien faire, pendant des semaines parfois. Mais pourquoi tolère-t-il tous ces parasites? direz-vous. C'est que nul n'est assuré de l'avenir. La solidarité qui aujourd'hui écrase Baldé le sauvera en cas de malheur, perte d'emploi ou maladie. D'ailleurs quand lui-même poursuivait ses études à Paris,
tous ceux qui aujourd'hui voient en lui une bonne fortune à exploiter s'étaient cotisés à plusieurs reprises pour lui envoyer de l'argent. Aussi est-il difficile à Baldé de refuser son hospitalité. Ne plus vouloir se plier aux usages traditionnels serait se mettre au ban de la famille: perspective redoutable. Les ministres eux-mêmes échappent difficilement à la règle, quand ils ne la considèrent pas comme un moyen de se conserver une clientèle. L'un d'eux confiera qu'il se met en colère chaque fois qu'il retourne chez sa mère: « Celui-là, qui est-ce? que fait-il ici? » Elle, de lui révéler un degré de parenté dont il ignorait tout. « Et puis il n'a rien, je ne peux quand même pas le laisser ainsi. » Et le ministre temporise, explique…

Qui gardera les gardiens?

Mais la Révolution charrie dans son cours le bon et le mauvais, le pur et l'impur, l'intègre et la corruption. Elle a ses profiteurs. La Guinée subit une grave crise de moralité. Le gouvernement doit « mettre un frein à la corruption au niveau des agents de l'état et bannir définitivement la passivité, l'inconscience professionnelle, l'incurie, les gaspillages inadmissibles et surtout le vol qui semble se généraliser dans les secteurs d'activité de l'Etat, surtout à Conakry. De nombreux scandales: vols, détournements, corruption, déprédations, gaspillages et sabotages, ont caractérisé la vie de certains secteurs économiques. » Le censeur impitoyable qui émet un tel jugement n'est autre que le président de la République, le chef du gouvernement, au cours du « Congrès de la vérité » en décembre 1962. Le mal n'est pas d'aujourd'hui. Un an plus tôt, au mois d'août 1961, il tançait vertement les cheminots coupables de perpétuer les pratiques néfastes en honneur au temps de la colonisation; pillage d'une partie du patrimoine national; mesures de corruption pour empêcher tout contrôle. « D'autres voudraient faire voyager n'importe qui dans des conditions illégales; d'autres ne respectent aucune des mesures édictées pour la bonne marche du chemin de fer: les vitesses recommandées ne sont pas respectées, pas plus que les horaires prescrits, ce qui a entraîné des catastrophes. »
Les pratiques commerciales sont de celles qui, dans tous les pays du monde, se plient le moins aisément aux principes de la moralité courante. En Guinée, plusieurs fois, le marché noir sera dénoncé officiellement; les commerçants malhonnêtes fustigés publiquement, des arrestations opérées, des sanctions prises. Tâche à reprendre sans cesse. Certains dirigeants succombent eux aussi à la tentation. La rumeur publique dénoncera les trop nombreuses voitures Mercedes à un million deux cent mille francs CFA (prix d'ami consenti à la Guinée) les villas de dix à quinze millions que se fait construire tel ministre… dont le traitement officiel serait de cent vingt-cinq mille francs par mois.
La Guinée rencontre ainsi de très grosses difficultés. Elles ne lui sont pas spéciales. En avril 1961, le président du Ghana, Nkrumah, condamne fortement la concussion, la corruption, le trafic d'influences. De son côté, dans un message à la nation, le président de la Haute-Volta déclarait le 18 juin 1962: « Au sommet, le vol et le pillage organisé de l'Etat, la corruption et la pourriture sont des calamités qu'il faut conjurer au plus tôt en frappant sans pitié. Le gouvernement n'est pas une bande de petits copains assis au frais et faisant leur beurre sur le peuple. Le courage consiste à chasser de telles gens du gouvernement. » Mais ne jetons pas trop vite la pierre, nous autres gens de pays dits « développés » . Ainsi en Union soviétique, dans la république du Kazakhstan, plus de dix-huit mille fonctionnaires furent révoqués en 1962 pour vol, incompétence et gaspillage; près de quatre milliards d'anciens francs français auraient été volés dans les organismes de vente au détail; en trois ans, les fermes d'Etat auraient perdu trois cents milliards par suite de détournements et de mauvaise gestion! Pour n'être pas aussi spectaculaires et ne pas atteindre la même ampleur, des exemples semblables n'en existent pas moins dans les démocraties occidentales où les deniers de l'Etat valsent avec la même désinvolture dans certains cas, tel le scandale de quelques marchés passés avec l'Etat. Chaque année en France la Cour des comptes en dénonce quelques-uns. Néanmoins, dans les pays en voie de développement, comme la Guinée, la corruption, le vol, le gaspillage y revêtent un caractère plus révoltant encore vu le faible revenu dont disposent les quatre-vingt-quinze pour cent de la population.
Vivant en même temps à divers âges du monde, la Guinée s'est mise aussi depuis quelques années à l'heure de l'industrialisation. Elle l'a fait avec éclat, grâce surtout à Fria qui est l'orgueil du pays. En France, lorsqu'une personnalité vient en visite officielle, le chef du protocole n'oublie jamais de l'emmener admirer les usines Renault de Flins. Les Guinéens eux aussi ont leur merveille. l'usine d'alumine. Il serait impardonnable de ne pas « monter à Fria » , car ce serait manquer l'une des plus belles réussites industrielles, en Afrique et dans le monde. Exagération de la propagande? Non. D'Union soviétique ou des Etats-Unis, de Grande-Bretagne ou de Tchécoslovaquie, de France ou de Chine, des visiteurs (hommes politiques, ingénieurs, techniciens, journalistes), tous gens difficiles à étonner, sont venus se rendre compte par eux-mêmes, sur place: ils n'ont pas caché leur surprise et leur émerveillement devant un complexe industriel de cette ampleur parachuté en pleine brousse à cent cinquante kilomètres de la mer sur le plateau quasi désertique de Kimbo. Charles-Henri Favrod nous a raconté que l'ambassadeur russe Daniel Solod, après sa visite, aurait procédé à des sondages auprès de Péchiney, maître d'úuvre, pour l'édification d'un complexe semblable en URSS. Les risques d'une nationalisation, souhaitée par quelques ultras guinéens, en sont devenus plus lointains. Quant aux Arnéricains, bailleurs de fonds à cinquante pour cent, ils se sont bien gardés de changer la direction ou les techniciens: de leur propre aveu, ils n'auraient pas fait mieux.
Pour réaliser cette fameuse usine et la faire fonctionner, il a fallu créer une route et un chemin de fer. Dans leur sécheresse, les chiffres donnent un aperçu du travail qu'il fallut effectuer. Deux millions de mètres cubes de déblais, deux millions et demi de remblais: soixante-deux mille sept cents courbes, deux ponts de cent cinquante et de deux cent cinquante mètres sur la Soumba et le Konkouré, un viaduc; cela rien que pour la voie ferrée de cent quarante-trois kilomètres reliant l'usine au port de Conakry. Commencée en mai 1957, elle était achevée le 15 juin 1959. Un véritable record: deux ans, alors qu'il fallut arrêter complètement les travaux de terrassement pendant les deux saisons de pluies. Par la route de neuf mètres de large, les plus gros camions du monde, les T-100 Berliet, amenèrent à pied d'oeuvre le matériel. Ainsi purent être acheminées de Conakry à Fria près de cinquante mille tonnes d'acier pour les charpentes et la chaudronnerie, plus deux cent mille tonnes de matériel divers. Parfois, des convois exceptionnels étaient nécessaires, certaines pièces pesant plus de quarante-cinq tonnes. Autre prouesse, le planning serré qui avait été établi fut respecté à quelques mois près. En mars 1960, la production d'alumine démarrait alors que le montage de l'usine avait débuté en juin 1958. Lors de la visite, les ingénieurs nous expliquent l'originalité de leur usine. Implantée à quelques centaines de mètres des carrières de bauxite, elle utilise la pente naturelle du terrain. Tout en haut, d'énormes bennes, conduites par des Guinéens qui, il y a peu ignoraient tout du monde industriel, déversent leurs vingt à trente tonnes de minerai dans un concasseur géant. Au bas de la pente, à l'autre bout du circuit, une poussière blanche impalpable sort de deux fours à calcination. Chacun a cent mètres de long. Coup d'oeil au hublot: une énorme lame se projette, mord et ronge les parois de la gueule profonde. Vision des forges de Vulcain?
Pour en arriver là, nous passerons à vingt-cinq ou trente mètres du sol au-dessus des décanteurs à boues rouges (trente mètres de diamètre) et des décomposeurs. Un réseau de tubulures, fouillis inextricable aux yeux du profane, étend ses mailles dans le vide. Au loin, des wagons-trémies à déchargement automatique ultra-rapide emmènent la précieuse poussière jusqu'au port aluminier de Conakry. Pour la recevoir, il a fallu doubler la surface du port existant, gagner entièrement sur la mer quatre-vingt-dix mille mètres carrés en y déversant six cent cinquante mille mètres cubes de remblais, construire deux postes à quai. Dès lors peuvent y être stockées cent vingt mille tonnes de fuel-oil, de carbonate de soude, de calcaire et d'alumine. Les quatre cent cinquante-sept mille tonnes d'alumine produites en l962 en sont parties à destination du Cameroun ou de la France, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne fédérale et de la Suisse, au prorata de leurs participations au capital de la compagnie internationale.
Midi, la sirène se fait entendre. Les ouvriers et ingénieurs gagnent le restaurant où trois mille repas sont servis par jour, rejoignent leur domicile à pied, à vélo, en voiture et en autobus. Trois ou quatre vieux bus de la RATP parisienne ont repris du service en Afrique: increvables, ils roulent toujours. Une ville de douze mille habitants a surgi. Du haut d'un building de neuf étages, un cicérone me montre les bâtiments administratifs, les écoles, l'hôpital, la galerie marchande, la piscine, les logements Kalt conçus en fonction des habitudes africaines, les villas individuelles à flanc de coteau. Hôte d'une courtoisie parfaite, il m'explique les grandes lignes du plan d'urbanisme établi par l'architecte Ecochard; il m'entretiendra encore des problèmes humains délicats que pose la vie d'un tel ensemble industriel et urbain…
A l'origine, les plans étaient encore plus grandioses. Ils envisageaient, en deuxième étape, un agrandissement de l'usine d'alumine, ce qui devait porter sa production à un million deux cent mille tonnes. Une usine d'aluminium pouvant produire cent cinquante mille tonnes (la France produisait à l'époque cent quatre-vingt dix-sept mille tonnes) aurait été construite. Pour l'approvisionner en électricité, un barrage en terre devait être édifié au site de Souapiti sur la rivière Konkouré: trois milliards de kilowatt heures disponibles! Les plans établis par l'Electricité de France étaient prêts, le dossier de financement (coût évalué en 1958 à soixante-dix milliards) pour l'octroi d'un prêt avait été soumis à la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) avec la caution de la France. Les événements politiques en ont décidé autrement: la France a retiré sa caution, les cartons ont été remis dans les tiroirs. Depuis, les Soviétiques ne se sont pas encore vraiment décidés à prendre la relève, les Américains attendent de voir venir et financent un projet concurrent au Ghana.
Pour l'heure, dans l'état actuel, Fria apporte sept milliards de francs guinéens en devises fortes à la Guinée et l'alumine représente à elle seule la moitié de la valeur totale de ses exportations. D'autres fruits en étaient escomptés, qui ne sont pas encore venus à maturité. Les spécialistes de la Mission d'aménagement régional de la Guinée (MARG), avant qu'il soit mis un terme à leurs activités en décembre 1959 par le Gouvernement guinéen, avaient étudié les moyens à mettre en oeuvre pour éviter que Fria ne se constitue en îlot de prospérité dans l'ensemble économique. Beaucoup reste à faire en ce domaine; Fria vit de manière autonome, important sa nourriture comme le reste, faute de pouvoir trouver localement ce dont elle aurait besoin.
Si Fria est la réussite industrielle la plus spectaculaire, elle n'est pas la seule. Les fées qui dans la nuit des âges se sont penchées sur le berceau de la Guinée lui ont laissé, sous l'apparence d'une latérite stérile — calamité pour l'agriculture — le cadeau le plus apprécié des jeunes Etats africains: des ressources minières importantes. En plus de la bauxite, dont les réserves pourraient durer deux siècles, un gisement de fer est exploité depuis 1956 par la Compagnie minière de Conakry. Bon an mal an, cinq cent mille à huit cent mille tonnes de minerai sont expédiées en Grande-Bretagne, en Allemagne occidentale et en Pologne. Actuellement un gisement aux caractéristiques exceptionnelles est étudié par le consortium international Consafrigue, dans les Monts-Nimba, à l'autre extrémité de la Guinée.
La Guinée, en effet, après avoir suspecté les capitaux étrangers des plus méchants desseins, après avoir expulsé ou nationalisé une bonne proportion d'entre eux — surtout les capitaux investis dans le commerce, l'énergie, les transports ou le domaine bancaire — se sent assez forte pour les neutraliser politiquement ou éprouve la nécessité d'y avoir recours pour mettre en valeur ses richesses potentielles. Les dirigeants découvrent les vertus des sociétés d'économie mixte où l'Etat est placé en situation majoritaire et où les capitaux privés sont suffisamment intéressés à s'investir. Depuis avril 1962, un code des investissements apporte des garanties en particulier pour le transfert des revenus, le rapatriement des capitaux et les économies de personnel. Le nouveau ministre des Travaux publics s'est rendu récemment en Ecosse pour le lancement d'un minéralier de quinze mille tonnes, première unité de la flotte marchande de Guinée. « La solution d'un développement économique de nos Etats, a-t-il déclaré, réside dans l'association du capital privé et des matières premières. » Le néocolonialisme est-il exorcisé? Il le semblerait.

Moissonner avec le manche de la faucille

Un mot est devenu une sorte de « fétiche » dans tous les pays en voie de développement. L'utiliser constitue un brevet de vertu et de rectitude de pensée, en Guinée comme ailleurs. Pour résoudre les problèmes, une seule formule, elle revient en « incantation magique » : socialisme, socialisme… L'ennui est que chacun ne donne pas la même signification au vocable. Du « socialisme marxiste » (rigoureux, orthodoxe, selon ses tenants) au « socialisme africain » , toute une gamme de moins en moins bien définie. Plusieurs dirigeants guinéens ont montré longtemps une certaine tendresse pour le « socialisme africain » . Par là, ils entendaient manifester clairement leur orientation fondamentale, mais aussi leur volonté de tenir compte des réalités spécifiques de leur pays, situé en Afrique et non en Europe ou en Asie. Seulement cela ne faisait pas tellement l'affaire des marxistes qui s'étaient penchés avec amour sur le berceau de la Guinée; n'avait-elle pas osé tenir tête à une « puissance colonialiste » en prenant son indépendance. Très rapidement, leur désenchantement fut à la mesure de leur enthousiasme tout neuf. On sait de quelles critiques amères peut être capable un amour déçu!
A ceux-là, Sékou Touré répétera, en décembre 1962: « Le socialisme n'est qu'un moyen et non une fin. Faire du socialisme pour le socialisme, c'est vouloir moissonner avec le manche de la faucille. » Il doit être compris par tous que « la Révolution ne s'importe ni ne se donne en cadeau » . A bon entendeur salut! Comment définir la voie guinéenne du développement économique et social? En renonçant aux arguties utopiques des théoriciens impénitents , le président répond: « Nous avons constamment barré la route aux voies de développement capitalistes… nous croyons à la socialisation inévitable de la société universelle » notre voie est une voie non capitaliste … »

L'intendance suivra-t-elle?

Dès la première année d'indépendance, le secteur commercial fait l'objet de réformes radicales. Deux comptoirs nationaux sont créés, l'un chargé du commerce extérieur, l'autre du commerce intérieur. Le premier détient rapidement le monopole de six produits de base:

tous produits essentiels à l'économie. Dans l'intérieur du pays, des comptoirs régionaux sont mis en place ainsi que des magasins d'Etat. Par la, les dirigeants guinéens voulaient secouer la lourde tutelle que les maisons traditionnelles d'import-export exerçaient sur l'économie. Désormais, tous les achats et les ventes de produits passeraient par le comptoir du commerce; lui aussi contrôlerait l'exécution des accords conclus avec les partenaires étrangers. Tout le circuit commercial va se trouver bouleversé d'un seul coup de fond en comble, les responsables politiques n'ayant aucune confiance dans les facultés d'adaptation le la CFAO, de la Compagnie du Niger Français, de la SCOA et autres firmes étrangères. La socialisation était quasi complète.
Mais c'était là faire « bon marché » des conditions nécessaires à l'établissement des nouvelles structures économiques sans même parler des résistances larvées ou directes opposées par un certain nombre d'entreprises peu désireuses de se faire hara-kiri ou fort soucieuses de « sauver les meubles » avec le minimum de pertes. La manière dont les décisions furent appliquées ne devait pas toujours encourager la bonne volonté des quelques sociétés tentées un moment le « jouer le jeu » comme à plusieurs reprises les autorités les y invitèrent. On ne s'improvise pas commerçant me dira un haut fonctionnaire, reprenant les paroles mêmes de Sékou Touré. De gros handicaps devaient entraver le bon fonctionnement du système: avant tout, manque crucial de cadres compétents et expérimentés. Les conséquences ne devaient pas tarder à se faire sentir. Des exemples aberrants seront dénoncés avec une belle franchise dans des discours officiels ou signalés dans les articles de la presse étrangère, pas toujours avec objectivité ou sérénité. Un jour, un lot important de chemises nylon arrive à Conakry. Elles sont mises aussitôt en vente à un prix fixé, Dieu sait comment, puisque les factures ne sont pas là. Le prix était certes alléchant pour les commerçants détaillants, car tout le lot est enlevé en un rien de temps. Bonne affaire? Hélas, quand les factures parviendront, on s'apercevra que le prix de vente se trouve inférieur au prix de revient dans une proportion appréciable. Inutile de chercher à récupérer la différence, la tenue des comptes clients laissant un peu à désirer. On me citera d'autres cas: par exemple des commandes passées sans qu'il soit tenu compte des besoins réels; un stock de plumes sergent-major est à la disposition de plusieurs générations d'écoliers! Les firmes britanniques auraient, paraît-il, dissuadé leurs interlocuteurs guinéens de signer une commande d'un million de transistors, trouvant que cela faisait beaucoup pour une population totale de trois millions. La carence sera si grave au début de 1961 que le port de Conakry se trouvera encombré par cent vingt mille tonnes de marchandises périssables entassées sur les quais. Sékou Touré y fera une descente spectaculaire et mobilisera tous les véhicules pour procéder à l'évacuation.
Aussi, devant les piètres résultats obtenus, pour remédier à la pagaille et remettre un peu d'ordre, le Parti se décida, non sans mal, à liquider les comptoirs. Une floraison de noms nouveaux, de sigles mystérieux pour le profane, apparut dans les rues de Conakry, au fronton de nombreux immeubles:

A quelle langue nationale appartiennent ces mots: soussou, peulh, mandingue? A aucune, mais au « langage » hermétique autant qu'universel, de la technique moderne, transmise pour l'occasion par la Tchécoslovaquie. Ces sonorités nouvelles désignent autant d'entreprises nationales chargées de l'importation et de la distribution dans divers secteurs industriels et commerciaux .

De la sorte, on espère diminuer les conséquences imputables à l'inexpérience et à d'autres carences éventuelles des responsables. Pour accroître leurs capacités, des stages de formation seront organisés à leur intention: rudiments de comptabilité, éléments de gestion des entreprises, notions de rentabilité et de productivité y sont enseignés. Un plan comptable a été élaboré à l'intention de toutes les entreprises. Il est encore trop tôt pour que des résultats satisfaisants aient été atteints au niveau de l'économie nationale.
Les petits commerçants, eux, prolifèrent à défaut de s'enrichir. Lucide et impitoyable, Sékou Touré ne mâchera pas ses mots à leur adresse lors du « Congrès de la vérité » .

Plan triennal

Démolir le vieil édifice économique hérité d'un demi-siècle de colonisation constituait une première phase pour les dirigeants guinéens. « Nous ne voulons plus d'une économie qui soit en nous comme un corps étranger, comme un ténia » , dira le président. Tuer le ténia est relativement facile, mais construire une économie suppose une orientation d'ensemble, un plan. Comme tous les pays africains, la Guinée a son « plan de développement » , elle l'a même eu avant eux. Il fallait faire vite, montrer l'exemple. Aussi fut-il décidé de démarrer le plus tôt possible sans attendre les études, obligatoirement longues, nécessitées par le manque d'informations statistiques (caractéristique de tout pays sous-développé). Des experts furent conviés: le professeur Bettelheim et son équipe. Les sections du Parti furent « mises dans le coup » et eurent à remplir, dans chacune des régions administratives, un questionnaire mis au point par les planificateurs. Solennellement, une conférence nationale réunie à Kankan, en avril 1960, adopta les grandes lignes du plan triennal. Mais les experts avaient déjà de la difficulté à y reconnaître leur enfant. Par la suite, ils devaient constater de nombreux bouleversements, de nouvelles opérations ayant été inscrites en fonction de l'aide extérieure. L'équilibre d'ensemble a été modifié. Au départ, la moitié des crédits dont disposerait le plan devaient être affectés au secteur prioritaire de la production contre trente pour cent à l'équipement social et vingt pour cent à l'infrastructure. Il est vrai qu'à l'époque, en décembre 1959, le budget n'était pas établi. Les experts tablèrent ensuite sur une trentaine de milliards. Ces milliards se montèrent successivement à trente-neuf, puis à quarante-trois, enfin sans doute à quarante-six. Quelles sont désormais les proportions? bien difficile à dire, en tous cas la production n'a plus la première place dans la répartition des crédits.
Les spécialistes ont baptisé « actions » les projets inscrits au plan. Toutes ne seront pas réalisées au terme prévu, juillet 1963. Il y en a de spectaculaires dont l'inauguration eut lieu en « grande pompe » :

L'économiste ne s'estime cependant pas toujours satisfait des résultats. Pour lui, on a souvent sacrifié au prestige ou à la politique.

Eternel débat entre le politicien et l'économiste! Le premier se sent attiré par le jeu radiophonique et comprend d'instinct la portée d'une installation émettrice puissante, quitte à voir trop grand; le second préfère les jeux de construction où l'on place ici une cimenterie, là une scierie, en cet endroit un petit barrage… quitte à sous-estimer la nécessité d'enthousiasmer les gens pour les mettre au travail. Les préoccupations de l'un et de l'autre se rejoignent parfois, beaucoup plus souvent maintenant qu'autrefois. Le Président guinéen s'est transformé en professeur d'économie politique. A présent, rares sont les discours où il n'explique ce qu'est la planification, ce qu'il faut faire pour bien gérer une entreprise, quel est le rôle de la monnaie. Actuellement, on commence à se préoccuper du déséquilibre survenu dans le financement du plan. Les années prochaines risquent d'être plus lourdes pour les finances publiques aux prises avec un endettement croissant. J'ai entendu à Conakry exprimer cette crainte par Sékou Touré dans une allocution dominicale: « Que ferons-nous quand les pays amis auront cessé de nous consentir des avances? Nous serons paralysés, ce sera l'échec absolu… » Au début, les experts avaient estimé à quarante ou quarante-cinq pour cent l'aide étrangère nécessaire pour le financement du plan. Elle atteindrait désormais près de quatre-vingts pour cent à en croire certains. A Conakry, on m'avait cité la proportion de deux tiers en avril 1962. Il n'en était que plus utile de réveiller l'opinion publique trop facilement portée à tout attendre de l'aide extérieure et à s'endormir sur les lauriers , mérités — de l'investissement humain.

Les roubles et dollars de « K and K »

Fin 1958, le coup d'éclat de la Guinée prenant au mot le général de Gaulle et conquérant par là même son indépendance lui valut quelques mois de « purgatoire ». Les Guinéens ne voulaient pas croire qu'à cette époque — les temps ont changé depuis lors — l'indépendance signifiait sécession d'avec la France. Ils se doutaient bien que la manne distribuée au titre du Fides ne tomberait plus. Ils ne pensaient pas que la détérioration des rapports serait aussi grave. Susceptibilités blessées, griefs fondés, incompréhensions réciproques empêchèrent longtemps de part et d'autre une normalisation des relations. On espère que celle-ci interviendra tout de même en 1963.
Devant le vide où ils manquaient disparaître, les dirigeants déployèrent une intense activité diplomatique. Ils gagnèrent la partie de haute lutte. La Guinée fit une entrée remarquée à l'Organisation des Nations Unies, le 12 décembre 1958. Elle sut jouer de la conjoncture internationale et tirer parti de l'opposition entre les deux blocs, l'Est et l'Ouest.
La France veut tenir la dragée haute à la Guinée? Parfait, se dit Khrouchtchev, elle me fournit une excellente occasion d'avancer un pion sur le continent africain. Et les journalistes parleront très vite de la tête de pont établie par l'URSS en Guinée. Les pays de l'Est s'empressent de reconnaître, dès les premiers jours, l'indépendance du nouvel Etat. Les Occidentaux, eux, réfléchiront pendant un mois avant de s'y décider. Continuant sur leur lancée, les pays de l'Est furent bons premiers pour proposer d'intéressants accords commerciaux.
Aux Guinéens, inquiets du placement de leurs bananes et de leurs ananas, ils offrent des accords de troc. Bananes, café contre sucre, ciment, machines agricoles. On le reprochera à Sékou Touré qui répliquera: « J'aurais traité, fût-ce avec le diable. J'aurais vendu les bananes à ceux qui voulaient les prendre… à ceux qui auraient pu continuer à les prendre s'ils l'avaient voulu. »
Techniciens et experts affluèrent bientôt: Tchèques, Polonais, Russes, Chinois… Des professeurs aussi, vu l'ampleur des besoins que ne pouvait satisfaire la France (les professeurs français seront maintenus en Guinée et leur nombre accru), Des situations cocasses en résultèrent parfois: élèves en sachant davantage que le professeur yougoslave chargé de leur enseigner le français… Combien sont-ils tous ces assistants techniques? qui le sait de manière très précise? Au début, le ministre du Plan était chargé de leur recrutement et des problèmes les concernant. Par la suite les ministères demandeurs traitèrent directement avec l'étranger. Difficile dès lors d'établir des statistiques pas trop inexactes. Les pays de l'Est ne facilitèrent pas toujours la tâche en changeant fréquemment leurs experts et les Guinéens leur reprochèrent cette valse trop rapide pour n'avoir pas des conséquences sur la qualité du travail effectué: il en arrivait et en partait tous les jours à une certaine époque! Dans une série d'articles retentissants, parus en décembre 1962, Philippe Decraene, rédacteur au journal Le Monde, donnera une estimation: quinze cents experts et techniciens dont sept cent cinquante installés en Guinée à titre permanent. Le Ministère de l'éducation nationale aurait employé à lui seul cent quatre-vingts d'entre eux, les Travaux publics de deux cent vingt à deux cent cinquante. Mais les Chinois ne se multiplieront pas au point d'atteindre les milliers dont ils seront crédités par des gens intéressés à la détérioration des rapports avec les pays occidentaux (sur l'air connu; la Guinée est une démocratie populaire).
Au tableau financier, l'aide s'inscrit par des chiffres appréciables: cent millions de dollars depuis 1959! (Cuba en a reçu deux cent cinquante-sept de 1959 à 1961.) Les conditions d'octroi des prêts sont toujours intéressantes :

Jusqu'à présent Khrouchtchev a proposé cinquante-six millions de dollars et son rival auprès des pays du tiers monde, Mao Tsé-toung. vingt-cinq millions. De son côté, Kennedy a offert vingt millions soixante mille dollars américains. Les Etats-Unis ont mis longtemps à se décider. Ils se montrèrent très parcimonieux au début (quatre millions de 1959 à 1961 compris) tandis que les Guinéens restaient très méfiants devant les offres, subodorant des arrière-pensées pas très pures (l'impérialisme yankee pointait ses oreilles!) Les formalités administratives américaines ralentissaient encore l'arrivée des dollars. Mais depuis 1962, la situation a changé, les vannes se sont ouvertes: seize millions et demi en cinq mois. Kennedy entend profiter des ennuis éprouvés par Khrouchtchev en Guinée. Les dirigeants Guinéens, eux, n'ont plus de complexes et ils ont suffisamment montré qu'ils entendaient rester eux-mêmes et ne pas se laisser inféoder ni à l'Ouest ni à l'Est. Ils sont tentés désormais de voir de quoi sont capables les Américains, ayant pu juger à l'oeuvre les gens de l'Est. Ceux-ci ne se sont pas acquis en effet des félicitations de la part des Guinéens. Malgré les chiffres, les résultats sont moins brillants qu'on était en droit de 'y attendre. De multiples anecdotes se sont répandues: les Soviétiques auraient construit une base de sous-marins dans les îles de Los; ils auraient même expédié des chasse-neige. Sans même tenir compte du démenti publié par la Pravda au sujet d'une telle livraison, on ne peut que rester sceptique et se montrer circonspect.
Les faits sont d'ailleurs suffisamment nombreux et je n'en citerai que quelques-uns plus significatifs. La Tchécoslovaquie semble remporter la palme aux yeux des Guinéens pour la mauvaise qualité de ses produits. Les ménagères en savent très long sur les tissus tchèques trop aptes à se rétrécir dès le premier lavage. Que dire des tracteurs rutilants de peinture fraîche et dont le seul défaut fut de ne pouvoir fonctionner! Vers le milieu de 1960, les chemins de fer guinéens furent tout heureux de recevoir six cents wagons. Un an plus tard, il n'en restait plus que cinq en état de marche; encore se garde-t-on de les utiliser par mesure de prudence. Le matériel est soumis à rude épreuve en Afrique, mais une telle usure dépasse les tolérances admises. Comment s'étonner que dans la région de Siguiri traiter quelqu'un de Tchèque devenait une insulte? Par contre, les Chinois ou les Allemands de l'Est sont considérés comme des gens corrects, respectant leurs contrats. Les Guinéens n'en disent pas autant des Soviétiques: « C'est couci-couça, me confiera Sidibé, bien placé pour savoir de quoi il retourne. Ils achètent nos bananes pour les revendre à Marseille avec de gros bénéfices. D'ailleurs, leur matériel est toujours nettement plus cher que celui des autres pays. Il faudra presque se fâcher avec eux pour qu'ils acceptent que leurs experts soient payés à un prix raisonnable. Au reste, Chinois et Russes « se tirent dans les jambes » à nos dépens. L'exemple de la ferme d'Etat de Fié est célèbre. Il était question d'un énorme projet de riziculture mécanique sur sept mille hectares.
« Les Chinois entreprennent les premières études et chiffrent le devis à un milliard et demi environ. Mais voilà que les Russes ont vent de l'affaire. Démarches sur démarches, ils n'ont de cesse que le projet leur soit confié. Bon, d'accord.
« Quelque temps après: les Chinois se sont trompés, leurs chiffres ne sont pas exacts; le devis s'établit en fait à trois milliards et demi. Les travaux commencèrent… Les machines à calculer russes ne devaient pas être mieux réglées que les chinoises, car le devis russe fut porté à quatre puis à six milliards. Les Guinéens ont laissé tomber. Certains parmi eux s'étaient élevés dès le début contre un tel projet de culture mécanisée qui ne tenait nul compte des échecs rencontrés en Afrique par des entreprises similaires.
« Coût final de l'opération avortée: un milliard; des moissonneuses-batteuses à chenilles « hautes comme ça » attendent les saisons des pluies pour se faire oublier… Les paysans de la région avaient été écartés des superficies prévues pour la ferme: pas de récolte de riz. »

Equidistance

Est-ce cela qui fera déborder la coupe? On ne saurait en jurer. Un coup de barre est donné en novembre 1961. L'ambassadeur soviétique en Guinée en fait les frais. Daniel Solod se rend à l'aérodrome avec tout le corps diplomatique pour y accueillir le premier ministre du Nigeria, sir Abubakar Tafewa Balewa. Le chef du protocole guinéen l'invite 3 quitter les rangs. Quinze jours plus tard éclate « le complot des enseignants » . Le 12 décembre, un meeting d'information se déroule à Conakry. On peut y entendre Sékou Touré dénoncer l'action de « certaines ambassades » . Il leur reproche entre autres de procéder au « noyautage idéologique des jeunes, des syndicats et des femmes pour renverser le gouvernement au profit de blocs idéologiques » . Inutile de préciser, tout le monde a compris. Déjà lors de complots antérieurs, des ambassades de pays étrangers — occidentaux — avaient été mises en cause. Cette fois, les choses n'en resteront pas là. Le 26, décembre, M. Solod est prié de prendre le premier avion en partance, sans attendre le courrier tchèque qui passait quelques heures plus tard. Expulser un ambassadeur russe! L'affaire est de taille, surtout quand il s'agit d'un Etat considéré comme gravitant sur une orbite soviétique. La suite des événements montre, si besoin était, qu'un tel jugement ne correspondait en rien avec la réalité. Le secrétaire d'Etat aux affaires étrangères guinéen, M. Diallo Alpha part à son tour pour Moscou avec dans sa serviette, dit-on, tous les détails sur l'ingérence de l'ambassade soviétique dans les affaires intérieures de la Guinée. Et le 4 janvier, les téléscripteurs lancent l'extraordinaire nouvelle: Mikoyan, bras droit de Khrouchtchev, numéro deux de l'URSS, est à Conakry. Il y restera huit jours. S'il se faisait des illusions sur la détermination des Guinéens, il devait vite déchanter, dès son arrivée à l'aérodrome. MM. Saïfoulaye et Béavogui s'étaient certes déplacés pour l'y accueillir. Mais il n'y aura personne pour l'applaudir sur le passage du cortège officiel. Le lendemain, le président le recevra pendant un quart d'heure. Aucun communiqué ne clora les entretiens.
L'inauguration en commun de la première exposition industrielle et commerciale soviétique en Guinée manquera de chaleur. Sékou Touré y exposera publiquement devant Mikoyan le sens que l'incident Solod revêt à ses yeux: « Nous entendons emprunter les voies qui répondent le plus parfaitement à nos conditions spécifiques. C'est pourquoi nous avons maintes fois affirmé que les révolutions ne sauraient s'importer ni s'exporter, mais qu'elles sont le fruit d'une volonté populaire. » Cela ne signifie pas que la Guinée fasse fi de l'aide réelle — malgré les critiques que j'ai rapportées tout à l'heure — apportée par l'URSS aux heures graves. Il n'est pas question de renvoyer chez eux les techniciens soviétiques s'ils veulent bien s'en tenir aux tâches pour lesquelles on leur a demandé de venir. Toutefois l'esprit de cette coopération doit rester « basé sur le concept d'égalité des Etats » . M. Mikoyan en conviendra officiellement: « Notre amitié est fondée sur l'égalité, la non-ingérence, le respect mutuel de la souveraineté. » Le nouvel ambassadeur, M. Degtian, patientera plusieurs mois avant de pouvoir présenter ses lettres de créances…
On ne saurait conclure à un retour dans le giron occidental.

Le « neutralisme positif » de la Guinée n'est pas un vain mot. Il ne date pas de 1962. Dès 1958, Sékou Touré l'avait manifesté avec éclat. Le 25 octobre, avec trois compagnons, Diallo Saïfoulaye, Keita Fodéba et Lansana Béavogui, il s'envolait à destination des Etats-Unis où il rencontrait le président Eisenhower. Il gagnera ensuite la Grande-Bretagne, l'Allemagne occidentale, l'Union soviétique, la Tchécoslovaquie. Avec quelque méchanceté un journal présentera son périple ainsi:

C'était refuser de voir dans le neutralisme affiché par le Président guinéen une volonté inébranlable d'être soi-même, de se vouloir Africain et d'être reconnu comme tel. Le 5 novembre, il prononce un important discours à la tribune de l'ONU. Plus qu'en chef d'Etat de la Guinée, il se comporte en leader de l'Afrique, de toute l'Afrique: « La liberté de l'Afrique est indivisible… l'indépendance guinéenne est inséparable de celle des autres peuples d'Afrique… l'Afrique consciente ne saurait s'illusionner sur l'énorme effort qu'elle doit entreprendre… l'Afrique qui émerge à la vie universelle va à la rencontre du reste du monde… l'Afrique préfère la coopération et la fraternité à Ia charité. » — Le mot Afrique reviendra en incantation près de soixante-dix fois dans cette prosopopée de trente pages « Des populations comptant plus de quatre-vingts pour cent de paysans analphabètes avec un revenu annuel individuel de moins de deux cents dollars, telles sont les dures réalités de l'Afrique dépouillée de ce ridicule exotisme qui masque aux yeux inavertis la colossale misère de nos pays sous-développés… et pourtant… il y a l'homme et son invincible foi dans le destin humain. »
Même si quelques « données » comportent encore des incertitudes — comme les relations avec la France — la Guinée connaît désormais les équations de son devenir:

Pour les résoudre, elle a adopté diverses solutions. Certaines peuvent n'être que provisoires, d'autres ne pas apporter les résultats escomptés. Plusieurs sont reprises par les autres Etats africains. Tous suscitent un intérêt passionné ou ne sauraient laisser indifférent.


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